Tome 1 Chapitre 1

Tome premier

Prêtez l'oreille...... écoutez, écoutez les sifflemens aigus de cet ouragan furieux qui brise vos arbres, renverse vos édifices, détruit l'espoir de vos récoltes..... C'est l'image de la fatalité qui vous poursuit sur la mer orageuse de la vie ; c'est l'emblême du sort qui vous plonge dans l'infortune au moment où vous croyez toucher à la félicité.....

AKINS LETT

Approche-toi, Tiennette, disait un matin M. Dufour à sa gouvernante ; mets ces coussins sous mon oreiller : ma tête est trop basse ; je suis bien mal dans ce lit! Viens donc, ma fille ; après cela, tu feras chauffer mon petit potage. - Je ne le puis, monsieur, dans ce moment ; car je monte là-haut porter la soupe à ce pauvre homme qui est dans le petit grenier. - Ce pauvre homme! ce pauvre homme! il y a huit jours que je t'ai ordonné de le renvoyer! Est-ce qu'il est encore ici? - Oui, monsieur, il y est encore. - Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce ainsi, Tiennette, que vous exécutez mes ordres? Ne vous avais-je pas dit de me chasser ce pleureur, cet insensé qui soupire toujours, qui gémit sans cesse, qui me déplaît en un mot? - Eh, monsieur! que vous a-t-il donc fait pour mériter tant de haine, je dirai plus, tant d'inhumanité de votre part? Le pauvre malheureux! privé de l'usage de la parole, blessé aux bras, aux pieds, de la manière la plus cruelle!... il n'a plus d'espoir que dans les bons coeurs : il vous voit, il vous intéresse ; vous lui donnez un asyle dans un coin de votre grenier ; il est plein d'égards, plein de respect, d'attentions pour vous, et vous voulez le chasser! Ah, monsieur! les larmes m'en viennent aux yeux ; je ne vous reconnais pas là!

M. Dufour se lève un peu sur son séant, examine Tiennette, et lui dit d'un ton brusque : Eh bien, vas-tu pleurer à présent? Est-ce pour me chagriner, pour me faire de la peine? tu sais que je ne peux voir une femme pleurer sans être ému?.... Tiennette, ma fille, allons, remets-toi ; mais, toi-même, me diras-tu quel intérêt si pressant t'attache à ce pauvre homme? - Quel intérêt, monsieur? celui que je prends à tous les infortunés : je ne le connais pas, moi ; j'ignore jusqu'à son nom ; mais il a une physionomie si probe, si honnête! il a avec cela des yeux! oh! des yeux où se peignent toute la bonté, toute la candeur de son ame : il ne peut pas parler ; mais quand je lui donne sa soupe, du pain, quelque chose enfin, il me regarde avec une expression! des larmes de sensibilité, de reconnaissance viennent mouiller ses paupières ; il me serre les mains, et l'on voit qu'il souffre de ne pouvoir dire à quel point il est sensible aux procédés les plus simples. O monsieur, monsieur! il y a douze ans que je suis à votre service ; j'ai vu venir chez vous des hommes de toutes sortes de caractères ; j'ai été la dupe de quelques-uns ; mais je ne le suis pas de celui-ci ; oh, non, je ne me trompe pas sur son compte, et je suis sûre que cet honnête homme-là a été bien, très-bien, et qu'il a éprouvé de grands malheurs. - Qui te l'a dit? - A coup sûr, ce n'est pas lui, le pauvre homme, puisqu'il est muet ; mais sa profonde tristesse, la candeur de son front, tout me l'assure. - Oui, vous verrez que c'est un pauvre malheureux par sa faute, comme il y en a tant! - Quelle injustice! ne pas vouloir qu'on puisse être une fois la victime de la scélératesse des hommes! - Tiennette, tais-toi : tu connais là-dessus ma philosophie ; tu sais la juste haine que je porte à l'humanité entière : je t'ai dit cent fois que je ne croyais pas qu'il existât un seul honnête homme sur la terre.... Ne me fais pas répéter des détails que je t'ai donnés en mille occasions, et contente-toi de garder encore ici ton protégé, puisque tu le veux. - Mon protégé! il ne doit pas être plus le mien que le vôtre.... Il est vrai que vous n'avez pas été témoin, comme moi, des pleurs que sa triste situation fit répandre un jour dans toute la ville de Sallenche et dans les environs. - Comment? - Eh mais, est-ce que je ne vous ai pas conté cela, monsieur? - Non, tu ne m'as pas conté cela : je croyais que tu ne connaissais ce pauvre que depuis huit jours, qu'il est venu demander ici l'hospitalité. - Bah! il y a huit à dix ans que je l'ai vu pour la première fois. C'est.... oui, c'est deux ans après que je suis entrée à votre service. La petite Coelina n'avait alors que cinq ans : elle avait encore sa mère : elle n'était pas morte, sa pauvre mère que nous avons tous et tant pleurée, ainsi que son père, qui était monsieur votre frère! Comme j'aimais ce bon vieillard!.... - Abrége, Tiennette : approche-toi un peu de mon lit, que je t'entende mieux..... Mets donc ces coussins sous ma tête..... là, bien. A présent, raconte-moi ce que tu sais de lui ; je t'écoute.

Tiennette venait d'élever la tête de son maître souffrant ; elle s'était approchée de lui : il lui prêtait la plus grande attention ; elle commença donc son récit en ces termes:

"Je revenais de Genève, où vous m'aviez envoyée, je ne me rappelle plus pour quelle affaire....."

M. Dufour l'interrompt : Quelque jour, Tiennette, je te dirai les motifs de ce voyage que je te fis entreprendre alors.

Tiennette continue:

"Je revenais donc de Genève, d'où j'étais partie de grand matin, attendu qu'il y a onze lieues de cette ville ici, et que je voulais revenir, le soir même, à Sallenche. J'avais déjà traversé les délicieuses prairies de Maglan ; fatiguée que j'étais, je m'étais reposée au pied du Nant d'Arpennaz, de cette chute d'eau de huit cents pieds, qui serait encore plus belle, comme vous le dites souvent, si sa masse d'eau répondait à sa hauteur. Avant de passer sous le Nant, j'examinais les couches arquées du rocher dont l'eau se précipite. J'étais seule, vous dis-je, avec la nature, à l'entrée d'un bois touffu, qui laissait parvenir de tems en tems à mon oreille le tintement lent et funèbre de la cloche de Passy, lorsque tout-à-coup des cris aigus frappent mes sens d'une terreur soudaine. Deux hommes teints de sang, la tête couverte de quelque chose de blanc, sortent du bois avec précipitation ; des glaives étincelans brillent dans leur main homicide ; et leur démarche pressée m'annonce qu'ils viennent de commettre un grand crime. Ces monstres passent à mes côtés, sans s'arrêter à me fixer : ils traversent l'ouverture pratiquée dans le rocher, se précipitent dans le torrent, et disparaissent à mes regards inquiets. Cependant des cris plaintifs, et qui semblent partir du bois, m'avertissent que leur victime est quelque part près de moi, et gisante sur la terre. La pitié l'emporte sur mon effroi ; je suis la direction de ces plaintes lugubres, et je trouve, étendu sur l'herbe qu'il rougit de son sang, un homme : quel homme, grand Dieu! et dans quel état!..... Impossible de distinguer ses traits ; du sang par-tout..... Ses membres palpitans paraissent avoir été mutilés par les hommes féroces qui l'ont assassiné: il ne peut parler ; l'organe de la parole n'existe plus dans sa bouche ; il ne peut que gémir, et me tendre une main qui semble implorer mon secours. Pendant que je cherchais à lui prodiguer mes soins, je vis accourir vers moi trois ou quatre montagnards, qui me parurent être des guides de la belle vallée de Cluse. Je leur racontai ce dont j'avais été témoin : bientôt quelques-uns de nos voisins, qui retournaient, comme moi, à Sallenche, passèrent par-là, s'arrêtèrent ; et, après avoir étanché le sang du blessé avec l'eau du torrent, après en avoir effacé jusqu'aux traces, nous portâmes cet infortuné jusqu'à la Chartreuse du Reposoir, où les hommes hospitaliers et sensibles qui l'habitent, reçurent notre blessé, et lui prodiguèrent tous les secours de l'art qui guérit."

"Cet événement, qui m'avait retardée, me força à passer moi-même la nuit dans la Chartreuse : je restai toute la journée du lendemain auprès du malade, qui, ne pouvant parler, ni écrire, ne donna à qui que ce fût des renseignemens sur les barbares qui l'avaient plongé dans cet état funeste. J'eus lieu d'examiner la beauté des traits de cet infortuné. Je jugeai aisément, par ses manières, par ses regards reconnaissans, qu'il avait une belle ame, et je le quittai le coeur serré, forcée d'ailleurs de revenir auprès de mon maître, qui pouvait s'alarmer de ma trop longue absence."

"Je revins donc, et je perdis de vue ce malheureux. Je sus néanmoins depuis, et par des gens de Cluse, qu'il avait quitté la Chartreuse ; qu'on ignorait ce qu'il était devenu ; mais qu'il était blessé pour sa vie. Tout ceux qui apprirent cette histoire, versèrent des larmes. Oh! cela est bien vrai, monsieur, et il y a encore ici des gens qui vous certifieront que son aventure fit beaucoup de bruit, et lui mérita l'intérêt général. Jugez de ma surprise, quand (il y a eu hier huit jours de cela) je rencontrai ce même infortuné, vêtu de haillons, et me demandant à moi-même, par un signe de la main, quelque chose pour subsister. Je lui témoignai, par signes aussi, mon étonnement et ma sensibilité: il parut me reconnaître, et je vis la joie éclater sur son front décoloré. Je vous le présentai, monsieur : je pris la liberté de vous demander pour lui un asyle momentané: vous êtes bon, quoiqu'un peu brusque ; vous y consentîtes, et le voilà: c'est ce méme indigent que vous voulez chasser aujourd'hui. O monsieur! croyez-vous que cela soit possible? sur-tout à moi, à moi, qui, sans connaître la source de ses malheurs, en ai vu les terribles effets! Jugez vous-même, monsieur ; et si, malgré tout cela, vous persistez à le congédier, je vous déclare que je pousserai l'intérêt qu'il m'inspire, jusqu'à prendre sur mes gages, pour lui louer un petit trou quelque part, et le nourrir de la moitié de mes aliments."

Ainsi parla Tiennette ; et M. Dufour, qui, pendant son récit, avait appuyé sa tête sur une de ses mains, dans le silence d'un homme qui réfléchit, regarda sa gouvernante avec des yeux où se peignirent l'estime et la reconnaissance. Peu-à-peu cependant ses regards reprirent leur dureté ordinaire, et il se retourna sur son chevet comme un homme qui ne veut plus rien dire, ni rien entendre. Tiennette s'éloigna pour vaquer à ses occupations : M. Dufour la rappela. Tiennette. - Monsieur. - Je lui donne encore quatre jours ; après cela, j'espère que tu m'en débarrasseras : cet homme-là est si dissimulé! on ne sait son nom, son sort, ni ses malheurs. Il écrit au moins? peut-il écrire? - Oui, monsieur. - Eh bien, je veux connaître ses aventures ; je veux qu'il me les écrive lui-même : alors.... s'il est honnête homme, s'il l'est?... nous verrons. Porte-lui sa soupe, et dis-lui qu'il descende tantôt. - Oui, monsieur. - Où est Coelina? - Dans sa chambre, à son clavecin. - Et Stéphany? - Monsieur votre fils est allé chasser au pied du mont Dorens, sur les bords de l'Arve. - Il reviendra dîner? - Oh, il compte bien vous rapporter quelque Lièvre blanc, quelque Hermine, que sais-je, moi? peut-être même un Chamois pour le moins. - Tu ris? mais il est adroit, Sthéphany ; plus adroit que la plupart de nos Savoyards. - C'est un bien gentil jeune homme! Oh! comme il se trouvera heureux, s'il peut faire hommage d'une belle chasse, à son père d'abord, puis ensuite à..... vous savez bien à qui? - Eh, parbleu! à Coelina : ces enfans s'aiment! - Oh, ils s'aiment!.... C'est moi qui sais cela. - Allons, va où tu sais ; tu viendras ensuite me mettre dans ma chaise longue, que tu rouleras jusques sur la terrasse, en face de Varens, de Rosset. C'est un point de vue superbe que celui du Mont-blanc! tout cela entretient ma mélancolie. Va, ma pauvre Tiennette. - Sans adieu, monsieur.

Tiennette laisse M. Dufour dans sa chambre à coucher ; ensuite elle prend le petit potager où elle renferme tous les jours la portion de son pensionnaire ; puis elle monte chez le pauvre homme, qu'elle trouve occupé à dessiner. Elle pose son potager sur la table, et, regardant l'infortuné, elle lui dit : Vous savez donc dessiner?

Le pauvre homme lui fait signe qu'il le sait.

"Voyons donc votre ouvrage?"

Le pauvre homme serre son ouvrage avec précipitation.

"C'est un mystère.... pour moi!"

Nouveau signe de refus.

Je devrais me fâcher ; mais j'aime mieux vous laisser libre de faire ce qu'il vous plaira. Ha çà! vous ne savez pas? monsieur qui voulait vous congédier aujourd'hui! Sans moi vous partiez, mon pauvre ami!

L'indigent croise ses mains d'un air étonné, comme en disant : Eh! bon Dieu, que lui ai-je donc fait?

"Vous êtes bien caché aussi! moi-même j'ignore votre nom! Monsieur s'est calmé cependant ; mais je crois qu'il ne consentira à vous garder, qu'à condition que vous lui apprendrez, par écrit, votre sort et vos aventures."

Le pauvre homme fait un signe de tête qui veut dire : Jamais, jamais!

"Pourquoi donc ce mystère? qu'y a-t-il donc dans vos malheurs que vous ne puissiez révéler? Vous êtes un honnête homme, n'est-ce pas? Aurais-je eu tort de lui affirmer que vous êtes un honnête homme?.... Je vois bien que vous assurez que vous l'êtes. Prouvez-le donc à M. Dufour, en lui donnant votre confiance entière..... Vous ne voulez pas? cela n'est pas bien, mon ami. Vous le connaissez ; vous savez qu'il est soupçonneux, méfiant, misanthrope même : hélas! il n'a que trop bien connu les hommes!.... Il craint toujours d'être trompé, et vous refusez de le désabuser sur votre compte! Ce pauvre M. Dufour! il n'y a que vous qui puisse le distraire de ses chagrins ; vous et sa Coelina."

Le pauvre homme soupire.

"Au surplus, ce n'est pas ma faute à moi, s'il vous arrive d'être congédié. Je fais tout ce que je peux pour vous engager à rompre le silence. Je vous avertis cependant que monsieur veut vous voir tantôt : descendez après son dîner, vous le trouverez sur sa terrasse."

Le pauvre homme demande, par signes, si la santé de M. Dufour se rétablit.

"Oui, il va mieux, beaucoup mieux. Il n'y a que cette maudite goutte qui le tourmente ; mais avec cela on vit long-tems, Dieu merci. Ses jambes sont encore faibles. Cependant son médecin, M. Andrevon, nous promet que, sous deux ou trois jours, nous pourrons promener monsieur dans son jardin, en le tenant sous les bras. Allons, dînez pendant que tout cela est chaud ; et n'oubliez pas de descendre tantôt, d'être docile sur-tout, complaisant envers un homme dont l'excessive sensibilité doit être ménagée. Adieu, mon ami ; je vais entrer chez Coelina."

Le pauvre homme l'arrête:

"Que me voulez-vous?"

Le pauvre homme lui remet des fleurs dont il a composé un bouquet.

"Pour qui cela? Pour Coelina sans doute ; car vous avez mille attentions pour elle. Je le lui remettrai ; oui, je remettrai cela à cette chère enfant, que j'aime plus que tout le monde ici."

Le pauvre homme met la main sur son coeur en levant les yeux au ciel : Tiennette le quitte, et descend à l'appartement de Coelina, qu'elle trouve occupée à faire de la musique. Tenez, lui dit-elle, voilà le cadeau du matin. Vous savez qui vous l'envoie tous les jours? - Ah! oui, ma bonne ; cet infortuné qui demeure là-haut! il est toujours aux petits soins pour moi. - Il est galant dans sa triste situation : mais j'ai autre chose à vous dire. Coelina, je vais vous affliger. - Comment cela? - Je sais que cet appartement vous plaît beaucoup, que vous le préférez à tous les autres logemens de la maison. - Il est vrai, ma bonne, je l'aime beaucoup : cette vue riche et variée, cette rivière d'Arve qui serpente au milieu des vallons et des rochers ; cette sommité du Mont-Blanc, toutes ces aiguilles qui s'élèvent majestueusement au milieu des glaciers, ô ma bonne! que cet aspect m'enchante, et combien je chéris cet asile! - Eh bien, ma fille, j'en suis fâchée ; mais il faut que vous me rendiez cet appartement, il le faut : c'est le plus commode et le plus grand de la maison, après celui de monsieur votre oncle : je dois le donner à deux étrangers qui nous arrivent, et qui ne le sont pas cependant pour vous. - Que veux-tu dire? - Vous aurez la bonté de monter un étage, et de vous installer, dès aujourd'hui, dans le petit donjon ; car nous recevons demain M. Truguelin, frère de feue votre pauvre mère, et M. Marcan, son fils, votre cousin-germain. - Ciel! mon oncle et mon cousin reviennent ici? - Oui, ils reviennent ici. - Depuis si long-tems qu'on n'entendait plus parler d'eux! - Leur retour vous fait-il de la peine? - Tiennette, ma bonne Tiennette, tu sais comme je suis franche, et sur-tout avec toi : mon oncle Truguelin peut être un excellent homme ; mais je ne sais pourquoi je lui préfère, mais de beaucoup, M. Dufour, mon oncle aussi, ou plutôt mon père, mon véritable père! - Pardi! vous avez bien raison ; il n'y a pas de comparaison à faire entre ces deux oncles-là: et, des deux cousins, quel est celui que vous préférez aussi? Est-ce M. Marcan? - Ah, Tiennette! ne me parle pas de mon cousin Marcan : il peut être.... estimable ; mais je lui trouve un air faux, brutal, farouche. Oh! qu'il est éloigné d'avoir la candeur, l'ame sur-tout, la belle ame de Stéphany! - Stéphany est tout le portrait de M. Dufour ; il a les traits et la bonté de son père : il est fils d'un honnête homme au moins, lui : au lieu que je ne jurerais pas de la probité de M. Truguelin. - Ah, Tiennette! n'allez pas jusqu'à soupçonner sa probité; cela me fâcherait. Non, je vous le répète, je le crois un parfait honnête homme ; mais...... - Mais vous ne l'aimez pas? - Sans le haïr, mon coeur est oppressé, seulement à son aspect. Eh, tiens, ma bonne, mets la main ici. Vois comme mon coeur bat. - C'est quelque pressentiment, ça. - Bon ; et de quoi? Mon oncle peut-il me chagriner? En a-t-il les moyens? en a-t-il quelque sujet? - Qui sait? Moi, à vous parler franchement, je les déteste, le père et le fils : mais là, du meilleur de mon coeur, je les crois jaloux, envieux, méchans ; et, ce qui me désole, c'est que M. Dufour les chérit plus que personne ; qu'il les croit sur tout ; qu'il est leur dupe, en un mot. - Mais d'où viennent-ils? - On ne sait. - Qu'ont-ils fait depuis deux ans d'absence? - On ne sait encore. - Ont-ils écrit? - Non : qu'hier seulement que votre tuteur a reçu une lettre du père. - Que lui mande-t-il? - Il écrit à M. Dufour qu'il vient de faire une maladie qui l'a conduit aux portes du tombeau (c'est son expression); qu'il est enfin rétabli, et qu'il vient le trouver pour lui parler d'une affaire majeure. - Cette affaire majeure?... - Il ne dit point ce que c'est. Au surplus, cela les regarde. Songez toujours, mon enfant, à enlever d'ici votre musique, tous vos petits effets : je vais vous envoyer Faribolle, le commissionnaire de la maison, pour emporter votre clavecin. Vous sentez bien que M. Truguelin doit être logé décemment : un oncle!...... Ha ha! voilà Stéphany que j'aperçois là-bas dans la plaine. Oui, c'est lui avec son chien : mon Dieu, quelle chasse! nous en avons besoin ; car nous allons avoir tant de mangeurs ici! - Oui, voilà mon cousin. - Il va venir sans doute vous montrer sa chasse : il vous aidera, si vous avez besoin de lui : oh! je suis sûre qu'il se fera un plaisir de vous aider.

Tiennette sort, et Coelina reste à sa croisée pour voir s'en approcher son aimable Stéphany. Elle tousse ; elle lui fait signe de la regarder : Stéphany l'aperçoit, soulève son fusil pour lui faire voir combien il est chargé de gibier ; puis il caresse son chien, et cherche à lui faire fixer la croisée de Coelina. Le fidèle animal voit la jeune amie de son maître : il aboye, il agite sa queue, et Stéphany s'empresse d'arriver à la maison, où il demande d'abord à voir son père. M. Dufour le reçoit avec tendresse, lui fait compliment sur sa chasse, et le jeune homme ne fait bientôt qu'un saut jusqu'à l'appartement de sa cousine. Te voilà, mon Stéphany? lui dit Coelina : qu'apportes-tu de bon? - Oh! bien des choses. Voilà deux Lapins, un Renard et une Marmotte que j'ai pris dans nos montagnes. Nous en mangerons la chair, et la peau te servira de fourrure pour les tems froids. - Ah, mon ami! tu es l'homme le plus adroit de la Savoye. - Le plus heureux du moins : mais qu'as-tu, ma Coelina? Il me semble que ton front est chargé de quelque nuage. - Oh, c'est peu de chose, mon ami ; une nouvelle que Tiennette vient de m'apprendre. Mon oncle Truguelin arrive demain. - Seul? - O mon Dieu, non ; avec son fils. - Avec Marcan? - Tu pâlis? - Oui, ce Marcan..... je ne peux pas le souffrir. - Ni moi non plus. - Il t'aime avec cela. - Il m'aime? O ciel! quelle est donc sa manière de le prouver? - Il t'aime, te dis-je : il y a deux ans....... Tu n'en avais alors que quatorze, moi seize, et lui il en avait vingt-deux. Il y a deux ans, lorsqu'il fit ici un séjour de deux mois avec son père, j'eus tout lieu de m'en apercevoir. Il faisait le galant auprès de toi, et moi, je n'éprouvais de sa part que des malhonnêtetés évidentes. Oh! comme il me traitait! il ne l'oserait pas aujourd'hui ; je saurais bien lui répondre! - Ils viennent enfin. Ils ont une affaire majeure à proposer à mon tuteur. - Plaise au ciel que cette affaire majeure ne soit pas celle que je crains, que j'ai toujours appréhendée! - Explique-toi? - Un mariage, peut-être? - Un.... mariage? - Oui. Ils sont ambitieux, cupides : ils savent que tu es immensément riche, que tes parens t'ont laissé un héritage considérable : c'est mon père, ton oncle et ton tuteur, qui régit pour toi ce riche héritage : mon père a le droit de disposer de ta main, de tes biens ; il aime beaucoup les Truguelins ; il est capable de te sacrifier à leur cupidité. - Stéphany, pourquoi penses-tu que ce serait me... sacrifier? - Je ne sais, Coelina ; ce mot m'est échappé sans le vouloir.... En effet, il est possible que tu aimes Marcan, et que ce soit pour toi un bonheur de... l'épouser. - Méchant! peux-tu me railler aussi cruellement? Pourquoi ne pas m'avouer franchement que tu es jaloux? - Jaloux, moi, et de Marcan!...... Bon Dieu, Coelina, ai-je le droit de t'aimer autrement que comme une parente? Et dois-je prétendre au bonheur de devenir ton époux, quand je pense à l'énorme distance qu'il y a entre la fortune de mon père et la tienne? - Vous calculez, Stéphany ; vous pensez à des distances.... Oh, oui, vous avez bien raison ; vous ne m'aimez que comme une parente. - Coelina... - Stéphany!... que tu connais bien peu l'état de mou coeur! - Que tu juges bien mal le mien!.... - Allons, voilà des larmes qui coulent de mes yeux, et j'en vois d'autres qui bordent tes paupières! O Coelina! qu'est-ce donc qui vient troubler la tranquillité dont nous jouissions hier?... - Je ne sais. - Voilà déjà que le bruit seul de l'arrivée de Marcan nous afflige : que sera-ce quand il habitera cette maison? - Je l'ai ouï dire à ma mère, à ma bonne mère, que j'ai perdue bien jeune, hélas! Elle n'aimait point son frère, elle détestait son neveu : elle me disait souvent : Mon enfant, donne toute ta tendresse à ton oncle Dufour : méfie-toi des Truguelins ; ils sont capables de tout!... Voilà ce qu'elle m'a dit avant de mourir, cette mère infortunée.... Il est vrai que Truguelin et son fils ne m'ont pas encore donné sujet de les craindre ; mais cet avis de ma mère! il m'alarme, il m'inquiète ; et, aujourd'hui que j'ai plus de raison, il me paraît renfermer mille pressentimens sinistres.... Mais laissons ces craintes, peut-être chimériques, et songeons à faire notre petit déménagement.

Stéphany, aussi triste que Coelina, l'aide à faire des paquets de ses petits effets. Le commissionnaire Faribolle, bon Savoyard qui a vu naître la pupille de M. Dufour, monte, emporte les plus gros meubles dans la chambre du petit donjon ; et quand tout cela est fini, quand Coelina est une fois installée dans son nouveau logement, elle descend, avec son cousin, chez M. Dufour, qui les a déjà demandés tous deux pour dîner.

Chapitre 2

As-tu vu ce matin cet indigent qui demeure là-haut? demande, après le dîner, M. Dufour à Coelina. - Non, mon oncle, je ne l'ai point vu ; mais il m'a envoyé des fleurs. - C'est une prévenance dont je lui sais gré. Tiennette, va me le chercher ; tu sais que je veux lui parler. Ce que tu m'en as dit..... - J'y cours, monsieur, répond Tiennette ; et soudain Tiennette monte au petit grenier qu'occupe le mendiant. C'était la première fois qu'il descendait dans l'appartement de son bienfaiteur ; il n'osait se présenter devant lui. Tiennette l'y détermina ; et il parut d'un air un peu embarrassé. Approche-toi, mon ami, lui dit M. Dufour en l'examinant avec attention ; mais approche-toi donc : ne crains rien ; tu es ici devant ton semblable, et non en présence d'un juge....... Tiennette, reste là: si je n'entends pas bien ses gestes, tu me les expliqueras ; tu seras son interprète. Assieds-toi, brave homme. Bien. J'aime ta physionomie ; elle prévient en faveur de ton ame. Stéphany, Coelina, laissez-nous : vous pourriez le gêner pour ce que je veux lui demander.

Coelina et Stéphany se levant pour sortir, le mendiant se lève aussi, mais plus précipitamment. Il court à Coelina, lui prend une main, qu'il serre dans les siennes ; puis la rapprochant du siége qu'elle vient de quitter, il la force à s'y rasseoir, en faisant signe à Stéphany d'en faire autant. M. Dufour, étonné, regarde cet homme, et consent, puisqu'il le veut, à ce que ses enfans restent. Voilà, dit M. Dufour au mendiant, voilà une plume, de l'encre, du papier, tu me répondras par écrit quand tu ne pourras pas te faire entendre autrement. Dis-moi, mon ami, quel âge as-tu?

REPONSE. Près de quarante-trois ans.

M. DUFOUR. Tu n'as que quarante-trois ans? Oh! comme le malheur a sillonné ton front! tu parais presqu'aussi âgé que moi dont la tête est blanchie par soixante-huit hivers. Qu'as-tu donc éprouvé, infortuné? quels sont donc les ennemis qui t'ont persécuté?

REPONSE. L'amour et l'ambition.

M. DUFOUR. Tu as aimé, et tu as été ambitieux?

REPONSE. Non moi ; mais un homme bien cruel, à qui je dois tous mes maux!

M. DUFOUR. Es-tu né dans l'aisance?

REPONSE. Non.

M. DUFOUR. On m'a dit cependant que tu avais de l'esprit, des talens : qui te les a donnés?

REPONSE. Le travail et l'activité.

M. DUFOUR. Ecoute : Tiennette m'a raconté qu'elle t'avait rencontré un jour dans un site sauvage, percé de coups et baigné dans ton sang. Qui a pu te mériter cet indigne traitement? Tu as donc fait le malheur des hommes, puisqu'ils ont fait le tien?

REPONSE. Je n'ai fait que des heureux, et j'ai cessé de l'être pour la vie.

M. DUFOUR. Cela est-il croyable? Tiens, mon ami, je suis vieux, j'ai de l'expérience : je t'avertis que je ne crois point du tout à ces innocences persécutées, à ces vertueux infortunés qu'on rencontre plutôt dans les romans que dans la société. Je pense, et je crois même fermement que tous les hommes ont des vices, plus ou moins prononcés, qui leur attirent toujours les malheurs dont ils se plaignent. Point d'infortunes pour celui qui ne nuit à personne ; mais haine et proscription pour l'homme qui se fait détester de ses semblables! Telle est ma philosophie ; mais en même-tems elle est douce, indulgente et sensible. J'excuse, je pardonne les torts, les défauts, les vices même qui dominent l'humanité; et c'est à ce titre que je t'engage à me raconter tes malheurs, à m'avouer franchement tes fautes ou tes faiblesses. Eh, mon Dieu! tu serais le seul être parfait, et cela ne se peut pas. Sois donc franc, mon ami, et dis-moi quels sont ces méchans qui t'ont attaqué près du Nant d'Arpennaz ; confie-moi tes malheurs en un mot, et sois sûr de tout mon intérêt, de ma protection, ainsi que de mes bienfaits?

REPONSE. Homme généreux et vraiment philosophe, ce que vous me demandez est un secret que je ne puis révéler à présent. Un jour sans doute, un jour viendra où je dirai la vérité; mais ce jour est encore éloigné, et vous seul pouvez en avancer le terme.

M. DUFOUR. Moi! je ne t'entends pas?

REP. Je ne puis m'expliquer davantage.

M. DUFOUR. Tu as donc bien peu de confiance en moi?

REPONSE. Vous méritez ma confiance, mon respect, l'amitié la plus tendre ; mais je ne puis révéler un mystère qui ferait le malheur de tous ceux qui me sont chers. N'insistez donc pas davantage, ou permettez-moi de me retirer, de renoncer à vos bontés.

M. DUFOUR, après un moment de silence . Ta fermeté m'étonne, et je suis presque tenté de croire à ton innocence. Garde, garde ton secret, puisqu'il m'est impossible de te l'arracher, et reste ; mais songe que je ne te donne plus que quatre jours pour demeurer chez moi. La vue du malheureux me fatigue, importune mes yeux. Je veux bien le secourir, mais de loin. Je n'ai que trop vu d'infortunés ; il est tems que je me console, et que je ne pense plus à la vie, prête à m'échapper, que pour en goûter les douceurs. Mets à profit cet avis, et sois certain qu'en quelque lieu que tu sois, tu ressentiras toujours l'effet de ma protection et de mes bienfaits : c'est Tiennette que je chargerai de te les faire parvenir. A propos, dis-moi, sais-tu jouer aux échecs?

REPONSE. Si vous daignez me permettre de vous le prouver, je serai trop heureux de contribuer à vous distraire.

M. DUFOUR. Il sait jouer aux échecs, Tiennette! Il y avait long-tems que je cherchais quelqu'un qui pût faire ma partie ; mais dans cette ville-ci, il y a si peu de monde, et je ne vois personne. Tiennette, approche cette table près de mon fauteuil ; donne un siége à cet homme, et laisse-nous, ainsi que Coelina ; et toi aussi, mon fils.

Le pauvre homme était enchanté de pouvoir se rendre utile à M. Dufour. Il saisit cette occasion avec joie, et s'approcha de la table que Tiennette venait de préparer. Pendant qu'il arrangeait les échecs sur les cases, M. Dufour dit à sa gouvernante : Tiennette, as-tu préparé l'appartement de Truguelin et de son fils? Oui, monsieur, répond Tiennette. Ils le trouveront tout prêt demain, à leur arrivée.

Ici le pauvre homme pâlit, chancèle ; on le voit prêt à perdre connaissance. Son état effraie M. Dufour : Tiennette, Coelina et Stéphany se rapprochent de l'indigent : Qu'avez-vous? qu'a-t-il? c'est le cri général.

Le pauvre homme se remet peu-à-peu : il fait signe qu'il n'a rien, que ce n'est qu'une faiblesse à laquelle il est sujet ; puis il se remet à la table des échecs : mais il est triste, pensif ; il joue tout de travers, sa main tremble : il est aisé de voir qu'il souffre beaucoup. Il joue cependant avec M. Dufour, qui, uniquement occupé d'un jeu qu'il aime beaucoup, ne s'aperçoit pas heureusement du trouble de son adversaire. Pendant ce tems, Coelina et Stéphany descendent au jardin.

As-tu vu l'impression terrible qu'a faite sur cet homme le seul nom de Truguelin, dit Stéphany à sa cousine? - Oui, je l'ai remarquée : mais est-ce bien en entendant nommer mon oncle qu'il s'est trouvé mal? - Oh, oui! c'est cela ; je l'ai bien aperçue. Son oeil s'est troublé; il a regardé Tiennette ; il nous a tous regardés ; puis il a porté sa main droite sur son coeur, et une pâleur mortelle a soudain décoloré son front. - Qu'est-ce que cela veut dire? - Connaîtrait-il les Truguelins? - Seraient-ils les auteurs de ses maux? - Il les connaît, il n'y a pas de doute. - O mon Dieu! - Coelina, ils sont bien méchans, ces Truguelins ; je l'ai entendu dire par tous ceux qui les ont connus. J'étais bien jeune, haut comme cela, lorsque, me trouvant chez ton père, ce respectable vieillard qui fut le frère de l'auteur de mes jours, une femme de ces montagnes se présenta échevelée, baignée dans les larmes, dans un état déplorable : elle demandait à voir ta mère : elle avait, disait-elle, des secrets terribles à lui révéler : elle prononçait le nom de Truguelin, mais avec l'accent de l'horreur, du désespoir, en accablant ton oncle de malédictions. - Ce fut donc à mon père qu'elle s'adressa? - Oui, à monsieur le baron des Echelettes lui-même. Monsieur le baron dit à cette femme que son épouse était malade, hors d'état de parler à qui que ce fût : il voulut qu'elle lui expliquât les motifs de sa douleur. Elle s'y refusa ; et sortit en s'écriant : Mon pauvre maître!... Oh! qu'ils sont féroces ces Truguelins! Et le ciel ne punira pas de tels monstres!.... Ce sont ses propres expressions, Coelina ; elles sont restées gravées dans ma jeune mémoire. - Que fit mon père? - M. le baron, moribond lui-même, ne songea point à retenir cette infortunée. Cette scène le frappa néanmoins : j'ignore s'il en parla à son épouse ; mais je sais bien qu'il ne voulut plus revoir les Truguelins, et que ce fut bien malgré lui que ces derniers assistèrent depuis à son lit de mort.

Ainsi parla Stéphany, et Coelina resta pendant quelques momens pensive et triste. Quand son cousin vit qu'il l'avait affligée, il se hâta de parler d'autre chose pour la distraire : Coelina, lui dit-il gaiement, tu ne sais pas ce que j'ai fait hier? Viens voir, viens voir?

Stéphany prend la main de Coelina, et la conduit dans un bosquet touffu qui ombrage un rocher d'où s'échappe une source d'eau vive. Coelina aperçoit une espèce de petit Chalet fait de la main de Stéphany : il est orné de fleurs, et l'on y voit un banc de gazon et une petite table. Coelina regarde avec admiration cette cabane enchantée, et cette légende frappe ses yeux:

"La paix, l'innocence et l'amour ont érigé cette cabane à la belle Coelina."

"Puisse-t-elle, après avoir rafraîchi ses pieds dans l'eau limpide de ce ruisseau, venir ici les essuyer avec cette mousse légère, tresser les nattes flottantes de ses blonds cheveux, respirer la fraîcheur du soir, et se désaltérer du lait de sa chèvre chérie!"

"Puissent les Autans respecter ce séjour de bonheur! et puissent les oiseaux d'alentour se réunir pour venir y saluer en choeur la reine de ce bocage!"

"Cette cabane fut érigée à Coelina, par son cousin Stéphany, le 18 mai 1770."

Coelina passa ses deux bras autour du col de son ami, et le serra fortement sur son coeur. Il lui avait encore ménagé une autre surprise ; après s'être échappé un moment à travers les routes sinueuses du rocher, il reparut, mais sur l'eau du canal, dans une gondole ornée de bandelettes de diverses couleurs, de chiffres amoureux, de fleurs et de fruits. Une planche légère, jetée par lui sur le rivage, servit bientôt à Coelina pour entrer dans la gondole : elle s'y précipita, s'assit sous une espèce de dais fait exprès pour elle, et le galant gondolier la promena sur l'eau bordée de mélèse, de careline, de génépi, et d'autres plantes Alpines.

Elle jouissait, Coelina, et cependant son ame était triste, sans qu'elle pût en deviner la cause : un chardonneret vint se percher sur le petit mât du léger bâtiment, et y chanta tant que dura la promenade de nos amans. Entends-tu, Coelina, dit Stéphany, entends-tu le gazouillement de ce volage habitant des bois? il chante notre bonheur! - Oui, mon ami ; mais toi, tu n'entends pas les cris aigus et plaintifs des corneilles et des coqs de bruyères qui habitent le sommet du mont Dorens? Que chantent-ils? notre malheur, peut-être! - Et pourquoi donc ces tristes pressentimens, mon amie? Qui peut te les inspirer? Ne sommes-nous pas chéris tous deux de mon père? Eh! que pourraient les Truguelins, en supposant qu'ils fussent assez barbares pour chercher à nous nuire? - Marcan m'aime, tu m'aimes aussi : je crains des jalousies, des rivalités. - Mon père seul a le droit de disposer de ta main. - S'il me donne à Marcan! - S'il te donne à Marcan!... J'en mourrai, je le sens. - Eh bien, mon cousin, ai-je tort de craindre?... Mais je t'afflige. Tiens, ne pensons plus à tout cela.... Jouissons, oui, jouissons du plaisir que tu sais nous procurer. Hélas! c'est peut-être le dernier jour de bonheur que nous ayons encore à goûter!...

Ces jeunes gens se promenaient toujours ; mais ils étaient sérieux, pensifs, et sans lire l'avenir, ils y entrevoyaient pour eux mille malheurs..... Leur partie d'eau les occupa jusqu'au soir. Quand ils virent que la nuit commençait à couvrir le sommet des aiguilles et des monts voisins, ils sortirent de leur nacelle, la fixèrent au bord de l'eau, et songèrent à rentrer. Les soirées d'ailleurs étaient encore glaciales dans ces contrées dont les hautes montagnes sont le séjour d'un éternel hiver. Coelina mourait de froid : elle donna ses mains à son tendre ami, qui s'empressa de les réchauffer dans les siennes, et à la chaleur de son haleine, dirai-je plus? de ses baisers. Mon cousin, lui dit Coelina, ce pauvre homme n'est plus sans doute chez mon oncle : voilà l'heure où monsieur Dufour se met au lit : ce froid cuisant me fait penser que cet infortuné n'a pas de bois : si nous lui en portions? - Bon coeur!... toujours attentive à secourir les malheureux! Oui, portons-lui du bois, qu'il se chauffe un peu avant de chercher le sommeil sur sa triste couchette. Nous descendrons ensuite souper, suivant notre coutume, auprès du lit de mon père.

Nos jeunes amis courent au bûcher : Stéphany ne veut pas que sa cousine porte du bois ; mais elle se charge de quelques bûches, pour avoir sa part aussi de cet honorable fardeau.

Ils montent au petit grenier dont la porte n'est point fermée. Ils la poussent, et restent pénétrés en voyant, à la lueur d'une faible lampe, l'indigent, le coude appuyé sur sa table, et versant un torrent de larmes. Le bruit qu'ils ont fait en entrant ne l'a point distrait de sa douleur : il pleure, il gémit ; des sanglots entrecoupés expirent sur ses lèvres, et il baise de tems en tems une espèce de dessin qu'il inonde de ses larmes.... Quel tableau pour la sensible Coelina et pour son ami! Ils ne peuvent en jouir ; il faut qu'ils le fassent cesser. Coelina pousse légèrement l'épaule de l'infortuné, qui ne ne la voit point. Qu'avez-vous, lui dit-elle doucement? Homme trop malheureux, pourquoi ces pleurs?

L'indigent, étourdi de cette visite inattendue, se lève, essuie ses yeux, cache promptement son dessin, cherche à reprendre sa sérénité, et s'empresse d'offrir son siége à Coelina. Non, laissez, lui dit-elle ; j'ai autre chose à faire ici : donnez-moi votre main. Comme elle est glacée! oh! qu'il a froid, Stéphany! tâte donc?

Pendant que Stéphany prend les mains de l'indigent, qui regarde Coelina avec l'air du plus vif intérêt, celle-ci met du bois dans une petite cheminée percée dans le lambris ; elle se hâte de faire du feu avec la lampe ; puis, quand elle en voit briller la flamme, elle approche une chaise, et force le pauvre homme à s'asseoir devant ce feu salutaire. Pour elle, elle s'agenouille à côté de lui, devant l'âtre, et Stéphany, de bout derrière elle, les deux bras appuyés sur les épaules de sa cousine, alonge ses mains aussi, pour profiter de la chaleur bienfaisante. L'indigent ne pleure plus ; mais il suffoque ; des soupirs gonflent sa poitrine, et l'on voit qu'il leur refuse un passage jusqu'à ses lèvres.

Mon Dieu, lui dit Coelina, qui donc a pu vous causer tant de chagrin depuis tantôt? Ce ne peut être mon oncle?

L'indigent fait un signe qui prouve que, loin d'avoir à se plaindre de M. Dufour, il est bien touché de ses bontés.

Je parie, interrompt Stéphany, que vous connaissez M. Truguelin, qu'on vous a nommé tantôt?

L'indigent lève les yeux au ciel, en jetant un profond soupir.

Le verrez-vous demain? ajoute Coelina.

L'indigent fait un signe d'horreur.

Là, vois-tu, ma cousine, reprend Stéphany, que c'est cela qui l'a fait presque s'évanouir tantôt? que c'est l'arrivée de Truguelin et de Marcan qui fait couler ses pleurs?

L'indigent fait un faible signe pour répondre que ce n'est point cela qui l'affecte. Coelina le regarde avec intérêt ; il se précipite sur une main de cette jeune personne, et la couvre de larmes et de baisers ; puis, tout-à-coup, honteux de la liberté qu'il a prise, il croise ses mains, comme pour demander pardon de tant de témérité. Tandis que Coelina le rassure, prenant cette effusion comme une preuve de sa reconnaissance, Stéphany, qui cherche à lui découvrir un autre motif, reste frappé d'étonnement, et la sévérité éclate même dans ses regards et sur son front.

Stéphany, sans rien dire, s'éloigne en prenant sa cousine par la main pour l'engager à le suivre. L'indigent, qui s'aperçoit de l'embarras de ces jeunes gens, et de l'abandon où ils vont le laisser, se lève, court à eux, et tombe à leurs genoux, en criant seulement : Ah!..... Exclamation si touchante, si expressive, que Stéphany lui-même, oubliant son indignation, le relève, le serre dans ses bras, et le reconduit à son siége près du feu. Console-toi, brave homme, ajoute Stéphany, console-toi ; et puisque tu t'obstines à cacher tes chagrins à tout le monde, accepte au moins les consolations de l'amitié, et permets que je t'embrasse.

Stéphany aussi-tôt embrasse le pauvre homme, qui lui témoigne sa vive reconnaissance : Coelina à son tour lui présente son front, et remarque que l'indigent, en y imprimant le baiser de la sensibilité, pâlit, porte la main sur son coeur, et tombe de sa hauteur sur le plancher.

Cette nouvelle scène émeut nos jeunes gens, qui, après avoir relevé cette espèce d'insensé, se hâtent de le quitter pour aller prendre la colation du soir auprès du lit de leur bienfaiteur. Ils étaient agités, et plus tristes encore qu'ils ne l'avaient été pendant tout le cours de cette journée. M. Dufour, qui ne dormait pas encore, s'en aperçut. Approche, Coelina, dit-il à sa nièce, viens donc près de moi? Qu'as-tu, mon enfant? Il me semble que tes paupières sont mouillées? - Mon oncle.... c'est cet indigent que nous venons de voir. - Il est original, cet homme-là. Je crois qu'en outre des maux qui assiégent son corps, son esprit est attaqué du crétinisme, ou, si tu l'entends mieux, de cet idiotisme qui ravage nos vallées. Oui, cet homme est insensé à coup sûr. Il joue très-bien aux échecs ; eh-bien, là, tantôt, en jouant avec moi, au lieu de faire attention à la partie, il soupirait, il me regardait fixement, ou bien il examinait, avec une attention stupide, mes tableaux qui sont là à côté de la cheminée. Ce sont, comme tu sais, les portraits de ton père, de ta mère, de ma femme et de nos aïeux. On aurait dit qu'il avait connu tous ces gens-là, tant il les fixait d'un air dolent. Oh! il est idiot, à coup sûr il est idiot! - Cela serait bien malheureux pour lui! être accablé à-la-fois sous le poids des maux du corps et de l'esprit! - Et tu as pleuré comme une enfant! Cela ne m'étonne pas ; tu es d'un sexe qui s'attendrit aisément, mais qui n'en est pas moins dur souvent, ni moins barbare que le nôtre. - Ah, mon oncle! - Je sais ce que je dis ; mais ce n'est pas pour toi que je le dis : tu es bonne, toi, tu as un excellent coeur. Tu tiens de ton père, de mon pauvre frère, ce vertueux baron des Echelettes! Il n'a fait qu'une sottise dans sa vie, c'est celle de se marier, et d'épouser encore une femme qui n'avait rien, une folle, qui est morte dans les convulsions du désespoir, comme si elle avait commis tous les crimes possibles ; et cependant c'était une femme vertueuse, sage : oh, sage!... très-estimable, mais qui n'en a pas moins abrégé les jours de son mari.... Tu fus l'unique fruit de leur union : c'est moi qui t'ai reçue dans mes bras, au moment où tu as vu le jour. Mon enfant, tu n'as plus ni père ni mère ; je suis ton oncle, ton tuteur ; je suis tout pour toi, et je veux que tu sois heureuse ; mais si tu vas comme cela t'affliger pour les maux d'autrui, tu auras à tout moment occasion de pleurer dans le cours de ta vie! - Mon oncle, peut-on se défendre d'un moment de sensibilité? - Oui, il le faut ; les hommes sont trop vils, trop méprisables à mes yeux! Le plus juste ne mérite pas, selon moi, une larme de l'innocence!... Et Stéphany, a-t-il pleuré aussi? car c'est un coeur encore!....... - Mon père, je me suis trouvé bien ému ; mais je n'ai pas versé de larmes. - C'est bien heureux. Allons, jeunes fous, mettez-vous là près de mon lit, et soupez. Tiennette, prends les deux flambeaux qui sont sur la cheminée, et mets-les sur cette table ; que je voie manger mes enfans. Leur bon appétit me rappelle le mien, et me rajeunit.

Tiennette servit le souper des jeunes gens, et Coelina fit ensuite, selon son habitude, la lecture au vieillard pour l'endormir. Quelque malin auteur pourrait faire ici une longue nomenclature de livres somnifères, et se venger ainsi, par la critique, de quelques confrères qu'il n'aimerait point. Je me contenterai de dire qu'on aurait lu à M. Dufour les ouvrages des plus grands hommes de tous les siècles, qu'il ne s'en serait pas moins endormi. Ce n'était pas qu'il manquât d'esprit, de goût ou de connaissances ; mais il s'était fait une telle manière de voir les hommes, que leur éloge, leur critique, leurs bonnes ou mauvaises actions, tout lui était indifférent. C'était plutôt le bruit et la monotonie d'une lecture qui l'excitait au sommeil, que la nature des ouvrages qu'on lui lisait.

M. Dufour s'endormit donc : Coelina quitta son livre, répondit avec tendresse au bonsoir de son cousin, et monta dans son nouveau logement, qui lui rappela, avec un serrement de coeur, le motif de son déplacement, et la visite prochaine des Truguelins.

Chapitre 3

L'aube du jour avait à peine doré les pointes des aiguilles et les sommets des glaciers, lorsque Coelina, dont le sommeil avait été très-agité, se mit à sa croisée pour examiner les beautés des sites que la nature étalait avec profusion à ses yeux. La chambre du donjon qu'elle occupait, était la plus élevée de la maison. Elle vit la ville de Sallenche, qu'elle habitait, la seconde ville majeure des frontières de la Savoie du côté de Genève ; elle la vit, dis-je, située dans une large vallée, qui, dans cet endroit, se rétrécit, et ne forme qu'un passage très-étroit. Les sinuosités de l'Arve, qui prend sa source dans le Faussigny, au mont de l'Argentière, et qui, après avoir parcouru le Faussigny et le Chablais, se jette, au-dessous de Genève, dans le Rhône, frappèrent aussi ses yeux étonnés : elle frémit en pensant que ce fleuve dangereux franchit souvent ses bornes, et ravage, par ses inondations, la plaine de Sallenche, qui est presque entièrement couverte d'arbres fruitiers. Elle remarqua autour d'elle, Varens sur Saint-Martin, mont si ouvragé, par la nature, du pied au sommet, qu'il fournirait lui seul plusieurs beaux tableaux ; le mont Dorens, qui correspond au vallon du Reposoir, montagne qui présente un vaste pâturage, et une habitation d'été disposée par rues comme une ville. Plus loin, elle admira l'antre de la Frasse, le mont Rosse, et, plus loin encore, le superbe dôme de Gouté, l'une des sommités du Mont-Blanc, dont les glaciers, éclairés par les premiers rayons du soleil, lui parurent être des manteaux surchargés de plusieurs milliers de pierreries plus éclatantes les unes que les autres par leurs feux et leurs diverses couleurs.

Elle admirait donc tous ces tableaux brillans, et le soleil avait déjà parcouru un sixième de sa carrière, lorsqu'elle aperçut de loin, sur la route, une voiture dont l'aspect la fit trembler : elle pensa que ce char pouvait renfermer Truguelin et son fils, qui sans doute avaient couché à la Bonneville, où peut-être même à Cluse. Depuis deux ans elle était tranquille : elle n'était plus obsédée par les protestations d'amour de Marcan, qu'elle détestait : et ce Marcan revenait ; et son oncle Truguelin, qu'elle n'aimait point, avait une affaire majeure à proposer à M. Dufour! Que de réflexions devait faire Coelina, attachée d'ailleurs à l'intéressant Stéphany, et dominée surtout par des pressentimens funestes qu'elle ne pouvait chasser!..... Elle ferme sa fenêtre, penche sa tête sur son clavecin, et reste absorbée ainsi pendant deux heures entières, sans recouvrer même la faculté de réfléchir.

Déjà le tintement de la cloche de Passy avait annoncé la onzième heure du jour : tous les bons montagnards, épars dans les vallées, s'apprêtaient à faire un repas frugal auprès de leurs troupeaux, lorsque Coelina, qui n'avait pas encore pensé à descendre saluer son tuteur, entendit frapper à sa porte. Elle ouvrit : c'était Tiennette qui, sans lui dire un mot, d'un air de mauvaise humeur, s'occupa à ranger quelque chose dans la chambre. Coelina la regardait sans lui parler ; Tiennette ouvrit la bouche enfin : Mademoiselle n'est pas encore descendue? - Non ; comment va mon oncle? - Bien, mieux qu'hier.... Oh, pardi! le voilà content ; il revoit ses anciens amis. - Ce sont eux, n'est-ce pas? - Ouï, ils sont arrivés ; ils sont là-bas. Ce sont des embrassemens, des protestations! Et puis : Où est donc ma chère nièce? où est donc mon adorable cousine? que je la presse sur mon coeur! que je me jette à ses pieds!... Des phrases, quoi! des phrases à ne plus finir! - Et.... Stéphany? - Stéphany? Il est là qui regarde tout et ne dit rien. C'est une véritable statue : mais on vous attend pour déjeûner : il faut descendre, Coelina : votre tuteur vous demande, et les nouveaux venus n'ont qu'un cri après vous. - J'y vais, Tiennette ; j'y vais!...

Coelina soupire et descend. Dès qu'elle entre dans le salon, un cri s'élève : Ah, la voilà!...... Ouï, c'est elle, répond M. Dufour : comment la trouvez-vous? grandie, n'est-ce pas? Nous avons seize ans passés à présent ; c'est un âge ; au lieu qu'à votre dernier voyage, elle avait deux ans de moins ; et deux ans au printems de la vie, font bien du changement. - Ma nièce est charmante, interrompt Truguelin : viens donc m'embrasser, mon coeur! C'est étonnant comme elle ressemble à son père! N'est-ce pas que c'est tout le portrait de votre frère, M. Dufour? - Mais..... je ne trouve pas cela, répond M. Dufour ; c'est plutôt toute la figure de sa mère, de votre soeur, M. Truguelin.

Pendant que les deux vieillards se partagent sur la ressemblance de Coelina, celle-ci est obsédée par les caresses et les complimens de Marcan. Vous êtes belle comme un ange ; vous êtes céleste, divine! Voilà ce qu'elle entend ; mots nouveaux pour elle, étrangers sur-tout à Stéphany, qui ne sait employer, pour exprimer sa tendresse, que le langage de la nature. Il est aussi témoin de tout cela, ce pauvre Stéphany : comme il souffre, et déteste le ton et la suffisance de Marcan, qu'il juge bien être son rival! Mais que fera-t-il? il ne peut que se taire et gémir.

Après tous les complimens d'usage, on déjeûne, et les voyageurs se trouvant fatigués, Tiennette les mène à leur appartement, où ils se mettent à dormir jusqu'à l'heure du dîner. M. Dufour fait rouler son fauteuil dans sa chambre à coucher : il y appelle son fils, qu'il veut faire écrire près de lui, et Coelina reste seule dans le salon. Sombre et mélancolique, la triste Coelina cherche à s'occuper pour se distraire : elle pense soudain à cultiver les fleurs que chérit M. Dufour, et qui languissent, faute d'eau, dans la jardinière où lui-même les a plantées. Coelina prend donc son petit arrosoir, et, pendant qu'elle donne à la végétation son aliment indispensable, elle voit entrer furtivement le pauvre homme qui marche sur la pointe du pied. Elle est prête à lui demander ce qui l'amène ; mais l'indigent lui fait signe de se taire : il regarde de tous les côtés s'il n'est vu de personne, revient ensuite à Coelina, prend sa main droite, la conduit, étonnée, en face d'un grand portrait de sa mère ; et, lui montrant du doigt ce portrait, il serre Coelina contre son coeur, en versant des larmes..... Il quitte enfin cette attitude, et sort du salon avec les mêmes précautions qu'il a prises en y entrant.

Qu'on juge de la suprise de Coelina!... Serrée contre l'indigent, elle a senti son coeur palpiter violemment : cet infortuné lui a montré, avec l'expression la plus douloureuse, un portrait qu'elle a vu cent fois, mais qu'elle n'a jamais si bien remarqué qu'aujourd'hui. Coelina, en examinant avec sensibilité les traits d'une mère chérie, pense que l'indigent a sans doute connu sa mère, puisqu'il connaît les Truguelins : mais quel intérêt puissant lui fait verser des larmes! Coelina s'imagine à la fin que ce portrait cache peut-être quelque mystère, quelque secret. Elle monte sur un siége, examine avec attention la peinture, la bordure, et n'y découvre rien d'extraordinaire. Elle soulève le cadre, et reste très-étonnée de voir qu'on a écrit quelques mots sur le revers de la toile. Coelina descend le tableau, le retourne, et lit avec effroi ces mots, que sa mère lui a dits à son lit de mort:

Ma fille, méfie-toi des Truguelins : ils sont capables de tout.

Coelina relit ces caractères magiques, et sent ses forces l'abandonner : elle va laisser tomber le tableau, et perdre connaissance ; mais un léger bruit qu'elle entend, lui rend toute sa fermeté et toute sa prudence : elle se hâte de remettre le tableau à sa place, et voit entrer bientôt Tiennette, qui lui dit que M. Dufour la demande.

Coelina émue, pâle, tremblante, se rend auprès de son tuteur, qui s'alarme de son état : Coelina prétexte une indisposition, et rassure M. Dufour, ainsi que son fidèle Stéphany, qui s'effrayait aussi de l'altération de ses traits.

Je t'ai fait mander, Coelina, lui dit M. Dufour, pour te prescrire la conduite que je desire te voir tenir envers nos nouveaux hôtes. M. Truguelin est le frère de ta mère : à ce titre, tu lui dois du respect et de la tendresse. Marcan est ton cousin-germain ; il a des droits à ton amitié: cependant, avant de t'apprendre ce que j'attends de toi, je t'engage à me dire franchement ce que tu penses de Marcan ; ouï, s'il te paraît doué d'un bon caractère et de quelque esprit? - Mon oncle.... - Parle avec confiance, ma fille ; je te permets de me dire tout ce que tu penses. Voyons, que dis-tu de Marcan? - Mais, mon oncle, je ne l'ai pas assez cultivé pour savoir l'apprécier. Dans mon enfance, je n'avais pas assez de jugement pour me permettre de décider du mérite des autres. Pendant le séjour que Marcan a fait ici, il y a deux ans, avec son père, à peine si j'ai pu l'étudier : toujours à la chasse, toujours en courses, en promenades, Marcan ne me voyait que pour m'accabler d'éloges, de complimens, et je vous avoue que toutes ses flatteries n'étaient pas propres à me faire bien augurer de sa franchise, ni de la solidité de son esprit : voilà, monsieur, mon opinion sur le fils. Quant au père, il est mon oncle, je ne dois lui trouver que des qualités. - Je suis bien aise, mon enfant, de savoir ce que tu penses de Marcan ; tu sens bien que j'entends de ta réponse plus qu'elle ne veut en dire : j'apprécie tes réticences, et je ne t'en aime pas moins. Néanmoins, quelle que soit, Coelina, ta façon de juger les Truguelins, je t'ordonne d'avoir pour eux les égards et la tendresse que tu dois avoir pour moi-même. Du respect pour le père, de l'amitié pour le fils, voilà ce que j'exige de toi. Un jour je t'en dirai davantage. - Comment, mon père! interrompit Stéphany avec l'accent du dépit, vous ordonnez à ma cousine d'aimer? L'amour, vous me l'avez dit souvent, l'amour ne peut se commander : c'est un sentiment libre, fondé sur les goûts, sur les rapprochemens, sur les convenances. Ma cousine ne peut qu'estimer Marcan, s'il le mérite ; je crois que voilà tout ce qu'on peut lui demander.

M. Dufour fixa Stéphany d'un air si sévère, que le jeune homme rougit et détourna son visage. M. Dufour prit ensuite la main de Coelina, et lui dit avec bonté: Au surplus, ma fille, quel que soit l'état de ton coeur, quand il en sera tems, tu me le confieras, n'est-ce pas? Tu me le diras sans crainte comme sans détour. Sois persuadée que, mis ici à la place de ton père, je ne veux que ton bonheur, et que sans mes principes, mes scrupules peut-être, il serait déjà fait ; mais je ne veux pas que l'on m'accuse de séduction, d'ambition, de cupidité. Tu es riche, Coelina ; ta fortune vaut cent fois mieux que la mienne ; je n'ai pas le droit de la faire passer dans mes mains, plutôt que dans celles d'un autre. Tu dois m'entendre, Coelina ; et toi aussi, Stéphany..... mais ce n'est pas encore le moment de m'expliquer plus ouvertement. En attendant qu'il arrive, fais amitié à mes hôtes ; entends-tu? Je les aime beaucoup. M. Truguelin est le seul homme à qui je sois le plus tenté d'accorder de la probité, de l'esprit, et une belle ame. Son fils est un peu étourdi ; mais cela s'est un peu gâté dans Paris, dans Londres, dans Genève, dans toutes les grandes villes qu'il a parcourues. Va, ma Coelina : donne tes ordres à Tiennette pour que notre table soit bien servie pendant le séjour de nos hôtes. Agis, dispose, ordonne ; cela te donnera le goût et la science du ménage, en attendant que tu sois dans le tien.

Coelina soupira : elle embrassa son oncle, et fit en secret un signe à Stéphany pour qu'il la suivît : elle brûlait de lui faire part de l'aventure du portrait ; mais M. Dufour, plus malin qu'elle, s'aperçut du desir qu'elle avait de parler à son cousin, et il ordonna à son fils de rester près de lui pour continuer à écrire ses lettres sous sa dictée. Coelina se retira donc seule et toujours triste. Elle rencontra Tiennette, à qui elle donna quelques ordres d'un air distrait ; puis elle monta chez elle, où elle s'enferma pour vaquer à sa toilette. Elle avait bien envie d'aller interroger le pauvre homme, qu'elle savait être remonté dans son grenier ; et peut-être allait-elle faire cette démarche, lorsqu'elle remarqua sur sa cheminée un petit papier roulé qu'elle n'y avait point aperçu le matin, avant de sortir de chez elle. Coelina le prit, et fut très-étonnée d'y trouver ces mots:

O Coelina!.... quelque chose que vous voyiez ici, quelqu'avis qu'on vous donne sur les perfides qui préméditent votre perte, observez.... profitez, et gardez-vous de mettre Stéphany dans votre confidence, si vous ne voulez le perdre avec vous!

Coelina, à cette lecture, sentit un tremblement universel dans tous ses membres. Elle s'assit près de sa croisée, et relut encore ce billet mystérieux dont l'auteur était sans doute le même qui avait tracé, derrière le portrait de sa mère, les dernières paroles de cette mère infortunée.... Mais cet homme, c'était donc l'indigent? ce ne pouvait être que lui!... Quel intérêt prenait-il à tout ce qui la concernait? Que voulait-il dire, en l'avertissant que des traîtres, des perfides, les Truguelins sans doute, préméditaient sa perte?.... Il lui défendait de mettre dans sa confidence son cher Stéphany, si elle ne voulait le perdre avec elle. Le perdre! grand Dieu! cette expression la fit frémir.... Quelque bizarre que fût la conduite du pauvre homme, quelque peu de confiance qu'il méritât peut-être, elle se promit bien de suivre ses avis, de tout voir, de tout entendre, et de ne rien dire à Stéphany. Cette résolution bien prise, elle voulut voir l'indigent pour lui faire au moins quelques autres questions ; mais il s'était enfermé chez lui, et ne répondait à personne. Coelina se contenta donc d'attendre un moment favorable pour lui parler.

A l'heure du dîner, chacun se réunit dans la salle à manger où M. Dufour fit rouler son fauteuil. Les Truguelins paraissaient très-contens : seuls ils mangeaient de bon appétit ; car M. Dufour, goutteux et malade, ne prenait que très-peu de nourriture, et nos jeunes amans avaient trop de tristesse, trop d'inquiétudes pour faire honneur aux mets qu'on leur servait. Après le dîner, M. Dufour se fit rouler sur la terrasse de son jardin, et tout le monde l'y suivit. Là, Truguelin apprit à M. Dufour qu'il avait fait, depuis deux ans, une maladie si terrible, que, tombé dans une longue léthargie, tout le monde l'avait cru mort, son fils le premier. Je me suis rétabli enfin, ajouta-t-il, et je reviens dans ces contrées avec l'intention de m'y fixer. J'y avais du bien autrefois, entr'autres une chaumière, là-bas, dans la vallée de Chamoury. Pendant ma léthargie, qui a duré quatre jours, mon fils a fait la sottise de la vendre, se croyant libre et mon héritier : je lui en ai un peu voulu de ce trait ; mais je lui ai pardonné, et je reviens racheter la chaumière, si cela est possible. - Il y a donc des terres, des prés attachés à cette chaumière? demanda M. Dufour. C'est donc un bien productif? - Point du tout, un petit quarré grand tout au plus comme trois fois votre cour, et voilà tout ; mais j'y tenais à cet asile champêtre ; je l'avais habité long-tems, et je m'y plaisais. - Je ne vois pas quel intérêt vous pouvez avoir à la racheter, si vous ne vous proposez pas de l'habiter de nouveau ; à moins que ce ne soit pour y exercer la bienfaisance et toutes les vertus hospitalières? - (Truguelin rougit) . Oui... comme vous dites....... c'est là mon unique desir.... Mais laissons-là la chaumière et son petit quarré. Dites-moi, M. Dufour, il y a-t-il quelque propriété à vendre dans Sallenche? - Je n'en connais pas d'autre que celle du docteur Andrevon, qui va encore une fois se retirer à Genève. - Le docteur Andrevon!... Est-ce que vous le connaissez? - Si je le connais! c'est mon médecin ; il va venir, et je vous avoue que je l'attends avec impatience, car je souffre cette après-midi.....

Ici Truguelin et Marcan se regardent avec l'air de l'effroi. M. Dufour continue : Vous le connaissez aussi? - Moi! je ne l'ai jamais vu : j'en ai seulement entendu parler comme d'une espèce de fou. - Une espèce de fou! le docteur!... Vous vous méprenez, monsieur : je ne connais pas d'homme plus sage, plus réservé, plus sensé. - C'est donc un autre dont on m'a parlé? - Non, cela ne peut pas être : il n'y a que lui, dans cette ville et dans les environs, qui porte ce nom et qui soit médecin : il est venu s'établir ici il y a vingt ans ; il y est resté d'abord douze ans ; puis il a été se fixer à Genève, il y a près de huit ans de cela. Ce n'est que l'année dernière qu'il est revenu à Sallenche ; mais l'air de la Savoie ne lui convient pas. Il y a trop de courses à faire pour visiter les malades de nos montagnes. Andrevon est âgé: il préfère se retirer tout-à-fait dans sa ville natale : je le regrette ; car c'est un homme que j'estime beaucoup, et qui a d'ailleurs le plus grand soin de ma santé.

Un léger bruit se fait entendre : Truguelin et Marcan tournent avec inquiétude leurs regards vers la porte d'entrée... C'est Tiennette qui se présente, et qui dit à M. Dufour : Monsieur, voilà le docteur. - Fais-le entrer, Tiennette ; j'ai grand besoin de son secours.

Les Truguelins se lèvent pour sortir... Restez, leur dit M. Dufour : quelle affaire vous presse? - Nous allons, avec votre permission, visiter votre jardin : Coelina, Stéphany voudront bien nous accompagner ; cela vous donnera plus de liberté pour consulter le docteur.

Les Truguelins n'ont pas le tems de sortir : le docteur entre, et reste frappé d'étonnement en les apercevant : les Truguelins le saluent comme on salue un étranger : le docteur ne peut parler ; sa langue paraît glacée dans sa bouche. Il n'écoute point M. Dufour, qui lui fait un long détail de ses souffrances : Andrevon, après avoir long-tems fixé les Truguelins, ne répond point à son malade, se lève, et sort sans dire un mot à qui que ce soit. Qu'on juge de l'étonnement de M. Dufour! Qu'a-t-il donc, s'écrie-t-il? qu'a t-il donc aujourd'hui? Tiennette, courez ; qu'on le rappelle.

Tiennette appelle jusque dans la rue : M. Andrevon? M. Andrevon?........ M. Andrevon est parti, et l'on ne sait s'il reviendra. Pendant que M. Dufour se désespère, ne sachant à quoi attribuer la brusque sortie de son médecin, les Truguelins partent d'un éclat de rire, mais d'un éclat de rire un peu forcé: Ah, ah, ah! quel original! Oh! c'est sans doute celui-là dont on nous a parlé: il est fou, cet homme-là; sa tête se dérange de tems en tems : apparemment, mon cher Monsieur, que vous ne l'aviez pas encore vu dans ses momens de démence?

M. Dufour enfonce sa tête dans sa poitrine, ne parle plus, et réfléchit. Les Truguelins se hâtent de le distraire. Demain matin, dit le père, nous irons à Servoz : on nous a parlé d'une très-belle propriété qu'on veut y vendre : savez-vous ce que c'est? (M. Dufour se tait) . C'est, m'a-t-on dit, tout à côté des mines, près des vastes bâtimens de M. Exchaquet. (Même silence) . Vous connaissez M. Exchaquet?

Un ouï sourd est le seul mot que puisse prononcer M. Dufour. Truguelin ne se déconcérte pas : il prend la main de Coelina, et se lève. Allons, ma nièce, dit-il, allons visiter vos jardins ; laissons monsieur à sa rêverie. Est-ce que ce grand garçon de Stéphany ne nous accompagnera pas? - Par-tout où sera ma cousine, répond séchement Stéphany.

Coelina veut en vain rester auprès de son oncle Dufour, dont l'état l'inquiète : Truguelin lui serre le bras et l'emmène, pour ainsi dire, malgré elle. Marcan veut passer près d'elle ; mais Stéphany s'est déjà emparé du côté gauche de sa bien-aimée, et Marcan est obligé de revenir à côté de son père.

M. Dufour est tellement livré à ses réflexions, qu'il ne voit pas sortir sa compagnie. A la fin, il s'aperçoit qu'il est seul ; il appelle Tiennette, et s'entretient avec elle de la brusque sortie du docteur, dont il ne peut, ainsi que sa gouvernante, deviner le motif.

Pendant ce tems, les Truguelins, Coelina et Stéphany parcourent les jardins. Les Truguelins parlent seuls ; Coelina et Stéphany se regardent, et ne disent pas un mot. Arrivés au petit Chalet, construit par Stéphany pour sa cousine, Marcan s'écrie : Ha, ha! il me semble que cette délicieuse chaumière n'était pas là il y a deux ans? - Vous avez raison, lui répond Stéphany ; je n'ai fini de la construire qu'avant-hier. - Mais c'est charmant cela!..... Des vers? non, de la prose. Pour Coelina! C'est l'amour qui a érigé cette cabane à Coelina! L'amour! M. Stéphany, vous vous êtes trompé d'expression : entre cousin et cousine, il ne peut exister que de l'amitié. - Il est certains cousins, sans doute, entre qui cette amitié peut même ne pas exister. - Ceci pourrait s'appliquer à nous deux, monsieur, si j'étais votre parent ; mais vous avez de l'amour pour Coelina ; cela n'est plus caché. O mon Dieu, le premier passant peut l'apprendre ici!... Et monsieur votre père le sait sans doute? - Mon père sait qu'au moins si j'aime ma cousine, ce n'est pas pour ses grands biens. - Mais si vous parveniez à l'épouser cependant, ses grands biens ne vous accommoderaient pas mal!....

Stéphany allait répliquer ; la scène pouvait devenir vive : Coelina se hâta de la prévenir en adressant ces mots à Marcan : Je suis bien étonnée, monsieur, que vous vous permettiez d'élever ici des querelles sur une plaisanterie, sur un véritable jeu d'enfant, qui ne prouve que de la galanterie, et voilà tout. Vous oubliez que vous êtes ici chez le père de Stéphany, et j'ai recours à monsieur votre père pour vous rappeler aux devoirs de l'hospitalité.

Truguelin, moins emporté, mais plus dissimulé que son fils, réprima sa vivacité, et la promenade de ces quatre personnes, si différentes d'ame et de sentimens, se prolongea au milieu de l'ennui et du silence le plus profond. Bientôt le froid du soir commençant à se faire sentir, ils rentrèrent à la maison, et trouvèrent M. Dufour dans son lit, et très-agité de n'avoir pas joui de la consultation de son médecin. On soupa aussi tristement qu'on s'était promené, et chacun se retira après s'être souhaité le bonsoir de la froideur et de la dissimulation.

Chapitre 4

Le lendemain matin, un particulier se présente chez M. Dufour. Est-il seul, demande-t-il à Tiennette? - Oui, monsieur, tout seul.... Le particulier entre : c'est le docteur Andrevon, dont la présence réjouit et console notre malade. Ah, mon cher docteur! qu'avez-vous fait hier? Pourquoi ce départ précipité? Que vous a-t-on dit? que vous a-t-on fait? Si je savais que Tiennette vous eût manqué!.... - Non, non ; Tiennette ne m'a point manqué: cette bonne fille est pleine d'égards, d'attentions pour moi ; mais parlons bas, très-bas, je vous prie! N'y-a-t-il personne dans les chambres voisines? - Personne. - Permettez que j'y regarde? - Voyez ; mais vous me direz sans doute pourquoi tout ce mystère? - Vous le saurez... Avant tout, dites-moi si vous connaissez particulièrement les deux individus que j'ai rencontrés hier chez vous? - Pourquoi? - Ce sont sans doute deux voyageurs qui vous ont demandé l'hospitalité pour une nuit? - Ce sont, si vous le voulez, des voyageurs qui m'ont demandé l'hospitalité, mais non-seulement pour une nuit. - Ils resteront toujours ici? - Pour quelque tems. Ce matin ils sont partis pour Servoz ; ils reviendront ce soir. - Et vous ne les connaissez pas? - Pardonnez-moi, je les connais très-bien, et depuis long-tems. C'est M. Truguelin, le frère de cette malheureuse Isoline qui avait épousé mon frère aîné. - Ciel! c'est l'oncle de Coelina? - C'est l'oncle de Coelina. - Et le jeune homme? - C'est Marcan, fils de M. Truguelin, et par conséquent le cousin de Coelina. - Ah, grand Dieu! qu'est-ce que j'entends là! - La vérité; mais parlez à votre tour : Pourquoi cet effroi, cette surprise, ces exclamations? - Mon cher monsieur, vous venez de me fermer la bouche ; je ne puis plus parler. - Qu'avez-vous à dire? voyons, expliquez-vous? - Je ne le puis maintenant : ce fatal secret doit rester à jamais renfermé dans mon sein. - Des secrets? Vous m'effrayez à mon tour! Mon cher docteur, si vous les connaissez, si vous savez quelque chose sur leur compte, ah! daignez avoir assez de confiance en moi pour me le confier. Vous ne savez pas quel service vous me rendrez! - Non, non, M. Dufour ; ces choses-là doivent rester à jamais ignorées.... D'ailleurs, vous me connaissez ; je suis vif, prompt à former des soupçons, qui souvent peuvent être sans fondement... Puisqu'ils vous sont presque parens, puisque vous connaissez leur famille, je me suis trompé sans doute : oh, sûrement je me suis trompé. Vous verrez que je les aurai pris pour d'autres. - Non, vous n'avez pas pu vous tromper, docteur ; je crains que vous ne vous soyez pas abusé. C'est en vain que vous cherchez à dissimuler ; je vois, je vois trop que les Truguelins sont connus de vous, et sous un jour qui ne leur est pas favorable. - Laissons cela, M. Dufour ; j'ai commis une imprudence... Je me rappelle à présent.... Non, les gens dont je voulais parler ne sont point si âgés que ceux-ci. Je suis dans l'erreur, vous dis-je, et je vous prie de ne me parler jamais de mon inconséquence. Voyons plutôt, voyons votre poulx. - Vous m'avez plongé dans un grand trouble, docteur ; et je crains que vous me cachiez la vérité. - Laissons cela, je vous prie. Votre poulx est très-agité. - Eh! comment voulez-vous qu'il ne le soit pas? Vous m'alarmez, vous m'intriguez... - J'ai tort, mille fois tort ; mais calmez-vous, de grace ; vous avez besoin de repos. Avez-vous suivi l'ordonnance que je vous ai laissée avant-hier? - Oui ; mais revenons..... - Vous la continuerez ; oui, vous la suivrez jusqu'à nouvel ordre. Je ne crois pas pouvoir vous visiter d'ici à quelques jours. - D'ici à quelques jours! Vous voulez donc me laisser mourir? - Mourir! y pensez-vous? Allez, allez, je réponds de vous pour vingt ans au moins ; mais j'ai un voyage à faire dans la Tarentaise, un voyage pressant. Adieu, adieu ; d'autres malades m'appellent ; je vous quitte : du repos, entendez-vous? du repos, et la diète. Adieu ; je vous salue.

C'est en vain que M. Dufour rappelle le docteur : il s'en va : mais, rencontrant à la porte du salon Coelina, qui entre chez son tuteur, Andrevon lui prend la main, la regarde d'un oeil mouillé de larmes, et s'écrie d'un son de voix étouffé: Pauvre Coelina!... Quels monstres!...

Le docteur est parti, et M. Dufour, qui a remarqué qu'il parlait à sa nièce, demande à Coelina ce qu'il lui a dit? Coelina, troublée elle-même, et sentant bien, d'après la scène de la veille, que c'est des Truguelins dont voulait parler M. Andrevon, craint de chagriner son oncle, et se contente de lui répondre : Qui, le docteur? Ah, il me recommandait qu'on eût le plus grand soin de votre santé.

M. Dufour s'aperçoit que Coelina déguise la vérité: il la fixe, et s'écrie avec douleur : Tout le monde va donc s'employer pour me tromper ici! - Mon oncle, j'ignore de qui vous voulez parler. Pour moi, je me ferai toujours un devoir de vous prouver ma confiance et ma tendresse. Mais, mon oncle, le docteur vous a-t-il dit la raison qui l'a fait se retirer si vîte hier? - Non, et j'ai oublié de la lui demander : mais que venez-vous chercher ici? Avez-vous quelque chose à me dire? - Mon oncle.... je venais vous proposer de rouler votre fauteuil dans le jardin, sur les bords du canal, pour vous faire prendre l'air. - Voilà une belle proposition : êtes-vous assez forte pour cela? - Mon oncle, je me ferai aider par Stéphany. - Par Stéphany!... Ah! que fait-il Stéphany? Est-ce qu'il ne travaille point? - Pardonnez-moi, mon oncle ; il dessine, je crois, ou bien il écrit dans son appartement. - Ne le dérangez pas, et laissez-moi vous-même ; j'ai besoin d'être seul. - Mon oncle, je me retire.

Coelina quitte le vieillard ; et, repassant dans sa mémoire les expressions du docteur Andrevon, elle monte chez le pauvre homme, pour tâcher de tirer de lui quelques éclaircissemens sur les Truguelins, qui paraissent être connus de lui, ainsi que du docteur. Elle entre donc chez l'indigent, dont la porte n'est point fermée, et le trouve endormi, appuyé sur sa table. Sa tête, enfoncée dans ses deux mains, cache un papier qui paraît avoir été, quelques minutes avant son sommeil, mouillé de ses larmes. Que fera Coelina? Il dort : le réveillera-t-elle? Oui, elle le réveillera ; elle a trouvé le moment favorable de lui parler ; elle ne le laissera point échapper. Coelina pousse légèrement l'indigent, qui lève sa tête, et semble avoir peine à se réveiller. Pendant qu'il frotte ses yeux rouges encore des larmes qu'il paraît avoir versées, Coelina jette quelques regards furtifs sur le papier qu'il découvre ; mais elle n'a que le tems de remarquer plusieurs figures tracées, et qu'elle ne peut distinguer. L'indigent la fixe, la reconnaît, s'empare de ce papier, précieux apparemment pour lui, serre la main de Coelina, et sort avant qu'elle ait le tems de lui dire un seul mot. Coelina le suit ; mais il est déjà au pied de l'escalier, et le voilà dans la rue, où elle n'ira pas l'interroger.

Ce contre-tems désespère Coelina : elle voit, dans la conduite de cet homme, un mystère si singulier, une bizarrerie si marquée, qu'elle est tentée de le croire, ainsi que M. Dufour le pense, atteint de la malheureuse maladie du crétinisme, espèce de démence assez commune en Savoie. La pauvre Coelina rentre chez elle, réfléchit, fait de la musique, et finit par prendre un livre d'un auteur Suisse peu connu, mais dont la philosophie convient parfaitement à sa situation. Elle tombe justement sur ce passage:

LE TEMS.

"Il est, dans l'Olympe, un vieillard qui n'a point eu d'origine, et qui ne finira jamais : son front est vénérable, et un seul de ses regards suffit pour déchirer les voiles de l'avenir, déesse qui habite un palais voisin du sien. Sa barbe longue et blanche descend jusqu'à ses pieds, qui percent la voûte azurée. Sa robe est parsemée d'étoiles, et sur sa tête est un diadême dont l'éclat éblouit Jupiter lui-même. Ce n'est point une faulx qu'il porte à sa main, c'est un trépied sacré sur lequel brûle le feu inextinguible de la vie. Dans sa course rapide, que lui facilitent deux ailes légères, il répand sur l'univers des étincelles de ce feu créateur, et son souffle va l'éteindre à son gré sur tous les points des globes habités qui nagent dans le vague des airs. Dans son autre main, est une carte où sont retracés tous les événemens qui doivent arriver dans l'immensité des siècles futurs. Il la déroule à mesure qu'il marche, et ses lambeaux vont tomber dans le fleuve du passé qui coule derrière lui, et suit ses traces. Mortels, qui voulez arrêter sa course, ou lui ravir la carte de l'avenir qu'il tient dans sa main gauche, craignez que son souffle ne vous efface de cette terre où il a daigné vous jeter. Attendez avec patience et soumission, qu'il éclaircisse votre sort, et ne cherchez jamais à le pénétrer ; car alors il enverrait, pour vous tourmenter, l'inquiétude, la crainte et la douleur, trois génies malfaisans qu'il a toujours à ses ordres."

Coelina lut avec attention cette fiction morale, et en adapta le sens à sa propre position. Pourquoi m'alarmer en effet, se dit-elle? Pourquoi chercher à percer l'avenir? Que m'ont fait à moi jusqu'à présent les Truguelins pour les craindre, pour les abhorrer? Dois-je en croire des demi-confidences, des pronostics illusoires, fruits de l'imagination abstraite d'un insensé?.... Au surplus, si Marcan demande ma main à M. Dufour, M. Dufour est bon ; il m'aime, il ne voudra pas me sacrifier. Je lui dirai que son fils est l'unique objet de mes affections : Stéphany ajoutera qu'il n'adore que moi, et M. Dufour, qui sait d'ailleurs que j'ai l'avantage de posséder une grande fortune, préférera le bonheur de son fils à celui d'un homme qui lui est étranger : il aimera mieux sans doute voir passer mes grands biens dans sa famille, que dans celle d'un autre. Eh! voilà toute sa crainte : c'est par délicatesse qu'il n'ose pas m'unir à son fils ; il nous le faisait bien sentir hier. Il appréhende qu'on ne dise dans le monde : Il a profité de l'empire qu'il avait sur une enfant pour enrichir son fils ; ce n'est que dans ce dessein qu'il a fait naître l'amour dans leurs jeunes coeurs. Oui, voilà le scrupule qui arrête M. Dufour : eh bien, c'est à moi à le lever. Je refuserai tous les partis qu'il me présentera ; je publierai par-tout que je préfère Stéphany, et je lui offrirai, de moi-même, mon coeur et ma fortune. Coelina! reprens ta gaieté, ta sérénité ordinaires. Que peux-tu craindre des méchans? Ils sont dans l'impuissance de te nuire : tu es à l'abri de leurs coups. Coelina! méprise les vains avis d'un indigent en démence ; ne vois que ton bonheur, et ne songe qu'à te munir d'assez de fermeté pour le hâter.

Coelina, forte de ces réflexions, descend au jardin, où un instinct naturel la conduit, sans détour, au joli chalet que lui a construit son ami. Elle y trouve quelqu'un, et sans doute on devine que c'est Stéphany, qui, peu satisfait encore de son ouvrage, travaille à l'embellir, à le perfectionner. Ce sont des fleurs nouvelles qu'il pose par-tout en guirlandes, ce sont sur-tout des chiffres amoureux, S, C, qu'il entrelace de tous les côtés.... Coelina sourit en voyant ces nouvelles preuves de sa tendresse. Y penses-tu, lui dit-elle, mon ami? Si ton rival s'est fâché hier en lisant une simple inscription, que dira-t-il ce soir en voyant tous ces chiffres suspendus sous des couronnes de violettes et de primevers? - Je m'inquiète fort peu, mon amie, de tout ce que pourra dire ce misérable Marcan, que j'aurais jeté hier dans le canal, si je n'avais été retenu par ta présence et celle de son père. - Ho, ho! quelle vivacité, mon Stéphany! Comme cela me déplaît de t'entendre parler ainsi! vraiment ce serait un joli moyen de me faire ta cour, que de noyer un homme pour moi! N'as-tu pas assez de grandeur d'ame pour mépriser une jalousie, d'ailleurs assez naturelle ; voyons, mets-toi à sa place? Serais-tu bien aise qu'un autre fît des chalets, des guirlandes et des chiffres pour ta Coelina? - Non ; mais si cet autre avait le bonheur d'être aimé d'elle, je me retirerais, et je ne chercherais pas à entraver son bonheur. - Tu dis cela, mon ami ; mais tu n'agirais pas avec autant de complaisance, si tu étais dans ce cas-là. Stéphany, jamais je ne reviendrai ici, jamais je n'accepterai de ta main ni violette, ni muguet, si tu ne me promets d'être plus doux, plus réservé avec Marcan, d'éviter, en un mot, des scènes qui feraient beaucoup de peine à ton père, si elles parvenaient jusqu'à lui. Jure-le-moi, mon ami, et tiens ta promesse. - Coelina, tu le veux? l'effort est pénible sans doute ; mais je m'en sens capable : ouï, j'aurai la force de me taire, de le voir sans cesse, près de toi, te faire des complimens, te parler même de sa feinte tendresse. Ouï, je garderai le silence, à moins qu'il ne se permette de me plaisanter ; car alors... - Eh bien, alors, mon ami, c'est par ton extrême honnêteté que tu lui feras mieux sentir ses torts : en général, la douceur confond toujours la violence, et remporte l'estime générale. - Bonne cousine, tu es un modèle de sagesse et de bonté: je t'imiterai ; oh, tu verras que je t'imiterai. - J'accepte donc tes cadeaux, et je te prie de recevoir en échange cette ceinture de soie que j'ai brodée pour toi. - Quoi! c'est à moi ; quoi! tu as travaillé pour moi! O Coelina! qu'elle va m'être précieuse cette parure, l'ouvrage de tes mains! Ce n'est point autour de mon corps, c'est sur mon coeur qu'elle doit être fixée sans cesse. La voilà là; tiens, elle ne me quittera jamais. - Imprudent! est-ce ainsi que cela se porte dans nos montagnes? tu te singulariserais ; et d'ailleurs, cela piquerait bien davantage encore la jalousie de Marcan. Non, mettez-la, à l'ordinaire, comme tout le monde. Voyons, que je vous l'attache?

Coelina fixa elle-même la ceinture autour du gilet blanc de son ami, et Stéphany sentit son coeur palpiter de la plus douce ivresse. A deux pas d'eux, la brebis chérie de Coelina broutait l'herbe tendre et nourricière, et le chien fidèle de Stéphany faisait mille bonds sur les petits monticules de gazon. Tableau enchanteur, s'écria Stéphany! Eh bien, tu disais avant-hier que c'était la dernière journée de bonheur dont nous dussions jouir? Tu vois qu'en voilà une encore? Ne t'alarme donc pas comme cela, Coelina, si tu ne veux me faire du chagrin. - O mon ami! je suis bien remise de mes sottes terreurs! J'étais un enfant, presqu'aussi timide que Tiennette qui a peur du diable, des revenans. Va, tu me verras dorénavant plus ferme et plus tranquille : j'ai pris mon parti sur Marcan, sur mon oncle Truguelin, et si je suis persécutée pour épouser un autre que Stéphany, j'ai un projet sûr, immanquable, et qui doit nous rendre tous deux heureux à jamais.

Ces jeunes gens causèrent encore, se promenèrent, et revinrent dîner avec M. Dufour, qui leur parut plus rêveur qu'à son ordinaire. L'après-midi, Coelina et Stéphany furent vaquer à leurs diverses occupations, et M. Dufour dit à Tiennette de faire descendre le pauvre homme, pour qu'il pût jouer une partie d'échecs et se distraire. Tiennette exécuta l'ordre de M. Dufour : le pauvre homme descendit, fut gai, et plus singulièrement à son bienfaiteur, qui lui gagna trois parties sur cinq. Tiennette était là qui regardait ; ce qui faisait plaisir à M. Dufour, qui trouvait au moins le moyen de causer avec quelqu'un ; car le muet ne pouvait qu'entendre, et cela eût beaucoup ennuyé M. Dufour, d'être obligé de faire tous les frais de la conversation.

La partie allait bien, nos joueurs étaient en train, lorsque tout-à-coup Truguelin et son fils, qui revenaient de Servoz, où ils avaient passé la journée, entrèrent dans le salon. Je ne puis dépeindre l'effroi qui parut sur leur visage en apercevant là l'indigent qui jouait paisiblement aux échecs avec le maître de la maison. Une pâleur mortelle couvrit leur front, leur langue se glaça, et leurs cheveux parurent se dresser. Pour l'indigent, il ne fut que déconcerté, et continua la partie comme s'il n'avait jamais vu ces étrangers. A la fin, ne pouvant plus tenir dans une situation aussi pénible, les deux Truguelins traversèrent le salon, firent un signe de tête à M. Dufour, et passèrent dans le jardin, où ils s'entretinrent ensemble de l'étrange rencontre qu'ils venaient de faire. Quand on est préoccupé par la crainte ou la douleur, on ne pense pas à prendre les précautions nécessaires pour n'être pas entendu. Le hasard voulut que Coelina était à lire dans un bosquet touffu : elle fut interrompue par deux voix qu'elle entendit près d'elle, et qu'elle reconnut être celles de son oncle et de son cousin. Ce misérable, disait Marcan à son père, qui l'aurait cru si près de nous? - Comment s'est-il introduit ici? - C'est une horreur, mon père ; il ne l'a fait que pour nous perdre! - Il n'a pas pu parler, puisqu'il est muet ; mais a-t-il écrit? - Dieu, mon père! tout mon corps frémit! - Rassure-toi, mon fils ; l'accueil que nous fait ce vieux Dufour prouve qu'il ne sait rien. - Non, il ne sait rien ; mais d'un moment à l'autre il peut tout apprendre. - Mon fils, il faut ici de la prudence ; il ne faut point nous aviser de faire renvoyer cet insolent, en indisposant M. Dufour contre lui ; le muet pourrait nous en vouloir davantage, et écrire de près ou de loin. - Que faire donc, mon père? - S'informer des domestiques de la manière dont notre ennemi s'est introduit ici, savoir d'eux l'asile qu'il habite, et.... - Et pour nous en débarrasser? - Ce soir, à mi-nuit, je t'en donnerai les moyens.

Ici Truguelin parla plus bas à son fils, et Coelina n'entendit plus rien : cette infortunée était destinée à marcher de surprise en surprise. Elle, qui s'était fait une ferme résolution de ne plus rien appréhender, elle sentit, pour cette fois, toute sa fermeté l'abandonner. Elle comprit bien que les Truguelins, parfaitement connus de l'indigent, craignaient son indiscrétion ; et ces mots : Ce soir, à minuit, je t'en donnerai les moyens , la faisaient trembler! Mais quel mystère impraticable! Qui l'aidera à en percer l'obscurité?... Elle se rappela dès-lors avec intérêt les divers avis de l'inconnu, et se promit d'en profiter plus que jamais. D'abord, elle résolut de ne révéler à qui que ce fût la conversation qu'elle venait d'entendre ; mais de voir tout, d'observer tout, et de veiller, pendant la nuit qui allait couvrir la nature, afin de secourir l'indigent, si toutefois il avait besoin de son secours.

Chapitre 5

Il y avait long-tems que la partie d'échecs était finie, que l'indigent était remonté dans son grenier, que M. Dufour enfin s'impatientait d'être seul, lorsque les Truguelins osèrent reparaître dans le salon ; mais ils y entrèrent d'une manière timide, la tête la première, comme pour examiner s'il n'y était pas encore, l'homme qui leur avait causé une si forte révolution. Coelina, Stéphany arrivèrent ensuite, et M. Dufour se plaignit, avec quelqu'aigreur, du long abandon où on l'avait laissé. Les Truguelins avaient eu tout le tems de se concerter ; ce fut le père qui prit la parole. Eh quoi, monsieur! dit-il au vieillard, vous vous plaignez de nous? N'étiez-vous pas avec un ami lorsque nous sommes entrés? - Un ami! un ami! J'aime bien votre ton d'ironie : un mendiant mon ami! - C'était un mendiant, cela? - Eh! quoi donc? un prince! Est-ce pour me faire rougir de l'admettre à ma socié

Coelina, enchantée de la commission, monta chez le pauvre homme, qu'elle trouva dans le plus grand accablement. Infortuné, lui dit-elle, vous avez eu le bonheur de plaire à mon tuteur ; c'est du moins une consolation dans vos maux.

Le pauvre homme penche sa tête sur le sein de Coelina, qu'il inonde de larmes. Que vous me faites de peine, lui dit cette aimable personne! vous avez des chagrins que vous seul connaissez, et personne ne peut vous consoler!

Les larmes du pauvre homme redoublent.

"Vous connaissez donc les Truguelins?"

Signe d'horreur.

"Ils vous en veulent beaucoup!"

Signe qui prouve que l'inconnu a bien plus de sujets de les haïr.

"Ils sont ici. S'ils allaient attenter à vos jours?"

Signe qui prouve qu'il ne craint rien.

"Comptez, comptez sur moi ; je veillerai sur vous."

Il baise les mains de Coelina.

"Buvez un verre de ce vin que mon tuteur vous envoie?"

Signe de surprise en même-tems, et de reconnaissance.

"Oui, c'est lui qui vous envoie cela. Il fait mille éloges de votre complaisance. Tâchez de le distraire souvent, comme vous avez fait tantôt ; cela fera qu'il vous gardera toujours ici."

Signe de refus et de désespoir.

"Comment! vous refusez de contribuer à l'adoucissement de ses maux?"

Signe qui prouve que ce n'est pas cela qu'il veut dire. Il remet une lettre à Coelina.

"Pour qui cette lettre? pour moi?"

Il l'engage à lire la suscription.

"Ah! pour M. Dufour! je cours la lui porter. O mon dieu! s'il y avait là-dedans quelqu'éclaircissement favorable!"

Elle veut sortir ; il lui fait signe de rentrer, et lui montre un dessin.

"Ciel! que vois-je? Ma mère à son lit de mort! moi-même au pied de son lit recevant sa bénédiction!..."

L'inconnu baise mille fois ce papier qu'il mouille de ses larmes, et le porte ensuite aux lèvres de Coelina, qui le couvre à son tour de mille baisers. Les pleurs, les soupirs aigus de l'indigent, ses sanglots entrecoupés, l'espèce de magie de cette scène éclairée d'une faible lampe, tout absorbe les sens de la sensible Coelina : elle tombe évanouie dans les bras de l'inconnu, qui s'empresse de la rappeler à la vie : elle recouvre enfin sa raison, et s'écrie avec l'accent de la douleur étonnée : Qui êtes-vous donc, homme singulier, impénétrable? jamais je ne vous vis chez ma mère, ni chez mon tuteur : qui êtes-vous donc?

L'indigent alonge le bras droit et détourne la tête, comme en disant : Jamais vous ne le saurez! Coelina émue, haletante d'inquiétude et de curiosité, quitte enfin cet être mystérieux, qui paraît se faire un jeu de la tourmenter. Elle descend l'escalier en murmurant contre l'indigent, et rentre dans le salon, pâle, et, pour ainsi dire, échevelée. La conversation était tellement animée, que Stéphany seul s'aperçut de son trouble. Il voulut lui en demander le sujet ; elle se hâta de le faire taire, s'assit, et écouta. Oui, monsieur, disait Truguelin, je trouve singulier que vous gardiez chez vous un tel homme, sans savoir son nom, ni son état. - Eh! quand je saurais tout cela, en serais-je plus avancé, pour ce dont j'ai besoin de lui? - Mais, monsieur, on voit si les gens ne sont pas des vagabonds ; s'ils tiennent à une famille!.... - Ne faut-il que tenir à une famille pour n'être pas vagabond? Eh! croyez-vous que je m'attache à ces préjugés de société, qui font qu'on ne reçoit telle ou telle personne, que parce qu'elle porte tel ou tel nom? O mon dieu! tous les hommes me sont bien indifférens! je les estime tous également, et à leur juste valeur. Je n'en connais pas un qui soit exempt de défauts ; et, si je ne voulais voir que les plus vertueux, ma vie ne suffirait pas pour les découvrir. Laissons donc cela, monsieur ; je vous le répète, cet homme est essentiellement nécessaire à ma consolation, et je le garde : j'avais donné quatre jours à Tiennette pour le retenir ici ; mais à présent, je ne veux plus qu'il en sorte : c'est comme cela, monsieur. Vous direz, ou le monde dira, que je lui ai voué de l'amitié pour un motif petit, mesquin, étroit, parce qu'il sait jouer aux échecs, n'est-ce pas? Eh, mon dieu! qu'importe le talent qui vous donne accès dans la société? Les hommes s'aiment ou se haïssent pour si peu de chose! On réussit toujours mieux auprès de ceux qu'on amuse, qu'auprès de ceux qu'on instruit ; je suis de ceux qui aiment qu'on les amuse : moi, cet homme me distrait et me console. - Mon oncle, interrompit Coelina, il vient de me remettre cette lettre pour vous.

M. Dufour prend la lettre, et soudain les physionomies des Truguelins deviennent sombres et terrifiées. Le père, tremblant que cette lettre ne contienne son arrêt, ne peut se tenir sur son siége ; il se lève, et porte l'audace jusqu'à prendre cette lettre dans les mains de M. Dufour, au moment où il va la décacheter. Bah! dit Truguelin en feignant de sourire, à votre place, je ne lirais pas ce fatras : vous verrez que c'est de nouveaux bienfaits que demande ce pleureur. De pareilles jérémiades doivent être jetées au feu.

M. Dufour reste interdit de la malhonnêteté qu'on lui fait. Truguelin alonge le bras pour brûler la lettre ; mais Coelina, qui se trouve par hasard près de lui, ne lui en laisse pas le tems : elle lui ravit à son tour le papier qu'il redoute, et le rend à son tuteur, en disant à Truguelin : Que faites-vous, monsieur? Ne savez-vous pas que M. Dufour est seul le maître de brûler ses papiers?

Truguelin pâlit ; et M. Dufour, après avoir appuyé le juste reproche de sa pupille, lit à haute voix la lettre, qui est conçue en ces termes:

"Agréez, homme généreux, le témoignage de ma vive reconnaissance, et mes adieux. Je sens que je ne puis rester plus long-tems chez vous, que ma présence y serait plus nuisible qu'utile, et je me retire. Adieu, monsieur ; adieu, Coelina ; adieu, Stéphany ; adieu tous les êtres intéressans que je chéris : l'aurore ne me trouvera plus sous le même toit que vous habitez. Ma destinée est d'être toujours malheureux, toujours persécuté; je vais suivre ma destinée....."

Point de signature! ajoute M. Dufour après avoir lu. Et il se plaint d'être toujours persécuté: par qui? est-ce par moi? En vérité, les hommes sont bien injustes, bien inconséquens ; ils ne peuvent jamais rester où ils sont bien. Mais c'est une folie ; il ne s'en ira pas ; non, je ne le veux pas ; je veux qu'il reste...... Mais j'ai oublié de lire le post-scriptum.

Les Truguelins étaient déjà rassurés de l'obscurité de la lettre : ce mot de post-scriptum leur rendit tout leur effroi. M. Dufour continua de lire:

"En vous quittant, monsieur, je ne fais que suivre vos ordres : demain est le terme fatal que vous aviez prescrit à mon séjour ici. Adieu : vous avez deux nouveaux hôtes dont les soins, le zèle et les égards vous feront sans doute oublier les faibles consolations que je pouvais vous offrir."

Les deux Truguelins se regardent, et voyent clairement que c'est une ironie de l'indigent. Il a raison, dit le père ; on dirait que cet homme nous connaît : ouï, nos soins et notre tendre amitié vous feront aisément oublier, monsieur, un homme qui n'est nullement propre, à tous égards, à faire votre société. - N'importe, interrompt monsieur Dufour, je persiste à exiger qu'il reste. Cet homme m'inspire, malgré moi, un vif intérêt. Il est malheureux, il a de l'éducation, de l'esprit, des talens ; je veux parvenir à percer le mystère dont il s'environne, et j'en viendrai à bout. Monte là-haut ; non pas toi, Coelina, tu t'attendris trop aisément ; mais Stéphany : oui, mon fils, va le trouver ; dis-lui que, s'il ne veut passer pour un ingrat à mes yeux, il cédera à mes instances : je veux qu'il reste, ou du moins qu'il ne parte, demain, ou un autre jour, qu'après que je lui aurai parlé.

Stéphany exécute l'ordre de son père, et redescend bientôt annoncer à M. Dufour que l'indigent se fait un devoir de lui obéir, qu'il ne partira point. Cette soumission, qui flatte infiniment le vieillard, désespère les Truguelins. Coelina, qui les observe, les voit successivement pâlir, rougir, se regarder, et se faire des signes qui annoncent, d'une manière non équivoque, le desir de se venger. La conversation change bientôt d'objets : Truguelin parle du bien qu'il a été voir à Servoz ; il ne l'achetera point, il est trop cher, et ne lui convient nullement. On lui en a parlé d'un autre plus près, sur les bords de l'Arve, sur la gorge où est situé le village de Saint-Gervais, par où l'on passe pour aller, soit en Tarentaise, soit en Piémont. Si celui-là ne lui plaît pas encore, il en verra un autre situé à côté de la rampe de Chède. Et puis il a toujours le projet de racheter sa chaumière de la vallée de Chamouny. Il ignore quel en est le nouveau propriétaire ; mais quel qu'il soit, il lui fera des offres si avantageuses, qu'il ne pourra se refuser à lui rendre son bien.

Ainsi parle Truguelin, et M. Dufour, qui l'écoute à peine, fait servir le souper. On se met à table ; chacun est silencieux et distrait. On se lève bientôt, et tout le monde se retire pour se livrer aux douceurs du repos. Tandis que Stéphany, tranquille comme l'innocence, goûte un sommeil que rien ne peut interrompre, le crime et la prudence veillent. Coelina, fidèle toujours à son projet de passer la nuit et de se montrer au moindre bruit qu'elle entendra chez l'indigent, dont le grenier est au-dessus de son appartement, prend un livre qu'elle ne peut lire. Elle pense aux scènes diverses qu'elle a sous les yeux depuis quelques jours : elle forme, sur la liaison des Truguelins avec l'indigent, mille conjectures qui se détruisent les unes par les autres. Elle réfléchit, et sort de sa rêverie, en entendant la cloche de Passy qui sonne la douzième heure de la nuit. Coelina se rappelle cette expression terrible de Truguelin : A minuit, je t'en donnerai les moyens , et son coeur bat violemment : elle écoute, elle n'entend rien ; elle écoute, silence général.... A la fin, un léger bruit la fait redoubler d'attention : elle entend qu'on monte très-doucement l'escalier, et qu'on s'arrête à la porte de l'asile de l'inconnu. Une voix qu'elle reconnaît être celle de Truguelin, dit très-bas : Ouvre ta porte, ami ; on ne veut que se réconcilier avec toi...... (silence. Truguelin continue): Ouvre ta porte, te dis-je, ou j'en fais sauter la faible gâche..... (toujours silence. Truguelin ajoute): Il dort, mon fils ; entrons.

En un instant la porte est ouverte, avec une fausse clef sans doute, et les méchans sont dans la chambre de l'inconnu. Coelina frémit ; elle quitte sa chaussure, et, sans prendre de lumière, elle monte, se cache dans un coin du pallier, et de là, entend et voit parfaitement tout ce qui se passe.

L'inconnu n'est point couché. Il est appuyé sur sa table, éclairé par sa lampe. Il tient des pistolets qu'il présente aux Truguelins d'un air menaçant, et en les invitant, d'un coup-d'oeil, à lire un papier qu'il vient d'écrire. Truguelin prend ce papier, et le lit à son fils : Si vous ne sortez à l'instant d'ici, je vous brûle la cervelle, et je révèle tout.

Truguelin tire, en souriant de mépris, une bourse pleine d'or, et dit à l'inconnu : Imprudent! que peux-tu faire contre nous deux? mais nous sommes moins violens que toi. Nous t'offrons cette bourse à condition que tu quitteras cette maison demain au point du jour. (Signe de refus.) Crois-moi, prends ce parti ; car nous sommes décidés à te perdre toi-même.

L'inconnu écrit, et Truguelin lit à son fils:

"Hommes féroces et barbares, vous lasserez-vous donc de me persécuter? que craignez-vous de moi? ne suis-je pas moi-même intéressé au silence : croyez-vous que je veuille perdre, en parlant, cette jeune Coelina qui nous est si chère à tous? Je refuse votre or ; j'obéirai à mon bienfaiteur qui m'ordonne de rester ; mais je vous promets de garder le secret, à moins que quelque violence de votre part ne me force à faire un éclat qui perdrait Coelina, vous, et moi le premier. Retirez-vous, cruels, et ne troublez plus quelques momens d'un repos salutaire que je goûtais, et que vous m'avez ravi depuis si long-tems."

Les Truguelins ne se contentent pas de cette réponse ; ils insistent pour que l'inconnu consente à s'éloigner : celui-ci refuse ; les monstres veulent se jeter sur lui : l'inconnu les repousse avec ses pistolets ; les Truguelins tirent des poignards dont ils se sont munis ; l'inconnu se prépare à tirer deux coups qui vont réveiller toute la maison..... Coelina, effrayée de cette scène d'horreur, jette un cri, et se précipite dans cet asile de la douleur et du crime. Les Truguelins, déconcertés, se retirent, entraînent Coelina, et lui disent, en rentrant chez eux : Silence, Coelina, silence! si vous parlez, vous vous perdez avec nous tous.

Coelina les laisse se renfermer, remonte chez l'indigent, qui lui ouvre en reconnaissant sa voix, et la force de s'asseoir près de lui. Coelina, émue au-delà de toute imagination, conjure, en versant un torrent de larmes, l'infortuné, à qui elle vient peut-être de sauver la vie, de lui expliquer tout ce que cela signifie. L'inconnu met un doigt sur sa bouche comme pour lui dire de se taire. Coelina insiste à son tour ; l'inconnu écrit, et lui fait lire ces mots, qui, par une bizarrerie bien étrange, se trouvent être absolument les mêmes que Truguelin lui a dits avant de rentrer:

"Silence, Coelina, silence!..... Si vous parlez, vous vous perdez avec nous tous."

Quel événement pour une jeune personne curieuse comme on l'est quand on est à son âge et de son sexe! Deux ennemis, qui paraissent irréconciliables, lui donnent séparément le même ordre, et leurs secrets la concernent! son bonheur est attaché au leur, à leur discrétion!..... Coelina, glacée de terreur, s'écrie après un moment de silence : Eh quoi! vos jours sont en danger, et je ne pourrais en avertir ni mon tuteur, ni son fils?

L'inconnu écrit : Personne.

"Et je suis mêlée dans vos débats?"

Il écrit : Vous en êtes l'objet.

"Comment?"

Il écrit : C'est un mystère.

"Qui me le fera découvrir?"

Il écrit : Le tems.

"Que faut-il donc que j'espère?"

Il écrit : Le bonheur.

"Homme cruel, pourquoi êtes-vous venu dans cette maison qu'habitaient avant vous la paix et l'innocence?"

Il écrit : Pour vous rendre heureuse.

"Juste ciel! quels moyens prenez-vous donc?"

Il écrit : Je vous le répète, attendez tout du tems ; vous saurez ce que je fais pour vous : mais sur-tout, ne révélez à qui que ce soit la scène dont vous venez d'être témoin. Observez, observez, et espérez.

L'inconnu se lève, prend la main de Coelina, qu'il serre contre son coeur, et la reconduit jusqu'à la porte, en lui faisant signe de se retirer.... Coelina le regarda avec interêt ensemble, et avec effroi. Cet être mystérieux lui en imposait. La source de ses larmes parut se tarir ; elle resta long-tems dans une espèce de stupeur : enfin, elle rentra chez elle, et chercha vainement le sommeil, qui s'éloigna de ses paupières jusqu'au lendemain matin.

Chapitre 6

Ah, monsieur, monsieur! s'écrie Tiennette en entrant chez M. Dufour, quelle peur j'ai eue cette nuit! Je vous l'avais bien dit, moi, qu'il y avait des revenans dans le petit donjon! - Quel conte-me fais-tu là! - Un conte, monsieur? Ah! c'est bien la vérité; je les ai vus et entendus. - Vus et entendus? - Oui, monsieur, oui! Il était environ une heure du matin, je dormais, moi ; tout-à-coup, je suis réveillée en sursaut par un bruit terrible ; c'était de grosses chaînes qu'on traînait tout le long de l'escalier qui conduit au grenier de ce pauvre homme : cric, crac! et puis des soupirs plaintifs, de longs gémissemens! Je m'effraie, et vous sentez bien que c'est fait pour cela. Je fourre ma tête sous ma couverture ; mais bah! je suis forcée de la retirer par une grande clarté qui perce à travers ma croisée : je regarde ; vous savez que ma croisée donne sur le pallier du grenier? c'était comme des ombres, ça allait, ça venait, ça murmurait, ça se plaignait : ils étaient une foule! Et puis le bruit des chaînes! et puis une odeur de soufre! Il y avait une femme qui, je crois, était bien noire comme la femme de Satan!.... Tout ça s'est retiré après avoir fait le sabbat, et je n'ai pas pu me rendormir de la nuit. - Folle que tu es! - Folle! ah, oui, folle! j'ai demandé ce matin au pauvre homme s'il n'avait rien entendu? Il m'a fait signe qu'il avait entendu et vu tout cela comme moi.... - Il s'est moqué de toi. - Oh! il n'oserait pas ; il m'a voué trop d'estime, trop d'amitié! Soyez sûr, monsieur, que c'était des revenans. Ne m'avez-vous pas dit qu'il y avait eu autrefois un homme de tué dans la chambre du donjon qu'occupe à présent mademoiselle? - Oui ; mais tu me rappelles des souvenirs bien douloureux! - Oh bien, monsieur! c'est l'ame de ce pauvre cher homme qui revient comme cela de tems en tems, et qui, peut-être, n'a pas été vengée. - Jamais. - Vous voyez bien, je parie que c'est une femme qui l'a tué? - Hélas, oui! une femme bien cruelle! - Voilà la femme que j'ai vue cette nuit! Oh! je ne suis pas si folle qu'on le croit! Mais voilà qui est décidé; je ne couche plus dans ma chambre, d'abord ; j'abandonne le petit donjon ; j'aimerais mieux demeurer dans la cave. - Bon! tu y serais bien mieux! cet infortuné y est enterré. - Enterré dans la cave? Ah, bon dieu! où se cacher donc ici?.... Vous avez bien mal fait d'acheter cette maison! - Acheter? Je ne l'ai point achetée, Tiennette ; elle me vient de mes ancêtres. - Est-ce que c'est un de vos parens qu'on y a assassiné? - Hélas, oui! mon propre frère. - Vous étiez donc trois frères? - Trois frères, comme tu dis. - Et celui-là a été égorgé ici? Vous voyez que c'est à vous qu'il en veut, ou à moi, parce qu'il sait que j'ai votre confiance. Ah! si j'avais su cela, je ne serais jamais entrée ici. - Tiennette, vous regrettez d'être à mon service? - Pardon, mon maître, mon bon maître ; ce n'est pas cela que je veux dire ; mais c'est que j'ai une si grande peur des revenans!.... - Allons, imbécille, tu as rêvé tout cela. - Je l'ai rêvé! ah! je l'ai rêvé! Eh bien, monsieur, voilà Coelina qui entre ; nous allons voir si je l'ai rêvé; car sûrement elle a entendu tout ce tapage-là comme moi.

Coelina paraît, et court embrasser son tuteur, qui lui fait signe d'écouter Tiennette. Tiennette interroge Coelina, et lui répète sa vision, en la priant de lui dire si elle a entendu tout cela? Coelina, malgré sa douleur, ne put s'empêcher de sourire ; elle se hâta cependant de nier l'histoire des revenans, et elle le pouvait sans mentir. La pauvre Tiennette passa donc seule pour visionnaire, et se retira en murmurant.

Ce jour-là, M. Dufour se sentait beaucoup mieux. Stéphany, qui survint, le prit sous le bras, et le fit marcher un peu dans son jardin. Il eut soin cependant de ne point guider ses pas vers le chalet amoureux qu'il avait construit pour Coelina. M. Dufour vit seulement la gondole, et se promena un moment sur son canal. Le vieillard jouissait ; il recouvrait ses forces, et sa goutte le tourmentait moins que les jours précédens. Il s'était assis au fond d'un bosquet lorsqu'il vit s'avancer vers lui Truguelin et Marcan, qui lui dirent qu'ils desiraient lui parler en particulier. Stéphany se retira, et Truguelin adressa la parole en ces termes à M. Dufour:

"Monsieur, quoique nous n'ayons pas l'avantage d'être vos parens, il existe cependant entre nous une espèce d'affinité qui m'encourage à vous parler franchement d'une affaire importante qui nous a rappelés ici, et dont dépend le bonheur de mon fils. Vous savez, monsieur, combien je fus attaché à ma soeur, cette pauvre Isoline, qui eut l'honneur d'épouser M. le baron des Echelettes, votre frère. Un contrat bizarre, vous le savez, fut le lien de cette union qui pouvait devenir presque nulle pour ma soeur, si l'hymen n'eût pas donné une fille à monsieur votre frère. Coelina vit le jour, et perdit, quelques années après, ses père et mère, qui lui laissèrent un héritage considérable. Peu fortuné vous-même, vous eûtes la bonté de vous charger et de l'enfant et de ses biens ; vous êtes maintenant le maître de tout cela. Si j'ose donc aujourd'hui vous demander la main de Coelina pour Marcan qui l'adore, ce n'est point, en vérité, pour les grandes richesses de cette orpheline ; mais c'est que ces jeunes gens s'aiment ; dès l'enfance ils ont l'un pour l'autre une tendresse réciproque. Mon fils, sur-tout, oh! mon fils aime sa cousine avec une véritable passion. Pendant tout le cours de nos voyages, il n'a fait que me parler d'elle : je lui ai promis de revenir ici vous la demander, et il voit que je lui tiens ma parole. C'était, d'ailleurs, le voeu de ma soeur, de la mère de Coelina, qui est morte long-tems avant son époux. Elle me disait souvent : Mon cher frère! que je serais heureuse si je pouvais un jour unir ma fille à son cousin Marcan, cet intéressant jeune homme que je chéris comme mon propre fils! Ah, mon cher frère! si la mort vient me surprendre avant que je puisse exécuter ce projet, dites à ceux qui prendront soin de ma Coelina, si ce n'est pas vous, dites-leur bien que ce mariage fut mon espoir, et qu'il me consolera dans ma tombe....... Ainsi parlait Isoline. Elle ajoutait : Ils le feront, ils le feront, si ce sont des gens qui ayent eu quelqu'amitié pour moi!..... Il semblait qu'elle devinait, monsieur, que ce mariage, qui la flattait tant, dépendrait un jour de vous. Notre bonheur est entre vos mains, monsieur ; vous êtes le tuteur, le second père de Coelina : qu'avez-vous à me répondre?"

Quelques jours avant, M. Dufour, qui avait la plus grande estime pour Truguelin, lui aurait répondu sur-le-champ qu'il consentait à ce mariage ; il aurait même pris jour soudain pour la cérémonie de l'hymen : mais, dans ce moment, M. Dufour, peu satisfait des contrariétés que ses hôtes lui faisaient éprouver depuis leur arrivée, toujours inquiet, sur-tout, des demi-confidences que lui avait faites son docteur sur le compte des Truguelins ; M. Dufour, dis-je, sentit que leur proposition demandait des réflexions et des informations. Il se contenta de répondre à Truguelin, que cette alliance ne lui paraissait pas disproportionnée ; mais qu'il lui fallait deux ou trois jours pour consulter sa pupille, et rendre une réponse définitive.

Marcan, toujours intimidé de la froideur de cette réponse, allait ajouter quelques réflexions à celle de son père ; mais M. Dufour, aperçut Stéphany qui passait ; il l'appela, prit son bras, et rentra chez lui, où il demanda à être seul.

Quelques minutes après, il se fit monter dans une voiture qu'on fut lui chercher à l'auberge de Sallenche, et se fit conduire chez le docteur Andrevon, qu'il soupçonnait, à juste titre, lui avoir déguisé la vérité, en feignant un prompt voyage en Tarentaise. Le docteur n'était point parti en effet. M. Dufour, qui s'était fait accompagner par Tiennette, le rencontra chez lui, et remarqua aisément la surprise que lui causa sa visite. Qu'est-ce, mon cher voisin, dit le docteur en accourant au-devant du vieillard? Vous voilà bien portant, à ce qu'il me paraît, puisque vous me faites l'honneur de venir me voir? - Ah, docteur! que j'ai souffert le jour où vous m'avez abandonné! - Moi, je ne voulais point vous abandonner : je croyais faire un voyage que des circonstances imprévues ont retardé; voilà tout. - Voilà tout! Et pourquoi, puisque votre voyage a manqué, pourquoi n'êtes-vous pas venu me visiter depuis trois jours? - Ah, oui!... Il est vrai... Mais des affaires impérieuses.... - Docteur, vous n'avez pas de confiance en moi? - En quoi donc mérité-je ce reproche? - Vous avez des secrets, docteur, et craignez de me les confier. - Des secrets, moi! sur quel sujet? - Sur les Truguelins! - Qui sont ces Truguelins dont vous me parlez? - Ouï, feignez de l'ignorer? Ce sont les deux hôtes que j'ai chez moi. - Ah, le frère et le neveu de feue votre belle-soeur? Je vous jure que je ne me rappelais plus leurs noms. - Mais pourquoi cette surprise, cette espèce d'horreur imprévue que vous avez manifestée en les apercevant chez moi? Pourquoi ces questions que vous me fîtes le lendemain avec tant de mystère et de précaution? - Je vous l'ai dit, mon voisin, je me suis trompé: deux personnes que j'ai... vues autrefois, et qui leur ressemblaient, sont cause de cette erreur. - Ecoutez-moi, docteur? Vous avez de l'estime pour moi? - Je dirai plus, j'ai de l'amitié. - Eh bien, donnez-m'en une preuve? Dites-moi ce que vous savez sur les Truguelins? Il s'agit ici du repos de ma conscience et du bonheur de Coelina. - Du bonheur de Coelina! de cette aimable enfant! Ah, parlez, parlez, qu'exigez-vous? - Je vous le répète, j'exige que vous me fassiez connaître les motifs de votre haine pour les Truguelins ; un mot doit vous engager à cet aveu : le père me demande la main de ma pupille pour son fils! - Eh, grand Dieu! - Je n'ai rien promis encore ; mais expliquez-vous? Vous voyez que cela presse, et d'ailleurs vous sentez qu'à mon âge on est prudent et discret ; vous ne devez pas craindre d'être compromis par moi. Je pourrai, si ce que vous allez m'apprendre exige le secret, me contenter de refuser sans donner de motifs. Oh! parlez, mon cher Docteur ; daignez accorder toute votre confiance à un homme qui la mérite.

Le docteur se recueillit un moment ; puis il pria tout bas M. Dufour d'éloigner sa gouvernante. M. Dufour donna ordre à Tiennette d'aller se promener un moment au jardin. Tiennette obéit, M. Dufour resta seul avec Andrevon, qui s'approcha de lui, et lui fit à voix basse le récit suivant:

"Oh! que vous avez bien raison, mon cher voisin, de détester les hommes, de les regarder tous comme des monstres! Comme votre philosophie est bien la mienne! Que de vices cachés! que de crimes ensevelis dans la nuit du mystère! Si le coeur des mortels se montrait à nu, on ne pourrait pas faire un pas sans rencontrer un scélérat! C'est l'expérience qui m'a conduit à penser comme vous ; c'est l'habitude de voir des hommes souffrans au lit de la mort, repentans souvent de leurs vices, faisant, dans le délire du transport, l'aveu de crimes dont jamais on ne les aurait cru capables! Combien j'ai vu de ces aveux, arrachés par la douleur, faire rougir de modestes épouses, scandaliser d'innocens enfans agenouillés autour du lit d'un père qu'on croyait vertueux! Ah, mon voisin! il faut avoir été médecin, et compter soixante hivers, pour connaître les faiblesses de l'humanité: mais revenons au sujet que nous avons à traiter."

"Vous me dites que le fils de M. Truguelin demande la main de votre Coelina? Ah! gardez-vous de faire un pareil mariage, si vous ne voulez unir la vertu au crime, une faible victime avec un assassin! - Un assassin, grand Dieu! - Oui, un assassin, et je vais vous le prouver ; mais j'exige votre parole d'honneur que jamais un pareil secret ne sortira de votre sein? - Je vous la donne. - Ecoutez-moi? Il y a neuf ans à-peu-près, vous savez que j'étais alors établi dans cette ville, que j'ai quittée depuis, où je suis revenu ensuite. C'est égal, tout cela ne fait rien à notre affaire. Il y a neuf ans donc, que revenant un soir de la ville de Cluse, où j'avais été voir quelques malades, j'étais sur ma mule, et je montais doucement le rocher d'Arpennaz, lorsque deux particuliers, égarés, furieux, couverts de sang, tenant encore dans leurs mains des fers ensanglantés, passent rapidement à côté de moi, comme deux hommes qui se sauvent après avoir commis un grand crime. Leur aspect m'effraie ; je les prends pour des brigands qui dévastent les vallées, et je fais faire un détour à ma mule. A cent pas environ qu'ils avaient au-dessus de moi, l'un des deux chancèle, tombe, et je vois l'autre qui se jette sur lui avec l'attitude de la douleur et du désespoir : ces mots même frappent mon oreille : Mon fils, mon cher fils, faut-il que je te perde ici, moi qui suis aussi faible et autant blessé que toi?"

"Ces mots me rassurent et appellent ma sensibilité. Je ne crois plus ces particuliers des scélérats, mais des victimes tombées sous les coups de quelques brigans. Je pique ma mule vers ces êtres souffrans, et je m'écrie de loin : Messieurs, messieurs, avez-vous besoin de mon secours? Je suis chirurgien, médecin, tout pour secourir l'humanité."

"Ah, monsieur! me répond le père en sanglotant, venez, venez, mon pauvre fils va mourir là faute de vos soins. - Qu'a-t-il donc? - Nous avons été attaqués, et c'est en nous défendant qu'on nous a blessés comme vous le voyez."

"Soudain ces deux particuliers, qui avaient la tête voilée, circonstance qui ne me donnait pas une grande confiance en eux, se découvrent, et je vois deux figures couvertes de sang. L'un avait la lèvre fendue comme par diverses morsures ; l'autre, et c'était le fils, qui me parut très-jeune, avait ses vêtemens et la peau de l'estomac entièrement arrachés. Quel spectacle!... Ces particuliers, vêtus proprement d'ailleurs, et n'ayant nullement l'extérieur de voleurs, je m'intéressai à eux. Je fis d'abord couler dans la bouche du jeune homme, qui était évanoui par la perte de son sang, quelques gouttes d'un élixir merveilleux qui lui rendit ses sens et sa raison. Le père en prit aussi : j'étanchai leur sang à tous les deux, et je bandai leurs plaies avec des bandelettes que je porte toujours en voyage avec moi. Quand tout cela fut fini, la nuit devenant très-obscure, je les engageai à venir se rétablir chez moi : je m'aperçus en leur disant que je demeurais à Sallenche, qu'ils frémirent tous deux : ils refusèrent d'abord ; mais où pouvaient-ils aller dans leur état? Ils acceptèrent ; je les mis tous deux sur ma mule, que je conduisis au pas, et nous arrivâmes à une heure du matin ici, où je les couchai chacun dans un bon lit, et dans le même appartement, ainsi qu'ils l'exigèrent."

"Le lendemain, je voulus les questionner sur l'aventure qui les avait réduits à implorer mon secours ; je m'aperçus qu'ils employaient une grande dissimulation et des mensonges invraisemblables. Soudain, et tout ignorant que j'étais des causes de leur accident, ils perdirent ma confiance, et je ne les traitai plus dès-lors que par cette pitié qu'on doit avoir pour tout être souffrant."

"Le père, bien moins maltraité que le fils, se rétablit en deux jours ; mais la maladie du jeune homme empira singulièrement. Il avait deux côtes enfoncées, et je pensai que des mains vigoureuses lui ayant arraché la poitrine, avaient failli de lui crever tout l'estomac. Jugez dans quelle crise le malheureux s'était trouvé! Je ne tardai pas à présumer qu'il était coupable et l'unique auteur de ses maux. Une nuit qu'une fièvre brûlante desséchait ses veines, un transport furieux agita soudain son cerveau ; son père et moi nous ne pûmes le contenir. Il faisait des sauts multipliés, et s'écriait : Il est là!... Il me regarde!.... Le voyez-vous? Aussi pourquoi ai-je voulu l'assassiner? que m'a-t-il fait à moi? Qu'a-t-il fait à mon barbare père? Oh! chassez-le donc de mes yeux? Voyez-vous comme il cherchait mon coeur avec ses doigts ensanglantés?.. Il le tient ce coeur féroce qui avait juré sa perte..... O ciel! un échafaud l'attend! Arrêtez, juges barbares ; il est innocent : c'est moi qui l'ai égorgé!... Dieux! c'est moi qu'on traîne sur cet échafaud ensanglanté. La hache de la mort, qui punit les assassins, la voyez-vous suspendue sur ma tête?... Elle me frappe... Je meurs!..."

"Il tomba dans une espèce de léthargie, fruit heureux des secousses violentes qu'il venait d'éprouver ; et moi, je croisai mes bras sur ma poitrine, en regardant avec effroi le père, dont la honte et l'embarras étaient excessifs.... Il balbutia quelques mots entrecoupés.... L'insensé! ce que c'est que le transport!.... On ne sait ce qu'on dit. Il confond : c'est lui qu'on a voulu égorger, et il s'accuse!...."

"Monsieur, lui dis-je, vous êtes très-heureux que cette scène se passe chez un homme aussi prudent, aussi discret que moi.... J'ai entendu parler de cet infortuné qu'on a trouvé mutilé dans le bois d'Arpennaz, le soir de votre aventure, et qu'on a conduit à l'hospice de la vallée du Reposoir. Serais-je injuste de présumer que vous êtes ses assassins?...."

Ici M. Dufour interrompit le docteur Andrevon. Que parlez-vous, lui dit-il, d'un infortuné, du bois d'Arpennaz, de l'hospice du Reposoir? répétez-moi cela? - Oui, mon voisin. Vous saurez que, le soir même où je rencontrai ces deux particuliers, plusieurs voyageurs trouvèrent un pauvre mendiant, baigné dans son sang, à quelques pas du rocher d'Arpennaz. - Et il n'y a que neuf ans de cela? - Neuf à dix ans ; je ne me rappelle pas au juste l'époque ; c'etait dans cette saison-ci. - Ciel!..... quels rapports!... Continuez, je vous prie? Que répondit le père au juste soupçon que vous lui fites entrevoir? - Rien ; des monosyllabes, des..... ah, dieu!.... quelle horreur!...... pourriez-vous penser?......"

"Je ne doutai plus que j'avais chez moi des assassins, et je balançai dans le dessein de les livrer à la justice qui les faisait chercher. Cependant, en pensant que ces scélérats pouvaient appartenir à une famille que leur supplice allait déshonorer, convaincu sur-tout que la mort d'un coupable, qui n'efface jamais le mal qu'il a fait, est toujours d'un faible exemple pour les misérables qui lui ressemblent, je me contentai de mépriser ceux-ci, et de ne leur donner que les strictes soins qu'exige l'humanité. Un jour (et ce trait me confirma pour jamais dans mes soupçons) le fils se levait depuis vingt-quatre heures ; il était rétabli ; un matin, dis-je, ma gouvernante m'apprit que mes deux pensionnaires s'étaient évadés pendant la nuit, en passant par-dessus les murs de mon jardin, au moyen d'une échelle de corde qu'ils avaient faite... Je courus vîte à leur appartement, où je trouvai une bourse et une lettre ainsi conçue:

Homme soupçonneux et défiant, vous seriez capable de perdre l'innocence même! Nous vous fuyons, persuadés que, sur je ne sais quels soupçons, vous avez le projet de nous compromettre. Nous ne craignons pas les lois, mais nous craignons jusqu'à l'ombre de l'opprobre ; et une accusation injuste est toujours infamante. Recevez le salaire de vos peines, et ne cherchez point à suivre nos traces que vous ne découvrirez jamais!"

"Quelle plus forte preuve pouvais-je avoir de leur crime?... Ce salaire , dont ils parlaient d'une manière si injurieuse pour moi, me faisait horreur venant d'eux ; je m'avisai de faire parvenir la bourse à leur victime qui était encore à l'hospice ; mais pour la lettre, je la gardai, et je l'ai encore. La voilà; dites, est ce bien là l'écriture de M. Truguelin?

M. Dufour reconnut en effet la main du frère de sa belle-soeur. "Jugez, continua le docteur, jugez de ma surprise et de mon indignation en rencontrant l'autre jour chez vous ces deux particuliers, que je croyais vous être parfaitement étrangers! Je n'ai pas été maître de moi ; je vous ai quitté avec une malhonnêteté dont je vous demande pardon ; mais à ma place, n'en eussiez-vous pas fait autant?"

Ainsi parla le docteur ; et M. Dufour, pétrifié, resta long-tems immobile et pensif ; puis il s'écria : Moi, livrer ma nièce à de tels monstres! jamais, jamais!.... Mais, docteur, ce qu'il y a de plus étonnant dans cette aventure, c'est que je crois avoir chez moi le malheureux qui est tombé sous leurs coups. - Quoi! ce mendiant?... - Il est chez moi, vous dis-je ; oh! c'est lui... Cependant il les a vus ici, et n'a pas paru les reconnaître. Eux-mêmes ils ne l'ont point fixé, ne lui ont point parlé; ils m'engageaient pourtant bien fort à le chasser.... Oh! c'est lui. Je saurai cela, au surplus, je le saurai. Eh bien, mon voisin! les hommes, les voilà! Ils sont bien aimables, n'est-ce pas? J'aurais mis ma main au feu pour ces deux-ci ; ils étaient les seuls que j'eusse distingués parmi leurs semblables, et les voilà: ce sont justement les plus vicieux à qui j'avais accordé mon estime. Qui s'y reconnaîtrait après cela? Je vous le dis, mon voisin ; l'estime publique, les moeurs privées, les belles actions même, tout cela ne m'en impose plus. Je suis plus convaincu que jamais, que chaque homme se masque en public, qu'il n'y en a pas un, fût-ce le père de famille le plus respecté, qui n'ait un défaut secret, vil, honteux, ignoré souvent de sa propre maison et de tous ceux qui l'entourent. Je juge les hommes peut-être avec trop de sévérité; mais c'est leur faute : que ne s'offrent-ils différemment à mes regards perçans! - Vous avez raison de dire que vous êtes trop sévère, mon voisin ; car, sur ce pied-là, vous seriez le seul homme estimable sur la terre : et moi, vous ne me feriez pas la grace de me croire exempt d'un vice secret, pas plus que les autres, n'est-ce pas? - Ma foi, mon voisin..... - Tranchez le mot, mon voisin ; je vous excuserai en faveur de votre mysanthropie, qui ne vous domine que parce que vous avez été malheureux. Néanmoins, quoique très-mysanthrope aussi, je n'abonderai point dans votre sens, quand vous pousserez la haine des hommes à cet excès. Je suis persuadé, moi, qu'il existe, en petit nombre, il est vrai, mais il en existe, des pères de famille vertueux, irréprochables ; des amis zélés, sensibles, généreux ; des époux fidèles, constans et probes. Si j'avais l'avantage de causer souvent avec vous, mon voisin, je vous ferais revenir de votre erreur en vous donnant des exemples, en vous montrant des modèles de moeurs et de probité.

M. Dufour secoua la tête, et fit appeler Tiennette. Tiennette accourut, le leva de dessus son siége ; et M. Dufour, après avoir encore remercié son voisin, après lui avoir promis de nouveau le plus grand secret, remonta dans sa voiture, et revint chez lui.

Chapitre 7

Est-ce que M. Truguelin et Marcan ne sont pas ici, demande M. Dufour, en rentrant, à son fils? - Non, mon père. Nous avons le bonheur d'en être débarrassés pour quelques jours. - Pour quelques jours? - Oui, mon père ; ils viennent de partir pour la vallée de Chamouny : ils vont, disent-ils, y racheter cette chaumière qui leur est si précieuse. De là ils iront à Chède, à Saint-Gervais, en Tarentaise, en Piémont, que sais-je, moi? ils veulent à tout prix acheter du bien dans ces environs. - Oh! qu'ils ne prennent point ce soin-là; je n'ai pas besoin de pareils voisins. - Que dites-vous, mon père? est-ce que vous ne desirez pas qu'ils se fixent ici? - Taisez-vous, mon fils ; vos questions me déplaisent. Allez savoir là-haut si cet indigent n'est point sorti : vous lui direz de venir me parler. - J'y vais, mon père.

Stéphany, un peu confus de la froideur de son père, n'en reprit pas moins toute sa gaieté. Je n'ai pas besoin de pareils voisins , a dit M. Dufour! Il est donc brouillé avec eux? Il a donc appris quelque chose sur leur compte? Stéphany rencontre Coelina, à qui il rend compte de ce changement. Coelina, étonnée, appelle à son tour Tiennette, et lui demande en quel lieu elle a conduit son maître. - Soyez tranquille, répond Tiennette ; oh, je suis d'une joie! nous avons été chez le docteur. On m'a fait retirer ; mais j'ai bien vu que le docteur avait raconté tout plein de choses à monsieur. Je m'en suis aperçue, vous dis-je, parce que lorsque monsieur est sorti, il a dit plusieurs fois au docteur : Je vous remercie bien, mon voisin ; voyez, je n'aurais jamais cru cela d'eux. Cette pauvre Coelina, non, je ne la sacrifierai point, et mille autres choses semblables. - C'est cela, interrompit Coelina, mon oncle a vu l'accueil que le docteur a fait aux Truguelins, et il aura été chez M. Andrevon, pour lui demander les motifs de sa surprise : mais que lui a donc raconté le docteur? - Je l'ignore, reprit Tiennette ; mais dans la voiture, monsieur était pensif : il nommait souvent les Truguelins ; puis il serrait les dents ou mordait ses lèvres. Il m'a fait aussi répéter l'histoire des revenans de cette nuit, que j'ai vus comme je vous vois, et il m'a dit après : C'est bon, je saurai cela.

Coelina frémit à cette dernière phrase de Tiennette. Stéphany, qui s'en aperçut, lui demanda, en plaisantant, si elle avait peur aussi des revenans. Coelina, fidèle à la promesse qu'elle avait faite de ne rien révéler de ce qu'elle avait vu, donna dans la plaisanterie de son cousin, et celui-ci monta chez le pauvre homme, qui descendit avec lui, suivant l'ordre de M. Dufour.

Approche-toi, mon ami, lui dit le vieillard, assieds-toi devant cette table. Tiens, voilà tout ce qu'il te faut ; j'exige que tu écrives tes réponses à chaque question que je vais te faire. Je te demande sur-tout de la franchise et de la confiance ; je saurai bien t'en récompenser.

Le pauvre homme, étonné, s'assit, prit la plume, et répondit, ainsi qu'on va le voir, aux diverses questions de M. Dufour.

M. DUFOUR. Ton nom?

REPONSE. Je ne puis le dire, à moins que vous ne l'exigiez, et alors je serais forcé de prendre le faux nom que je me suis donné.

M. DUFOUR. Pourquoi ce mystère?

REPONSE. Ce n'en sera pas un long-tems pour vous ; mais j'attends, pour vous le confier, une circonstance qui n'est peut-être pas éloignée.

M. DUFOUR. Quelle est cette circonstance?

REPONSE. C'est mon secret.

M. DUFOUR. Est-ce toi qui fut blessé, il y a neuf à dix ans, dans le bois qui avoisine le rocher d'Arpennaz?

REPONSE. C'est moi.

M. DUFOUR. Te rappelles-tu que Tiennette, ma gouvernante, vola à ton secours, te fit porter à l'hospice du Reposoir, et ne te quitta que le lendemain soir?

REPONSE. Je n'oublierai jamais l'intérêt que me témoigna cette bonne fille, et je lui en aurai une éternelle reconnaissance.

M. DUFOUR. Connaissais-tu tes assassins?

REPONSE. Que trop, hélas!

M. DUFOUR. N'était-ce pas un homme fait et son fils?

REPONSE. C'étaient deux particuliers.

M. DUFOUR. On les nommait?

REPONSE. Je dois taire leur nom.

M. DUFOUR. Quel diable d'homme, avec ses mystères! Et si je les connaissais, moi?

REPONSE. Cela serait possible.

M. DUFOUR. Connais-tu les Truguelins?

REPONSE. J'en ai entendu parler.

M. DUFOUR. Par qui?

REPONSE. Par la voix publique.

M. DUFOUR. Et que dit-elle d'eux, cette voix publique?

REPONSE. Beaucoup de mal.

M. DUFOUR. Ha, ha! et quoi encore?

REPONSE. On les accuse sourdement de plusieurs crimes secrets.

M. DUFOUR. Nous y voilà. Et dit-on quels sont ces crimes?

REPONSE. Affreux! impénétrables! et dont le seul récit fait frémir!

M. DUFOUR. Tu n'en sais point les détails?

REPONSE. Je les ai oubliés.

M. DUFOUR. Oseras-tu me nier que tu sois leur victime?

REPONSE. J'ai tant souffert, que je ne puis nombrer mes persécuteurs.

M. DUFOUR. Ceux-ci sont de ce nombre? On me l'a dit.

REPONSE. Je ne suis connu ici de personne ; personne n'a pu vous parler de moi.

M. DUFOUR. On m'a pourtant assuré que c'étaient les Truguelins qui t'avaient attaqué dans le bois d'Arpennaz? Réponds-moi oui ou non?

REPONSE. Non.

M. DUFOUR. Non!.... Tu m'en imposes!

REPONSE. Je dis la vérité.

M. DUFOUR. Mais qui t'a donc réduit à cet état déplorable?

REPONSE. Des ennemis bien cruels.

M. DUFOUR. Les Truguelins?

REPONSE. Mes propres fautes.

M. DUFOUR. En ce cas.... d'abord que tu m'affirmes que M. Truguelin.... que son fils.... ne sont point coupables de ce crime.... qu'on leur imputait, je ne risque rien de suivre ma première idée.... oui, je vais marier Coelina à Marcan.... Qu'en penses-tu?

REPONSE. Que vous ferez le malheur de Coelina.

M. DUFOUR. Qui te le fait présumer?

REPONSE. Leur réputation. Oui, le père et le fils, je vous le répète, passent pour des monstres capables des plus grands forfaits, et un jour vous en aurez la preuve.

M. DUFOUR. Quand viendra ce jour, homme impénétrable?

REPONSE. Quand vous voudrez.

M. DUFOUR. Et que faut-il que je fasse pour cela?

REPONSE. Marier votre pupille à monsieur votre fils. Coelina et Stéphany s'adorent : faites le bonheur de ces jeunes gens, et le voile du mystère se déchirera.

M. DUFOUR. Qui m'éclairera alors?

REPONSE. L'homme que vous cultivez le moins, sur la franchise duquel vous serez bien loin de compter.

M. DUFOUR. Et cet homme, c'est toi peut-être?

REPONSE. Ce ne sera pas moi.

M. DUFOUR. Il se fait un malin plaisir de redoubler ma curiosité. Ainsi, ton avis est que j'unisse Coelina et Stéphany? Mais si je fais ce mariage, moi qui n'ai rien à donner à mon fils, ne m'accusera-t-on pas de ne l'avoir marié, que pour faire passer dans ma famille les grands biens de ma pupille?

REPONSE. Des méchans pourront vous faire ce reproche ; mais vous mépriserez leurs calomnies.

M. DUFOUR. Et ces méchans, ce sont les Truguelins?

REPONSE. Ce sont eux.

M. DUFOUR. Tu les connais plus que tu ne veux le dire!.... Oui, ce sont eux qui t'ont persécuté; tu ne me l'ôteras pas de l'idée. T'ont-ils parlé depuis qu'ils sont ici?

REPONSE. Ils m'ont parlé comme tout le monde.

M. DUFOUR. Quand? Cette nuit peut-être?

REPONSE. Qui vous fait penser que c'est cette nuit plutôt qu'hier?

M. DUFOUR. Une histoire de revenans que m'a conté Tiennette.

REPONSE. Elle a raison ; j'ai vu ces revenans tout comme elle.

M. DUFOUR. Allons, tu es un visionnaire à présent ; il est impossible de t'arracher un mot de bon-sens..... Me voilà aussi avancé d'après cet entretien, que s'il n'avait pas eu lieu. Retire-toi, homme faux et dissimulé; et retiens bien que, si j'apprends un jour la vérité, je saurai te punir de ce que tu ne me l'as pas révélée le premier.

REPONSE. Vous ne me punirez pas alors. Vous me plaindrez ; oh, oui, j'espère que vous me plaindrez!

Le pauvre homme se leva, salua M. Dufour, s'arrêta à examiner le portrait de la mère de Coelina, soupira, et remonta chez lui. M. Dufour ne perdait pas un seul de ses gestes. M. Dufour, les bras étendus, la bouche ouverte, l'oeil fixe, voyait encore l'indigent, même lorsque ce dernier n'était plus dans l'appartement. Le vieillard, maître enfin de sa raison, relut le papier où l'inconnu avait écrit ses réponses : il les étudia, et remarqua qu'il n'y en avait pas une qui fût en contradiction avec les autres. Il niait que les Truguelins fussent ses assassins, et cependant tout, dans le récit du docteur, dans celui même de Tiennette, donnait lieu de le croire. Quoi qu'il en soit, les Truguelins devinrent tout-à-coup odieux à M. Dufour. Il se leva, fit quelques tours dans sa chambre, au moyen de deux cannes à béquilles ; puis ayant pris le bras de Tiennette, il desira se promener un peu dans son jardin.

Tiennette, lui dit-il en chemin, tu as étrangement rêvé cette nuit, en croyant voir des revenans? - Non, monsieur, non, je n'ai point rêvé. - Ce qu'il y a pourtant d'étonnant, mon enfant, dans tout cela, c'est que le pauvre homme prétend les avoir vus comme toi. - Là, vous voyez bien, monsieur? je ne suis pas la seule. Venez donc me traiter de visionnaire! - Dis-moi, Tiennette, rappelle un peu ta raison : ces revenans, n'était-ce pas plutôt M. Truguelin et Marcan son fils? - Attendez donc ; vous me faites penser!... Oui, il y avait bien quelque ressemblance ; mais, non, non, ceux-ci avaient de grandes moustaches noires, et puis les doigts crochus, je crois ; oui, ils avaient les doigts crochus. - Et des longues queues, n'est-ce pas? imbécile! Par quelle fatalité ne puis-je parler aujourd'hui qu'à des insensés! - Mais si le pauvre homme les a vus, il a pu vous les dépeindre. - Tais-toi, sotte... Au surplus, ces Truguelins me déplaisent. - Oh! et à moi aussi. - A toi? Que t'ont-ils fait? - Rien ; mais ils sont méchans, j'en suis sûre ; on lit cela dans leurs yeux. Et puis les traits du père me rappellent ceux d'un scélérat..... - Comment? - Oh, rien, monsieur ; cela ne peut pas vous intéresser. - Je n'unirai point Coelina à Marcan. - Ah, monsieur! mariez-la plutôt à son cher Stéphany. - Tu sais donc qu'ils brûlent d'être époux? - Eh, qui ne le sait pas? Ah! tenez, venez, monsieur, venez de ce côté-ci ; je vais vous montrer un chalet que votre fils a construit pour Coelina. Vous y verrez s'il aime Coelina.

Tiennette conduisit son maître au chalet, où nos amans, qui s'y étaient réunis, restèrent pétrifiés en voyant s'avancer M. Dufour. Ne vous dérangez pas, mes enfans, leur cria de loin, en souriant, le bon vieillard ; restez, restez, et souffrez seulement que je partage votre siége au milieu de ce galant édifice. Comment! mais c'est bien joli, et bien amoureux toutes ces devises! Il est fâcheux seulement que tout ce bel appareil ajoute encore au triomphe de Marcan! - Que voulez-vous dire, mon père? - Tu ne sais pas?....... Comment! est-ce que je ne t'ai pas appris qu'il m'a demandé la main de Coelina? - Ah, ciel! - O mon oncle! refusez, refusez, je vous prie : songez que l'hymen qui m'arracherait de vos bras paternels, serait pour moi le plus grand des malheurs. Vivre libre, mon cher oncle, près de vous ; vous consoler, adoucir vos maux, voilà mon seul desir ; tout autre engagement me ferait mourir de douleur! - Ah, rusée!... vous ne dites pas le véritable motif de ce beau dévouement pour moi ; mais je l'ai deviné, oh! je l'ai deviné. Ha çà, mes enfans, causons, causons, puisque nous en trouvons le moment favorable. Recule-toi un peu, Coelina, pour faire une petite place à Tiennette : elle n'est pas de trop, cette bonne fille ; elle n'est jamais de trop quand il s'agit de parler de votre bonheur.

Coelina et Stéphany, à qui ce discours donnait le plus doux espoir, s'empressèrent de bien placer M. Dufour au milieu d'eux : Tiennette s'assit près de sa jeune amie, sous le berceau de fleurs, et le soleil, qui éclairait ce site délicieux, fut témoin de la plus douce conversation. Ce fut le vieillard qui l'entama en ces termes:

"Je suis vieux, mes amis ; je suis infirme, et je serais bien aise de voir tout ce qui m'entoure heureux, avant de tomber sous la faulx de la mort, suspendue sur ma tête, et peut-être prête à me frapper. Voilà ce qui m'avait fait écouter les propositions de Marcan ; mais, depuis ce matin, j'ai bien changé d'avis ; et, pour des motifs que nous connaîtrons peut-être mieux un jour, je me garderai bien de livrer la fille de mon pauvre frère à ces gens dont tout le monde parle très-mal. J'ai un autre parti tout prêt pour Coelina ; mais avant de vous le nommer, je dois vous expliquer les raisons qui m'ont empêché de penser à lui jusqu'à présent. Ecoutez-moi ; sans vous faire connaître aujourd'hui toutes mes aventures, dont le récit, que je remets à un autre jour, me fatiguerait trop, je puis vous dire en somme ce que je suis et ce que fut mon frère."

"Nous étions trois fils d'un simple notaire de cette ville. Vous jugez bien que, dans un endroit moins peuplé alors qu'il ne l'est aujourd'hui, mon père ne travaillait pas beaucoup, et ne pouvait pas amasser une grande fortune. Mon frère aîné, pour adoucir les charges de mon père, s'était mis guide ; c'est-à-dire, qu'il conduisait les voyageurs qui desiraient visiter les glaciers et les hautes montagnes de Chamouny. Il fallait du courage et de l'instruction pour ce métier très-lucratif, et mon frère Carron (c'était son nom) avait de la force, de l'esprit et beaucoup de connaissances. Moi, je voyageai long-tems, et notre plus jeune frère eut le malheur d'être tué dans une affaire que je vous détaillerai dans un autre moment. A mon retour de mes voyages, il y a quinze ans de cela, je trouvai les choses bien changées ici. Mon père n'existait plus : j'avais alors cinquante ans, et mon frère aîné comptait soixante et deux années ; mais Carron avait fait une fortune brillante, et voici en quelle occasion. Je vous ai dit que son état était d'être guide des voyageurs. Un jour, un particulier, mis très-simplement, et suivi de deux domestiques, se présente à la poste de Sallenche, et demande un guide. On lui propose Carron : ce particulier avait entendu parler de l'intrépidité et des connaissances de mon frère : il l'accepta. Les voilà donc partis tous deux, sans suite. A une demi-lieue de Sallenche, un orage affreux se déclare. La pluie, la grêle, les éclairs, tout le fracas de la nature se prolonge tellement, que la nuit commence à déployer ses ailes avant que le danger soit passé. Le voyageur et mon frère étaient restés abrités sous la voûte d'un rocher. Le voyageur imprudent n'aperçut pas plutôt le firmament s'éclaircir, qu'il voulut continuer sa route. En vain Carron lui représenta-t-il le danger qu'il allait courir, l'étranger ne l'écouta pas : il était au pied du Nant sauvage, ce torrent qui est si dangereux lorsqu'il pleut sur les montagnes ; le tems était horrible, et il faisait nuit : le voilà qui pique son cheval, et se jette dans de profondes ornières. L'étranger s'aperçoit qu'il va tomber dans un précipice affreux ; il se jette à bas de son cheval, et voit dans l'instant cet animal effrayé s'engloutir et disparaître à ses yeux. Mon frère, qui venait de perdre de vue le voyageur, quoiqu'il le suivît de très-près, entend ses cris plaintifs, se jette dans le torrent, l'atteint, et parvient à le tirer de ce mauvais pas.

"Cependant les eaux s'amoncelaient dans la cascade, et nos deux voyageurs se trouvaient presque dans l'impossibilité de traverser un autre bras du torrent, qui grossissait, pour rejoindre le chemin de Sallenche. Carron se sacrifie ; après avoir monté sur un roc l'étranger qui se trouve en sûreté, Carron se jette de nouveau à la nage, traverse le torrent, va prendre une lanterne dans la cabane d'un paysan voisin, revient par des chemins détournés sur la roche, et ramène son voyageur, qui, tremblant d'effroi du danger qu'il a couru, demande à retourner à Sallenche. Ce fut ici, dans la maison paternelle qu'habitait Carron, qu'il apprit le nom de ce voyageur à qui il avait sauvé la vie. C'était le propre neveu du duc de Savoie : jugez de sa surprise!

"Ce prince, sensible, reconnaissant et généreux, l'accabla de ses bienfaits. Il lui fit présent de plusieurs terres, et entr'autres de la superbe baronnie des Echelettes, située près la rampe de Chède, et mon frère se vit soudain à la tête d'une fortune de dix mille ducats d'or de rente (plus de cent mille francs); c'était, je crois, récompenser assez dignement l'humanité et le courage d'un homme âgé alors de plus de soixante ans. Cependant cet homme si fort, si robuste, tomba tout-à-coup, au milieu de son bonheur et de son aisance, dans une maladie de langueur, qui le consuma peu-à-peu. Ce fut dans cet état de langueur, que, se voyant seul sur la terre, privé de ses deux frères (le plus jeune était mort, et il ne recevait plus de mes nouvelles); ce fut, dis-je, à cette époque qu'il se décida à se marier : il fit connaissance d'Isoline Truguelin, et l'épousa ; mais, par une bizarrerie de son caractère singulier, il stipula dans son contrat que ses biens reviendraient, après sa mort, à son frère ou à ses plus proches parens, sauf une pension alimentaire à sa veuve, à moins qu'il n'ait un enfant, cet enfant devenant alors de droit son unique héritier. Le ciel seconda ses voeux ; un an à-peu-près après son mariage, il devint père, et Coelina vint faire le bonheur de ses vieux jours.

"Je revins sur ces entrefaites, au moment où il berçait sur ses genoux sa fille âgée d'un an, et que sa mère allaitait. Il m'embrassa tendrement, ainsi que mon petit Stéphany, âgé de trois ans, et qu'il ne connaissait pas : il m'assura qu'il n'aurait jamais pris d'engagement ruineux pour moi et pour mon fils, s'il avait reçu de mes nouvelles ; mais il me promit de ne pas pour cela m'abandonner. Je ne possédais rien, mes enfans ; des malheurs inouis m'avaient absolument ruiné. Mon frère eut la bonté de me céder cette maison paternelle qui avait été notre berceau à tous deux ; il y ajouta une rente de cent florins, reversible sur la tête de mon fils ; et à l'époque de sa mort, arrivée cinq ans après, je reçus de lui, par testament, mille nouveaux bienfaits, et la tutelle de son enfant, son unique héritière, qui avait perdu sa mère un an avant son père, et presque subitement.

Chapitre 8

Monsieur Dufour continua : "Je ne vous ai donné ces détails, mes enfans, que pour faire connaître à Coelina l'état de sa fortune. Son héritage est considérable. Elle possédait, à la mort de son père, onze mille écus d'or de revenu ; et par les épargnes, ainsi que par les divers placemens que j'ai faits pour elle, ce revenu se monte aujourd'hui à près de vingt mille ducats d'or : jugez combien j'aurais été peu délicat de convoiter un pareil établissement pour mon fils! Je me disais : En supposant que ces jeunes gens s'aiment, ne peut-on pas m'accuser d'avoir séduit le coeur de ma pupille, d'avoir usé de mon empire sur elle pour l'engager à donner sa main à un jeune homme qui n'a rien, qui ne possédera, après ma mort, qu'une modique rente de cent florins? Le monde est injuste, méchant, et toujours disposé à trouver des torts aux tuteurs même les plus probes : Marcan se présente ; il jouit, dit-il, d'une fortune brillante, d'une charge honorifique à la cour de Savoie ; si tout ce qu'il avance est vrai, ce parti me paraît sortable pour Coelina : je réfléchirai, je consulterai la jeune personne, et je rendrai réponse.

"Voilà ce que je me disais encore hier ; mais aujourd'hui j'ai bien changé de dessein. Marcan, par divers rapports qu'on m'a faits, m'est devenu odieux, et c'est maintenant le dernier homme à qui j'accorderais la main de Coelina. - Ah, mon père! - Ah, mon oncle! - Ah, mon oncle! ah, mon père! il n'est pas question de tout cela. J'ordonne à Coelina, par toute l'autorité que j'ai sur elle, et pour mettre ma conscience en repos, de nous découvrir ici l'état de son coeur, de me déclarer quel est l'homme qu'elle préférerait aux autres pour être son époux. Quel que soit celui qu'elle va me nommer, je jure ici de ne point contrarier son inclination, et de le lui donner pour mari. Parle, Coelina ; ou si la présence de Stéphany te gêne, consens à m'apprendre ton choix par écrit. Je te promets de garder ton secret, et de réprimer les voeux de ce jeune homme."

M. Dufour se tait, et se contente d'interroger des yeux Coelina. Stéphany est immobile, ému, haletant d'inquiétude, en attendant l'arrêt qui va sortir de la bouche qu'il aime. Tiennette elle-même prend un vif intérêt à cette scène, et tout le monde attend un aveu qui va décider du bonheur commun. Coelina, dont le front rayonne de joie et d'espoir, prend la parole : Quoi! mon oncle, vous me permettez de déclarer ici..... - Je répète que je te l'ordonne. - Enfin, je puis donc nommer l'ami de mon coeur, celui que j'aime dès l'enfance, le seul homme que je chérisse le plus après mon respectable tuteur. (Elle prend la main de Stéphany.) Le voilà: mon unique voeu a toujours été de vivre pour lui et de mourir près de lui.

O moment fortuné! s'écria Stéphany en tombant aux pieds de sa cousine! O jour heureux pour moi! - Un instant, mon fils, interrompt M. Dufour! Est-ce bien librement que Coelina choisit?.... Coelina, me promets-tu de ne faire jamais à moi ou à ton mari, aucun reproche de séduction ou d'abus d'autorité? - Ah, mon oncle! sera-ce à moi à vous faire des reproches, quand vous aurez fait mon bonheur? - Tu le veux pour époux? - C'est mon seul desir. - Et toi, Stéphany, ce lien satisfait ton coeur? - Ah! il l'enivre de la plus douce ivresse. - Eh bien, mes enfans, vous serez unis ; je vous en donne ma parole d'honneur ; mais il nous faut quelque tems pour cela. Vous êtes cousins-germains ; vous avez besoin de dispenses. - Eh, mon père, nous sommes ici, pour ainsi dire, aux portes de l'Italie : j'irai moi-même à Rome, si vous le permettez. - Non, non, mon ami ; tu n'auras pas besoin de te déplacer pour cela : j'ai mon ami Andrevon qui a beaucoup de bonnes connaissances ; il nous fera cette affaire-là à merveille : j'irai tantôt l'en prier, et il ne me refusera pas ce service. Ainsi, le tems d'obtenir ces dispenses, le tems qu'il me faut à moi-même pour régler mon compte de tutelle, pour remettre à l'époux de ma nièce ses biens dans une bonne situation, tout cela nous menera bien à un mois. Un mois encore, mes enfans, et vous serez heureux, et je le serai moi-même de votre bonheur ; mais vous ne me quitterez pas? - Jamais! - Jamais! - Ma Coelina, en suivant ton goût, en fixant ton état, je m'acquitte envers ton père, mon frère, à qui j'ai de si grandes obligations : embrassez-moi, mes amis. Que le baiser de la tendresse et de la reconnaissance termine ce doux et touchant entretien!

Coelina, Stéphany sautent au cou du vieillard, qui pleure de joie en les serrant contre son coeur. La bonne Tiennette elle-même embrasse son maître, ses jeunes amis, et mêle ses larmes de sensibilité à celles qui coulent de tous les yeux.

Cette matinée passée ainsi dans les effusions les plus tendres, nos trois amis rentrèrent dîner, et l'après-midi, M. Dufour se sentant un peu fatigué, envoya le commissionnaire Faribole chez le docteur Andrevon, pour le prier de passer chez lui.

Le docteur demanda si les messieurs Truguelins étaient chez son voisin : on lui répondit que non, et il vint. Asseyez-vous, docteur, lui dit M. Dufour. Eh bien, nos enfans sont heureux. - Qui donc, Marcan? - Ah, la belle idée! Pourquoi me parlez-vous de Marcan? Je vous dis que Coelina et Stéphany sont au comble de la joie. Je leur ai promis ce matin de les unir. - Et vous avez bien fait, mon voisin. Cette nouvelle me charme à un point!... Ces pauvres enfans, doux, modestes, charmans, ils sont bien faits l'un pour l'autre... Mais ne craignez-vous pas que Marcan...... - Encore ce Marcan!.... - Mon ami, vous ne connaissez pas les Truguelins? Ils vont être furieux! Ils peuvent se venger! - Par quels moyens? - Ah, parbleu, ce sont bien les moyens qui les embarrassent! Ils vont être furieux, vous dis-je. - Eh mais, arrangez-vous donc? Vous êtes charmé que j'unisse deux jeunes gens faits, dites-vous, l'un pour l'autre, et vous voulez que je ménage les Truguelins! Cela est-il possible? - Mon ami, si vous voulez arranger tout cela, il faut ne plus recevoir ici les Truguelins ; il faut leur fermer votre porte, et vous en débarrasser d'une manière honnête, mais ferme. - C'est ce que je compte bien faire. - Où sont-ils? - En voyage pour quelques jours. - Profitez de leur absence pour marier vos enfans. - Ah, voilà un beau moyen! et c'est un homme grave qui le propose, un homme qui a de l'expérience! Est-ce qu'ils ne sont pas cousins-germains? est-ce qu'il ne leur faut pas des dispenses? - Vous avez raison ; je n'y pensais pas. - Vous n'y pensiez pas? il faut penser à tout avant de parler. - Ne vous fâchez pas. J'ai un neveu qui est notaire apostolique à Fribourg, l'un des cantons catholiques de la Suisse, comme vous le savez ; je vais lui écrire qu'il nous fasse expédier cela le plus promptement possible. Donnez-moi les noms, les qualités? - (Après avoir écrit) : Les voilà. Je pensais à vous, mon voisin, pour me rendre ce service ; vous avez prévenu la demande que j'allais vous en faire. - Adieu ; je rentre chez moi, où j'écris sur-le-champ ; mais sur-tout éloignez les Truguelins, éloignez-les si vous voulez être tranquille!

Le docteur se retira, et M. Dufour, enchanté de sa journée, ainsi que du parti qu'il avait pris, fit descendre le pauvre homme pour faire sa partie d'échecs. L'indigent se rendit à ses ordres, et M. Dufour passa, avec cet homme complaisant, une soirée très-agréable. Sur le soir, l'indigent se levant pour remonter chez lui, M. Dufour l'arrêta par le bras : Brave homme, lui dit-il, tu me caches tous tes secrets ; tu m'inquiètes, tu m'intrigues, tu me désespères ; eh bien, tout cela n'empêche pas que tu ne m'inspires de l'intérêt, que je n'aie.... quelque confiance en toi, et je vais t'en donner une preuve, en te disant quelques-unes de mes affaires. D'abord, si tes yeux ont vu avec peine ici le frère de ma belle-soeur et son fils, je t'avertis que tu n'auras plus ce chagrin-là, car je me suis décidé à leur fermer pour jamais l'accès de ma maison.

L'indigent fait un signe d'indifférence qui surprend M. Dufour. Celui-ci continue : En second lieu, si tu es encore ici dans un mois au plus tard, tu seras témoin de l'hymen de Coelina avec Stéphany.

L'indigent fait un signe de joie.

"Oui, je me suis décidé à les unir ; je le leur ai promis. Qu'en penses-tu? écris. - Ah! monsieur, cette heureuse nouvelle efface bien des années de mes peines. - Tu y prends donc bien de l'intérêt? - L'intérêt le plus vif. - Pour lequel de moi ou de mes enfans? - Pour vous trois. - Et quel en est le motif? - Le respect, la reconnaissance, je dirai plus, la tendresse que je vous dois. Que cette union est bien assortie! Il n'est pas de jeune personne plus intéressante que Coelina ; il n'existe pas de jeune homme plus accompli que Stéphany. - Est-ce là l'époque que tu attends pour me révéler tes secrets? - Je n'ai point de secrets qui vous concernent, monsieur : s'il en existe, un autre que moi saura vous en instruire. - Mais tu m'as dit ce matin : Faites le bonheur de ces jeunes gens, et le voile du mystère se déchirera? Il y a donc quelque mystère? - Je vous le répète, monsieur, on n'aura que trop le soin de vous en instruire. Ne craignez rien, au surplus ; cela ne pourra nuire au bonheur de vos jeunes époux. - Tu es bien ingrat de me faire tant de peine! As-tu à craindre l'indiscrétion d'un homme de mon âge, en me parlant avec plus de franchise? - Ne me pressez plus, monsieur, pour des éclaircissemens qu'il m'est absolument impossible de vous donner. N'ajoutez pas à mes maux par des persécutions dont je ne puis arrêter la source. Si vous ne daignez me promettre de ne plus exiger que je parle, je fuirai votre maison, je la fuirai!... en emportant le souvenir de vos vertus et de vos bienfaits, qui ne me quittera qu'à mon dernier soupir!.... - Reste donc, reste, homme injuste et mystérieux : je ne sais ; mais ton langage, ton esprit, tes talens, ton éducation, tout m'attache à toi ; reste.... Je te jure de ne plus attaquer ta défiance, ni ta dissimulation!...

L'indigent joignit ses mains, leva les yeux au ciel, et sortit. M. Dufour et ses enfans soupèrent ensuite avec gaieté, et chacun se retira chez soi. Coelina dormit mieux qu'elle ne l'avait fait depuis quelques nuits. Cependant elle eut un songe singulier qu'elle rapporta le lendemain à Stéphany, en ces termes:

"Figure-toi, mon ami, que.... j'en suis encore émue!...... je revoyais ma mère. Elle était à son lit de mort ; elle me montrait du doigt, et, avec l'expression de la douleur, cet inconnu qui demeure là-haut. L'indigent était dans un coin de l'appartement ; il paraissait invoquer le ciel pour la santé de ma pauvre mère. Tout-à-coup les Truguelins fondent sur lui, et le massacrent à mes yeux. Toi-même, tu parais, et deviens la seconde victime de ces monstres. J'étais entourée de ces deux corps palpitans ; juge de mon état : aussi-tôt ma mère sort de son lit, rayonnante de gloire et de tranquillité. Une auréole brillante couronne sa tête sacrée ; deux ailes de feu sont attachées à ses épaules ; elle me prend dans ses bras, s'envole ; et toutes deux, après avoir percé la voûte, nous nous trouvons suspendues sur une des aiguilles de nos glaciers. Ma mère me montre de loin une chaumière, un hôpital, des torrens, des ruines, des cadavres flottans sur les torrens ; puis elle me dit : Ma fille, c'est là que nous nous rejoindrons.... A ces mots, elle prend son vol, s'élance dans le sein de dieu, qui s'ouvre pour la recevoir, et disparaît à mes regards étonnés.... Soudain la terreur glace mes sens ; je tombe ; et, roulant d'avalanches en avalanches, je me réveille en sursaut...... Mon ami, que signifie ce songe effrayant? - Rien, mon amie, que le délire d'une imagination qui travaille. - Moi, je ne suis pas de cet avis, interrompit Tiennette qui était là: je ne voudrais pas, pour toute chose au monde, avoir fait un semblable rêve. - Ma chère Tiennette, lui répondit doucement Stéphany, nous savons que vous êtes peureuse et très-superstitieuse ; mais ma cousine ne se laisse pas dominer par ces terreurs pusillanimes : pour dieu, ne l'effrayez pas, je vous en conjure. - Moi! je m'en garderais bien ; cette chère enfant! l'affliger! ah, mon dieu!... On rêve souvent comme cela de mille choses qui n'ont pas le sens commun ; il ne faut pas y faire attention : mais c'est un vilain rêve que celui-là! Ah! c'est l'annonce de quelque malheur. - Encore, Tiennette ; vous n'êtes pas raisonnable. - Si fait, monsieur, je le suis ; je le suis beaucoup, et c'est ce qui me fait dire.... Mais je me retire ; je suis bien fâchée d'avoir entendu ce rêve-là, moi qui suis à jeun encore!..... C'est peut-être moi qui en éprouverai les effets!

Tiennette se retira, et Stéphany rassura Coelina, que son rêve avait singulièrement agitée ; puis il alla écrire auprès de son père, que la régie des biens de Coelina occupait beaucoup. Pendant ce tems, Coelina, curieuse de savoir ce que penserait l'indigent du bonheur qui se préparait pour elle, monta chez lui pour lui en faire part ; il était sorti. Coelina descendit, et resta frappée d'étonnement, en traversant le salon, d'y rencontrer l'indigent qui avait décroché le portrait d'Isoline, et qui le couvrait de baisers, croyant n'être vu de personne. Coelina s'arrêta, et observa sans être aperçue. L'indigent versa quelques larmes, leva les yeux au ciel, soupira, écrivit derrière le tableau, le baisa de nouveau, le remit à sa place, et sortit. Coelina, qui s'était cachée derrière une porte, quitta alors sa retraite, reprit le tableau, et y lut ces mots:

"O Isoline! ta fille va être heureuse, et son bonheur est le fruit de mes maux et de mes longs sacrifices!..."

Coelina, étonnée, relut ces mots énigmatiques, et sentit ses larmes couler à son tour. Elle imprima aussi sur le front de sa mère le baiser de la piété filiale ; puis, ayant remis le tableau, elle fut au jardin pour y donner carrière à ses réflexions et à sa mélancolie. Arrivée au bord du canal, elle y trouva l'indigent, qu'elle aborda. Vous savez donc, lui dit-elle, que je vais épouser celui que j'aime?

Signe qui signifie qu'il le sait.

"Qui vous l'a dit?"

Il montre la maison, et fait entendre que c'est M. Dufour.

"Quoi! mon tuteur vous a fait part de cet heureux arrangement?"

Signe qui fait entendre que M. Dufour a beaucoup de confiance en lui.

"Et mon bonheur est, dites-vous, le fruit de vos maux et de vos longs sacrifices?"

Il met le doigt sur sa bouche, en regardant autour de lui.

"Vous m'engagez au silence, je le vois, et je l'observerai ; mais ne vous lasserez-vous pas de piquer continuellement ma curiosité? de me plonger dans les plus cruelles incertitudes? Vous avez donc connu ma mère?"

Il met la main sur son coeur, et soupire.

"Quel rapport aviez-vous avec cette infortunée, dont la fin tragique est encore présente à ma mémoire?"

Il met encore le doigt sur sa bouche.

"Personne ne nous écoute. Dites-moi, lui étiez-vous parent?"

Signe de tête qui signifie ouï.

"Vous étiez parent de ma mère? Vous me l'êtes donc aussi?"

Même signe.

"Oncle, cousin, quoi?"

Signe de tête qui veut dire non.

"Quelle ambiguité!... Adieu ; tenez, j'aime mieux vous fuir que vous interroger sans cesse, pour voir accroître l'obscurité qui couvre votre destin ; mais, en grace, ne me tourmentez plus comme cela ; ne troublez plus ma félicité: ai-je besoin que vous veniez sans cesse jeter le trouble dans mon ame? Que vous ai-je fait, cruel, pour m'inquiéter, pour m'alarmer? Et n'est-ce pas abuser des droits de l'hospitalité?

L'indigent prend la main de Coelina ; il la couvre de larmes ; il se jete même à ses pieds, et paraît lui demander pardon des tourmens qu'il lui cause. Que peut faire Coelina? L'inconnu est si intéressant! son oeil est si expressif, sa figure si noble, si agréable, si bonne!... Coelina le force à se relever. Que voulez-vous de moi, lui dit-elle? je sens que je ne puis vous en vouloir ; mais un jour peut-être saurai-je.....

L'inconnu étend sa main gauche en baissant la tête, comme pour dire : Oh! ouï, un jour vous saurez tout. - J'aperçois Stéphany, poursuit Coelina ; laissez-moi seule avec lui.

L'inconnu lui fait signe de ne jamais rien révéler de tout cela à son cousin. - Pourquoi? à présent il n'y a plus d'inconvénient à lui dire......

L'inconnu réitère sa prière de garder le silence. Coelina le lui promet, et il s'éloigne.

Stéphany aborde Coelina, et lui fait la guerre sur une mélancolie qui lui paraît déplacée. Coelina s'excuse sur la terreur où l'a plongée son rêve, et nos jeunes gens passent, avec M. Dufour, la journée la plus agréable, en s'entretenant des préparatifs nécessaires pour leur hymen.

Le jour d'après, M. Dufour reçut, par un exprès, une lettre datée du prieuré de Chamouny. Elle était ainsi conçue:

"Monsieur, je suis ici depuis hier avec mon fils. Je ne puis racheter la petite chaumière dont je vous ai parlé; je n'y ai trouvé qu'une pauvre femme qui m'a dit que le propriétaire était absent, et qu'elle ignorait où il était. Cela me contrarie beaucoup ; mais j'y renoncerai à cette propriété, puisqu'il m'est impossible de la reprendre. J'en ai fait de justes reproches à mon fils, car c'est sa faute. Comment trouvez-vous cela? Je tombe malade ; une longue léthargie vient engourdir mes sens ; on me croit mort ; et mon fils, au lieu de gémir de ma perte, profite de ce moment pour vendre une partie de son héritage. C'est un trait que je ne lui pardonnerai jamais : il est vrai que c'est le seul dont j'aie à me plaindre de lui, et que ses regrets et son repentir en ont bien adouci l'amertume. Quoi qu'il en soit, je vais tâcher d'acheter ailleurs. Cependant le site de cette vallée est si beau, que je ne puis m'empêcher d'y passer la journée..... Demain, j'irai plus loin ; et, selon toutes les apparences, je ne serai guères chez vous que dans quatre jours.... Vous jugez de la douleur de mon cher Marcan. Il brûle du desir de revenir auprès de celle qu'il adore ; mais il faut qu'il achète ce bonheur par quelques privations. Adieu, monsieur. J'ose attendre de vous, à mon retour, une réponse favorable sur l'affaire en question."

RIVIOLLE TRUGUELIN.

Il passe la journée à Chamouny, se dit tout haut M. Dufour, après avoir lu cette lettre ; bon!.... Tiennette, ouvre cette croisée. - La voilà ouverte, monsieur. - Vois-tu là-bas le commissionnaire Faribolle? - Il est là, monsieur, sur le banc de notre porte. - Appelle-le. - Faribolle? Faribolle?

Faribolle monte. Selle vîte ma mule, lui dit M. Dufour ; après cela, tu iras prendre là-haut, avec Tiennette, les effets de MM. Truguelins, que tu mettras dans ma grande valise, et tu viendras chercher ici une lettre que tu porteras à Chamouny.

Faribolle et Tiennette exécutent les ordres de M. Dufour ; et, pendant ce tems, il écrit à M. Riviolle Truguelin la réponse suivante:

"Je puis vous rendre sur-le-champ, monsieur, la réponse que vous desirez. J'ai consulté Coelina ; elle ne veut pas me quitter encore. Ainsi, je ne puis forcer son inclination, ni consentir à son union avec monsieur votre fils : ne l'espérez donc plus.

" Je prends en même tems la liberté de vous renvoyer vos effets, vous prévenant que j'ai besoin de l'appartement que vous occupiez, et que je n'ai plus, dans ma maison, de logement à offrir à qui que ce soit."

PIGUET DUFOUR.

Faribolle revient : il est prêt. Ne perds pas de tems, lui dit le vieillard ; cours vîte au bourg de Chamouny, à la grande auberge ; tu remettras cette lettre, et tu n'en attendras point la réponse.

Faribolle part, et nos jeunes amans, en apprenant ce coup d'autorité, sont au comble de la joie.

Chapitre 9

Faribolle revient le même soir ; il a trouvé Truguelin, qui l'a prié d'attendre. Truguelin a tour-à-tour pâli et rougi en lisant la lettre. Il l'a ensuite communiquée à Marcan, qui s'est mordu les lèvres comme son père. Faribolle ne voulait pas recevoir d'eux une réponse ; mais ils l'ont presque forcé de la prendre, et il l'apporte. La voici:

"Vous ne dites pas tout, monsieur ; vous ne dites pas que vous aurez donné crédit à quelque calomnie grossièrement ourdie sur notre compte. Vous ne dites pas non plus que c'est pour votre fils que vous ménagez la main de votre pupille, dont les grands biens vous tentent...... Vieillard cupide, tremblez! Vous ne savez pas jusqu'où peut aller l'amour dans un coeur ardent comme celui de Marcan? vous ne savez pas que moi-même je craindrais de ne pouvoir arrêter les transports de sa jalousie? Tremblez! vous dis-je ; un mot peut rompre le mariage que vous projetez ; et ce mot, si vous m'y forcez, je le dirai."

RIVIOLLE TRUGUELIN.

M. Dufour secoua la tête en signe de mépris, après avoir lu cette lettre injurieuse. La menace qui la terminait ne l'épouvanta point ; il pensa qu'elle était suscitée par l'orgueil humilié, et par l'ambition trompée. Il mit la lettre dans sa poche, et n'en parla même pas ce soir-là à ses enfans : ce ne fut que le lendemain après-midi, au moment où il faisait une partie d'échecs avec l'indigent, qu'il se vit forcé de la montrer à nos amans qui étaient près de lui. A propos, mon père, lui dit Stéphany, vous avez apparemment oublié de nous communiquer la réponse de M. Truguelin? nous savons qu'il vous a répondu ; Faribolle nous l'a dit. - Il est vrai, mon fils ; mais cette réponse renferme des choses qu'il m'est pénible que vous sachiez.

Ici le pauvre homme leva la tête, et regarda fixement M. Dufour d'un air pensif et un peu troublé. - Qu'importe, mon père? répondit Stéphany ; nous jugerons, ainsi que vous, de tout leur orgueil, de toute leur impudence. - Il a raison, mon oncle, ajouta Coelina. Oh! daignez nous la montrer? - Je le veux bien, mes enfans ; mais vous n'y entendrez rien, pas plus que moi.

M. Dufour donne la lettre à Stéphany, qui la lit à haute voix:

" Vous ne dites pas tout, monsieur ; vous ne dites pas que vous aurez donné crédit à quelque calomnie grossièrement ourdie sur notre compte......

M. DUFOUR interrompt : C'est bien là, dit-il, la crainte d'un homme coupable, qui se hâte de venir au-devant des justes soupçons qu'on peut former sur lui. Ceci seul me fait juger qu'ils sont coupables de ce qu'on m'en a dit.

STEPHANY. Eh, que vous en a-t-on dit, mon père?

M. DUFOUR examinant la figure agitée de l'indigent : Rien, mon fils ; mais il y a quelqu'un ici qui en sait plus que nous, et qui est bien injuste de garder le silence.

L'indigent baisse la tête, et s'occupe à ranger quelques échecs sur l'échiquier. Stéphany poursuit sa lecture : "Vous ne dites pas non plus que c'est pour votre fils que vous ménagez la main de votre pupille, dont les grands biens vous tentent".....

M. DUFOUR interrompant : Eh bien! l'ai-je dit qu'ils m'attribueraient les vices qui rongent leur ame sordide?..... Continue.

"Vieillard cupide"......

Vieillard cupide! comme ils me jugent, les méchans!

"Vieillard cupide, tremblez! Vous ne savez pas jusqu'où peut aller l'amour dans un coeur ardent comme celui de Marcan?..."

STEPHANY s'interrompant lui-même : L'amour, dit-il! ose-t-on ainsi profaner ce nom!.... "Vous ne savez pas que moi-même je craindrais de ne pouvoir arrêter les transports de sa jalousie?...."

STEPHANY s'écrie : Que veut-il dire? Croit-il que je craigne son fils? Oh! il peut m'attaquer ; je connais les moyens de réprimer les transports d'un lâche de cette espèce. - Tu me fais frémir, mon ami, lui dit Coelina. - Jeune homme! ajoute M. Dufour, voilà une sortie bien indécente devant moi. Ménagez la sensibilité de votre cousine, et laissez à ma prudence le soin de réprimer moi-même ces prétendus transports qui n'ont rien de dangereux...... Poursuivez.

"Tremblez! vous dis-je ; un mot peut rompre le mariage que vous projetez, et ce mot, si vous m'y forcez, je le dirai." Quel est ce mot dont il nous menace?

Un frémissement subit et involontaire de l'indigent, fixe tous les regards sur lui. Qu'avez-vous? lui dit M. Dufour (l'inconnu se remet) ; cette dernière phrase vous a singulièrement troublé? (L'inconnu s'efforce de sourire, en faisant signe qu'il n'éprouve aucun trouble.) Vous connaissez peut-être ce mot qu'il doit prononcer? (Signe qu'il l'ignore.) Vous n'êtes pas leur victime, m'avez-vous dit? Seriez-vous leur ami, leur complice, leur confident? (Signe d'horreur.) Vous garderais-je chez moi pour me trahir, pour vous voir vous entendre avec ces hommes qui se déclarent mes ennemis?

L'inconnu laisse tomber un torrent de larmes. Il se précipite aux pieds de M. Dufour, saisit ses mains qu'il mouille de pleurs, et cherche à lui persuader, par la plus touchante pantomime, combien ses soupçons sont injustes et révoltans.

Ecoute, mon ami, poursuit M. Dufour, je me méfie de tous les hommes, et je n'ai que trop de raisons pour cela. Ils sont tous ou entièrement vos amis, ou tout-à-fait vos ennemis ; je n'en connais point de tièdes ; car la tiédeur, la froideur, l'insensibilité sont des marques d'inimitié ou de mésestime. Tu renfermes dans ton sein des secrets qui paraissent nous concerner tous ; tu n'as pas assez de confiance en moi pour m'en rendre dépositaire ; tu n'es point mon ami ; je dis plus, tu es plus nuisible pour moi, plus dangereux que l'homme qui me menace : celui-là croit avoir des sujets pour se venger ; il se venge, il se déclare ouvertement ; je le méprise ou je le redoute ; mais toi, qui peux m'éclairer sur le compte des méchans, toi qui, selon toute apparence, peux me sauver de leurs piéges, tu ne le fais pas, tu es plus coupable ; tu m'es plus odieux qu'eux. C'en est trop ; demain, que le soleil à son lever ne te retrouve plus dans ma maison ; je te chasse, et t'ordonne de ne jamais reparaître chez moi.

Mon père! mon oncle! s'écrient ensemble Coelina et Stéphany, en cherchant à calmer la colère du vieillard. Non, non, mes enfans, leur répond-il, vous ne gagnerez rien sur moi ; mon parti est pris, cet homme sortira ; il ira porter ailleurs ses plaintes et ses secrets, et ses demi-confidences, plus cruelles que la réalité du malheur elle-même. Vous-mêmes, pourriez-vous prendre son parti? N'est-ce pas vous qu'il compromet en cette affaire-ci? Comment! un mot, dit votre ennemi à tort ou avec raison, un seul mot peut rompre votre mariage, l'objet de tous vos voeux ; il connaît ce mot, cet homme ingrat, et il refuse de vous l'apprendre! Ne m'a-t-il pas dit un jour que je découvrirais je ne sais quel secret qu'il possède, par un autre que par lui? Nous y voilà: cet autre, c'est Truguelin ; ils s'entendent, vous dis-je! Qu'il sorte, je n'ai plus d'estime pour lui. Et, d'ailleurs, que m'importent ses secrets? Il consentirait à me les dire à présent, que je ne voudrais pas les entendre. Peut-il y en avoir au surplus dans cette affaire-ci? Les biens de mon frère étaient clairs, bien acquis ; son épouse l'adorait ; leur fille est bien leur héritière : quel mot y a-t-il donc à prononcer, capable de faire rompre son mariage? Allons, les uns sont des méchans qui cherchent à alarmer ; celui-ci est un fou qui n'a ni langue ni raison ; je me suis débarrassé des uns, je n'ai pas besoin de l'autre. Il a entendu mes ordres, c'est à lui d'y obéir...... Non, vos larmes, vos soupirs, vos sanglots, vos protestations, tout cela n'y fera rien. Tiennette, donne-moi le bras, que je passe dans ma chambre ; c'est toi qui m'as fait recevoir ici cet homme-là; Tiennette, tu seras toujours la dupe de ton bon coeur ; je te l'ai dit cent fois. Adieu, homme mystérieux : voilà ma bourse ; vous vivrez au moins, et vous vous rappellerez souvent un vieillard à qui vous avez fait injure!...

Tiennette, Coelina, Stéphany veulent en vain retenir l'obstiné vieillard : il veut passer chez lui, et marchera plutôt seul, sans soutien, au risque de tomber, de se casser les jambes. Tiennette le conduit dans sa chambre, et nos deux amans, restés seuls avec l'indigent, sont témoins de son désespoir. Ces sensibles jeunes gens veulent au moins le consoler ; il s'échappe de leurs bras, laisse sur sa table la bourse de M. Dufour, qu'il refuse, et se sauve jusqu'à son grenier, où il s'enferme.

Coelina et son cousin, affectés de cette scène, s'en entretiennent long-tems ensemble, et finissent, tout en plaignant l'indigent, par lui donner tort dans cette affaire. Coelina est plus disposée que Stéphany à lui pardonner : elle connaît seule diverses particularités qui lui font penser qu'apparemment l'inconnu ne peut pas se découvrir, puisqu'il se cache, et n'en chérit pas ses bienfaiteurs avec moins de tendresse. Coelina est sur le point de confier à Stéphany les conversations qu'elle a eues à différentes époques avec l'indigent, les mots sententieux qu'elle a trouvés écrits derrière le portrait de sa mère, ainsi que la scène de nuit dont elle a été témoin entre lui et les Truguelins ; mais la parole qu'elle a donnée de garder le silence, lui en impose ; un secret avertissement lui dit d'être prudente, même avec son amant : elle ne peut définir ce qu'elle éprouve ; il semble qu'une voix inconnue parle à son coeur qui frémit, et lui dise : Coelina, il y a plus de sens que tu ne penses dans les avis qu'on t'a donnés ; si tu parles, tu sentiras un jour que tu t'es perdue!...

Coelina se tait donc ; elle parle comme son cousin, et donne tort au pauvre homme, pour n'être pas forcée de découvrir les motifs qui lui font présumer qu'il peut avoir raison. Le soir, elle remonte chez elle, bien décidée à chercher les moyens de parler à l'inconnu avant son départ ; mais le sommeil ayant engourdi ses paupières plus long-tems qu'elle ne le voulait, elle ne se réveilla qu'en entendant frapper doucement à sa porte. Elle demande qui est-ce? Un soupir lui apprend que c'est l'infortuné qui desire lui faire ses adieux. L'aurore éclairait à peine le sommet des monts voisins, les oiseaux saluaient la nature et chantaient en choeur son réveil. Coelina s'habille à la hâte, et ouvre sa porte. L'inconnu la regardant d'un oeil fixe, lui fait signe de le suivre : elle obéit, entraînée par une stupeur involontaire. L'inconnu monte chez lui, ferme sur Coelina la porte de sa chambre, la fait asseoir, écrit, et lui fait lire ce qui suit:

"Je pars, Coelina : je suis chassé, humilié, avili de toutes les manières, et c'est pour vous, pour vous seule que je souffre tant de maux, et depuis si long-tems!.... Coelina, je suis innocent et malheureux ; je puis vous jurer que bien loin d'être l'ami, le complice ou le coufident des Truguelins, je suis la victime de ces scélérats, et leur ennemi le plus redoutable. Eux qui menacent d'un mot, si j'en disais un seul, moi! Ce mot fatal les perdrait, les livrerait au glaive des lois ; mais il vous perdrait aussi, ce mot affreux, il vous entraînerait dans l'abyme avec moi-même.... Coelina, vous avez eu tort d'animer contre vous les Truguelins. Vous ignoriez qu'ils peuvent en effet rompre votre mariage et vous plonger dans une mer de douleurs! Qu'il vous suffise de savoir cela pour régler votre conduite : songez que l'hymen de Stéphany peut seul vous soustraire à la haine, à la vengeance peut-être de tous ceux qui vous entourent? Pressez donc cet hymen favorable qui vous délivrera des persécutions des Truguelins! Le lendemain de votre mariage, vous me reverrez, et alors je pourrai tout découvrir. Coelina, promettez-moi, jurez-moi par les mânes de votre malheureuse mère, que vous ne parlerez de moi à votre tuteur, à votre futur époux, que pour me plaindre et me justifier, sans leur faire part de nos conversations, sans leur dire que j'ai pu connaître votre mère, ni que je suis la victime des Truguelins. Votre tuteur m'a interrogé sur ce point ; j'ai déguisé la vérité, et je le devais pour vous, pour votre bonheur... Coelina, me le jurez-vous?"

Coelina regarda cet homme extraordinaire, dont les yeux brillaient d'un feu imposant : elle lui donna sa main, et prononça le serment qu'il exigeait. L'inconnu reprit le papier qu'elle venait de lire, le déchira en mille morceaux, et en récrivit un autre qu'il lui remit.

"Je suis content de votre soumission, et je connais assez votre ame pour pouvoir compter sur votre parole. Coelina, un jour vous apprendrez tout, et vous me saurez gré de tant de précautions! Prenez, Coelina, ce dessin que j'ai fait ici, et que j'ai mille fois arrosé de mes larmes! Il vous retrace votre mère sur son lit de mort, et vous donnant la bénédiction maternelle, ainsi que les plus sages leçons de morale. Dans ce coin-ci, vers cette porte que vous voyez dans l'enfoncement sur le dessin, j'avais placé un infortuné que vous connaîtrez par la suite ; mais je l'ai effacé depuis quelques jours, et je lui ai substitué cette pendule arrêtée sur minuit, heure fatale, heure qui sonna pour un instant mon bonheur, et pour jamais mon malheur!... Voyez-vous ces lettres à côté du lit de votre mère?.... Vous les lirez, Coelina, et vous saurez la cruelle vérité!... Gardez ce dessin, Coelina! Prenez aussi cette romance dont j'ai fait les paroles et la musique : vous la jouerez à votre clavecin, Coelina, et vous penserez à moi! Voici encore une boîte cachetée que je vous recommande de n'ouvrir que le lendemain de votre hymen. Prenez-y garde, Coelina! Vous sentez-vous la force de réprimer votre curiosité jusqu'à ce moment?... Vous me l'assurez? tant mieux... Cette boîte, comme celle qui, dans la fable, fut confiée à l'indiscrète Pandore, renferme tous vos maux, si vous l'ouvrez avant ; tout votre bonheur, si vous ne la décachetez qu'après votre mariage! Adieu, Coelina ; je pars, et je ne vous reverrai plus qu'heureuse. Je pars!.... et vais donner tant d'occupations aux Truguelins, que j'espère qu'ils n'auront pas le tems de vous nuire. Adieu, Coelina ; embrassez-moi, je vous quitte, et vous répète avec votre mère : Méfiez-vous des Truguelins ; ils sont capables de tout!..."

L'inconnu déchira encore ce papier, embrassa Coelina, lui remit le dessin, la romance, la boîte mystérieuse, prit son petit paquet sous son bras, et se disposa à partir. Coelina émue, toute en larmes, agitée par la douleur, terrifiée par une espèce de respect que lui inspirait le visage vénérable et le style prophétique de l'inconnu, n'avait pas la force de lui faire de nouvelles questions. Elle se dépouilla soudain de son collier, de ses boucles d'oreilles, de ses bracelets, et voulut forcer l'inconnu à prendre ces bijoux, pour subsister, puisqu'il avait refusé la bourse de M. Dufour. L'inconnu rentra, écrivit encore ce peu de mots qu'il lui donna:

"Je n'ai pas besoin de vos bijoux, sensible Coelina! En dépouiller la beauté, serait un crime, sur-tout lorsque, sans être riche, on n'est que dans une indigence apparente. Oui, Coelina, à peine ai-je de quoi subsister en me contentant de pain, et des fruits que forme la nature ; mais encore puis-je subsister, et sans le secours des autres. Gardez donc vos effets, gardez tout votre or, et croyez que je ne vous quitte tous, malgré vos persécutions, malgré vos injustes soupçons, que l'ame pénétrée de reconnaissance pour vos bienfaits et votre tendre amitié!.. Adieu."

L'inconnu partit soudain ; Coelina le suivit, et rencontra dans la cour Stéphany et Tiennette qui s'étaient levés aussi de bonne heure pour faire leurs adieux au pauvre homme qui les intéressait. Il parut très-sensible à ces marques de leur attachement, et refusa de nouveau la bourse de Stéphany, ainsi que la petite monnoie de Tiennette, que cette bonne fille appelait ses économies. Tiennette le força pourtant d'accepter un gros morceau de pain, et quelques restes de sa cuisine de la veille. Le pauvre homme lui en témoigna sa reconnaissance, lança un regard expressif à Coelina, pour lui rappeler sa promesse, et disparut....

Grand Dieu! en quel état laissait-il cette pauvre Coelina! Elle ne pouvait plus ignorer que l'indigent n'eût connu parfaitement ses parens, qu'il eût été persécuté par les Truguelins : elle savait qu'elle était elle-même compromise dans un mystère étonnant, incompréhensible, et dont son bonheur dépendait. Quel était-il ce mystère impénétrable? Elle devait le découvrir un jour ; elle en avait même les moyens, en ôtant le cachet de la boîte qu'on lui avait confiée ; mais elle avait juré, par les mânes de sa mère (serment sacré pour elle), de n'ouvrir cette boîte mystérieuse que le lendemain de son mariage. C'était alors qu'elle devait revoir l'inconnu, et tout apprendre de lui. Comment se pouvait-il donc que l'hymen de Stéphany dût conjurer l'orage qui s'amoncelait sur sa tête, la soustraire aux coups des Truguelins, à la haine de tous ceux qui l'entouraient?... Que de réflexions pour l'intéressante Coelina!....

Elle marche avec Stéphany qui lui parle ; elle ne l'écoute point : elle ne répond pas davantage à Tiennette, qui, elle-même, a la larme à l'oeil du départ de son protégé. Tiennette et Stéphany présument que la mélancolie de Coelina vient de l'excès de sa sensibilité, et ils l'en estiment davantage. Stéphany, qui a plus de fermeté que ces deux femmes, les emmène au jardin, où il s'efforce de les distraire, soit par les saillies de son esprit, soit en leur montrant le tableau du lever du soleil. La matinée s'écoule ainsi jusqu'au moment du réveil de M. Dufour, chez qui tous nos amis se rendent pour lui souhaiter le bonjour. Ah! vous voilà, mes enfans? leur dit le vieillard en se soulevant sur son séant : eh bien, cet homme est-il parti? - Ouï, mon père. - On ne s'aperçoit pas beaucoup de tes regrets, mon Stéphany ; mais pour ces femmes, elles ont été attendries, je gage ; je vois là des yeux rouges! - Pardi, monsieur! répond Tiennette, vous croyez qu'on n'est pas sensibles peut-être? Ce pauvre homme, c'est moi qui l'avais introduit ici ; il m'en avait tant prié! - Comment! tant prié! - Ouï, monsieur ; ce n'est que parce qu'il m'avait fait les plus vives instances, que j'ai pris la liberté de vous le présenter : vraiment, je ne vous aurais pas dit cela pour toute chose au monde quand il était ici ; je vous connais, vous auriez dit que c'était un intrigant, comme il y en a tant dans la classe des mendians ; vous vous en seriez méfié, et vous l'auriez renvoyé. - Mais comment a-t-il fait tant d'instances, puisqu'il ne peut pas parler? - Par écrit, c'est bien difficile! il écrit si bien avec cela! Ma pauvre Tiennette, m'écrivit-il, quand je le rencontrai qui tournait autour de cette maison, vous adoucissez mes maux, vous me rendez la vie, la santé, le bonheur, tout, si vous pouvez engager votre maître à me permettre d'habiter chez lui. Le grenier, la remise, l'écurie, le moindre coin me sera bon, si je puis seulement jouir du bonheur de le voir, de voir son fils, et cette jeune Coelina, à laquelle je prends un intérêt...... dont on ne concevra jamais la force.

Moi, je lui demandais s'il avait connu mon maître, s'il avait connu sur-tout cette jeune Coelina, de laquelle il parlait avec tant de feu? Il me répondit que non, mais que sa vie ou sa mort dépendait de moi.... puis il pleura, se mit à genoux, je ne sais ce qu'il ne fit pas! Il m'intéressa tant, qu'à la fin je lui promis ce qu'il demandait. Vous vous rappelez, monsieur, combien de moyens je pris pour vous appitoyer sur son sort, vous qui êtes toujours en garde contre l'humanité? Il parut ; vous fûtes sensible à ses maux, et vous le logeâtes ; mais aujourd'hui vous le chassez, et vous voulez que je n'y sois pas sensible? C'est un affront pour moi ; ouï, monsieur, un affront, et je n'ai pas mérité cela. Vous a-t-il volé, insulté, voyons? Il semble que j'ai introduit ici un coquin : c'est me compromettre moi-même, entendez-vous cela? et je ne croyais pas qu'après douze ans de service..... - Ah, Tiennette! interrompit M. Dufour, vous allez pleurer à présent? Quoi! vous prenez pour vous ce qui n'est qu'une simple mesure dictée par la raison, par une juste vanité? Ne voyez-vous pas que cet homme se moquait de moi avec tous ses soupirs, toutes ses demi-confidences? Il est malheureux, à la bonne heure ; mais je n'aime plus, moi, l'aspect des malheureux ; j'en ai trop vu, et cela m'attriste trop ; je ne veux voir devant moi que des gens heureux, que des visages gais. Oh! je ne suis pas de ces gens qui ne cherchent qu'à s'attendrir ; c'est un petit plaisir que je ne trouve pas du tout plaisant, et je laisse volontiers aux autres la volupté des larmes. Il est certain que cet homme-là est bien né; qu'il a de l'éducation, des talens et de l'esprit ; mais il est trop dissimulé, et c'est une injure qu'il me fait. Il est parti, j'en suis enchanté; il rencontrera peut-être quelque bonne ame qui pleurera avec lui, et tous deux s'en donneront tant qu'ils voudront ; cela m'est bien indifférent. Je l'ai chassé, je n'y pense plus. Ah! je suis comme cela, moi ; quand quelqu'un a le malheur de me déplaire, voilà comme je le traite, et il n'y a plus moyen de me ramener ; j'ai de la fermeté, du caractère!

Tiennette essuya ses larmes, et M. Dufour poursuivit : J'ai cependant été cruellement tourmenté cette nuit à l'occasion de cet homme! - Comment cela, mon père? - Dans un rêve affreux ; j'ai rêvé que je voyais cet indigent : il était couvert de sang. - De sang, monsieur! interrompit Tiennette, vous avez vu du sang? c'est joie. - Va te promener, toi, avec ta joie : donnes-en donc l'exemple.... Pour en revenir à mon rêve, je me réveillais en sursaut ; puis je me rendormais, et je voyais toujours ce diable d'homme avec ses membres sanglans ; cela m'a fait horreur. - C'est joie, vous dis-je. - Veux-tu te taire, bavarde, et ne pas m'interrompre pour des sottises?... Ce n'est pas que je ne me sois rendu compte de ce qui m'a fait rêver cela. Je suis tellement frappé de l'idée que cet homme est le même qui est tombé sous les coups des Truguelins, dans le bois d'Arpennaz..... - Qui vous a dit cela, mon oncle, demande Coelina? - Le docteur, ouï, mon ami Andrevon, qui a soigné les Truguelins, blessés dans cet occasion.... ensorte que cela m'a frappé, vous dis-je ; et j'ai cru le voir cette nuit dans l'état où sans doute ils l'ont réduit : mais laissons cela, et occupons-nous d'autre chose. Stéphany, nous avons ce grand compte de la ferme de Buet à finir aujourd'hui. Mets-toi là, et travaillons... et vous, sottes pleureuses, allez vous mettre à vos occupations ordinaires.

Tiennette s'éloigna en marmottant entre ses dents : Hom! si cet homme-là n'avait pas de bons momens, comme je lui en voudrais quelquefois!

Coelina remonta dans son appartement, où elle se hâta d'essayer à son clavecin la romance que lui avait laissée l'inconnu.

MINUIT.

Ai vu mourir à son printems

La beauté même;

Etais à la fleur de mes ans;

Malheur extrême!

Hélas! hélas! tant que vivrai,

Toujours, toujours la pleurerai!

Fleur du matin peint sa candeur:

Belle personne!

Miel et lait peignent sa douceur;

Etait si bonne!

Hélas! hélas! tant que vivrai,

Toujours, toujours la pleurerai!

Entends-je rossignol chantant?

Me la rappelle.

Vois-je Vénus ou son enfant?

Vois cette belle!

Hélas! hélas! tant que vivrai,

Toujours, toujours la pleurerai!

La cloche sonne.... c'est minuit:

Heure funeste!

Au ciel sa belle ame s'enfuit,

Et moi je reste!...

Hélas! hélas! tant que vivrai,

Toujours, toujours la pleurerai

Cette romance plaintive plus singulièrement à Coelina : elle la joua plusieurs fois, la chanta, et l'apprit, dans le projet de la répéter à tout moment, même devant son oncle et Stéphany, qui ne pouvaient en deviner le sujet. Coelina examina long-tems ensuite le dessin de l'indigent, et comprit que l'infortuné, qu'il avait tracé, puis effacé depuis, dans un coin du tableau, pouvait bien être lui-même. Elle s'attendrit encore sur le portrait de sa mère, dont cependant elle ignorait les malheurs, et passa ainsi la journée, flottant entre la douleur, la crainte, la pitié, la terreur et l'effroi.

La nuit avait couvert la nature, et plongé tous les mortels dans un profond assoupissement. M. Dufour, à qui Coelina faisait sa lecture accoutumée, allait s'endormir, lorsqu'on entendit frapper plusieurs coups précipités à la porte de la rue. M. Dufour, étonné d'une visite aussi brusque, et à cette heure, se trouvant seul d'ailleurs avec sa pupille, lui ordonne de ne pas ouvrir, et de ne réveiller personne. Coelina, effrayée, obéit : les coups redoublent ; on entend crier : Ouvrez, ouvrez!.... M. Dufour, à qui semblable aventure n'était jamais arrivée dans une ville aussi tranquille que Sallenche, conseilla à Coelina d'aller réveiller son cousin, et de lui dire de descendre s'informer du motif qui excite ce bruit indécent.... Coelina sort pour monter chez son cousin ; mais celui-ci, qui lisait chez lui, avait entendu frapper ; il était descendu, et déjà il avait ouvert à un homme pâle, échevelé, qui se précipite, malgré Stéphany, jusques dans la chambre à coucher de M. Dufour.

FIN DU PREMIER VOLUME.

Tome 2 Chapitre 1

Tome second

"Qu'est devenu ce site superbe où je me plaisais tant à rêver! Les ronces ont remplacé les roses ; les ruines seules restent de ces magnifiques édifices. Ah! je reconnais la faulx du tems, qui change tout de nature et de forme!"

SAADY.

C'est toi, Faribolle! s'écrie M. Dufour qui reconnaît cet homme, malgré son désordre : eh, bon dieu, qu'as-tu? pourquoi ce bruit, ce trouble?... - Eh, monsieur, monsieur! un grand malheur, répond le commissionnaire. - Qu'est-ce encore? me diras-tu?.... - Ce pauvre homme, monsieur, ce pauvre homme qui demeurait là-haut... - Eh bien? - Eh bien, monsieur, il est mort. - Mort? - Ou peu s'en faut ; car je crois bien qu'il n'a plus que quelques heures à vivre. - Comment! où est-il? - Là-bas à la porte, blessé, oh! blessé! - Va le chercher ; mais va donc? Et toi, Stéphany, cours avec Faribolle ; tu l'aideras. O mon Dieu! qu'on le remonte dans sa chambre ; qu'on ait le plus grand soin de lui.

Monsieur Dufour sent se ranimer dans son coeur l'intérêt qu'il éprouvait, peu de jours avant, pour l'indigent. Il ne peut pas se lever ; mais pendant qu'il s'entretient avec Coelina, qui est au moins aussi émue que lui de cette étrange aventure, Faribolle et Stéphany portent jusques dans sa chambre l'indigent, qui baigne dans son sang. Stéphany redescend chez son père ; celui-ci se fait habiller, et monte avec sa pupille auprès du lit de douleur où l'infortuné, sans voix, comme sans mouvement, attend son heure fatale. Va, cours réveiller le docteur Andrevon, dit monsieur Dufour à son fils ; amène-le avec toi?

Le jeune homme part ; et en attendant son retour, monsieur Dufour se fait raconter, par le commissionnaire, les circonstances de cet affreux assassinat. Le bon Faribolle s'en acquitte en ces termes:

"Vous savez, monsieur, que je me mêle un peu de tous les métiers. Celui de guide, me paraissant plus lucratif que le mien, je me suis avisé de le prendre depuis quelque-tems. Ce matin j'ai conduit un voyageur qui voulait monter seulement la rampe dangereuse de Chède entourée de précipices de tous les côtés. Cela m'avait pris toute ma journée : je revenais donc très-tard ce soir, lorsque, il y a environ une heure, non loin de la cascade sauvage, un murmure confus de voix est parvenu jusqu'à moi. Tu as parlé, misérable! disait un particulier à un autre ; c'est toi qui nous perds ; tu mourras!... A ces mots, un coup de pistolet est parti ; j'ai vu tomber l'un des deux inconnus, et l'autre s'est sauvé à toutes brides, car il était à cheval. Effrayé, je m'approche, et je reconnais ; grand dieu! jugez de ma douleur ; je reconnais, dis-je, ce pauvre muet qui demeure chez vous, et qui a tant d'égards pour moi. La balle, à ce qu'il m'a paru, lui a cassé l'épaule droite. Il me reconnaît, tout souffrant qu'il est ; il me fixe avec des yeux pleins d'expression : il gémit, il se plaint, et me fait signe de son bras gauche, dont la main a été emportée autrefois, comme vous savez ; il me fait signe de le traîner jusques chez vous... Je suis jeune, je suis fort ; je ne balance pas, je charge sur mon dos ce précieux fardeau, au risque de passer pour l'assassin ; car, voyez, il m'a tout taché de sang, et je l'apporte ici, où je frappe à coups redoublés. Vous me pardonnez, n'est-ce pas, monsieur, d'avoir pris cette liberté; de vous avoir réveillé aussi brusquement?"

Comment, mon ami! répond M. Dufour, bien loin de t'en vouloir, je te loue de ton humanité. Cet infortuné! le sang qu'il a perdu l'a privé du sentiment ; il ne voit rien, n'entend rien! Tu as parlé; c'est toi qui nous perds , lui a-t-on dit! ah! je ne reconnais que trop la main de l'homicide! Mon dieu, quel est donc ce fatal secret? Moi qui le croyais leur ami, leur confident! Pauvre malheureux! va, si je peux te rendre à la vie, tu ne sortiras jamais d'ici, j'aurai de toi le plus grand soin. C'est ma faute aussi, c'est ma faute. Combien je me repens de l'avoir chassé ce matin! il aura rencontré ces monstres, et c'est moi qui cause sa mort. Imprudent que je suis avec mes défiances, avec ma sombre philosophie! A présent, qui nous expliquera les motifs de cet assassinat? Voilà un homme, privé depuis long-tems de sa main gauche, et à qui l'on vient de casser l'épaule droite ; le voilà qui n'a plus la faculté d'écrire, sa seule ressource pour se faire entendre. Il faut qu'il souffre, qu'il meure peut-être : ah! qu'il meure, il en sera plus heureux.

M. Dufour, Coelina et Faribolle sont occupés de ces diverses réflexions : le docteur arrive avec Stéphany. Le docteur, obligeant, humain et sensible, visite le blessé, annonce qu'il y a luxation, fracture, et prodigue au malheureux tous les secours de son art. Au bout d'une heure, l'infortuné recouvre ses sens, ouvre les yeux, examine le séjour où il est transporté, le reconnaît, remarque, autour de son lit, ses amis, M. Dufour lui-même, et laisse éclater sur son front la joie et la reconnaissance.

Tout le monde se livre à l'espoir en voyant qu'il a toute sa raison, et le docteur achève de tranquilliser nos amis, en les assurant que le malade n'en mourra point ; mais qu'il lui sera peut-être impossible, pendant long-tems, de se servir de son bras, encore moins de sa main pour écrire, et que sa maladie sera longue. - Quelque longue qu'elle soit, s'écrie M. Dufour, prodiguez-lui toujours vos soins, et sauvez-le : je dois bien le secourir, puisque c'est moi qui suis cause de son funeste accident! - Vous, M. Dufour, interrompt le docteur? et comment cela? - Venez demain me voir, mon voisin ; je vous apprendrai des choses étonnantes. - Je viendrai, mon voisin.

Le docteur achève de mettre la plaie du pauvre homme en état de guérison ; puis il se retire. M. Dufour, son fils, sa pupille et Tiennette, qui s'est levée aussi, vont se livrer aux douceurs du sommeil, et laissent auprès du blessé le bon commissionnaire, qui se charge de le veiller ainsi toutes les nuits.

Le lendemain, le docteur vient voir le pauvre homme : il trouve qu'il va autant bien qu'il peut aller dans son cruel état : il défend qu'on le trouble, qu'on lui fasse des questions ; puis il s'enferme avec M. Dufour, qui lui fait part des soupçons qu'il a sur les Truguelins. - Vous croyez, mon voisin? - J'en suis sûr ; car cet indigent est justement celui qu'ils ont déjà voulu immoler dans le bois d'Arpennaz, à l'époque où le père et le fils, blessés par cet homme, qui se défendait sans doute, ont eu recours à vos soins. - Comment! ce serait cet infortuné? - Il n'y a pas de doute. Il l'a nié cependant toutes les fois que je l'ai interrogé sur cet article ; mais je n'en suis pas moins persuadé que c'est lui. - Et quel est le motif de la haine que lui vouent ces scélérats? - Voilà ce que j'ignore, voilà ce qu'il sait, lui, ce qu'il n'a jamais voulu m'apprendre, et ce qu'il lui sera désormais impossible d'écrire. - Quel mystère profond! - Comment le percer?... Je présume que l'indigent, chassé hier de ma maison, aura rencontré, sur le soir, les Truguelins, que j'en ai bannis aussi. Ils auront cru qu'il m'avait fait connaître leurs crimes ; que c'était là le motif qui me faisait et leur refuser Coelina, et leur fermer ma porte ; et ils auront voulu le tuer pour ensevelir à jamais leur secret dans la tombe, ou pour se venger, s'ils ont cru que leur secret fût divulgué. - Ouï, voilà ce que c'est, il n'y a pas d'autre doute à former que celui-là: eh bien, mon voisin, était-elle légitime, l'horreur qu'ils m'inspirèrent la première fois que je les vis chez vous? - Très-légitime, docteur, et je la partage bien aujourd'hui. Allons, vous me conseillez toujours, n'est-ce pas, d'unir nos jeunes gens? et lorsque notre muet sera rétabli, nous aviserons ensemble aux moyens de lui faire avouer la vérité. Je crois qu'alors il me la dira, après tout ce que j'aurai fait pour lui? - Bien, mon voisin : mariez d'abord vos enfans ; et, quant au blessé, soyez sûr que je le verrai tous les jours, que je le rétablirai le plus promptement possible. - Ne ménagez pas les visites, docteur? rien ne me coûtera pour le sauver. - Vous vous moquez de moi, monsieur, en me parlant de dé nous faisons tous deux pour l'humanité plus que n'en feraient, en pareille occasion, ceux qui s'en disent les plus grands amis. - C'est que la juste haine que nous vouons aux mortels vicieux double notre amitié pour ceux qui ne le sont pas, et qui sont au contraire les victimes des méchans. - Docteur, docteur, presque tous les hommes sont des Truguelins. - A peu de choses près ; mais il en est d'estimables, et je crois que celui-ci peut nous servir de modèle. - Ne précipitons pas notre jugement : ce sera peut-être un ingrat comme les autres ; mais si je suis encore trompé par lui, je jure bien que je verrais cent mille infortunés, que.... - Que vous leur tendriez encore une main secourable. La misantrhopie, comme nous l'entendons tous deux, est la véritable philantropie. - Je le crois, mon ami, et sous ce point de vue, je me tiens plus sage, plus estimable que mes semblables. - Adieu, mon voisin ; à tantot? je viendrai voir mon malade ; mais sur-tout du silence et des soins ; cet homme-là doit assez souffrir intérieurement, sans qu'on l'accable de questions. - Je vous entends, et j'aurai soin de réprimer la curiosité de tout mon monde ici.

Le docteur revint l'après-midi, comme il l'avait promis. A peine fut-il parti, que Faribolle entra chez M. Dufour d'un air de mystère, et en regardant autour de lui s'il n'était vu de personne. Qu'as-tu, Faribolle? lui dit le vieillard. Pourquoi ces précautions? - Monsieur, c'est que.... il faut que je parle à monsieur sans témoins. - Parle, Faribolle ; nous sommes seuls. - Monsieur, vous saurez que.... c'est qu'il ne faut pas que monsieur votre fils sache que je vous remets les lettres qui lui sont adressées avant qu'il les ait lues. - Comment? - Ouï, monsieur, ce billet.... - Pour qui est-il? - Pour monsieur Stéphany. - Eh bien, va le lui porter. Mon fils n'a point d'intrigue secrète qui puisse le compromettre, ni faire rougir son père. - Cependant, monsieur..... - Va, te dis-je ; je n'ai jamais décacheté ses lettres : c'est toujours une preuve de méfiance ou de rigueur dans un père. - Si monsieur voulait m'écouter?..... - Explique-toi donc? Depuis deux heures tu parles sans rien dire. - Monsieur saura que tout-à-l'heure, devant la porte, un homme de très-mauvaise mine, oh! d'une mine de brigand, m'a abordé. Ami, m'a-t-il dit, es-tu de cette maison? - Ouï, que je lui ai dis, j'en suis le commissionnaire. - Eh bien, remets cette lettre au fils de monsieur Dufour : tu lui diras qu'il se rende ce soir au lieu qu'on lui indique, s'il a du coeur. S'il a du coeur! entendez-vous cela, monsieur? L'homme de mauvaise mine s'est retiré, et j'ai pensé que cette lettre pouvait contenir un cartel, que monsieur votre fils avait peut-être quelque mauvaise affaire. Si je remets, me suis-je dit, ce billet au fils, et qu'il lui en arrive malheur, que de regrets pour moi et pour le père, qui m'en fera de justes reproches! Non ; portons-la d'abord à monsieur Dufour : si ce n'est rien, nous recacheterons le papier, et je le remettrai au jeune homme, qui ne se doutera de rien. A présent, monsieur, si vous l'exigez, je vais monter rendre la lettre avant que vous la lisiez. - Non ; arrête, Faribolle ; ce que tu me dis là.... Mais quels ennemis pourrait avoir mon fils?.... Dieu! je pense : donne, eh, donne donc?

M. Dufour rompt le cachet, et lit:

"Vous vous rappelez sans doute que vous m'avez insulté grièvement, il y a quelques jours, dans votre jardin, sous ce chalet qu'en berger langoureux vous avez construit pour votre cousine? Je suis d'un caractère peu patient, et qui chérit la vengeance ; il faut que vous m'en fassiez raison. La nuit commence à s'épaissir : trouvez-vous, dans une heure, derrière le Nant sauvage, armé de vos pistolets ; vous m'y trouverez : et j'espère que vous avez assez de coeur pour ne mettre personne dans votre confidence, et pour vous tirer, en galant homme, d'une affaire d'honneur."

MARCAN TRUGUELIN.

Le monstre! s'écrie M. Dufour : ah! mon ami, embrasse-moi. Que je te sais gré de m'avoir communiqué ce funeste billet! Mon fils y aurait été; oh! Stéphany s'y serait rendu sans le dire à personne! Je le connais, il est brave, téméraire même!..... Allons, il m'y verra. - Comment, monsieur? - Ouï, mon ami ; c'est moi qui vais au rendez-vous. - Est-ce que vous y pensez, monsieur? à votre âge! infirme comme vous l'êtes!.... - J'irai, te dis-je ; non pour me battre, mais pour faire rougir un misérable qui doit tout à mon frère et à moi. Faribolle? - Monsieur, en grace...... - Tais-toi ; va seller ma mule ; ne parle à qui que ce soit de ce billet, ni du sujet qui me force à sortir. - Mais, monsieur, si c'était des brigands? s'ils allaient vous tuer? - Ils ne me tueront pas, Faribolle ; et, d'ailleurs, ne serais-tu pas là avec moi pour me défendre? - Jusqu'à la dernière goutte de mon sang, monsieur. - Va donc où je te dis : l'heure s'avance, et je ne veux pas être le dernier au rendez-vous.

Faribolle secoue la tête en signe d'inquiétude ; puis il va seller la mule, ainsi que M. Dufour le lui a commandé. Coelina entre chez son oncle, qui a demandé Tiennette pour l'habiller. Que vois-je, mon oncle? vous ôtez votre robe de chambre, vos pantouffles, votre bonnet de nuit? Allez-vous sortir? - Ouï, mon enfant. - Si tard? - Je ne serai pas long-tems. - Permettez du moins qu'à cette heure-ci quelqu'un vous accompagne? ( Elle appelle Stéphany qui traverse un corridor .) Stéphany? ( Stéphany entre .)Tiens, mon ami, accompagne ton père qui sort pour affaire : ne souffre pas qu'il aille seul de nuit,et souffrant comme il est?

M. Dufour prend de l'humeur. Je voudrais bien savoir, ma nièce, pourquoi vous vous permettez de régler mes démarches, et de me donner des conducteurs? Je n'ai besoin de personne ; mais, pour vous rassurer, apprenez que Faribolle vient avec moi. - Ah! à la bonne heure, mon père, dit Stéphany : mais je rougis de voir que vous choisissiez un autre guide que votre fils. - Apparemment que j'ai mes raisons. - Mon père, aurais-je eu le malheur de vous déplaire? - Non, vous ne me déplaisez point ; personne ne me déplaît ici : mais qu'on me laisse, je veux être seul. - Mon père, cette affaire-là n'aurait pas pu se traiter par moi? Si vous vouliez que j'allasse à votre place? - Non.... vraiment ouï, à ma place! - Mon père.... - Qu'on me laisse, vous dis-je ; je le veux.

Stéphany et Coelina se retirent par respect ; mais M. Dufour a encore les questions de Tiennette, qui l'habille, à essuyer. Tiennette est une ancienne gouvernante qui a pris quelqu'autorité sur l'esprit de son maître. Elle l'impatiente, s'impatiente elle-même, et finit par se fâcher. M. Dufour l'envoie au diable, et sort enfin avec Faribolle, qui le monte sur sa mule, et le soutient pendant la route, qui n'est que d'une demi-lieue. M. Dufour rêve ; il est indigné. Après trois quarts-d'heure de marche ( car il va lentement ),il arrive enfin au Nant sauvage : la nuit est épaisse, et l'on distingue difficilement les objets.Un peu à la droite du Nant, Faribolle, qui marche devant, voit accourir un homme qu'il reconnaîtpour être le même qui lui a remis le cartel. Vient-il ton maître? lui demande l'inconnu. - Le voilàsur cette mule, répond machinalement le commissionnaire.

A l'instant un coup de sifflet se fait entendre : douze à quinze individus se précipitent sur M. Dufour, qu'ils arrachent de sa mule, malgré ses cris et les efforts de Faribolle. Ces brigands emportent le vieillard, et vont le précipiter dans le torrent. L'imprudent viellard était sans armes ; mais heureusement pour lui que Faribolle s'était secrètement muni de pistolets. Le bon commissionnaire voit que son maître est perdu : il ne balance pas, il tire ses pistolets à droite, à gauche, et n'a point le bonheur d'attraper les brigands, qui ont le tems de consommer leur forfait. M. Dufour, suspendu sur l'abyme, est précipité par eux dans le torrent... Au même instant un jeune homme paraît : c'est Marcan ; M. Dufour reconnaît sa voix tout en luttant contre les flots. Qu'avez-vous fait? dit-il à ses gens. Etait-ce ce vieillard que je vous avais recommandé de sacrifier? c'était son fils! Qui vous a amené ce vieux fou? - C'est cet homme, répondent les brigands. - Malheureux! ta mort me répondra de ton silence.

Marcan ajuste un pistolet sur Faribolle. L'intrépide commissionnaire s'élance dans le fleuve pour sauver ses jours, et, s'il lui est possible, ceux de son maître. L'abyme est si profond, que les brigands ne peuvent plus achever d'y égorger leurs victimes. Ils se sauvent à la hâte, ayant à leur tête Marcan, qui se flatte qu'au moins, en cas que le vieillard s'échappe du torrent, il n'a pu le reconnaître. Pendant que les assassins font leur retraite précipitée, le courageux Faribolle nage, nage, jusqu'à ce qu'il rencontre M. Dufour. Il le tient enfin par un bras, et ses cris implorent le secours des passans ou des paysans voisins. Un bon montagnard, dont le chalet est situé près de l'abyme, entend des cris aigus et douloureux ; il prend sa lanterne, sa pelle, une corde, et vient chercher sur les bords du torrent. Il aperçoit deux malheureux qui luttent contre la mort ; il descend vers eux par des chemins taillés dans le roc, et que lui seul connaît : cet homme humain leur tend des cordes. Faribolle, qui n'a pas perdu la tête, attache son maître à son corps ; et, nageant jusqu'au montagnard, il parvient à retirer M. Dufour, à sortir lui-même de ce torrent, moins dangereux ce jour-là qu'après les fortes avalanches des montagnes.

M. Dufour est presque sans vie : on le porte à la cabane du montagnard. Il recouvre sa raison, ses forces, son courage ; et, pour ne point inquiéter sa maison, il se fait attacher sur sa mule. Faribolle le ramène en cet état à Sallenche : qu'on juge de l'effroi de ses enfans et de la bonne Tiennette!....... Qu'a donc monsieur? que s'est-il passé? Tels sont les cris de tout le monde. M. Dufour, qui, en route, a recommandé le silence pour ne point exciter la fureur de son fils contre les Truguelins, prétexte qu'en se rendant à une ferme dépendante de l'héritage de Coelina, et où l'appelaient des affaires pressées, il est malheureusement tombé dans un torrent, dont Faribolle l'a retiré en s'y précipitant à son tour.

Coelina ne crut pas un mot de ce récit ; mais Stéphany s'en contenta, et prodigua les plus tendres soins à son père, aidé de la sensible Tiennette, qui jetait les hauts cris. Aussi, monsieur, dit-elle à son maître, je vous l'avais bien dit : pourquoi sortir si tard? C'est votre faute. J'ai rêvé d'un gros chat noir ; c'est trahison, ou malheur si vous voulez.

Stéphany fit taire Tiennette ; mais M. Dufour fut frappé du gros chat noir, et de ce mot c'est trahison ; ce qui était en effet : peu s'en fallut qu'il ne crût aux rêves de sa superstitieuse gouvernante. Le vieillard fut mis au lit. Sa famille passa une partie de la nuit auprès de lui, et le lendemain matin le docteur Andrevon, qui comptait ne venir voir qu'un malade, fut bien étonné, bien affecté d'en trouver deux. Quand il eut donné tout haut sa consultation à son ami, celui-ci demanda à s'enfermer avec lui. Tout le monde se retira ; et M. Dufour, resté seul avec le docteur, lui raconta la vérité sur son accident. Qu'en dites-vous, mon ami? c'était Marcan lui-même ; j'ai distingué sa voix ; et Faribolle, qui l'a vu pendant son court séjour ici, a reconnu ses traits. Hein! si j'avais remis ce billet à mon fils, donnait-il là dans un joli guet-à-pens? Mon jeune homme y serait allé seul, comptant ne trouver qu'un ennemi à combattre. Jugez? une vingtaine de scélérats l'auraient saisi ; ils m'auraient privé de mon fils : ils l'auraient assassiné, lui, dans le torrent ; car ils ne m'ont quitté qu'en s'apercevant qu'ils s'étaient trompés de victime. Eh bien! sont-ce là des monstres? - Ne m'en parlez pas ; je ne puis revenir d'une semblable scélératesse. Mais quel était leur but? - Vous ne le devinez pas? D'écarter leur rival. Ils auraient publié ensuite qu'il a été tué par des voleurs : moi-même j'aurais pu donner dans cette fable, et j'aurais pleuré mon fils, sans connaître ses assassins. - Je conçois bien qu'alors Coelina serait devenue libre ; mais aurait-elle pour cela donné sa main à Marcan qu'elle déteste? - Les scélérats se flattent toujours. C'était d'ailleurs un rival redoutable dont on se débarrassait : après cela, on aurait attendu tout du tems, des visites, des petits soins. Les lâches! se mettre en si grand nombre contre un enfant! Jugez de mon effroi, docteur! Un homme de mon âge, goutteux, presqu'impotant, précipité d'une hauteur considérable, et dans un abyme sans fond! Heureusement que je ne me suis rien fracturé: n'ai-je pas quelque chose de fracturé, docteur? - Rien, mon voisin, rien. - Les malheureux! Deux assassinats en deux jours! C'est un miracle que j'en sois réchappé. Et c'est ce bon Faribolle à qui je dois la vie! Ainsi, et dans le même torrent, mon pauvre frère sauva autrefois les jours du neveu du grand-duc : mais le grand-duc avait le moyen de l'en récompenser, au lieu que je ne puis rien faire pour Faribolle. - Si fait, vous le pouvez. - Eh! comment? - Voici comment : Coelina est très-riche, n'est-ce pas? Elle va épouser votre fils : engagez Faribolle à se mettre au service des jeunes époux? Coelina a trop bon coeur pour ne pas faire un sort avantageux à celui qui lui a conservé les jours d'un oncle qu'elle chérit. - Vous avez raison ; je n'y pensais pas : je suivrai votre conseil ; mais toujours en disant à mes enfans que ce zélé commissionnaire m'a retiré d'un torrent où j'étais tombé par mégarde. Vous entendez bien? par mégarde ; car si j'apprends à Stéphany et le cartel que Marcan lui a envoyé, et la trahison dont il voulait user envers lui, trahison dont j'ai été la victime, je connais mon jeune homme ; il est brave, entreprenant, intrépide ; et, bien loin d'éviter Marcan, il est capable de l'aller chercher à mon insu. Il faut donc qu'il ignore à jamais cette noire perfidie. Mais comme je vais veiller sur lui! Il ne sortira pas un moment sans moi, non : les scélérats seraient capables de l'attendre, et de l'assassiner. - Ils le feraient. - Que d'embarras pour un père de famille! Et c'est la soif de l'or qui tourmente ces deux misérables-là! Quel moyen, docteur, quel moyen prendre pour me venger d'eux? Aurai-je recours aux lois? elles sont si lentes, si impuissantes ici! Ils auront cent témoins qui me démentiront : les scélérats en manquent-ils?.... Et puis, quel éclat, quelle honte pour nous tous! Ils sont oncle et cousin de Coelina : en supposant que je réussisse, je déshonorerais ma propre famille. - Vos réflexions sont justes.

M. Dufour prit une prise de tabac, en offrit à son ami, et continua : Je ne sais par quelle fatalité, ici-bas, les gens sans foi, sans délicatesse, réussissent toujours. L'effronterie est leur apanage : ils se moquent de l'opinion de ceux qu'ils insultent ; ils se font un jeu de l'opinion publique, des préjugés et du jugement qu'on porte sur eux. Les gens méchans et vicieux sont méprisés, dit-on : et de qui? des gens estimables qu'ils ne voient point, qu'ils ne veulent point fréquenter!... Ils ne manquent point pour cela de coteries, d'amis, de fêtes, de jeux, de parties de plaisir : ces coteries, ces amis, ils les choisissent dans leur classe, et tout cela s'entend très-bien, s'accorde très-bien. Ils éclaboussent ceux qui les méprisent, n'en lèvent pas moins la tête, en affichant un luxe et une sérénité désespérante pour les honnêtes gens. J'ai entendu une courtisane très-riche des dupes qu'elle avait faites, s'écrier, en voyant la misère d'une honnête femme qui se sacrifiait inutilement pour soutenir un époux infirme, pour élever des enfans au berceau : Pauvre sotte! à quoi te sert ta vertu! Fais comme moi, et tu seras heureuse!... Cela n'est-il pas révoltant? En vérité, cela sèche l'ame, et je serais tenté de croire que les méchans sont, sur la terre, plus heureux que les bons. - Cette morale-là, mon voisin, n'est pas du tout consolante, et je me hâte d'y appliquer le contre-poison. Ces méchans, dites-vous, réussissent, se jouent de tout ce qu'il y a de plus sacré, insultent à l'opinion générale? mais leur triomphe est-il de longue durée? S'ils tourmentent les bons, la justice n'éclate-t-elle pas tôt ou tard pour les confondre et les punir? Eux et leurs coteries tombent alors dans la bassesse, dans la honte et dans l'ignominie. Cette courtisane que vous me citez peut briller un moment ; mais quel sort l'attend dans sa vieillesse! elle a tout mangé, c'est l'habitude de ces femmes-là. Que devient-elle? Corruptrice de l'innocence, productrice du libertinage, et rarement son tombeau est ailleurs que dans une maison de force : au lieu que l'honnête femme, qu'elle insultait naguères, a pu, à force de travail et d'économie, se faire un petit bien-être pour ses vieux jours. Si elle ne l'a pas, si le sort n'a pas secondé ses efforts, eh bien, elle a des ressources dans la bienfaisance de sa famille qu'elle a honorée, ou des ames honnêtes qu'elle a édifiées. Ne comptons jamais, mon ami, sur la félicité des êtres vicieux ; et que cette fausse philosophie tombe devant ce vers sublime et toujours vrai d'un des plus grands poètes tragiques de la France:

Le bonheur des méchans comme un torrent s'écoule.

Ainsi parla le docteur à son voisin, qu'il ne persuada pas. Le docteur fit cesser cette conversation qui pouvait fatiguer le vieillard, après son accident de la veille. Il le saigna, sortit, et M. Dufour s'endormit heureusement jusqu'au soir.

Chapitre 2

Coelina, ainsi que je l'ai déjà dit, n'avait pas une grande confiance dans la manière dont M. Dufour avait raconté son accident. Sans en deviner la cause, elle frémissait intérieurement, et ne savait à quel soupçon s'arrêter. Elle était frappée de terreur, sur-tout depuis le nouveau malheur arrivé à l'indigent, et ne doutait pas que les Truguelins, qu'il avait sans doute rencontrés, ne l'eussent mis dans cet état déplorable. Ces méchans étaient toujours devant ses yeux : elle les accusait de tous les malheurs passés, présens, à venir, et ne voyait qu'eux qui pussent troubler l'ordre et la tranquillité de sa famille. Ainsi, quand on a un ennemi, on lui impute tous les bruits qui circulent, tous les événemens qui nous arrivent.

Coelina voulut donc engager, en particulier, Faribolle à lui découvrir la vérité; Faribolle, scrupuleux observateur des ordres de son maître, appuya le rapport de M. Dufour, soutint que la chose s'était passée ainsi, et Coelina ne sut rien.

Tiennette, cependant, avait soulevé une partie du voile qui couvrait ce nouveau mystère. Elle connaissait le paysan qui avait eu le bonheur d'aider Faribolle à retirer M. Dufour. Cet homme, que Tiennette avait rencontré, lui avait raconté, comme une chose indifférente pour elle, le service qu'il avait rendu à un bon vieillard, et à son domestique, la veille, à neuf heures du soir : il avait ajouté que ces voyageurs avaient été attaqués avant par des brigands qui leur avaient tiré des coups de pistolet. Le paysan avait bien entendu ce tumulte ; mais il n'était sorti de chez lui, que bien sûr que les brigands étaient partis.

Tiennette, à qui un gros bon-sens avait donné des soupçons sur les Truguelins, avait fait part de ses doutes à Faribolle. Celui-ci les avait confirmés ; mais il avait exigé le secret, et Tiennette l'avait promis.

De son côté, Stéphany venait de trouver au pied du lit de l'indigent une lettre assez singulière, et qui l'avait frappé. Elle était ainsi conçue:

"Il est bien fâcheux que Coelina soit venue cette nuit, dans ton grenier, suspendre les coups de notre juste vengeance. Elle était là sans doute cachée près de la porte, et nous écoutait. Songe que si tu lui révèles un mot des motifs de notre haine, si tu as l'audace d'en écrire un seul mot à M. Dufour, tu es mort! Mille moyens nous rendront maîtres de tes jours, et ton silence seul peut te conserver la vie. Si tu es indiscret, tu seras notre première victime, et Coelina la seconde!"

Stéphany relit cette lettre, dont l'écriture est celle de Truguelin père : il ne peut rien concevoir à ce mystère, et voit seulement que c'est une lettre que l'oncle de sa cousine a écrite à l'indigent, d'après une scène de nuit dont Coelina a été témoin. Cette lettre, tombée de la poche du blessé, Stéphany la communiquera-t-il à Coelina?... Non, il est trop curieux du bonheur de sa cousine, et cette phrase, qui d'ailleurs n'offre à Stéphany qu'une menace vague, et Coelina , la seconde, cette phrase alarmerait trop cette intéressante amie de son coeur. Tout le monde est déjà trop troublé d'ailleurs dans la maison, pour qu'il accroisse la douleur générale. Stéphany cache sa lettre, et attend un moment plus favorable pour en demander l'explication, soit à Coelina, soit à l'indigent lui-même, lorsqu'il sera rétabli.

A présent, je ferai observer à mon lecteur la dissimulation dont usaient tous nos héros les uns envers les autres. Ils possédaient tous le même secret, ou du moins ils en devinaient une partie, et se le cachaient réciproquement. M. Dufour et Coelina, tous deux les plus instruits, ne se communiquaient point leurs conjectures. Tiennette et le commissionnaire gardaient le silence ; et Stéphany, qui commençait à lever un coin du voile qui couvrait le mystère, l'avait laissé retomber. Quelle bizarrerie dans les événemens de la vie! Si tous ces gens-là s'étaient rapprochés, s'ils s'étaient éclairés mutuellement, ils auraient pu se liguer tous, et avec plus de force, contre leurs ennemis communs et ils auraient prévenu les malheurs qui ne devaient pas tarder à tomber sur eux : mais poursuivons.

Le docteur venait tous les jours, deux fois, visiter ses deux malades ; l'un était parfaitement rétabli, M. Dufour était hors de tout danger ; mais l'indigent avait beaucoup plus de peine à recouvrer la santé. Son épaule était remise néanmoins, et l'on commençait à le lever. Il ne versait plus de larmes ; mais il était triste, abattu, rêveur : il ne voyait rien, n'entendait plus rien, et regardait tout avec le regard fixe et passif de l'égarement. Ses membres endoloris, son ame froissée par le malheur, tout contribuait à cette espèce de démence qui affligeait, effrayait même ses amis, sur-tout la sensible Coelina qui lui vouait plus d'intérêt que ses parens. On ne pouvait connaître les détails de la dernière aventure de l'infortuné, puisqu'il lui était impossible de parler et d'écrire. Quel état funeste pour lui et pour tous ceux qui l'entouraient! M. Dufour demandait régulièrement tous les jours de ses nouvelles, et se faisait monter de tems en tems chez lui. La reconnaissance était empreinte sur tous les traits du blessé, et il en devenait plus cher à M. Dufour, qui le regardait comme un compagnon d'infortune, étant, ainsi que lui, victime des Truguelins.

Cependant on n'entendait plus parler de ces misérablas, et M. Dufour ne pensait plus qu'à hâter le mariage des jeunes gens, seul moyen, selon lui, de soustraire son fils aux attaques secrètes de ses ennemis.

M. Dufour avait engagé le commissionnaire, à qui il devait la vie, à entrer au service de son fils et de Coelina, avec de forts appointemens auxquels Coelina avait consenti. Faribolle avait accepté cette place avec reconnaissance, et il était déjà installé dans la maison, en attendant l'hymen de ses nouveaux maîtres, qui devait rendre son poste plus brillant, puisqu'il allait avoir la conciergerie du château des Echelettes, et une bonne ferme à régir. Faribolle était enchanté de son sort ; et Tiennette, loin d'en être jalouse, lui en témoignait souvent sa satisfaction. Quand mes jeunes amis seront mariés, lui disait-elle un jour, nous les perdrons ici ; car sans doute ils iront habiter leur superbe baronnie près de Chède! Il leur faudra un ton, beaucoup de monde, vu leur grande fortune. Je les verrai plus rarement ; mais vous viendrez m'en donner des nouvelles, n'est-ce pas? - Est-ce que vous ne viendrez pas souvent les voir? - Souvent! ah, pardi, est-ce que je le puis? n'ai-je pas un maître infirme à servir? est-ce que je peux quitter comme cela sa maison? Vous qui êtes plus jeune et plus alerte que moi, vous viendrez, et je soupirerai souvent après le moment où je verrai entrer dans notre cour le bon Faribolle.... Faribolle! ce nom-là me paraît toujours comique. Est-ce votre nom de famille? - Pas du tout ; ne voyez-vous pas que c'est un sobriquet? Je m'appelle Christin, moi, de mon nom ; mais j'ai servi, voyez-vous ; au régiment, j'étais gai, facétieux, je contais des contes à tous mes camarades, je les faisais rire aux larmes ; ils disaient que je ne leur racontais que des faribolles ; des faribolles, vous entendez-bien? et le nom m'en est resté. - Ah, je me doutais bien qu'il y avait quelque chose comme cela ; mais j'entends sonner monsieur : il a besoin de moi ; j'y cours.

Tiennette entra chez M. Dufour, qui lui ordonna de le conduire au jardin, sous le chalet des amans. Quand il y fut, il envoya chercher Coelina et Stéphany, qui se hâtèrent de se rendre auprès de lui.... Bonne nouvelle, mes enfans, leur cria-t-il de loin, bonne nouvelle! notre ami Andrevon a mis plus de diligence à suivre notre affaire que je ne le croyais, et voilà le paquet. - Quel paquet, mon père? - Eh! ne le devinez-vous pas? Ce sont vos dispenses qui arrivent de Rome ; c'est la permission du Saint-Père de vous unir. - O bonheur! - Ouï, mon Stéphany, les voici : rien ne peut donc plus maintenant s'opposer à ton bonheur, si toutefois Coelina persiste dans les mêmes dispositions. - Ah, mon oncle! cet hymen doit à jamais combler mes voeux.

Coelina prononça ces mots avec un son de voix étouffé; elle pensait à ce que lui avait dit l'indignent que ses craintes et le mystère dont il se couvrait devaient finir le lendemain de cet heureux mariage. M. Dufour se méprit sur l'accent qui accompagna cette réponse. Tu soupires en disant cela, ma fille, lui dit-il? aurais-tu changé d'avis? serait-ce par pure complaisance?.... - Mon oncle, vous connaissez bien peu mon coeur ; vous savez qu'il est tout entier à Stéphany, et vous doutez de mon ivresse en apprenant que je vais être heureuse! Croyez à ma franchise, à la pureté de mes sentimens, et daignez presser le moment d'une union après laquelle je soupire avec autant d'ardeur que mon ami. - Je le crois, mon enfant, et je veux combler vos voeux à tous deux. Quel jour est-ce aujourd'hui? lundi? eh bien, fixons votre hymen à vendredi prochain. - Ah, monsieur! interrompit Tiennette, ne les mariez pas un vendredi ; cela porte malheur. - Folle que tu es!.... qu'en pense Coelina? a-t-elle le même préjugé? - Mon oncle...... - Ah, j'entends, elle est femme, et faible par conséquent ; elle croit peut-être aussi à la fatalité du vendredi. Eh bien, huit jours ne sont pas trop pour faire les préparatifs d'un hymen qui doit se célébrer avec éclat, vu le rang et la fortune de mademoiselle des Echelettes ; remettons cela à lundi, sans plus de retard. - Ouï, mon oncle, sans plus de retard.

Stéphany soupira, comme s'il prévoyait qu'il pût survenir quelqu'entrave pendant ce retard qui lui paraissait bien long. M. Dufour le plaisanta sur son impatience, et Coelina elle-même lui fit sentir que ces huit jours, qui lui semblaient un siècle, seraient bientôt écoulés dans les préparatifs nécessaires d'une fête pareille. - J'étais comme cela, dit M. Dufour, ouï, j'étais impatient de jouir, et je ne m'en suis que trop tôt repenti. - Eh, mon oncle, interrompit Coelina, vous nous avez promis cent fois le récit de vos malheurs? Nous étions trop jeunes autrefois, disiez-vous : à présent que nous sommes des gens presque mariés, voudrez-vous bien nous faire cette confidence? - A l'instant, mes enfans, si vous le desirez. Je me sens très-bien aujourd'hui, et j'ai une envie de babiller que je brûle de satisfaire ; j'en trouve l'occasion, je la saisis. Asseyez-vous tous autour de moi, et toi aussi, Tiennette : tu as le tems, à présent que l'on t'a donné Faribolle pour t'aider. Tu m'as témoigné souvent le desir de connaître mes aventures ; tu vas les apprendre ; mais qu'est-ce que je vois donc venir là-bas? C'est le docteur. Il approche : Bonjour, docteur ; comment va notre blessé? - Bien, très-bien pour son état. Et vous, mon voisin? - Vous voyez, au milieu de mes enfans ; puis-je être plus heureux? Nous vous remercions tous, docteur, de votre zèle, de votre empressement à nous obliger. Nous avons enfin nos dispenses! - Oh! j'ai un neveu qui est expéditif quand il fait quelque chose pour moi. - Nous avons fixé l'hymen à lundi prochain : vous en serez? - Comment, si j'en serai! j'espère bien y danser le premier menuet avec madame la mariée. - Vous plaisantez : un grave médecin? - Vous verrez plutôt. - Fort bien, je n'en puis pas promettre autant ; mais je vous regarderai, et cela me fera plaisir. Ha çà, docteur, avez-vous le tems d'entendre mes aventures que je ne vous ai jamais racontées qu'en gros, si je m'en rappelle? - Tout mon tems est à vous, mon voisin : parlez, je vous écoute. - Eh bien, prenez place, et que tout le monde fasse silence.

Tous nos amis sont réunis sous le chalet des amans ; l'eau limpide du canal coule à leurs pieds. On voit vaciller la gondole dont un léger zéphyr agite les bandelettes et le pavillon ; le ciel est pur, l'ombre fraîche, tout invite au recueillement et à l'attention. M. Dufour, après avoir pris du tabac que lui a offert le docteur, commençe son récit en ces termes:

"Il se refusait à la douceur d'être père, et sa bienfaisance, trompant la nature, lui donna un fils : il détestait sa femme, et sa femme devint le modèle des épouses ; elle lui sauva l'honneur et la vie. Ainsi, certains individus sont appelés au bonheur malgré eux."

PAUL SWITCHS.

"M. Dufour, mon père, notaire de cette ville, et habitant cette maison, avait perdu son épouse au moment où elle donnait le jour à Flonsel, notre plus jeune frère. Il lui restait trois enfans, tous garçons, et ce vieillard avait à peine de quoi subsister. Mon frère aîné, homme fait alors, avait pris, comme je vous l'ai déjà dit, la profession de guide ; moi j'étais chez un huissier, et Flonsel travaillait dans l'étude de son père, dont il était l'unique clerc. Nous étions heureux tous, et nous ne pensions qu'à adoucir les travaux et les charges de notre père, lorsque le malheur vint tout-à-coup s'attacher à nous, et plus particulièrement à notre frère Flonsel, qui, jeune et sans expérience, devint par la suite la victime de sa confiance et de sa crédulité: écoutez-moi."

J'étais, ainsi que je vous l'ai dit, chez un huissier de Sallenche, homme veuf, sans enfans, et assez à son aise. Il possédait une petite habitation d'été au pied du mont Dorens, où nous allions, les fêtes et dimanches, ensemble nous délasser, avec quelques amis, des travaux de la semaine. Il y avait, dans ce tems-là, beaucoup de voyageurs à l'auberge, entr'autres une jeune femme, pâle, triste, qu'accompagnait un vieux mari qui semblait la rendre très-malheureuse. Ces gens faisaient un séjour à Sallenche, où ils attendaient apparemment des lettres. Je les avais remarqués à la promenade, sur-tout la femme, à qui j'avais eu une fois l'avantage d'offrir mon bras pour traverser une gorge de nos montagnes ; mais depuis quelques tems j'avais perdu ces époux de vue, et je les croyais partis, lorsqu'un jour je reçus ce billet singulier:

"Trouvez-vous tantôt au Val Dorens : on a quelque chose de très-important à vous y communiquer."

Ne sachant ce qu'on me voulait, ni qui m'écrivait, je me rends néanmoins au lieu du rendez-vous, curieux de courir cette aventure, et j'y trouve cette même femme, pâle, échevelée, et tenant, dans ses bras, un petit garçon d'environ deux ans. Cette inconnue se jette à mes genoux, en versant un torrent de larmes. Monsieur, monsieur! s'écrie-t-elle en sanglotant, sauvez une mère infortunée, sauvez un pauvre petit innocent des fureurs d'un père jaloux et dénaturé. - Relevez-vous, madame, et expliquez-vous. - Je perds mon enfant, monsieur ; je le perds, si vous ne l'adoptez, si vous ne le sauvez. - Mais, madame....... - Il faut que vous le preniez, monsieur ; il le faut. Il est perdu si vous ne me rendez ce service. - Mais encore, dois-je savoir...... - Tout, monsieur, tout, et vous serez humain et sensible. Mariée très-jeune à un vieillard d'un caractère odieux, il n'y a pas de maux que je n'en aie soufferts. Sacrifiée à ce monstre, j'ai plus versé de larmes qu'il ne tombe de gouttes d'eau de cette cascade que nous voyons d'ici. Pour comble de malheur, je deviens mère : mon époux, jaloux et furieux, nie qu'il soit le père de mon fils ; il accuse ma vertu, il prétend que j'ai eu des liaisons avec un jeune homme qui a voyagé dans nos contrées. Je prends le ciel à témoin, monsieur, toute la nature!.... que je suis vertueuse, innocente. Enfin, nous voyageons pour des affaires d'intérêt ; nous revenons de la Suisse pour retourner à Genève, notre patrie. Mon époux s'arrête dans cette ville, poursuit, continue ses mauvais traitemens, ses reproches ; et j'apprends, par une femme qui m'est dévouée, une bonne gouvernante qui a vu naître mon fils, qui connaît mon innocence ; j'apprends, dis-je, que cette nuit même mon jaloux doit livrer mon fils à un paysan de ces campagnes, pour s'en débarrasser, et m'en priver à jamais. Oh! pour Dieu, monsieur, ne me refusez pas : j'ai pensé à vous ; je me suis rappelé le service que vous m'avez rendu : vos traits qui annoncent la probité, votre honnêteté, votre réputation dans cette ville où vous avez pris naissance (vous voyez que je vous connais), tout en vous m'a inspiré la plus grande confiance. Prenez mon fils, oh! prenez-le! j'aurai soin de pourvoir à ses besoins, et je dirai à mon tyran que je l'ai soustrait pour jamais à son injuste cruauté. Je suis connue, monsieur ; je suis madame de Montlys, du charmant village de Gy : tout Genève vous attestera la noblesse de ma famille, et la réputation de probité dont je jouis.

J'écoute cette femme, et je ne sais quel pressentiment funeste me dit en secret de ne pas ajouter foi à son récit. Elle voit que j'hésite ; elle se précipite de nouveau à mes pieds, en versant un torrent de larmes. Par quelle fatalité, s'écrie-t-elle, mérité-je de n'avoir point votre confiance? Vous ne me croyez point, je le vois ; et j'atteste encore une fois le ciel que je dis la vérité, l'exacte vérité. Vous êtes peut-être étonné de ce que j'ai recours à vous, que je n'ai vu que deux ou trois fois? Mais, ne connaissant personne ici, monsieur, pourquoi voulez-vous que je ne m'adresse pas au plus honnête homme qu'on m'y ait signalé? Oh! prenez mon fils ; cachez-le, cachez-le pour quelques mois : ce n'est point pour la vie que je vous le confie. Eh! pourrais-je m'en priver? Non, monsieur ; je ne veux que le tems d'éclairer son barbare père, de le forcer à lui rendre sa tendresse, à moi son estime et son amitié. Vous balancez toujours, homme méfiant et inhumain? Vous me refusez ; c'en est fait : adieu. Viens, mon fils ( elle le presse contre son coeur );viens, mon pauvre enfant, que je te remette aux mains de ton bourreau ; qu'il t'éloigne de mon sein,qu'il fasse à jamais ton malheur et le mien! Tu n'as pu toucher tes semblables ; ton âge, tafaiblesse, ta cruelle destinée, rien n'a pu fléchir l'homme qui passe pour le plus humain de cetteville! C'est la première fois que l'aspect touchant de l'enfance abandonnée, que les larmes d'unemère infortunée n'ont pu attendrir le coeur d'un homme honnête!....

Elle va s'éloigner ; je l'arrête ému : Mais, madame, lui dis-je, qui m'assurera que votre époux ne fasse point des démarches pour retrouver l'enfant? qui me répondra qu'alors son ressentiment n'éclate pas envers moi? - Jamais, monsieur ; jamais il ne saura que vous êtes dépositaire d'un enfant qu'il abhorre d'ailleurs, et dont l'éloignement comblera ses voeux.

Elle se retourne ; et voyant venir vers elle sa gouvernante : Viens, Andrie, lui dit-elle ; viens joindre tes larmes aux miennes ; viens t'unir à moi pour toucher l'ame insensible de M. Dufour. Il me refuse, ma fille! il ne veut point soustraire mon fils aux mauvais traitemens de son père ; et tu sais si le danger est pressant!.....

Andrie m'intercède à son tour. Cette fille a la physionomie heureuse et pleine de candeur. Elle me jure que sa maîtresse m'a dit la vérité; elle m'assure que son maître est un vieillard injuste, inhumain, et que sa maîtresse est un modèle de vertus sur la terre. C'est elle qui a nourri l'enfant. Toutes deux pleurent, gémissent, me présentent l'enfant, qui m'ouvre ses petits bras et me regarde avec un sourire gracieux. Il semble que cette petite créature sente qu'elle a besoin de mon appui, et se joigne, par ses regards supplians, aux instances de sa mère et de sa bonne. Je connaissais de réputation les Montlys de Gy ; j'avais même entendu parler du mariage du chef de cette famille avec une jeune personne dont on vantait par-tout l'esprit, la sagesse et la beauté: cette femme était devant moi, à mes pieds, suppliante. Je savais que son époux passait pour un homme très-méchant ; tout excitait ma confiance et ma sensibilité: je cédai.

Madame de Montlys se leva en me témoignant sa joie et sa reconnaissance. La bonne Andrie me serra les mains, et j'emportai l'enfant, après être convenu avec la mère qu'elle enverrait secrètement, et souvent, sa confidente, pour établir entre nous une correspondance indispensable en pareille occasion.

La mère et la nourrice sont parties, après avoir embrassé mille fois leur cher fils ; mais moi je reste bien embarrassé. Que vais-je faire de cet enfant dont je ne puis nommer les parens? Dirai-je que je l'ai trouvé égaré? L'hospice des enfans-trouvés de Cluse le réclamera, et je me verrai dans l'impossibilité de le rendre à sa mère. Que faire? je m'en suis chargé; il faut que je rende en entier le service, ou bien il fallait que je ne le rendisse point. Je prends soudain une résolution courageuse, hardie, que ma réputation et la tendresse que m'a vouée mon père ne m'empêchent point de suivre. J'embrasse l'enfant, et je l'adopte. Ouï, me dis-je, je le ferai passer pour mon fils naturel, pour un enfant de l'amour. Je suis assez aimé, assez estimé, pour que cette faiblesse, si c'en est une, ne me fasse point mépriser de mes concitoyens. Je passerai pour son père..... Je l'aurai eu.... d'une femme qui n'est plus ; et je viens de le retirer de chez sa nourrice : ouï, ce moyen est excellent, et trompera aisément tous les surveillans, si l'on en met après mes actions.

Ce parti pris, je le suis sur-le-champ. Je conduis le petit à l'habitation de mon huissier, au mont Dorens, et je le confie à la concierge, en lui apprenant qu'il est mon fils. Cette femme s'étonne, me regarde, trouve à l'enfant beaucoup de ressemblance avec moi, le caresse, et me promet qu'elle en aura le plus grand soin. Le soir, je reviens à Sallenche, où j'apprends cette nouvelle à mon patron, qui en rit, et m'en fait son compliment. Pour prévenir cependant l'indiscrétion des domestiques, qui auraient pu indisposer mon père contre moi, je me décide à tromper le vieillard lui-même ; mais je savais que c'était le tromper d'une manière bien agréable pour lui. En effet, quand je lui appris que j'étais père, il pleura de joie, et voulut que je lui amenasse son petit-fils, afin qu'il le serrât dans ses bras avant de mourir. Je ne pouvais consentir à faire traverser la ville à l'enfant, qui pouvait être reconnu ; je prétextai que le petit était très-faible, et j'engageai mon père à faire la promenade du mont Dorens avec moi. Mon père y consentit ; et mon frère Flonsel, dont les sourires malins ne m'avaient pas échappé, voulut être de la partie.

Le lendemain matin donc, voilà mon père, Flonsel et moi, montés chacun sur une mule, et nous acheminant vers l'habitation champêtre où j'ai déposé le petit Montlys. Nous arrivons ; mon père ne se possède pas de joie ; il embrasse l'enfant, et trouve, à son tour, qu'il a beaucoup de ses traits. Mon frère le caresse aussi, et je remarque que quelques larmes coulent de sa paupière. Il est ému, et respire à peine. Je lui demande s'il se trouve indisposé: Non, me répond-il ; mais j'ai tant d'amitié pour toi, que je ne puis voir avec indifférence ton fils, mon cher neveu!....

Cette visite se passe en caresses réciproques ; et je prie, en revenant ici, mon père et mon frère de ne point trop publier dans la ville cette preuve d'une faiblesse de mon coeur. Ils me le promettent tous deux, et mon père regrette que mon amante ne soit plus : Il nous aurait unis, dit-il ; et ce lien eût fait le bonheur de ses vieux jours. Je ne pus m'empêcher de sourire à ce regret, qui prouvait la bonté de l'auteur de mes jours ; et, quand il fut retiré, je fus assez surpris de voir mon frère me serrer dans ses bras, en me disant du ton le plus pénétré: Tu es l'homme le plus estimable que je connaisse!

Je lui demandai l'explication de ce compliment, qui ne me parut point amené; il me répondit que le soin qu'on prenait d'un enfant naturel était toujours la marque d'un coeur sensible et généreux.

Je ne compris pas trop ce qui le faisait s'extasier ainsi sur mes vertus, et je revins chez mon huissier. Le lendemain, j'allai au mont Dorens, où je rencontrai Andrie, qui venait me dire que M. de Montlys avait assez bien pris le mensonge que son épouse lui avait fait. Un de ses parens, qui se proposait de voyager en France, lui avait-elle dit, s'était chargé de son fils, et jamais son père ne devait le revoir. Tant mieux, avait répondu M. de Montlys : puissé-je perdre le souvenir de cet enfant du crime! Vous voyez, m'ajouta Andrie, que mon maître persiste toujours dans ses injustes soupçons. Oh! que madame est malheureuse! Elle est bien malheureuse, ma pauvre maîtresse! J'ai nourri son fils ; et, depuis ce tems, je lui suis restée attachée : jugez combien j'ai souffert!

Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je vis souvent Andrie ou madame de Montlys elle-même, à qui je portais l'enfant, et qui lui prodiguait ses caresses. Un matin que je revenais de l'habitation, je vis de loin un homme qui tombait du haut en bas de son cheval sur le chemin. Je cours à lui, et je reste frappé d'étonnement en reconnaissant M. de Montlys lui-même. Je le secours, et remarque avec satisfaction qu'il n'est point blessé: Qui a pu, lui dis-je, monsieur, vous causer cet accident qui m'a glacé d'effroi? - Un coup de sang, mon cher monsieur, me dit-il, un coup de sang : je suis assez sujet à ces sortes de maux, qui m'emporteront un beau jour, heureusement pour moi. - Heureusement pour vous, lui répondis-je, charmé de trouver cette occasion de l'interroger! Qui pourrait, monsieur, vous faire desirer la mort? - Mes malheurs, monsieur, et la perfidie d'une femme que j'adorais! - Votre épouse aurait-elle déshonoré le lien conjugal? - Ah, monsieur!... voilà mon plus grand chagrin!... Non, je ne crois pas qu'elle m'ait déshonoré; je n'ose le croire du moins ; mais je la présumais vertueuse en l'épousant, et elle ne l'était pas. - C'est un grand supplice pour un homme délicat. - Il n'est pas, monsieur, que vous n'ayez entendu parler des Montlys de Gy? - Oui, monsieur, on m'a beaucoup vanté cette famille estimable. - Eh bien, monsieur, je suis l'aîné de cette famille. Je m'ennuye du célibat, je veux avoir des héritiers de mon nom ; j'épouse mademoiselle Olympe de Pirlet, et six mois après elle accouche d'un garçon. - Six mois après l'hymen! cela est possible, monsieur ; on a vu des accidens... - Des accidens! oh! il n'y en avait point, mon cher monsieur, dans cette affaire-ci ; il n'y en avait point. Des médecins consultés m'ont bien assuré que l'enfant était fait trois mois avant notre mariage. - Et par qui? - J'ai tout su. Un jeune homme, un enfant de dix-neuf ans, avait plu à mademoiselle de Pirlet. Il voyageait à Genève : il n'a fait que passer, et mon déshonneur a été complet. - Dans le moment où vous lui faisiez votre cour? - Dans le moment même où je lui faisais la cour. Je l'ai vu, cet étourdi, je l'ai vu chez la tante d'Olympe, vieille imbécille qui l'avait élevée. Oh! je le reconnaîtrais bien mon rival, si je le rencontrais! mais jamais il n'a osé depuis s'offrir à mes regards. Il était certain que, malgré mon âge, l'un de nous deux aurait perdu la vie! - Et vous êtes sûr, monsieur..... - Que trop sûr ; un domestique, que j'ai bien payé, m'a tout révélé. - Souvent la calomnie, les apparences.... - Il n'y a point eu de calomnie, vous dis-je, ni d'apparences : c'est de la réalité! - Ah, monsieur! que je vous plains! - Heureusement que je suis débarrassé de cet enfant de l'opprobre! Sa mère l'a confié à quelqu'un, à son père peut-être, et elle a bien fait ; car j'allais le reléguer pour jamais parmi les paysans de ces montagnes, et le chasser de ma maison, où je ne l'ai que trop gardé. - Mais, monsieur, ce pauvre enfant est-il coupable de.... - Coupable ou non, je n'ai pas besoin d'élever les enfans des autres.

Cette brusque réponse me convainquit. Je sentis qu'à sa place je ne serais pas du tout curieux d'admettre dans ma famille un enfant qui lui serait étranger, et que, si cela m'arrivait, je chasserais l'enfant du crime, comme il voulait chasser celui-là. Je me contentai donc de le consoler ; mais je ne pus y réussir. Le trait était enfoncé trop avant dans son coeur. Je fus convaincu qu'il aimait beaucoup sa femme, et qu'il n'était brusque, grondeur et jaloux, que par la triste certitude où il était de ne pas posséder son coeur. Il me quitta en me renouvelant les témoignages de sa reconnaissance ; et moi, que toute cette intrigue d'une femme coupable faisait rougir, je me décidai à me défaire au plutôt de ma prétendue paternité, et à rendre l'enfant à la femme qui m'avait trompé par de fausses apparences de vertus.

L'après-midi, je fus voir mon père. Il reposait ; je ne trouvai que mon frère Flonsel. Je lui savais des lumières, de l'esprit et du jugement ; je ne balançai pas à lui raconter la vérité de cette aventure, et je finis par lui demander ce qu'il ferait à ma place. Je m'aperçus qu'il était troublé, qu'il pâlissait, rougissait par degrés, et paraissait embarrassé de me répondre. Parle-moi donc franchement, lui dis-je? Tu vois que je t'ai confié un secret important, sur lequel je te prie toujours de garder le silence? N'est-ce pas que je me compromets en me prêtant aux intrigues de cette femme coupable? - Coupable! oh! tu as bientôt prononcé ce mot. Qui t'a dit qu'elle est coupable? - Qui t'assure qu'elle ne l'est pas? - Tout : d'abord il paraît qu'elle avait une inclination avant d'épouser ce monsieur de... Comment l'appelles-tu? Montlys, je crois? Elle aimait, cette infortunée, et on l'a sacrifiée à un vieillard morose, au moment où, peut-être unie secrètement à un autre, elle portait dans son sein le gage de l'amour et de la constance? - Eh bien? - Eh bien... moi, à ta place, je garderais l'enfant... Si ce n'est pas pour la mère, que tu juges bien sévèrement, au moins que ce soit pour cette petite créature, qui ne doit point souffrir des préjugés des hommes, ni des erreurs de ses parens. Veux-tu faire le malheur de cet enfant, en le rendant à l'homme qui est intéressé à le perdre? Ah, rappelle, mon frère, ta générosité, ton humanité! Ce pauvre enfant! c'est le fils de l'amour! Peux-tu le punir, peux-tu désespérer sa malheureuse mère?

Mon frère accompagnait ce plaidoyer d'une chaleur de gestes et de diction qui m'étonna : ses yeux étaient humides de larmes, et l'effroi se peignait dans ses regards, en attendant que je lui dise le parti que j'allais prendre. Je ne lui répondis que des mots vagues, et je me retirai pensif, toujours décidé à rendre l'enfant, à me retirer d'une intrigue qui m'humiliait et me fatiguait. Sur le soir, je vis passer un char à bancs, comme on les fabrique ici pour monter à Chamouny ; et je restai bien étonné en y remarquant monsieur, madame de Montlys et leur gouvernante Andrie qui partaient. Le mari me salua, la femme me lança un regard expressif ensemble et douloureux, et la bonne Andrie joignit ses deux mains, comme pour me recommander toujours l'enfant. Je restai pétrifié!..... Je ne pouvais pas faire arrêter la voiture, ni dire que j'étais dépositaire du petit au vieillard, qui m'aurait accablé de son mépris. Je laissai partir la voiture ; je la suivis long-tems de mes yeux fixes, et je rentrai le coeur serré. Il m'était impossible maintenant de me débarrasser de l'enfant. Je me trouvais, malgré moi, obligé de le garder, sans pouvoir prévoir ce que tout cela deviendrait.... Quel embarras! je le surmontai : je me rappelai les conseils humains de mon frère ; ils me fortifièrent, et je me déterminai à prodiguer les plus tendres soins au petit, que la providence voulait absolument que j'élevasse.

Ce qui m'étonnait cependant, c'est que madame de Montlys m'avait dit qu'elle et son époux revenaient de la Suisse, et qu'ils retournaient à Genève... et je les voyais prendre le chemin de Chamouny, comme pour retourner en Suisse, ou dans les contrées avoisinantes. Si je les avais sus à Genève, je m'y serais rendu ; j'aurais tâché de parler en secret à madame de Montlys, de lui rendre son enfant ; mais je ne le pouvais plus, puisque j'ignorais en quel lieu ils portaient leurs pas. Allons, me dis-je, il est écrit que je dois garder l'enfant ; je le garderai.

En faisant ces réflexions, j'arrivai à l'habitation du mont Dorens, où je trouvai une lettre qu'une femme y avait remise pour moi. Je compris que c'était Andrie qui l'avait apportée ; je la lus. Madame de Montlys m'y conjurait d'avoir le plus grand soin de son fils, et finissait par me promettre de venir le reprendre sous quelques mois. Une lettre-de-change était aussi dans la lettre, pour m'indemniser, y disait-on, des frais que l'enfant pourrait me coûter. Je serrai le tout dans mon porte-feuille, et je caressai le petit, qui m'attacha à lui par ses gestes et l'amabilité de ses traits.

Quatre ans s'écoulèrent, pendant lesquels je ne vis pas revenir madame de Montlys. Je recevais seulement d'elle, de tems en tems, des lettres-de-change et des lettres, dans lesquelles elle me promettait toujours de me débarrasser de ce qu'elle appelait un fardeau pour moi : elle se trompait bien ; car j'aimais au moins autant qu'elle son fils Grancise, et je ne connaissais que mon frère Flonsel qui lui témoignât plus de tendresse que moi. Flonsel adorait cet enfant, et ne pouvait passer un seul jour sans le voir. De son côté, l'enfant grandissait. Il avait six ans, beaucoup d'esprit déjà et d'intelligence ; il m'appelait son père, et croyait, ainsi que tout le monde, que je l'étais. Mon vieux père en raffolait, et il n'y avait pas jusqu'à Carron, mon frère aîné, qui, pourtant rarement à la maison, ne se fût attaché aussi singulièrement au petit Grancise, qu'il regardait comme mon fils. Flonsel seul était de moitié dans mon secret.

Il était cependant arrivé du changement dans mes affaires. Mon huissier était mort ; je n'avais plus de place, et je me désespérais, lorsqu'un riche voyageur, nommé le baron de Pécolat, me prit pour son secrétaire. Cette place exigeait que je voyageasse avec lui. J'y consentis, et le priai de me permettre d'emmener avec moi mon petit Grancise, de qui il m'était impossible de me passer. Le baron me donna cette permission, qui combla mes voeux ; et pour éviter que mon père, ou Flonsel, ne voulussent retenir l'enfant près d'eux, je partis un matin, sans leur dire où j'allais. Ce ne fut qu'à quelques lieues de Sallenche que j'écrivis à ma famille une lettre dans laquelle je lui fis part de ma nouvelle place, et que je terminai par des adieux pour tout le monde.

Pendant que le petit Grancise voyage avec moi et le baron, je dois vous laisser à Sallenche, où il va se passer des choses bien extraordinaires dans la maison de mon père. Je ne les ai apprises que depuis, et par des lettres de mes parens, car je restai absent pendant que tout cela arriva. Redoublez d'attention.

La lettre où j'annonçais mon départ avec le baron de Pécolat, fit chez nous l'effet de la foudre qui tombe aux pieds du voyageur. Mon père fut désolé de ce que je le quittais, sans lui indiquer l'époque de mon retour ; mais mon frère Flonsel resta pétrifié. Il est parti, s'écria-t-il, et le cruel a emmené Grancise! Comment ai-je mérité qu'il eût assez peu de confiance en moi, pour me cacher son voyage?...

Mille exclamations plus fortes encore échappèrent de la bouche de mon frère, et surprirent étrangement mon père et Carron. On ne pouvait concevoir l'intérêt qu'il portait à cet enfant, qu'on croyait son neveu ; on en connut bientôt les motifs. Un jour, une jeune dame, en grand deuil, se présente chez mon père. Ah, monsieur! lui dit-elle, vous voyez une mère au désespoir! Qu'est devenu, je vous prie, votre fils Piguet? (c'était moi dont elle parlait). Qu'est devenu cet homme barbare qui me prive de mon fils ; qui l'a rendu compagnon de ses voyages..... de voyages interminables peut-être? - Madame, j'ignore le lieu qu'habite à présent Piguet : il m'a écrit de la Savoie, de la Suisse, de l'Italie ; mais comme il ne séjourne point dans chaque ville, j'ignore où il est maintenant. Vous dites, madame, que le petit Grancise est votre fils? Il m'en a donc imposé, en me disant que sa mère n'était plus? - Voilà la seule erreur dans laquelle il vous ait plongé, monsieur ; car, en vous disant que cet enfant est votre sang, que vous êtes son aïeul, il vous a dit la vérité! - Je sais, madame, que Grancise est son fils ; il m'a fait la confidence de ses liaisons avec une femme intéressante dont cependant il ne m'a jamais dit le nom. - Piguet vous a encore abusé, monsieur ; Grancise n'est point son fils. - Comment? - Voilà son père.

Le vieillard se retourne, et voit entrer, qui? Flonsel!... qui vient se précipiter à ses pieds, en s'écriant : Oh, daignez me pardonner le silence que j'ai été forcé de garder! Olympe était libre, lorsque l'amour la rendit mère : elle fut sacrifiée au vieux Montlys, et dès-lors je ne pus révéler le secret de notre intelligence. Vous vous rappelez, mon père, le voyage que je fis, il y a sept ou huit ans, à Genève, et dans ses environs? J'y vis Olympe ; elle demeurait avec une tante sévère qui lui ménageait l'alliance des Montlys : j'ose déclarer en secret ma flamme à Olympe ; elle daigne y répondre. Une femme-de-chambre nous sert ; l'amour nous aveugle, Olympe devient mère ; et, à peine s'aperçoit-elle du présent que lui fait la nature, qu'elle est contrainte, par les menaces, par les plus mauvais traitemens, d'épouser Montlys. Je reviens ici, livré à la douleur, au désespoir : Montlys y ramène sa jeune épouse au bout de deux ans. Je revois Olympe ; elle m'apprend que son tyran a découvert la vérité, la terrible vérité. Que faire? Nous nous avisons d'engager Piguet à se charger de l'enfant que Montlys veut perdre : mon frère, généreux et sensible, a la bonté de prendre sur lui le soupçon de la paternité: il élève Grancise ; je vois tous les jours cet enfant que j'adore, et mon frère me l'enlève brusquement. Vous jugez de ma douleur! Pouvais-je parler, mon père? Montlys existait ; il eût tout découvert : vous-même, vous m'eussiez accablé du poids de votre indignation!... Aujourd'hui, tout est changé de face : Montlys n'est plus : un coup de sang, accident auquel il était sujet, l'enlève au milieu de ses voyages : sa veuve revient, elle m'offre sa main, et tous deux nous sommes privés de notre fils! Ah, mon père! concevez-vous l'excès de nos regrets?

Le vieillard s'attendrit avec Flonsel. La veuve proteste de son amour pour le père de Grancise ; elle veut lui donner sa main et ses biens, qu'elle dit considérables ; mon père y consent, et l'hymen des amans se célèbre. Bientôt après on apprend qu'Olympe ne possède rien : son premier époux a tout dissipé en voyages, en bâtisses, en dépenses folles : Olympe convient qu'elle a trompé Flonsel ; mais elle ne l'a trompé, dit-elle, que pour obtenir le consentement du père de son amant. Cette conduite méprisable soulève d'indignation et le père et le fils ; Flonsel fait de vifs reproches à sa femme, qui lui répond avec aigreur ; la mésintelligence vient désunir les deux époux, qui finissent par se détester autant qu'ils se sont aimés. On m'apprend cette triste nouvelle ; je sais que Grancise est mon neveu ; mais je me garde bien de le rendre à des parens dont la conduite et les querelles perpétuelles peuvent faire le malheur de cet être intéressant ; et, pour éviter qu'on vienne me le reprendre, je vais de ville en ville, ne résidant nulle part, et sans indiquer à qui que ce soit la route que je suis.

Le jeune Grancise, âgé de neuf ans, faisait les progrès les plus rapides dans toutes les sciences que je lui faisais apprendre : cet enfant était doué du physique le plus agréable : il avait de l'esprit, de l'adresse, du jugement, la plus grande tendresse pour moi, qu'il croyait être toujours son père. Le baron de Pécolat en était fou ; et moi, je lui étais encore plus attaché. Me priver de cet enfant, c'eût été m'enlever mon bonheur et toute ma consolation. Je le gardai donc ; et, quelque tems après, un évè

Son épouse, qui avait déjà manqué une fois aux règles du devoir, de l'honneur et de la vertu, n'eut pas de honte de rompre de nouveau le lien conjugal. Elle fit connaissance d'un intrigant nommé Chavanne, qui devint bientôt son amant. Cette femme adultère et perfide prit, dès ce moment, son époux en horreur. Le malheureux Flonsel, obligé de dévorer ses chagrins, pour ne point essuyer les justes reproches de sa famille, fit l'impossible pour découvrir le monstre qui lui ravissait le coeur de son épouse, et le découvrit enfin. Flonsel l'attaque, et le perce d'un coup dangereux. Ma belle-soeur apprend le malheur arrivé à son amant ; elle se désespère, rentre chez elle, médite une vengeance horrible ; et, le soir, lorsqu'elle se trouve seul avec son époux dans l'appartement qu'occupait autrefois Coelina, elle lui fait les reproches les plus amers sur sa conduite violente envers un homme qu'elle jure être innocent. (Les parjures ne lui coûtaient rien : elle les avait déjà employés envers moi, en me soutenant que Grancise était le fils de Montlys). Flonsel accable de reproches plus amers et mieux mérités sa coupable épouse. Cette scène se prolonge dans la nuit : Flonsel, pour la faire cesser, monte à la chambre du petit donjon ; la mégère le suit, le perce d'un coup mortel ; et, le voyant tomber à ses pieds, elle se précipite sur lui, et achève de lui ôter la vie!.....

Ce crime commis, elle en prévoit les suites, et veut en cacher les traces : elle s'occupe donc, avec le sang-froid le plus stoïque, à descendre, à traîner plutôt, ce cadavre inanimé jusques dans la cave, et l'y laisse avec un poignard à ses côtés, pour faire croire que lui-même s'est défait. Mais les marches de l'escalier sont pleines du sang de l'infortuné: elle craint d'être soupçonnée, et prend le parti de la fuite. On ne conçoit pas comment cette femme a eu la force de traîner ainsi un homme, de le porter peut-être ; car on prétend qu'on n'a entendu aucun bruit dans la maison : il faut que la rage du crime double les moyens des scélérats. Quoi qu'il en soit, elle se sauva, et le jour vint éclairer les traces de son forfait : quelle nouvelle pour un père, pour un frère sensibles! Le sang coule par-tout, et Flonsel n'est point dans son appartement. On cherche, on trouve enfin le cadavre dans un caveau fétide, et tout le monde reste frappé d'horreur et de regrets. Qui a pu l'assassiner? sa femme est absente ; serait-ce sa femme?... mais on les croit très-unis ; jamais il n'a éclaté la moindre preuve de leur mésintelligence!... Pourquoi néanmoins sa femme ne paraît-elle point? La bonne Andrie elle-même, l'ancienne gouvernante de madame Montlys, et qui est restée à son service depuis son nouveau mariage, Andrie ne conçoit rien à cet accident funeste. Cette fille était trop vertueuse pour que sa maîtresse la mît dans la confidence de ses excès. Elle avait toujours cru elle-même que le petit Grancise était vraiment le fils de M. de Montlys. Andrie, témoin cependant des scènes qui se passaient dans le ménage de Flonsel, soupçonna la cruelle vérité: elle fut la première à accuser sa barbare maîtresse, et fit des démarches auprès des gens de justice pour la faire découvrir, ce qui éloigna d'elle tout soupçon de complicité.

Chavanne, quoique blessé, fut arrêté; mais il nia tout, et cette affaire fut assoupie, faute de pouvoir punir les coupables. Mon père obtint la permission de faire élever un tombeau à son fils dans la cave même de sa maison, où on avait trouvé son cadavre ; mais l'infortuné vieillard ne put survivre à tant de malheurs ; il mourut à son tour, et mon frère Carron resta seul à pleurer sur le sort de ces deux victimes de la scélératesse. J'appris tous ces accidens sans en connaître à fond les détails ; car mon frère ne pouvait me les donner, puisqu'il les ignorait lui-même ; et je plaignis le malheureux Flonsel. Sa femme, que je soupçonnai, comme tout le monde, être l'auteur du crime, me fit horreur, et je redoublai de tendresse pour l'intéressant enfant qui était le fruit de cet hymen malheureux. Cet enfant ignorait les aventures de ses parens : il me croyait toujours son père ; et moi, content et heureux de le posséder, j'avais juré de ne jamais me marier. Le baron de Pécolat mourut dans le cours de nos voyages : j'avais amassé une assez forte somme, fruit de ses bienfaits et de mes épargnes ; je continuai à voyager, goût dominant que j'avais eu dès mon enfance. Je vis successivement l'Europe entière, l'Asie et l'Amérique. Cela m'occupa encore six ans, ensorte que mon fils adoptif avait quinze ans lorsque je revins avec lui en Suisse, dans le dessein de me rendre à Chamouny, puis à Sallenche, pour y revoir mon frère et les lieux qui m'avaient vu naître ; mais j'étais destiné à errer dans le monde, et à perdre, en un seul jour, tout mon bonheur, tout l'espoir de ma vieillesse.

Je sortais d'Altorf ; j'avais passé le Saint-Gothard, Vassen, Gestinen, le Pont-du-Diable jeté sur une chûte de la Reuss ; après avoir traversé la gorge de l'Urnerloch, j'étais entré dans la délicieuse vallée d'Urseren : je voulus la visiter avec mon cher Grancise, dont le goût et les connaissances croissaient avec l'âge. Nous admirâmes donc cette espèce d'Elysée où la Reuss coule tranquillement après s'être précipitée des rochers : nous passâmes ensuite à côté du village d'Andermatt, et vînmes coucher à Hospital, autre village où les étrangers s'arrêtent ordinairement, et qui est le chef-lieu de cette vallée. Nous soupons, nous deux mon fils adoptif, avec notre gaieté ordinaire : nous nous entretenons, suivant notre usage, des beautés des sites que nous avons parcourus ; nous en faisons le détail sur notre journal, et nous nous livrons ensuite au repos du sommeil.

Il semblait que mon jeune ami eût un funeste pressentiment de notre prochaine séparation ; car, ce soir-là, il demanda à m'embrasser, et quelques soupirs involontaires, dont lui-même ne put deviner la cause, s'échappèrent de sa poitrine. Il se couche néanmoins ; et dans une autre chambre que la mienne, car il y avait beaucoup de voyageurs dans l'auberge, et nous n'avions pu obtenir, pour nous, que deux petits cabinets. Le lendemain matin, je m'éveille, regarde ma montre, et m'aperçois qu'il est tard. Je crois mon jeune homme plus paresseux encore que moi : je cours à son cabinet, il n'y est pas. Je le demande, on me répond qu'il est sorti. Sorti! ce n'est pas son usage ; mais peut-être est-il allé se promener aux environs en attendant mon réveil. J'attends ; il ne rentre point ; je m'informe : on m'apprend que, de grand matin, une femme est venue le demander ; qu'il est sorti avec cette femme, et que cette inconnue a dit secrètement à la maîtresse de l'auberge : Dites à M. Dufour, le voyageur qui l'accompagne, que ce jeune homme ne le reverra jamais!....

Je me fais répéter ces mots, qui me causent une surprise et une douleur inexprimables! Il ne me reverra jamais, grand Dieu! quelle est donc cette femme qui me le ravit? serait-ce sa coupable mère?...... Je demande qu'on me la désigne : on me dépeint une femme dont la mise et le ton paraissent appartenir à une femme de service. Quel chemin ont-ils pris? - Ils avaient des mules, et l'on croit qu'ils ont pris la route de la vallée de Livenen. - J'y cours!

Etonné, hors de moi, je m'habille à la hâte, et pars. Je cours de tout côté, au Saint-Gothard, à Airolo, à Faido, à Giornico. Enfin, je parcours toute la vallée de Livenen, celle de Bollenz, et jusqu'au grand bourg de Locarno.... Rien! personne! impossible de découvrir les traces de mon fugitif, de la cruelle qui me l'enlève!.... Trois jours entiers s'écoulent dans mes vaines recherches ; le quatrième, je m'assieds sur les bords du lac Majeur, près de Brisago, et des torrens de larmes coulent de mes yeux! Où es-tu? où es-tu? m'écriai-je, enfant intéressant qui as fait mon bonheur pendant treize années? Que t'ai-je fait, ingrat! pourquoi as-tu abandonné ton bienfaiteur, ton véritable père? Qui peut te retenir? que fais-tu? que ne viens-tu te précipiter dans mes bras! Es-tu prisonnier, esclave quelque part? ne peux-tu briser tes chaînes? Je meurs si je ne te revois....... Mais tu ne me reverras jamais ; on l'a dit! Qui donc a le droit de te retenir? est-ce ta barbare mère? Mais ne vois-tu pas son bras teint encore du sang de l'auteur de tes jours? Que dis-je? tu ignores peut-être encore ce crime affreux. O mon cher Grancise! je suis privé de toi ; que vais-je devenir, grand Dieu! que vais-je devenir?.......

Je regardai le ciel, que j'accusai de cruauté. Je jetai un regard douloureux autour de moi : toute la nature me parut un désert, un désert affreux! je n'y voyais plus mon fils adoptif, Je n'y voyais plus rien qu'un vuide, qu'un abyme épouvantable. Cet enfant, que j'avais élevé, à qui j'avais donné tous les talens, tous les agrémens du corps et de l'esprit, je le perdais, peut-être pour toujours! O Dieu! vous ne vous ferez jamais une idée des tourmens qu'on souffre quand on porte un coeur sensible. Il me vint cependant une idée qui fit luire à mes yeux quelques étincelles d'espoir : J'ai quitté trop tôt, me dis-je, l'auberge d'Hospital : s'il y était revenu! s'il m'avait écrit!.....

Et soudain je rebroussai chemin pour revenir au point d'où j'étais parti. On me dit, à cette auberge, que mon jeune homme n'était point rentré, qu'on n'avait reçu aucune lettre pour moi. Seulement, le lendemain de mon départ, une femme était venue, la même qui avait emmené mon fils adoptif. Elle avait demandé à me parler ; mais apprenant que je m'étais remis en route, elle s'était retirée en disant : Mon Dieu, comme tout s'enchaîne pour faire le malheur de cet enfant!...

C'est alors que je fus désespéré de n'être point resté dans mon auberge. A présent, il n'y a plus d'espoir, je ne le reverrai plus ; je n'en entendrai peut-être jamais parler!... et il va être malheureux! cette femme l'a dit ; elle le prévoit. Mais qu'est-ce que c'est donc que cette fatalité qui règle le sort des hommes? Eh quoi, élever un enfant jusqu'à l'âge de raison, et le perdre avec la certitude qu'il va souffrir! Cette obscurité est affreuse, c'est un supplice insupportable ; mais que faire? qu'attendre?.... rien que du hasard, tout des événemens!

Je ne voulus pas néanmoins quitter mon auberge si-tôt : j'y passai trois semaines, toujours dans l'attente d'y voir venir quelqu'un qui me donnât des nouvelles de mon cher Grancise. Vain espoir! on savait que j'avais continué mes voyages, on ne pouvait plus se flatter de me retrouver à Hospital. Trois semaines donc s'étaient écoulées, et j'avais formé le projet de venir me reposer à Sallenche dans le sein de mon frère Carron, lorsque la fièvre brûlante vint dessécher mon sang. J'avais eu trop de regrets, trop de douleurs! Une maladie aiguë me mit en huit jours aux portes du tombeau.... Les soins les plus assidus me furent prodigués heureusement, et je les dus moins aux complaisances de mon hôtesse, qu'au tendre intérêt que mon état inspira à une jeune personne qui voyageait avec son oncle. Des affaires retenaient l'oncle dans l'auberge, et la nièce m'accablait d'attentions et de prévenances. Bénine (c'était le nom de cette aimable personne) s'était occupée de la connaissance des végétaux salubres : elle avait long-tems herborisé sur les Alpes, et connaissait les vertus des simples pour guérir les maux qui affligent l'humanité: elle composait même des drogues dont l'effet était vraiment miraculeux. Tous les matins elle demandait de mes nouvelles : Comment va cet infortuné voyageur? va-t-il mieux, ce pauvre voyageur?.... On lui répondait que j'étais dans le plus grand danger ; et cela l'affligeait beaucoup : elle prit le parti de me traiter elle-même : ses simples produisirent tout l'effet qu'elle en attendait : en peu de jours, je recouvrai mes forces et ma raison.

Quelle fut ma surprise, quelle fut ma reconnaissance, la première fois que j'ouvris les yeux, de voir près de moi cet ange tutélaire, d'apprendre que je lui devais la vie, d'admirer la grâce de ses traits et la bonté de son ame qui se peignait dans ses regards! L'amour se cacha sous le voile de la reconnaissance, et ces deux sentimens entrèrent ensemble dans mon coeur.

Ici commencent les aventures qui me sont personnelles, et qui m'ont conduit à détester les hommes, dont j'ai été le jouet et la victime.

Je me rétablis en peu de tems, graces aux soins de l'intéressante Bénine, et ma première sortie fut pour elle. Je ne connaissais point son oncle. Cet homme froid, atrabilaire et sombre, laissait sa nièce s'occuper de l'art médecinal, et restait enfermé toute la journée à écrire : il avait entendu parler de moi, mais il ne s'était pas donné la peine de me visiter, quoique sa nièce l'en eût pressé plusieurs fois. Cet homme, Suisse de nation, et nommé Paul Schaffer, me reçut assez froidement, et se dérangea à peine de sa table où il écrivait. Je lui vantai beaucoup les talens et le coeur excellent de sa nièce ; il parut ne pas faire attention à ces complimens mérités. Bénine cependant me témoignait un intérêt si tendre, qu'elle sut me dédommager de l'indifférence de son oncle. Je rentrai chez moi, enchanté de la nièce, et fort peu content de l'oncle. J'avais besoin encore de quelques traitemens, et sur-tout de grands ménagemens. Bénine ne m'abandonna pas ; elle me soigna toujours, et parvint à me mettre absolument hors de tout danger. J'adorais cette fille charmante, et ma passion naissante diminuait insensiblement les regrets que j'éprouvais toujours de la perte de mon fils adoptif. Bénine de son côté n'avait pu me voir avec indifférence : j'étais assez bien alors, et cette jeune personne qui m'avait rendu la vie, s'attachait à son ouvrage, et me rendait tendresse pour tendresse. Je n'osais lui découvrir ma flamme, dans l'idée où j'étais qu'elle pouvait être riche. Je ne possédais rien ; ma maladie m'avait ruiné: quelques écus d'or et cinq à six ducats formaient le fond de ma bourse, et cela ne pouvait pas me mener loin. Ainsi je n'avais rien, et je ne pouvais prétendre à aucun établissement. Bénine elle-même eut la bonté de lever mes scrupules. Elle me demanda un jour naïvement, et avec cette bonté qui commande la confiance, l'état de mes affaires. Je lui avouai franchement que ma fortune était absolument nulle. Ah, mon ami! s'écria-t-elle en passant ses bras autour de mon cou, que je serais heureuse, si je pouvais partager avec vous le peu que j'ai! Quelques rentes forment tout mon bien ; mais elles suffiraient pour nous deux, si nous avions le bonheur d'être unis!

Cette espèce de déclaration me donna du courage ; je me hasardai à lui dire que je l'adorais. Elle me répondit qu'elle éprouvait les mêmes sentimens pour moi, et me quitta en me promettant qu'elle allait dévoiler son amour à son oncle, qui sans doute ferait son bonheur.

C'était ce que je redoutais ; mais quand elle fut partie, les réflexions que je fis me rassurèrent ; je me persuadai qu'elle connaissait mieux que moi le caractère de M. Schaffer, et que, puisqu'elle avait assez de confiance en lui pour lui faire un pareil aveu, c'est qu'elle prévoyait que cet aveu n'exciterait point sa colère. En effet, elle revint une heure après. Mon oncle, me dit-elle, est enchanté de vous : ils desire vous voir sur-le-champ. Venez avec moi, mon ami ; oh, tenez, nous serons unis!

Je ne savais si je devais ajouter foi à ses rapports : il me semblait étonnant, impossible même, qu'un oncle consentît comme cela, aussi légèrement, à marier sa nièce avec un inconnu qui n'avait ni état, ni fortune. Je suivis cependant Bénine, et je restai fort surpris de voir M. Schaffer, qui jusqu'alors m'avait à peine regardé, se lever de son siége, et venir à moi en m'appelant son cher neveu. Asseyez-vous, mon ami, me dit-il ; et toi aussi, ma nièce. Eh bien, comment! vous vous aimez? mais rien n'est plus naturel, et je suis enchanté que ma nièce ait placé son affection sur un homme qui me paraît honnête et vertueux. Toute la difficulté, c'est que vous n'avez rien, mon pauvre ami, rien du tout, n'est-ce pas? Eh bien, nous verrons.... nous trouverons un moyen de.... nous parlerons de cela dans un autre moment ; en attendant, veuillez sans façon puiser dans ma bourse. La voilà ouverte ; avez-vous besoin de dix, de vingt ducats? prenez, prenez sans façon, mon cher ; nous compterons tout cela un jour à venir, en réglant nos comptes.

M. Schaffer tenait sa bourse ; il me présentait ses ducats ; je ne savais où j'en étais. Je rougissais intérieurement d'accepter cet argent, et cependant ma situation m'y forçait. J'hésitais. M. Schaffer, voyant mon embarras, me dit en souriant : Allons donc, mon neveu, prenez. - Eh bien, mon oncle, je prends, lui répondis-je en souriant aussi. - Ha ça, continua M. Schaffer, vous n'avez aucune affaire qui vous appelle quelque part ; vous êtes libre de vos actions, n'est-ce pas? - Absolument libre. - Eh bien, dès ce moment, nous ne nous quitterons plus.... Vous dînez avec nous? - Si vous me le permettez. - Je vous en prie.

M. Schaffer se remit à écrire, et je fus, avec Bénine, faire quelques tours de jardin. N'est-ce pas qu'il est bien bon, mon oncle? me dit cette jeune personne. - Il est franc, ouvert, et j'aime cela. - Avec lui, il n'y a pas de façons à faire : quand il vous dit ouï, c'est ouï. - Nous serons donc unis, aimable Bénine? - Nous le serons, mon cher Dufour. - Et.... bientôt? - Je ne crois pas ; car il faut que mon oncle termine quelques affaires majeures. Nous demeurerons à Berne, où nous comptons retourner sous peu de jours. Vous y viendrez avec nous? - Je ne vous quitterai jamais. - O mon ami! quel heureux hasard nous a fait nous rencontrer! Vous me devez déjà la vie, j'ose le dire avec orgueil ; je veux que vous me deviez le bonheur! - Tout, ange du ciel, tout en moi sera votre ouvrage.

Je m'entretins ainsi avec Bénine jusqu'à l'heure du dîner, qui nous rappela chez M. Schaffer. Nous le trouvâmes plus sombre, plus soucieux qu'il ne l'avait été le matin. Elle n'arrive pas, dit-il à sa nièce, cette lettre dont j'ai un si pressant besoin. Voilà deux jours que je l'attends ; le courrier de Lugano vient de passer, il n'y avait rien pour moi. Je vois qu'il faudra un coup de maître pour faire réussir cette affaire. - Mon oncle, vous me trouverez toujours docile à suivre vos moindres ordres.

On se mit à table, où nous bûmes et mangeâmes en vrais Suisses ; puis, après le dîner, M. Schaffer s'endormit, et je restai avec Bénine, à qui je me hasardai de faire quelques questions sur l'affaire qui paraissait occuper si fort son oncle. Vous saurez cela, me répondit-elle en souriant : vous allez être de la famille ; il faudra bien que vous en connaissiez les secrets ; mais c'est à mon oncle à vous les confier.

J'admirai sa retenue, et je n'insistai pas davantage. Le soir, je me retirai chez moi, et ne pus dormir de la nuit en réfléchissant sur mon prochain changement d'état. Je pensai de nouveau à mon cher Grancise, et tous mes regrets se renouvelèrent ; mais enfin cet enfant était pour jamais perdu pour moi. J'étais dégagé du serment que j'avais fait de garder le célibat. Je n'avais plus de ressources pour exister ; une famille me recevait dans son sein, me traitait avec tendresse, prévenait mes besoins, et m'unissait à une femme que j'adorais..... Pouvais-je refuser un sort si avantageux? M. Schaffer me paraissait néanmoins bizarre et au moins inconséquent. Il ne me connaissait point ; il n'avait pris aucun renseignement sur moi, et il me prêtait son argent, et il me traitait déjà de son cher neveu. Quelque amour que j'eusse pour Bénine, j'aurais desiré éprouver plus de difficultés pour l'obtenir ; j'aurais voulu que sa possession ne fût pas si facile, et qu'on ne l'eût pas accordée, pour ainsi dire, au premier venu. Cela piquait ma vanité, et mon humeur ne cessa qu'en pensant que peut-être cet oncle chérissait sa nièce, et ne voulait point contraindre son choix. Il a vu que Bénine aimait ; il a consenti à lui donner l'objet de son amour : ce procédé ne doit point étonner ; il est dans la nature, il est d'un bon parent. Voilà l'idée à laquelle je m'arrêtai, et qui me parut la seule raisonnable à former.

Deux jours se passèrent pendant lesquels je vis constamment Bénine et son oncle, qui ne cessa de m'accabler de ses bontés. Le troisième jour, il reçut une lettre, et nous déclara que nous allions partir sur-le-champ, pour nous rendre à Berne, où était fixé son domicile. Je fis en conséquence mon petit paquet, et, l'après-midi, nous montâmes tous les trois en voiture. Deux jours après, à la dînée, qui eut lieu à Thoun, jolie ville située sur le bord de l'Aar, il me prit à part, et me tint le discours suivant, qui, ainsi que vous allez le voir, eut tout lieu de m'étonner.

"Ha ça, mon ami, demain au soir nous serons à Berne. Il faut que je vous instruise de ce que j'attends de vous, si vous aimez Bénine, et si vous voulez la mériter ; mais, avant tout, je dois vous apprendre une aventure assez singulière, et dont ma nièce et moi nous sommes involontairement les héros."

"Madame Huber, ma soeur aînée, est une femme de près de quatre-vingts ans, qu'une maladie cruelle a rendue aveugle depuis six ans. Quoique âgée et infirme, cette femme avait conservé sa raison et même ses forces et son activité; mais, depuis un mois, une autre maladie l'a conduite aux portes du tombeau. J'attendais, d'un moment à l'autre, la nouvelle de sa mort ; point du tout, la lettre que j'ai reçue le jour de notre départ d'Hospital, m'annonce qu'elle est parfaitement rétablie, et plus entêtée que jamais dans ses projets ridicules. Voici ce que c'est."

"Mon père, peu fortuné, n'a eu que deux enfans, ma soeur et moi. J'ai fait, moi, quelques affaires de commerce qui m'ont procuré une honnête aisance ; mais un mariage des plus avantageux a fait de ma soeur la femme la plus riche de la ville de Berne. Madame Huber et son époux desiraient ardemment d'avoir un enfant ; et il semblait que le sort s'obstinât à leur refuser cette faveur, lorsqu'au bout de quinze ans de mariage, madame Huber devint enceinte. Cette nouvelle combla nos voeux à tous. Madame Huber donna le jour à un joli petit garçon, et vous jugez quels soins on dut prendre de cet unique fruit du plus heureux hymen. Mon beau-frère n'eut pas le bonheur de voir élever son fils ; il mourut, et madame Huber, veuve et maîtresse de ses volontés, ne voulut point former d'autre engagement, pour s'occuper uniquement de l'éducation et de la fortune de son fils. Le jeune Huber était né avec des passions ardentes. A peine eut-il vingt ans, qu'il brûla pour une jeune personne sans biens, et née dans un état obscur. Il me confia sa passion ; je voulus la réprimer ; impossible! Bien convaincu que sa mère ne consentirait jamais à son mariage avec son amante, mon jeune fou l'enleva, et disparut un jour après avoir pris à madame Huber tous ses bijoux et une somme d'argent considérable. Quelle récompense pour une mère qui l'avait adoré, qui avait tout sacrifié pour lui! Elle fut sur le point d'en mourir de douleur, et me fit les plus sanglans reproches du silence que j'avais gardé avec elle sur les intrigues de son fils. Je fis mes efforts pour la consoler ; mais ce fut en vain ; le trait resta enfoncé pour jamais dans son coeur. Madame Huber n'était plus jeune ; elle avait soixante ans, et ne pouvait plus se marier : elle se jeta dans la dévotion. Plusieurs années après la fuite de son fils, une femme inconnue m'amena un jour une jeune enfant de dix ans, et me remit une lettre. Cette lettre était de mon neveu ; il me marquait qu'il avait perdu sa femme ; que, réduit à la dernière indigence, il n'oserait jamais se présenter devant sa mère ; que pour lui, il trouverait toujours les moyens de subsister ; mais qu'il lui était impossible de nourrir ni d'élever sa fille ; qu'en conséquence, il m'envoyait sa petite Bénine, me priant d'en prendre soin, ou de la confier à sa mère, qui ne pouvait repousser de son sein l'enfant de son fils."

"Sa lettre renfermait d'autres détails que j'ai oubliés ; mais, en somme, son but était de m'appitoyer sur l'enfant, et de m'engager à lui servir de père. La petite était jolie et très-intéressante ; je la gardai, et renvoyai sa conductrice, qui n'avait rien de satisfaisant à répondre à mes diverses questions. Me voilà donc chargé de ma petite nièce, et plaignant les égaremens de son père, qui aurait fort bien pu venir lui-même se jeter aux genoux d'une mère qui ne l'aurait pas repoussé. On ne savait où était cet insensé; la petite était comme orpheline : je me hasardai à la présenter à son aïeule. Madame Huber, qui détestait son fils autant qu'elle l'avait aimé; qui abhorrait bien plus encore la femme qui lui avait enlevé pour jamais ce fils unique, madame Huber, dis-je, voua à la pauvre Bénine l'aversion la plus complète ; elle ne voulut ni la recevoir, ni la voir, et je fus contraint, moi qui n'étais que son oncle, de la garder, de l'élever chez moi. La bonne maman, sachant cependant que je ne suis pas fortuné, a fourni, jusqu'à ce moment, aux frais que m'a occasionnés l'éducation de sa petite-fille. Tout cela aurait pu marcher long-tems encore de cette manière, s'il n'était passé une lubie étrange dans la tête de la bonne dame. Je vous ai dit, je crois, qu'elle a quatre-vingts ans ; qu'elle est aveugle depuis six ans, et qu'elle est tombée dangereusement malade au commencement de ce mois. C'est pendant cette dernière maladie, que toute sa tendresse s'est ranimée pour son fils ingrat. Quelques personnes lui ont dit qu'on l'avait rencontré voyageant dans le canton d'Uri : Il faut me le trouver, nous a-t-elle crié à tous! il faut me le trouver. Si vous ne le ramenez ici, si vous ne pouvez me le rendre, je déshérite Bénine ; je déshérite mon frère, tous mes parens, et je donne mon bien au premier hospice."

"En vain nous avons voulu lui prouver l'impossibilité de cette recherche ; elle a exigé que j'allasse, accompagné de Bénine, chercher Huber par toute la Suisse. Il a fallu lui obéir ; et c'est dans cette recherche que nous avons eu l'avantage de vous rencontrer à Hospital. Vous concevez à présent mon embarras : j'ai cherché en effet par-tout, et n'ai pu retrouver ce vagabond. Je croyais qu'elle mourrait pendant notre absence ; et, vu son grand âge et ses infirmités, sa mort ne nous eût coûté que des regrets passagers. Vous sentez bien que, si elle mourait sans tester, son héritage reviendrait de droit à Bénine? Au contraire, un de mes gens, à qui j'ai recommandé de m'écrire à Hospital, m'apprend que madame Huber est parfaitement rétablie ; qu'elle attend mon retour avec impatience, et que, si je ne lui ramène pas son fils, son notaire est chez elle tout prêt à lui faire signer un acte d'exhérédation de tous ses parens. Voilà, mon ami, où nous en sommes ; à présent, voici ce que j'attends de vous."

"La bonne femme n'y voit point : elle est âgée, et presque en enfance ; elle demande son fils : il faut que vous passiez pour ce fils, qu'elle n'a point vu depuis vingt ans. Vous avez justement tout son organe. - Quoi! vous voulez.... - Cela est-il si difficile? Quel âge avez-vous? - Quarante ans. - C'est l'âge d'Huber. Vous voyez bien que vous pouvez passer aisément pour le père d'une jeune personne qui n'a que dix-huit ans? - Mais, monsieur..... - Mais, mon ami, il faut cela, si vous voulez épouser Bénine, et sur-tout si vous voulez l'épouser héritière de cinq mille ducats de rente! - Cette femme peut me questionner, m'embarrasser. - Sur quoi? sur vos voyages? vous lui conterez tout ce que vous voudrez ; quant aux autres affaires de famille, je vous mettrai au fait. - Mais si elle voit qu'on l'a trompée? - Alors nous ne pouvons risquer que ce que nous risquons si nous ne la trompons pas : nous sommes exhérédés. - Mais ce manége-là durera-t-il long-tems? - Non ; votre rôle finira quand vous voudrez ; il s'agit seulement de faire faire un testament à la vieille. Nous lui insinuerons que, vu son grand âge et ses infirmités, il faut qu'elle se dépêche, et nous la ferons signer promptement. - Encore une réflexion, monsieur ; si, pendant que je passerai pour son fils, son véritable fils revenait? - Je saurais alors le circonvenir, et lui faire entendre que ce que nous en faisons n'est que pour son bien, pour celui de sa fille : il ne paraîtra pas, et nous laissera agir. - Tout cela.... - Tout cela répugne-t-il à votre délicatesse, mon cher? Vous n'avez qu'à le dire ; vous êtes libre de vous retirer. La main de Bénine sera le prix de celui qui lui conservera son héritage. Voyons : aimez-vous en effet ma nièce autant que vous le dites? - Ah, monsieur! je l'adore. - Eh bien! consentez donc. Je vous le répète, tout cela ne se prolongera qu'autant que le personnage que vous allez jouer ne vous ennuiera pas. Quand vous voudrez, vous prétexterez auprès de votre prétendue mère un second voyage, et vous la quitterez, après le testament toutefois. Alors vous revenez chez moi, vous épousez Bénine, et nous cachons ce mariage à la bonne maman. Hein? Cela sourit-il à votre esprit? Ai-je enfin votre parole?"

Cette petite supercherie, dans laquelle on voulait me faire entrer, blessait singulièrement ma délicatesse. J'hésitais ; mais M. Schaffer devint si pressant ; sa nièce, qu'il appela, me lança des regards si tendres, que je consentis à tout. Me voilà donc devenu le père de ma prétendue, et prenant déjà, pour m'essayer à ce rôle, le ton et le caractère de mon grave personnage. M. Schaffer me donna toutes les instructions nécessaires, et nous arrivâmes, le lendemain soir, à Berne, où nous descendîmes chez M. Schaffer.

M. Schaffer était très-bien logé près de l'arsenal ; et tout, chez lui, annonçait le goût et une honnête aisance. Il avait la manie de rassembler beaucoup de coquillages de madrepores, dans un cabinet, échantillon toujours incomplet de la nature ; et il écrivait continuellement sur l'histoire naturelle. Le lendemain, nous nous rendîmes tous les trois chez madame Huber ; et j'avoue qu'en entrant dans cette maison, mes joues se couvrirent d'une rougeur causée par la honte que j'éprouvais du mensonge que j'allais faire. La bonne dame était assise dans un grand fauteuil, et près d'elle était une gouvernante âgée, dont l'aspect me fit trembler, dans la crainte qu'elle n'eût connu le véritable fils de la maison. Cependant je pensai que M. Schaffer ne se serait point exposé à me présenter comme tel, s'il eût craint d'être démenti par quelqu'un, et je me rassurai. Qui est-ce, demanda madame Huber? - C'est moi, ma soeur, répondit M. Schaffer. - Quoi! de retour? et sans mon fils? - Réjouissez-vous, heureuse mère, et embrassez-le : le voilà dans vos bras, cet enfant prodigue ; nous l'avons enfin découvert!

J'embrasse la vieille, qui s'écrie : Est-ce bien toi? et qui tombe soudain sans connaissance. Nous lui prodiguons tous nos soins ; elle recouvre sa raison : Est-ce toi, ingrat, que j'ai tant pleuré? - Ouï, ma mère, j'ai enfin le bonheur de vous revoir! - C'est bien lui ; c'est sa voix, quoiqu'un peu changée par l'âge et les fatigues sans doute. Mais, viens donc dans mes bras ; j'oublie tout, ouï, tout, puisque te voilà près de moi! - Ah, ma mère! combien j'ai souffert loin de vous! - Est-ce ma faute à moi? imprudent! Après tout ce que j'avais fait pour toi! Me quitter pour une fille, pour cette petite..... eh bien! je ne me rappelle plus son nom.

"Je l'ignorais moi-même. Oublions-la, ma mère, répondis-je : c'est elle qui m'a aliéné votre coeur ; c'est elle qui a causé mes égaremens. Oh! combien j'en rougis aujourd'hui! - Tu t'en repens donc? Il s'en repent, mon frère! Viens encore m'embrasser, mon pauvre garçon. Où est donc ta fille? - La voilà, ma mère : Bénine, cours embrasser cette tendre aïeule, et joins-toi à mes prières pour en obtenir mon pardon! - O maman! s'écrie Bénine, si vous aviez vu comme mon pauvre père souffrait! Il ne voulait jamais revenir avec nous. - Est-il bien vrai, mon fils? Quoi! tu avais la cruauté de me laisser mourir sans me voir, sans me consoler? - Ma mère, mes fautes... - Ton repentir les expie. Oh! que c'est bien aujourd'hui que je regrette mes yeux! Je ne puis te voir, mon fils ; mais je t'entends ; mais je te sens là, et je suis heureuse. Ha çà, tu ne me quitteras plus, n'est-ce pas? - Jamais!"

M. Schaffer me tire par l'habit, pour me faire sentir que ma promesse est indiscrète. Je me hâtai d'ajouter à mon jamais , à moins, ma mère, que la fatalité, que le sort qui me poursuit depuis vingt ans, ne vienne encore m'arracher de vos bras. - Je ne le veux pas, mon fils ; j'exige que tu restes, et tu sauras bientôt que j'ai trouvé les moyens de te fixer. Geneviève, qu'on fasse préparer, pour mon fils, le plus beau logement de ma maison : qu'on lui donne tout ce qu'il demandera, et qu'on ait pour lui les mêmes égards que pour moi-même.

J'embrassais cette bonne mère, et vraiment les larmes coulaient de mes yeux du plaisir de voir tant de tendresse, et du regret de ne pas la mériter. Elle sentit mes pleurs mouiller ses joues, et cette preuve eût suffi seule pour accroître son erreur. Elle me glissa dans la main une bourse pleine d'or, et nous retint tous à dîner. Le repas fut superbe. On avait, je crois, tué le veau gras. Plusieurs amis y furent invités, et je jouai si bien mon rôle, qu'aucun ne soupçonna la vérité. Ma prétendue mère me fit mille questions auxquelles je satisfis de mon mieux. Le soir, mon cher oncle, sa nièce se retirèrent, et je me trouvai logé dans un appartement superbe, où présidaient le goût et le luxe le plus recherchés. Le lendemain matin, en attendant le réveil de madame Huber, je fus voir M. Schaffer, qui me complimenta sur la manière dont je m'étais tiré de cette première entrevue. Nous l'emporterons, mon ami, me dit-il ; nous aurons l'héritage, et tu seras heureux!.... M. Schaffer revint avec moi chez la vieille dame, qui, nous l'apprîmes avec regret, était indisposée. L'émotion de la joie avait renouvelé les symptômes de sa dangereuse maladie, et nous prévîmes qu'elle pourrait bien l'emporter, si elle l'accablait de nouveau. Nous passâmes toute la journée auprès de son lit : je lui fis des récits exagérés de mes divers voyages (heureusement que j'avais vu beaucoup de pays), et elle redoubla pour moi de tendresse et de prévenance.

Le lendemain, elle était plus malade, et me fit appeler seul au chevet de son lit : Mon fils, me dit-elle, je suis très-âgée, et la mort peut me surprendre d'un moment à l'autre. Il faut que je profite des derniers momens qui me restent, pour établir à jamais ton sort, et te rendre tous tes droits.

Ce début me causa une secrète joie : je prévis qu'elle allait me parler du testament qui faisait notre unique espérance. Oui, mon cher fils, continua-t-elle, tu me le pardonneras sans doute ; j'avais juré, si je n'avais pas eu le bonheur de te retrouver, de déshériter ta fille, qui me rappelle sa coupable mère : j'aurais donné mes biens à l'hospice de cette ville, et je serais morte désespérée. Aujourd'hui tout change de face. Le voilà revenu, mon héritier, c'est à lui que je dois rendre le dépôt de ma fortune : tu l'auras donc, et je veux, dès demain, faire un testament en bonne forme, qui me permette aussi de disposer de quelques dons en faveur de deux ou trois personnes qui me sont très-attachées. - Cela est trop juste, ma mère, m'écriai-je transporté de joie. - Mais, mon fils, il faut que tu te rendes digne de mes bienfaits et du pardon que je t'accorde de tes erreurs passées. - Et comment cela, ma mère, parlez? Rien ne me coûtera pour vous prouver ma soumission. - En même-tems, mon fils, que je signerai mon testament, il faut que tu signes un contrat de mariage.

Je frémis!... - Ciel! avec qui?

- J'ai élevé une jeune orpheline, que tu verras bientôt : elle et sa famille me doivent tout. Je veux achever ce que j'ai fait pour elle. Tu es veuf, libre, jeune encore ; j'exige que tu l'épouses.

La foudre ne m'aurait pas plus effrayé que cet ordre imprévu. Je reste immobile et muet de saisissement. Tu ne me réponds rien, mon cher fils, poursuit la vieille dame? Voudrais-tu me désobliger en cette occasion? - Ma mère, j'ai déjà connu l'hymen, et vous savez combien il m'a rendu malheureux... Je ne puis, ma mère, non, je ne puis me déterminer à courir de nouveau cette carrière dangereuse... A mon âge! j'ai quarante ans, ma mère! Père d'une enfant à qui je dois de l'éducation, un établissement prochain.... Ah, ma mère! pardonnez-moi si je refuse votre protégée. Je me sens incapable de faire son bonheur. - Mon fils, votre caractère n'est point changé; toujours altier, absolu, opiniâtre ; quand je fais tout pour vous, vous vous plaisez à me résister, à me tourmenter. J'exige que vous épousiez Lucy, entendez-vous que je l'exige? Ce n'est qu'à ce prix que vous pouvez prétendre à mes bontés et à ma fortune.

Vous vous figurez ma surprise, mes amis? M. Schaffer et moi, nous n'avions pas prévu cet incident qui venait tout-à-coup détruire toutes nos espérances. J'adorais Bénine, je ne pouvais en épouser une autre ; et d'ailleurs, devais-je épouser, sous un faux nom, cette Lucy, qui se serait trouvée ruinée comme moi, lorsque la vérité m'aurait ôté tout droit à la succession de madame Huber? Je priai cette vieille dame de me donner le tems de voir sa protégée, de me décider : elle me répondit qu'elle exigeait mon consentement le soir même. Je la quittai ému, et je fus communiquer ma douleur à M. Schaffer, qui resta interdit comme moi. Qui l'aurait pensé, me dit-il, qu'elle n'eût tant desiré son fils, qu'elle ne l'eût tant fait chercher que pour le marier à cette petite Lucy, une enfant de seize ans, qu'elle a élevée, il est vrai, mais qui est la sottise et la laideur en personne? Voilà un obstacle inattendu, et qu'il faut tâcher de lever en gagnant du tems. Si, en promettant d'obéir, on pouvait la décider à faire son testament, on en serait quitte après pour se dédire, ou du moins pour prolonger ; mais si la vieille folle ne signe qu'en te faisant signer, nous sommes perdus... Il y aurait un moyen cependant. Elle ne voit pas : nous pourrions gagner le notaire à force d'argent. Celui-ci lui persuaderait que tu as signé le contrat, et la vieille consentirait à laisser son héritage à son fils. Je verrai ce notaire, je tâcherai de le mettre dans nos intérêts ; toi, en attendant ma réponse, gagne du tems, ne donne aucune réponse : nous verrons.

Je ne goûtai point les moyens de M. Schaffer ; ils me paraissaient tenir de trop près à l'intrigue, à l'escroquerie même ; et plus je m'enfonçais dans cette affaire, plus j'avais de regrets de l'avoir entreprise. Le soir, je vis cette Lucy que madame Huber avait fait venir de la pension où elle la faisait élever. Lucy était en effet telle que M. Schaffer me l'avait dépeinte, petite, laide, et sotte à l'excès. Ma prétendue mère me fit rester seul ensuite avec elle. Eh bien, Huber, me dit-elle, tu viens de la voir? qu'en dis-tu? Elle est jolie, n'est-ce pas? - Jolie, ma mère! On voit bien que depuis six ans vous avez eu le malheur de perdre la vue : je ne trouve rien de moins intéressant que cette jeune personne, qui d'ailleurs peut avoir toutes les qualités du coeur. - Vous me trompez, mon fils ; il y a six ans que sa petite figure promettait d'être très-bien. - Elle n'a pas tenu parole, je vous le jure. - Laissons là la plaisanterie. Tous ceux qui la voient m'en font mille complimens. - Ce sont tous ceux qui la voient, ma mère, qui vous trompent. Pour moi, je vous jure... - Elle est bien née avec cela, fille de pauvres gentilshommes, que j'ai bien connus : elle a des talens. - Elle n'a pas celui de me plaire. - Comme vous me répondez, monsieur! Avez-vous oublié que j'ai le droit de vous faire rentrer dans l'état abject dont je viens de vous tirer? Vous refusez de consentir à un lien qui doit combler mes voeux : vous désespérez de nouveau la plus tendre mère à ses derniers momens. Allez, vous n'êtes point changé: vous serez toujours un ingrat, un étourdi, un homme sans conduite et sans principes... Vous pouvez vous retirer : vous et votre fille ne me serez jamais de rien.... - Mais, ma mère... - Sortez, monsieur ; laissez-moi mourir en paix, et oubliez que vous avez une mère, comme vous me forcez d'oublier que j'eus un fils.

Je sortis sans répliquer, résolu de quitter sur-le-champ le personnage qu'on me faisait jouer, et de renoncer à la main de Bénine, puisque le malheur m'y forçait. M. Schaffer, à qui je courus faire part de ce nouvel incident, me gronda beaucoup de ce que je n'avais pas cherché à calmer la colère de sa soeur, à me conserver dans sa maison. Il avait vu le notaire de madame Huber. Cet homme était intègre, incapable de se prêter à la moindre manoeuvre qui pût enfreindre les devoirs de son état. M. Schaffer ne lui avait point dit que je n'étais point le fils de sa cliente : il m'avait conservé le nom d'Huber, et avait fait seulement entendre au notaire que je n'aimais point Lucy, qu'un prétexte de signature était peu de chose, et qu'en assurant que j'avais signé, il faisait mon bonheur, sans compromettre personne. Le notaire avait refusé, et M. Schaffer ne savait plus quel parti prendre. Vous verrez bientôt qu'il s'arrêta à celui de me sacrifier pour les intérêts de sa famille, et que moi seul je fus la victime de toutes ces intrigues.

Le lendemain matin, madame Huber me fit appeler. Ce fut une bonne nouvelle pour moi qui craignais qu'elle ne voulût plus me revoir. Je fus très-étonné, en entrant dans son appartement, d'y trouver le notaire qui écrivait, et cette même Lucy, que j'avais vue la veille. Mon fils, me dit madame Huber, mon parti est pris ; il faut que je sois obéie, ou je cesse d'être mère. Vous ne sortirez pas d'ici que vous n'ayez consenti à ce que je desire, ou vous en sortirez pour n'y rentrer jamais. Monsieur ( montrant le notaire ),a ici deux titres tout prêts : l'un est un contrat, l'autre est un acte d'exhérédation. Si vous nesignez l'un, je signe l'autre.

Quelle nouvelle persécution!.... Regardez, Lucy, continua la vieille, et décidez-vous!

Je ne savais plus que répondre, lorsque je m'avisai d'un moyen vrai, et dont j'attendis tout. Ma mère, m'écriai-je en me précipitant aux genoux de la vieille, il faut donc que je vous avoue la vérité? et je suis désolé de faire cet aveu devant mademoiselle ; mais je n'avais pas le bonheur de la connaître lorsque mon coeur s'est engagé. - Comment? - Ouï, ma mère, j'aime ailleurs : j'adore une jeune personne accomplie ; et...... dirai-je tout?.... je l'ai même épousée secrètement. - Ciel! sans mon aveu! Fils ingrat et méprisable, ton premier choix m'indique assez quelle délicatesse tu as mise dans le second. Donnez-moi l'acte d'exhérédation, monsieur Montru, donnez-le-moi, que je le signe. - Madame.... - Ma mère!... - Sors de chez moi, malheureux, toi et ta fille ; je ne veux jamais entendre parler de vous!... - Ma mère, permettez... - Eh quoi! ceux qui m'entourent ne me délivrent pas de ce misérable? on veut donc me voir mourir là?... - Ma mère, sans m'entendre?.... Vous... - Je ne t'ai que trop entendu.... Viens, ma Lucy ; viens sur mon coeur : tu seras toujours mon enfant, si tu n'es pas ma fille..... Je ne t'ai pas oubliée dans cet acte ; non, tu seras heureuse au moins, et tu pourras, avec la petite fortune que je te laisse, te choisir un époux plus digne de toi.

La petite personne se met à pleurer... Je veux encore attendrir la vieille ; mais elle me repousse en me criant : Va-t-en ; je te donne à jamais ma malédiction.

Sa malédiction n'était pas ce qui m'inquiétait le plus. Indigné à-la-fois de tant d'outrages que je souffrais pour les autres, j'allais sortir pour ne jamais rentrer dans cette maison, lorsque je réfléchis que ma conduite compromettait, d'une manière cruelle, le véritable fils de la vieille, qui pouvait être malheureux, et allait être déshérité par ma faute. Si je ne puis réussir, me dis-je à moi-même, au moins que je ne ruine pas cet infortuné, qui peut-être, à ma place, accepterait la main de Lucy, et satisferait sa mère. La vieille va signer l'acte d'exhérédation ; elle peut mourir, son fils peut revenir, et il serait perdu par ma faute. Non, avouons la vérité, découvrons mon véritable nom, et laissons au légitime héritier tous ses droits, toute la tendresse de sa mère.

Ce parti pris, je m'en applaudis ; il me semblait que la délicatesse de ce procédé allait effacer toute la honte que j'éprouvais d'avoir trempé dans cette intrigue. Fort de ma résolution, je m'avance donc, et d'un ton ferme, je dis à la vieille : Eh bien, madame, puisque vous tenez à ce que votre fils épouse mademoiselle, et qu'il m'est impossible d'y consentir pour mon compte, je dois donc vous avouer que je vous ai trompée ; que......

Je n'ai pas le tems d'en dire davantage : M. Schaffer paraît, et demande à madame Huber ce qui se passe. - Croiriez-vous, mon frère, lui répond madame Huber, qu'il a l'audace de m'avouer qu'il est marié secrètement? - Lui? - Lui-même. Cette conduite m'indigne, et je le chasse pour jamais loin de moi. - Comment? - Il y a plus, je signe soudain l'acte d'exhérédation dont je vous ai parlé, et je ne veux plus voir personne d'une famille qui fait mon tourment.

M. Schaffer me fait signe de me taire, et de le laisser parler. La vieille prend l'acte ; elle tient la plume, elle va signer... M. Schaffer lui arrache la plume des mains, en s'écriant : Y pensez-vous, ma soeur? à votre âge, vous écoutez les contes que vous fait votre fils! ne voyez-vous pas qu'il vous en impose avec son prétendu mariage secret ; que c'est un détour dont il se sert pour reculer l'hymen que vous lui offrez? Il n'est point marié; il ne l'est point, vous dis-je : je le sais, il me l'a juré, et les informations que j'ai prises sur son compte, m'en donnent la certitude. Il y a mieux, je sais encore qu'il n'a aucune espèce d'inclination dans le coeur. Il voulait seulement garder le célibat, et voilà tout ; mais je vais le décider à vous satisfaire, et je crois que ce sera bien vous prouver qu'il est célibataire? Allons, monsieur ( s'adressant à moi ),signez ce contrat de mariage ; signez-le vîte? pouvez-vous balancer, en voyant la jeunesse et lesgraces de Lucy?

Je regarde, tout étonné, M. Schaffer, qui me dit tout bas : Signez, ne craignez rien ; j'ai tout prévu, tout arrangé pour que votre signature soit nulle. - Mais... - Signez, vous dis-je? - Cependant... - Quel homme méfiant! tantôt vous saurez tout : vous ne vous engagez pas plus que moi. ( Haut ). Un mot que je viens de lui dire le détermine. Ma soeur, il signe ; êtes-vous contente?

La vieille est immobile d'étonnement. M. Schaffer prend lui-même le contrat : il me présente la plume, me la met, pour ainsi dire, dans les doigts, et me dit encore tout bas : Signez donc : nous avons un moyen excellent ; c'est Bénine qui l'a trouvé; l'amour l'a rendue ingénieuse pour vous conserver.

Obsédé par tout le monde, plein de confiance d'ailleurs en M. Schaffer, en Bénine qui m'aime, et qui, dit-on, a trouvé le moyen de me conserver ma liberté, je signe sans savoir ce que je fais, et soudain M. Schaffer crie vivat. Le contrat est remis au notaire ; ma mère m'appelle, m'embrasse, m'appelle son cher fils, et me rend toute sa tendresse. Un testament est tout prêt ; on m'en fait lecture : la vieille y laisse tous ses biens à son fils, sauf quelques legs particuliers, et madame Huber le signe en ma présence.

Tout le monde est heureux, tout le monde est tranquille, excepté moi : la signature que j'ai donnée m'inquiète et m'alarme malgré moi. J'ai la plus vive impatience de me trouver avec M. Schaffer pour connaître le moyen qu'il a trouvé pour m'en affranchir. Ce moment arrive enfin, et c'est en le reconduisant que je l'interroge. Dites-moi donc, mon ami? - Taisez-vous ; ne me suivez pas ; rentrez auprès de madame Huber. - Mais ce moyen?..... - Vous le saurez. - Je n'en vois pas cependant... - Vous êtes bien enfant pour un homme de votre âge! Vous ne connaissez donc pas les affaires? Vous serez libre, vous dis-je. - Mais quand? - Ah, il faut attendre quelque tems . - Quelque tems! vous me désespérez!......

Un étranger qui vient nous interrompre, nous force de nous séparer. M. Schaffer se retire, et moi je remonte chez la vieille, où je trouve ma nouvelle prétendue, qui m'apprend, avec l'air le plus gauche, que ma main comble tous ses voeux. Elle ne m'avait vu qu'une fois ; mais cette seule fois avait suffi pour lui inspirer pour moi plus d'amour qu'elle n'en avait ressenti, en six mois, pour un homme de mon âge qui lui faisait la cour depuis ce tems. Cet homme, ce rival qu'elle me citait, elle ne le nomma pas, et cet aveu naïf me fit juger qu'elle avait plus de bêtise encore que de laideur. Madame Huber voulut savoir par quels moyens son frère était parvenu à me déterminer, tandis que ses prières à elle, ni ses menaces, n'avaient rien fait sur moi. Je lui répondis que M. Schaffer lui en ferait confidence, et elle se contenta de cette réponse.

Je ne pus reposer cette nuit-là; la crainte de m'être engagé en signant, me poursuivit, et le mot de M. Schaffer. Ah, il faut attendre quelque tems, m'effraya. Si en attendant, me dis-je, la vieille me force à marcher à l'autel!...

Je ne me trompais pas dans cette conjecture ; car, le lendemain matin, ma fausse mère me déclara que Lucy et moi nous serions unis deux jours après. La petite Lucy m'en témoigna sa joie avec une naïveté à nulle autre pareille , et je courus chez M. Schaffer pour lui faire part de ce nouveau coup, et lui demander les moyens de le parer. M. Schaffer n'était pas chez lui : on me dit qu'il était allé passer trois jours, avec sa fille, à la campagne. On ne put me dire l'endroit qu'ils avaient choisi, et je rentrai le coeur serré. Trois jours! m'écriai-je ; comment! il me laisse, pendant trois jours, dans l'embarras! mais je serai marié à son retour!....

Vous jugez de ma douleur et de mes réflexions! il n'était plus tems d'aller révéler à la vieille que je n'étais pas son fils. Cela ne m'eût pas dégagé d'épouser Lucy, et je perdais M. Schaffer et moi, avant d'avoir trouvé les moyens de me tirer de ce mauvais pas. Je prétextai une indisposition grave, et me flattai que cette feinte maladie reculerait la fatale cérémonie dont la vieille était si pressée de jouir. Elle avait raison en effet de la hâter ; il semblait qu'elle devinât que le terme de ses jours était arrivé. Le soir de ce jour-là, elle tomba dans une espèce de défaillance, et mourut dans mes bras et dans ceux de Lucy, après nous avoir ordonné de nous unir le plutôt possible, et de faire notre mutuel bonheur.

Nouvel embarras pour moi. Voilà la vieille morte ; et c'est à moi, comme son unique héritier, que l'on remet toutes les clefs, tous les papiers, toutes les affaires. Vous savez qu'en Suisse, un héritier, n'a qu'à fermer la porte, comme on dit, et s'enfermer chez lui. Je devais sans doute me faire connaître à quelque homme de justice, probe et sûr. Je sentais les conséquences d'un plus long travestissement, et j'allais me découvrir au notaire de la vieille, lorsque M. Schaffer revint. Je lui parlai de ma signature. Bon! me répondit-il, nous avons bien autre chose à faire! Il faut conserver, sans mettre personne dans notre confidence, l'héritage de ce fou d'Huber, qui peut revenir un jour, et nous en demander compte. J'espère cependant qu'il aura confiance en moi, en moi qui lui ai conservé cet héritage considérable ; car sans moi, sans vous, il était déshérité. D'abord, et pour éviter que vous soyez forcé de donner quelque signature, ce qui serait punissable, il vous faut mettre votre main droite en écharpe, ensuite vous taire toujours, et attendre du tems la conduite que vous avez à tenir. - Mais ce contrat que j'ai signé? - Ah, parbleu! nous en sommes bien là! Attendez donc, mon ami, attendez ; nous trouverons moyen de vous en débarrasser.

Je crus entrevoir, dès ce moment, que M. Schaffer m'avait fait signer pour réussir dans son projet, sans trop savoir comment il me dégagerait de ma signature ; et cette découverte m'indisposa beaucoup contre cet homme égoïste et intrigant. Cependant, j'avais besoin de lui ; ce n'était qu'avec lui et par son témoignage, que je pouvais sortir d'embarras, si, par la suite, on devait m'attaquer comme ayant pris un faux nom pour m'introduire dans une maison à la place de l'héritier légitime. Il y avait cela à craindre, et un funeste pressentiment m'indiquait que cela devait m'arriver. Vingt fois je fus tenté de fuir ; mais c'était m'accuser, et rendre mes torts plus graves. J'attendis donc, et me confiai entièrement à M. Schaffer. Ce qui était singulier, c'est que je ne pouvais plus voir sa fille. Tantôt elle était indisposée, tantôt elle était sortie. Aux heures même du repas, je trouvais M. Schaffer seul ; toute la journée il était seul. Je lui témoignai un jour ma surprise de ce qu'il me cachait, pour ainsi dire, Bénine : il me répondit qu'il était bien éloigné de la soustraire à mes regards ; mais que sa fille avait fait une forte maladie, qu'il m'avait laissé ignorer, pour ne pas m'affliger, et qu'elle était allé passer un mois à la campagne pour s'y rétablir. Je lui demandai la permission de lui faire ma cour ; il me la refusa, m'assurant que l'excès de sa sensibilité pourrait lui rendre ses attaques de nerfs si elle me revoyait. Je me retirai affecté, humilié, et sentis que j'étais la dupe de cet homme, et peut-être de sa fille.

D'un autre côté, j'étais tourmenté par la naïve Lucy, qui venait tous les jours me demander quand je l'épouserais? Je lui donnai des excuses vagues pour temporiser. La petite personne s'en aperçut, me menaça de m'attaquer en justice, et de faire valoir ses droits. Ceci pouvait me perdre : en justice, il fallait que je répondisse sous le nom d'Huber, que j'avais signé au contrat, et je risquais d'être découvert. Je fus trouver Lucy, à qui je déclarai la vérité: elle parut étonnée ; mais elle persista toujours dans le desir d'être ma femme. Elle m'aimait, disait-elle, et me préférait sans fortune aux hommes les plus riches et les plus titrés.

A la fin, pénétré de tant de constance, ne voyant plus Bénine, me réfroidissant même pour cette jeune personne que je soupçonnais à juste titre de seconder les trames coupables de son oncle, je me décidai à recevoir la main de Lucy, à laquelle je m'accoutumais. Cette fille savait la vérité; elle m'avait menacé vingt fois, dans son désespoir d'amour, de me perdre : elle le pouvait ; et d'ailleurs je n'avais pas plus d'avantages pécuniaires à lui offrir qu'elle ne m'en apportait. Je l'épousai donc, mais sans goût, et plutôt pour me débarrasser de ses importunités. Ce fut dans un petit village voisin de Berne, que nous célébrâmes notre hymen sous mon véritable nom. Nous étions unis, et nous avions perdu, pour obliger les autres, les legs considérables que Madame Huber aurait faits à Lucy, si je l'avais laissé déshériter son fils. Toute cette affaire m'avait suscité des embarras, et m'en préparait d'autres, sans m'avoir procuré le prix de mes soins, l'inconstante Bénine.

Je voyais peu M. Schaffer, et je savais que cet homme ménageait en secret la main de Bénine au fils d'un de ses amis intimes qu'il voulait enrichir par ce mariage. Il faisait aussi chercher partout le véritable Huber, afin de lui rendre son bien, persuadé qu'il lui saurait infiniment de gré de le lui avoir conservé par mon moyen. Pendant ce tems, j'étais, moi, dans la maison de madame Huber, où je passais pour son héritier : ma femme vivait d'un autre côté, et l'on ignorait que je fusse marié; j'avais l'air d'administrer mon héritage ; mais je ne touchais rien, je ne faisais rien que je n'en rendisse compte à M. Schaffer, qui tenait des registres exacts de tout. Je n'aimais point ma femme ; mais je tâchais de la rendre heureuse ; je savais qu'elle m'avait préféré à un rival plus fortuné que moi. Ce rival, elle m'avait appris que c'était un voyageur dont elle n'avait jamais su le nom, qui la voyait souvent en secret dans sa pension, et qui soupirait sérieusement pour elle. Ce voyageur avait quitté la Suisse depuis quelques mois, et elle n'en avait plus entendu parler. Lucy ne l'aimait point ; elle m'avait voué la plus vive tendresse, même après avoir appris mon véritable nom, ainsi que les motifs qui m'avaient engagé à m'introduire chez madame Huber. Elle savait, de son côté, que j'avais aimé Bénine, et elle était fière de ce que je l'avais épousée, elle qui n'avait ni les attraits ni l'esprit de la nièce de M. Schaffer.

Je voyais tous les jours mon épouse, et j'attendais que le sort me permît d'aller avec elle vivre en paix dans d'autres lieux, lorsqu'un jour je la trouvai noyée dans les larmes. Qu'as-tu, Lucy?... - Ah, mon ami! nous sommes perdus. - Eh, bon dieu! qui peut te donner cette crainte? - Il est revenu. - Qui? - Le fils de madame Huber. - Qui te l'a dit? - Lui-même. C'était lui qui me faisait la cour avant la mort de sa mère. J'ignorais son nom ; je ne l'avais jamais vu, et il se cachait, parce qu'il n'osait se présenter devant madame Huber, dont il craignait les reproches et le courroux. - Eh bien, Lucy, pourquoi t'affliger? Je suis enchanté, moi, qu'il soit revenu. M. Schaffer va lui remettre son héritage, et nous serons libres de quitter ces lieux. - Ah, mon ami! cela ne se fera pas comme tu le penses. Huber est furieux contre toi ; il m'adore toujours, et il se vengera, dit-il, d'un perfide qui a osé prendre son nom, et lui ravir son amante.

Cette menace d'Huber me fit trembler. Je me rassurai néanmoins : Ne crains rien, dis-je à la pauvre Lucy, qui frémissait, ne crains rien ; je vais trouver M. Schaffer : cet homme me doit protection et justice ; il aura sans doute assez de crédit sur l'esprit de son neveu!.... - Bah! il dit qu'il se moque de son oncle. C'est moi qui lui ai appris que sa mère était morte, que je t'avais épousé: je lui ai conté la manière dont tu lui avais conservé son héritage, croyant par-là exciter sa reconnaissance envers toi. Indiscrète que je suis! rien n'a pu calmer sa colère ; il est sorti furieux!.... - Je cours chez M. Schaffer.

Je me rendis sur-le-champ chez cet homme, qui, malgré notre froideur mutuelle, m'assura qu'il me défendrait des attaques d'un ingrat.... Je sors de chez M. Schaffer. O malheur! un homme de justice me fait lire un ordre pour m'arrêter, et je suis contraint de le suivre jusqu'à la maison de force. Là, je suis plongé dans un cachot, et tous ceux qui m'entourent prétendent que l'infamie m'attend au sortir de ma triste prison. Dans cet état désespérant, j'écris à ma femme, j'écris à M. Schaffer, et je ne reçois de réponse de personne!.... Mon affaire fit du bruit ; j'appris que je passais par-tout pour un misérable faussaire, et cette idée ajouta à mon désespoir.

Vous connaissez les formes lentes de la justice helvétique? Mon procès dura trois ans, mes amis! trois années entières, pendant lesquelles je ne vécus, dans ma prison, que par le secours de ma pauvre Lucy, qui s'était mise à travailler de l'aiguille pour le public. Cette femme estimable, et d'une vertu peu commune, fut la seule personne qui ne m'abandonna point. Elle m'écrivait tous les deux jours, et m'envoyait habit, linge, argent, tout ce que ses travaux ingrats et peu payés pouvaient lui procurer pour moi. O courage héroïque, et qui prouve bien que la beauté et le brillant de l'esprit sont bien peu de choses auprès des qualités du coeur! Femme généreuse et sensible, tu n'es plus ; mais je te pleurerai long-tems, et ta tombe sera toujours respectée par moi, comme l'asile de toutes les vertus.

Combien de fois, dans la solitude de l'esclavage, je regrettai mon jeune ami Grancise! Hélas, me disais-je, si l'on ne me l'avait pas ravi, je ne serais pas ici. Si j'avais eu toujours mon fils adoptif, la douleur aurait-elle altéré ma santé? Aurais-je connu Bénine? Serais-je devenu amoureux de cette femme artificieuse? Me serais-je prêté aux basses intrigues de son oncle, le plus égoïste, le plus faux de tous les hommes? Je n'aurais pas connu le malheur!... Non ; mais aussi je n'aurais jamais épousé ma Lucy, et c'est du moins un grand adoucissement à mes maux que de posséder la plus intéressante de toutes les femmes!

Voyez, mes amis, ce que c'est que se prévenir contre quelqu'un! Lucy était laide, gauche et spirituelle. Jamais je ne l'eusse remarquée, sans le hasard qui m'avait rapproché d'elle. Elle me persécute par l'excès de son amour, qui me paraît ridicule ; elle me menace, me force à lui donner ma main ; je l'épouse par dépit, et c'est la seule femme qui me convient! la seule capable de partager, d'adoucir mes chagrins! O destinée des hommes! tu me l'avais marquée ; c'était un de tes bienfaits, et je le repoussais, insensé que j'étais!.... Ainsi la providence place toujours la consolation à côté du malheur ; mais poursuivons.

Trois années s'écoulèrent donc, et un jugement éclatant vint briser mes fers et publier mon innocence. Ce jugement favorable, c'était encore l'ouvrage de ma femme ; car M. Schaffer, satisfait de ce que son neveu ne l'attaquait point, n'avait fait aucune démarche pour moi, dans la crainte d'être compromis. Il le fut cependant par mon jugement. Cette affaire était d'un genre neuf pour les juges : ma Lucy les avait tant sollicités ; elle avait tellement fixé leur attention sur les motifs qui m'avaient fait prendre le faux nom d'Huber, que ce motif parut très-louable. Il fut prouvé que la veuve Huber était une vieille insensée, que son fils aurait été déshérité sans moi ; que d'ailleurs j'avais été des plus délicats dans ma gestion, après la mort de cette femme, et que je n'avais pas détourné un meuble de l'héritage de l'ingrat qui m'attaquait. On décida en outre que M. Schaffer était plus coupable que moi, en ce que toute cette machination avait été ourdie par lui ; en ce qu'il m'avait forcé, par de fausses promesses, à me charger du personnage de l'héritier, et m'avait ensuite trompé pour me faire signer un nom supposé. En conséquence, je fus élargi, déclaré innocent, et Schaffer, ainsi que son neveu Huber, furent condamnés à me compter, pour dommages et intérêts, six cents ducats d'or (à-peu-près six mille six cents livres de France.)

Je courus embrasser ma pauvre Lucy, qui pleura de joie en me revoyant dans ses bras. Quelque tems après, nous touchâmes notre somme des Huber, et nous nous hâtâmes de quitter une ville où j'avais été victime de la trahison la plus noire. Lucy m'apprit, en voyageant, que Bénine, pendant ma détention, avait épousé le fils de l'ami de son oncle, dont elle était devenue amoureuse, après m'avoir abusé par une feinte passion. Je sus aussi que ma chère Lucy avait été persécutée par le fils Huber, qui avait eu, en m'intentant un procès injuste, le double motif de la vengeance et de la jalousie. Ce misérable avait mis ma liberté au prix de l'honneur de ma femme. Lucy avait repoussé ce scélérat ; elle était demeurée vertueuse, et le modèle des épouses.

Nous quittâmes donc Berne, et fûmes nous établir en Piémont, où Lucy avait des parens éloignés, mais honnêtes et bons. Nous nous y fixâmes, et ce fut là, qu'après dix années de mariage, ma Lucy me rendit père d'un joli petit garçon, que nous nommâmes Stéphany. Le voilà ce fils de la plus tendre épouse : s'il a quelques vertus, du courage, un bon coeur, il les tient de ses parens, et sur-tout de son estimable mère.

Lucy nourrissait son fils ; mais je remarquais que sa santé s'affaiblissait sensiblement : je craignais de la perdre ; et ce malheur m'arriva en effet, à la suite d'une maladie que lui avait causée sa nourriture. Je perdis Lucy, je perdis tout. Mon fils avait heureusement trois ans alors ; sa santé, sa croissance n'avaient plus besoin des soins maternels. Désespéré de la perte de Lucy ; fatigué du pays que j'habitais ; ruiné d'ailleurs par la longue maladie de mon épouse, je pris un jour Stéphany dans mes bras, et je me décidai à venir terminer mes jours auprès de mon frère Carron, dont j'ignorais l'état brillant. Je n'avais pas osé lui écrire en prison ; je n'avais pu le faire en Piémont, où des travaux continuels et des maladies avaient occupé tout mon tems. Il sera, me dis-je, étonné, et sans doute charmé, de me revoir. Moi, j'habiterai les lieux qui m'ont vu naître, et j'y ferai toujours assez pour exister moi et mon cher fils.

J'arrivais donc à Sallenche, et fus bien surpris de voir que Carron était devenu baron des Echelettes, qu'il était marié, qu'il avait une fille d'un an, et qu'en un mot mon sort allait enfin changer de face. Mon frère me reçut très-bien, ainsi que je vous l'ai déjà dit : il me donna la maison de notre père, une rente perpétuelle de cent florins, et m'accabla de bienfaits de tout genre. Vous pensez que je dus le chérir et le regarder comme mon second père! Aussi, à l'époque de sa mort, que de larmes n'ai-je pas versées! Je pris ici sa petite Coelina ; et, depuis ce tems, je vis tranquille et content de ma position.

Voilà, mes amis, le récit des événemens de ma vie. Vous y avez vu comment mon frère Flonsel fut assassiné par une mégère que le ciel n'a pas punie de ce forfait, ou du moins je l'ignore. Je vous ai appris que j'ai élevé jusqu'à l'âge de quinze ans le fils de ce malheureux frère, mon neveu Grancise qu'on m'a ravi, sans que j'en aie pu avoir de nouvelles depuis vingt-huit ans ; vous avez vu enfin à quel degré j'ai été le jouet de la perfidie et de la scélératesse des hommes! Pouvez-vous à présent me blâmer de ce que vous appelez ma misanthropie? N'ayant eu jamais affaire qu'à des ingrats, voulez-vous que je ne craigne pas encore de rencontrer des ingrats? Non ; le malheur et l'âge ont mûri ma philosophie : elle est bonne, elle est vraie, elle est basée sur l'expérience ; et quand je lirai des romans où je verrai tous les hommes charmans, je n'en croirai pas un mot. Les habitans des villes sont gangrenés de vices : ces bons agriculteurs qu'on nous peint si candides, sont jaloux, méchans, envieux, intéressés autant que lourds et communs. Les femmes sont perfides ; les hommes n'ont ni honneur, ni délicatesse ; voilà le portrait de mes semblables : il n'est pas flatté; mais il est ressemblant. Il y a des exceptions sans doute ; mais le petit nombre ne donne point son cachet à la masse générale ; et l'on ne croira pas moins que les lions sont féroces, quoiqu'un lion ait léché les plaies du grec Androclès. Je suis donc misanthrope, sévère, et un peu brusque par fois ; j'en suis fâché; je ne me referai pas : c'est le fruit du malheur et de l'expérience. Mais je m'aperçois que je termine un récit qui a pu vous intéresser, par des réflexions qui doivent vous affliger. A votre âge, on a besoin d'aimer encore ses semblables : j'ai tort de vouloir vous associer à mon humeur noire. Je me tais donc, et vous engage à venir dîner. - Ah! mon dîner n'est pas encore prêt, dit Tiennette : vous m'avez tenue là à écouter des choses!..... Ah, mon dieu! que d'histoires!... Je cours à ma cuisine : dans une heure, je serai en état de vous servir.

Tiennette partit ; Stéphany fit faire quelques tours de jardin à M. Dufour. On se mit à table ensuite, et la journée se passa en doux entretiens entre le vieillard, ses enfans, et le docteur Andrevon, qui ne quitta nos amis que le soir.

Chapitre 3

Qu'il est doux, l'espoir du bonheur! comme il rafraîchit le sang! quel baume de consolation et de quiétude il répand dans l'ame! Tous les objets s'embellissent à nos yeux : l'avenir paraît une route désormais semée de fleurs. On aime à s'y élancer en idée, et les rêves les plus doux agitent le sommeil pendant la nuit, comme les tableaux les plus rians s'offrent à l'imagination pendant le jour. Coelina éprouvait cet état digne d'envie. Seule dans son appartement, elle pensait au sort heureux et brillant qui l'attendait. Je vais donc, se dit-elle, épouser celui que j'aime, et faire sa fortune! Il me devra tout, et c'est une juste récompense des soins que son père a pris de mon éducation. Stéphany, tu seras mon époux, et moi je serai la plus heureuse des femmes! A cet hymen est attaché tout mon bonheur, a dit l'indigent. Il nous avait quittés, le malheur l'a replacé dans nos bras : mais il devait revenir le lendemain de mon mariage ; il devait me révéler des secrets étonnans ; comment le fera-t-il? comment le pourra-t-il, s'il ne peut écrire?.... Mais, n'ai-je pas un moyen sûr de m'éclaircir? Cette boîte mystérieuse qu'il m'a laissée, elle est en mon pouvoir ; il ne tient qu'à moi de connaître sur-le-champ ce qu'on me cache, ce qu'on me cachera encore long-tems. Qui m'empêche de l'ouvrir cette boîte où mon sort est, dit-on, renfermé? Je saurai tout, et peut-être sera-ce un moyen de régler ma conduite. Voyons ; je suis seule, personne ne connaîtra mon indiscrétion.

Coelina prend la boîte cachetée, et l'examine. Ce secret, se dit-elle encore, il est là-dedans! Il me concerne, ce secret ; je ne puis deviner comment ; mais enfin il me concerne. Que vais-je apprendre?... Dieu! je sens mon coeur palpiter ; mon sang circule avec violence, et une faiblesse involontaire glace tout mon corps. Est-ce un talisman que cette fatale boîte?.... Je n'ai pas la force d'y toucher : il me semble qu'il va en sortir un feu dévorant prêt à me consumer..... C'est un avis du ciel, ouï, c'est un avis secret, qui me rappelle le serment que j'ai fait à l'homme qui me l'a remise. J'ai juré, par les mânes de ma mère, de réprimer mon indiscrétion ; par les mânes de ma mère! Serment sacré, tu ne seras point violé; je t'observerai avec toute la religion d'un coeur pur et vertueux. Remettons, remettons cette boîte mystérieuse, et rendons-nous digne de la confiance de l'homme étonnant qui m'a jugée capable de tenir ma promesse. Il commence à se rétablir, cet infortuné; il se lève ; il marche même : allons le voir, et faisons tous nos efforts pour adoucir ses maux.

Coelina, fière d'avoir remporté sur elle la plus grande victoire dont une femme soit capable, celle de réprimer sa curiosité, monte chez l'indigent, qu'elle trouve se promenant un peu dans sa chambre. Bonjour, mon ami, lui dit-elle du ton le plus affectueux : souffrez-vous encore beaucoup?

L'indigent met la main sur son coeur pour indiquer que c'est là son plus grand mal.

"Votre épaule est remise? vous m'apprenez qu'elle l'est? J'en suis enchantée. Mais vous ne pouvez pas encore écrire? Non : quel malheur! Peu-à-peu vous recouvrerez cette faculté bien précieuse pour vous dans votre triste situation. Vous savez que c'est lundi prochain que j'épouse mon cousin? Nos dispenses sont venues ; vous savez tout cela? Qui vous l'a dit? Mon oncle peut-être? Ah! c'est mon oncle? Il a beaucoup de confiance en vous, et il vous aime singulièrement, sur-tout depuis votre accident. Ouï, mon ami, c'est lundi que je deviens heureuse et tranquille. Alors je pourrai ouvrir la boîte, n'est-ce pas? Ouï? mais le lendemain? Vous me faites signe de songer à ma promesse, j'y pense aussi ; et sans le serment sacré que vous avez exigé de moi, je vous avoue que, tout-à-l'heure, la curiosité naturelle à mon sexe, a...... manqué....... Dieux! quels regards! L'horreur et l'effroi se peignent sur vos traits! Rassurez-vous ; j'ai été fidèle à ma parole, et je le serai jusqu'au moment où il me sera possible de m'éclairer. Mais ce secret, je vous avoue qu'il m'étonne en même-tems qu'il m'effraie...... Ouï; il a de quoi m'effrayer. N'est-ce pas là ce que vous voulez me faire comprendre?....... Mais en quoi? Qu'ai-je fait, moi? Quelqu'un a-t-il à se plaindre de moi? Depuis mon enfance, je ne vois personne que mon oncle, mon cousin et leurs amis ; comment donc puis-je être compromise dans un mystère terrible, et qui peut me plonger pour la vie dans une mer d'infortunes? Vous êtes mon parent, m'avez-vous écrit un jour ; pourquoi ne voulez-vous pas que j'apprenne à mon oncle ce lien qui vous attache à nous? Si vous êtes parent de mon père, vous êtes celui de M. Dufour ; et alors il sera charmé de vous retrouver : si c'est du côté de ma mère que vous nous appartenez.... Vous soupirez? Ah! je le vois ; c'est de ma pauvre mère dont vous êtes l'infortuné parent. En ce cas, les Truguelins ne vous sont pas étrangers? Vous levez les yeux au ciel? Vous les connaissez bien, ces monstres? vous leur devez tous vos maux. Mais comment, et pourquoi? voilà ce que je ne comprends pas. Vous exigez donc toujours que je vous cache à M. Dufour?

L'inconnu prend Coelina par la main, la conduit à une armoire pratiquée dans le mur, en tire un pistolet, et l'ajuste sur sa bouche, pour lui faire comprendre que la moindre indiscrétion de sa part le forcerait à se brûler la cervelle.

Coelina frémit. Eh quoi! dit-elle, vous seriez capable d'attenter à vos jours, si j'avais l'imprudence...... Ah, dieux! ne craignez rien, infortuné; ne craignez rien : je saurai respecter votre secret ; il est dans mon sein, comme dans le vôtre...... Mais combien vous inquiétez mon ame faible et sensible!..... Quand le percerons-nous, ce funeste mystère? Jamais, si vous ne pouvez plus écrire!... Il n'y a que vous qui puissiez nous l'éclaircir! Mais peut-être est-il entièrement renfermé sous le cachet de la boîte que...... Quel signe faites-vous là? Ah! je comprends ; vous voulez dire qu'il n'y en a qu'une partie, et que vous seul pouvez le découvrir en entier : n'est-ce pas cela?..... Ouï?..... Eh bien, jugez donc de notre douleur à tous! Il semble que la fatalité ait mutilé vos membres exprès, pour doubler nos maux et les vôtres, par une ignorance éternelle de vos malheurs, et peut-être des nôtres. Votre main, que vous appuyez sur mon coeur, me prouve que je suis pour beaucoup dans vos malheurs..... moi ; et comment, bon dieu!.... Allons, je vais me vaincre jusqu'à mardi, jour heureux où je romprai le funeste cachet.... J'en aurai la force, et vous réitère le serment de ne point abuser de votre confiance.... Vous marchez bien, à ce qu'il me paraît? Tant mieux. Votre bras se rétablira, il faut l'espérer, graces aux soins du docteur Andrevon, de ce brave homme qui nous aime tant!.... Adieu ; je vous quitte : avez-vous besoin de quelque chose? Je vous enverrai Tiennette..... C'est une bonne fille, n'est-ce pas? Ouï; je vois que vous vous en louez beaucoup. Adieu, mon ami ; adieu.....

L'indigent colle ses lèvres brûlants sur la main de Coelina, et cette liberté ne la choque point : elle ne l'attribue maintenant qu'à la tendresse d'un homme qui peut-être l'a vue naître, et qui d'ailleurs est son parent. Coelina répond avec sensibilité à ses caresses, et ne songe point à lui retirer sa main : mais M. Dufour et Stéphany entrent ; ils paraissent surpris du geste peu décent de l'indigent. Coelina se hâte de détourner les soupçons divers qu'ils pourraient former. Voyez, dit-elle à son tuteur et à son cousin ; voyez comme il est reconnaissant! pour quelques légers services que j'ai le bonheur de lui rendre, il vient de presser ma main contre son coeur, et de la baigner de ses larmes. Allez, mon ami ; je ne fais, en vous obligeant, que suivre les desirs et l'exemple de votre respectable bienfaiteur!

M. Dufour s'assit, examina l'indigent, le trouva mieux, s'attendrit en voyant la trace de la douleur empreinte sur ses traits généreux, et sortit avec ses enfants, à qui il sut gré de leur sensibilité.

Dans l'après-midi, un particulier entre chez M. Dufour sans se faire annoncer, et M. Dufour reste frappé d'étonnement en reconnaissant Truguelin père.... Juste ciel! s'écrie le vieillard, c'est vous, monsieur! De quel front osez-vous vous présenter devant moi, après l'indignité dont votre fils s'est rendu coupable envers moi? injure dont j'aurais dû me venger en implorant la protection des lois! - Parlons bas, M. Dufour ; sommes-nous seuls? - Non, Monsieur, car je vais sonner : dois-je me croire en sûreté?... - Quel outrage vous me faites! Pouvez-vous croire un homme de mon âge et de ma probité complice des excès condamnables d'un jeune extravagant? Je ne l'ai apprise qu'hier cette atrocité de sa part, et c'est pour vous en faire mes excuses, pour vous en témoigner mes regrets, que vous me voyez ici. Ah, M. Dufour! qu'on est malheureux d'être père! que nous avons de peine à contenir nos enfans dans les bornes de la sagesse et de la prudence! Notre tâche est bien pénible, et l'on nous accuse encore des folies de la jeunesse! - Parlez pour vous seul, monsieur : je suis père aussi, moi ; mais, grace au ciel, je suis heureux et tranquille! Mais abrégeons une visite qui excite mon indignation : que me voulez-vous? - Comme vous me traitez, M. Dufour! Avec quelle dureté vous me recevez! Que vous ai-je fait, moi, que vous honorer, vous chérir depuis que j'ai l'honneur de vous connaître? Je vous aimais comme un frère tendre, et vous me traitez comme un ennemi! Avez-vous à vous plaindre de moi particulièrement? Suis-je cause de l'insulte qu'on vous a faite? Mon fils m'a-t-il consulté avant d'écrire à son rival? Et ne savez-vous pas que les jeunes gens font toutes ces imprudences sans consulter leurs parens? - Le lâche, que ce Marcan! Piquer d'honneur un jeune homme, lui proposer un combat singulier, et l'attendre dans un guet-à-pens, avec des assassins! - Il m'a juré que ses amis s'étaient trouvés là par hasard... Mais je n'en crois pas un mot : vous entendez bien que ce n'est pas à mon âge qu'on est dupe de ces petits mensonges-là! Vous êtes bien sûr, n'est-ce pas, que je l'ai grondé sévèrement? Il n'est même pas avec moi dans ce moment. Je l'ai banni pour quelque tems de ma présence : c'est en Italie qu'il est allé cacher sa honte ; et je l'ai menacé de l'enfermer dans une maison de force, s'il ne revenait meilleur. Je ne l'aurais jamais cru capable d'un semblable trait. Il ne m'en avait jamais fait de cette force ; mais l'amour est si puissant sur le coeur d'un jeune homme! et l'amour mène à la jalousie, qui ne connaît aucun frein, la plus violente des passions humaines. Je sais cela comme vous, M. Dufour, et c'est ce qui m'a fait prendre quelque pitié pour cet insensé. - La jalousie, monsieur! Et quel droit a-t-il d'être jaloux? Lui ai-promis Coelina? Lui ai-je même dit que je la destinais à Stéphany? Et d'ailleurs, tout cela devait-il étouffer dans son coeur féroce les égards, le respect, je dirai plus, la reconnaissance qu'il me doit? Quelle horreur!... Si mon fils eût été là, je le perdais! Mais c'est moi, moi qui suis devenu la victime de la scélératesse du vôtre! Un vieillard de soixante-huit ans, précipité dans un torrent! C'est un miracle que j'en sois revenu. - Vous m'en voyez confus, humilié, et la franchise de ma démarche doit vous prouver la sincérité de mon repentir. Ah, M. Dufour! vous me détestez, je le vois. - Ma foi, monsieur, il m'est impossible de vous estimer. - On vous a débité quelque calomnie sur mon compte, je le parierais? - Qui, monsieur?...

Truguelin baisse les yeux, en voyant que M. Dufour le fixe d'un air curieux. Truguelin répond : Mais le sais-je, moi? Puis-je deviner ce qui m'a aliéné votre coeur? J'ai peut-être des ennemis cachés... - Vous vous en êtes fait peut-être beaucoup! - Moi! comment cela? Je n'ai fait que du bien à tous ceux qui m'ont entouré; mais les hommes sont si ingrats, si méchans! Vous le savez, M. Dufour? - Ouï, monsieur, je sais qu'ils sont méchans, féroces même, qu'ils se font un jeu d'arracher la vie à leurs semblables, de les blesser, de les mutiler pour jamais. - Hélas! que dites-vous?... Ah, je vois que vous parlez de ce pauvre mendiant que vous aviez recueilli chez vous? Ouï, cet homme-là a dû avoir des ennemis bien cruels!... Savez-vous quelque chose de ses malheurs? - Assez pour en deviner les auteurs. - Et qui sont-ils? - Homme faux et artificieux! vous pouvez me demander qui a blessé ce malheureux dans le bois d'Arpennaz, qui, dernièrement encore, lui a cassé l'épaule d'un coup de pistolet? Allez, retirez-vous ; vous me faites horreur!

Truguelin pâlit, et répond avec une feinte candeur : Ah, voilà le mystère! on vous a dit que c'était moi qui avais blessé cet homme! Le conte est fort bien imaginé: le connais-je seulement? Pourquoi, ouï, pour quelle raison l'aurais-je poursuivi avec tant d'acharnement? - Ah! voilà ce que j'ignore.

Truguelin se raffermit, et continue : Je voudrais bien connaître les imposteurs qui ont pu imaginer de pareilles fables! M'accuser d'être l'ennemi d'un homme que je n'ai jamais vu! cela est un peu fort. Et M. Dufour, homme grave, expérimenté, croit de pareils mensonges! et M. Dufour se brouille avec ses amis pour des caquets sans vraisemblance, comme sans fondement! Voilà les hommes ; je les reconnais bien là: toujours prompts à croire le mal, jamais disposés à s'éclairer avant de juger. Vous voyez ainsi vos semblables, et vous êtes plus injuste qu'eux! Voyons, qui vous a fait cette histoire? Ce ne peut être le mendiant lui-même, à moins que mes ennemis ne l'aient mis dans leurs intérêts pour l'engager à mentir. - Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur? Venez-vous ici pour m'interroger, pour pénétrer mes sentimens? Sortez, s'il vous plaît, ou, je vous le répète, je sonne, et je saurai vous faire sortir de cette maison, et vous engager à n'y rentrer jamais.

M. Dufour tient le cordon de la sonnette. Truguelin frémit et se lève. Ouï, je sortirai, homme méchant et grossier, je sortirai ; mais un jour vous me reverrez, et vous tremblerez! - Que signifie cette menace? - Osez unir votre pupille à votre fils ; osez former ce lien honteux, et vous verserez à jamais des larmes de regret! - Pourquoi verserais-je des larmes? - Vous le saurez, vieillard imprudent et crédule! Vous connaîtrez la vérité, et vous verrez si j'avais des ennemis intéressés à me perdre dans votre esprit.

Truguelin prononça ces mots d'un ton ferme et presque prophétique qui alarma M. Dufour. Le vieillard prit le bras de Truguelin qui sortait, et le forçant de rentrer : Vous ne sortirez pas d'ici, monsieur, lui dit-il, que vous ne m'expliquiez le sens de cette prédiction. Vous dites qu'en supposant que je voulusse marier ma fille à Stéphany, je formerais un lien honteux? - Des plus honteux, et dont vous rougiriez le reste de vos jours. - Comment? expliquez-vous? - Je n'ai rien à ajouter.

Truguelin veut sortir ; M. Dufour cherche à le retenir.... Tiennette entre, et pousse un cri en voyant cette espèce de lutte qui lui fait craindre une querelle plus sérieuse. Tais-toi, Tiennette, lui dit M. Dufour ; ne dis à personne que M. Truguelin est ici ; mais fais-moi descendre sur-le-champ le pauvre homme, en le soutenant sous les bras.

Tiennette court exécuter les ordres de son maître ; et Truguelin, étonné, demande à M. Dufour, pourquoi il veut le mettre en face de cet indigent? - Pour voir si vous vous connaissez? Je veux absolument éclaircir tant de mystères que je crois connus de l'indigent. - Cela est plaisant, monsieur : vous croyez que je vais trembler devant un homme que j'ai vu pour la première fois chez vous! Je l'attends, et suis tranquille. - Mais que signifie votre menace? Qu'entendez-vous par ce lien honteux, par ces larmes de regret que je dois verser? - Vous l'apprendrez un jour. - Si vous étiez réellement mon ami, monsieur, ne vous hâteriez-vous pas de dissiper mon trouble, de m'apprendre ce qu'il me paraît si intéressant que je sache? - Consentez à l'hymen de Coelina avec Marcan, et vous saurez tout. - Moi, unir ma pupille à ce monstre! Sacrifier ainsi la fille de mon pauvre frère! - Consentez donc à rester dans l'ignorance jusqu'au moment du malheur! - M. Truguelin, je suis bien tenté de croire que toutes ces menaces, tous ce grands secrets sont imaginés à plaisir pour m'effrayer, pour me déterminer, par la peur, à l'hymen que vous desirez moins que la fortune de Coelina. - Vous saurez un jour que ce n'est pas la fortune de Coelina que je convoite, mais son honneur, l'honneur de l'enfant de ma soeur, que l'hymen de Marcan peut seul réparer. - Ah, voilà autre chose à présent. C'est Coelina qui a manqué à l'honneur!... En vérité, vous divaguez d'une étrange manière!...

Le vieillard est interrompu par l'arrivée de l'indigent, qui, faible, souffrant, va encore éprouver une scène bien douloureuse pour lui. L'indigent entre, aperçoit Truguelin, frémit, et se remet soudain comme un homme qui vient de prendre une résolution subite. Approche, mon ami, lui dit M. Dufour, et pardonne-moi, si c'est là ton ennemi, de t'avoir mis en sa présence ; mais une explication entre vous est nécessaire à ma tranquillité. - En vérité, interrompt Truguelin, il faut que je sois bien complaisant, M. Dufour, pour me prêter à une pareille fantaisie de votre part ; mais n'importe, je veux vous convaincre, et confondre cet imposteur, s'il a eu l'audace de me noircir à vos yeux.

Truguelin, pâle néanmoins, et agité, interroge l'inconnu en ces termes : Me connais-tu, misérable?

Signe de tête de l'indigent qui signifie non. Truguelin se remet.

- M'as-tu vu ailleurs qu'ici, il y a à-peu-près six semaines?

Signe que non.

- Tu n'as donc jamais eu de relations avec moi?

Signe qui veut dire jamais.

- Ni avec mon fils?

Même signe.

- En ce cas, ce n'est pas moi, n'est-ce pas, qui t'ai poursuivi, attaqué, mutilé, comme il paraît qu'on l'a dit à M. Dufour?

Signe qui signifie : Ce n'est pas vous.

- Ce n'est donc pas toi non plus qui as fait de faux rapports à M. Dufour?

Signe qui veut dire : Ce n'est pas moi.

Eh bien, monsieur, dit Truguelin en s'adressant à M. Dufour, eh bien, que dites-vous de cela? Etes-vous revenu de vos injustes soupçons? êtes-vous convaincu de notre innocence? Vieillard injuste! vous accusiez pourtant la vertu de toute la noirceur du crime. Et sans cette explication franche, indispensable, je passais toujours à vos yeux pour un scélérat! Dieu! je rougis d'avoir osé prononcer ce mot.

Truguelin est triomphant : l'indigent, sa tête enfoncée dans sa poitrine, paraît accablé, et M. Dufour reste interdit. Un moment, s'écrie-t-il bientôt ; permettez-moi, M. Truguelin, de l'interroger moi-même ; car il oublie ce qu'il m'a déjà dit, et m'en impose. Réponds-moi, homme mystérieux! ne m'as-tu pas dit un jour que tu connaissais les messieurs Truguelins? - De réputation, apparemment, interrompt Truguelin, en fixant l'indigent?

L'indigent fait signe à Truguelin que c'est seulement de réputation qu'il l'a connu.

J'ai ici, dit M. Dufour, le papier où tu m'écrivis un jour tes réponses ; je vais le chercher, et, si je te trouve aujourd'hui en contradiction, je saurai te faire éprouver le poids de ma juste indignation.

M. Dufour se retourne pour fouiller dans un sécretaire : pendant ce tems, Truguelin dit bas à l'indigent de l'air le plus menaçant : Si tu parles, aucun asile ne pourra te soustraire à ma vengeance!

L'indigent le regarde avec un sourire de mépris ; puis posant la main sur son coeur et levant les yeux au ciel, il a l'air de dire : Ce n'est point ta menace qui me force au silence, mais un intérêt plus grand, plus cher et plus puissant sur mon ame. M. Dufour apporte le papier : Truguelin veut s'en emparer ; le vieillard s'y oppose, et parcourt ce cahier de réponses, où il voit que l'indigent lui a dit en effet qu'il ne connaissait les Truguelins que de réputation. A la vérité, l'indigent ajoutait que leur réputation était affreuse. M. Dufour se garde bien de faire connaître ces réflexions à Truguelin.

M. Dufour resta confondu : l'indigent demanda, par signe, la permission de se retirer. Elle lui fut accordée : Tiennette lui donna le bras ; et il remonta chez lui, où il s'enferma sans doute pour se livrer à la douleur d'avoir été obligé de déguiser ainsi la vérité. Truguelin resté seul avec M. Dufour, voulut l'accabler de reproches ; M. Dufour l'engagea à sortir, et lui répéta l'ordre qu'il lui avait déjà donné de ne jamais revenir chez lui. Truguelin sortit furieux, en réitérant ses menaces : Je vous quitte, lui dit-il ; mais si vous unissez Coelina à Stéphany, je vous le répète, tremblez ; vous saurez tout alors, et vous me rendrez justice!

En sortant, Truguelin rencontra Coelina, que son aspect imprévu fit trembler. Truguelin la fixa, lui glissa une lettre dans la main, et partit sans lui dire un mot. Coelina, émue, va entrer chez M. Dufour, lui communiquer la lettre qu'on vient de lui remettre ; mais elle pense que cette lettre peut contenir quelque secret qui la concerne seule ; elle s'enfonce dans les bosquets du jardin, et la lit:

"Coelina, je suis le frère de votre mère, et vous m'avez manqué de respect : mon fils vous adore, et vous l'avez repoussé! Votre conduite est à-la-fois ingrate, injuste, et nuisible à vos propres intérêts...... Pensez-y bien, Coelina ; vous êtes perdue si vous n'épousez point Marcan : la tendresse que j'eus pour votre mère, que j'éprouve encore pour vous, malgré vos procédés qui outragent la nature, m'engage à vous donner cet avis salutaire : si vous le dédaignez au jour de votre malheur, je n'aurai rien à me reprocher. Je vous le répète donc, Coelina, et pesez bien ces mots plus vrais que vous ne le pensez:"

A L'HYMEN SEUL DE MARCAN EST ATTACHE VOTRE BONHEUR.

"Le lendemain de cet hymen, je vous découvrirai un secret étonnant, et vous saurez alors apprécier mon coeur : c'est donc à vous, Coelina, à Stéphany, à ramener l'opinion de votre tuteur, qu'on a égaré sur notre compte, à faire tous vos efforts pour obtenir Marcan, qui se fera un bonheur de revoler à vos genoux. Dans l'autre cas, vous perdrez Marcan ; MAIS VOUS N'EPOUSEREZ JAMAIS STEPHANY....."

Coelina ne peut rien concevoir à cette lettre bizarre. Truguelin lui disait, mais dans un sens inverse, précisément la même chose que lui avait souvent répétée l'indigent. A l'hymen de Stéphany , disait celui-ci, est attaché votre bonheur. A l'hymen seul de Marcan , lui disait l'autre en se servant des mêmes expressions, est attaché votre bonheur . Tous deux lui promettaient de lui révéler un grand secret le lendemain de son mariage. Ce secret, il n'y avait pas de doute que ce fût le même, et que tous deux le possédassent en même tems : mais quel embarras pour Coelina! Qui lui prescrira le parti qu'elle doit suivre?...... L'amour, ouï l'amour va être son guide, et c'est lui qui lui indique que, malheur pour malheur, il vaut mieux l'éprouver encore en épousant Stéphany. Mais, dans l'autre cas , disait Truguelin en parlant de Stéphany, vous ne l'épouserez jamais . Ceci n'était sans doute qu'une menace vague, qui signifiait que Truguelin chercherait mille moyens d'empêcher ce mariage. Il n'y avait plus que quatre jours à attendre pour le célébrer, cet hymen tant souhaité: il était difficile qu'en si peu de tems, Truguelin pût susciter des entraves, à moins de mettre en oeuvre les enlèvemens, les duels, tous ces moyens éclatans dont on se sert dans les romans, mais qui sont plus difficiles à exécuter qu'à décrire.

Coelina, toujours émue cependant, quoiqu'elle ait pris son parti, se décide à ne communiquer cette lettre à personne qu'à l'indigent : une terreur secrète lui dit que si elle la montre à son tuteur, à son cousin, cela peut les effrayer, la compromettre, et retarder, soit pour des explications, soit pour des recherches ou des informations, son mariage qu'elle a tant d'intérêt à presser. Coelina monte donc soudain chez l'indigent, qui lui ouvre sa porte en reconnaissant sa voix. Tenez, lui dit-elle en lui donnant la lettre de Truguelin, lisez ; qui faut-il que je croie, de mon oncle ou de vous?

L'indigent lit, et reste pétrifié. Eh bien, poursuit Coelina en reprenant sa lettre, que pensez-vous de cela? Vous le connaissez ce grand secret, dont tout le monde me menace, et que personne ne me révèle? Qui dois-je craindre? mon oncle ou vous? Qui dois-je épouser? Marcan ou Stéphany? Voyons : mon oncle me menace-t-il d'un danger imaginaire?... Non.... Grands Dieux!... peut-il me perdre?.... Ouï! oh, comme vous me troublez avec ces signes funestes! il faut donc que j'épouse Marcan!... Vous faites un signe d'horreur? C'est donc Stéphany que je dois préférer?.. Ouï!... Mais si mon bonheur est, ainsi qu'il le dit, attaché à l'hymen de Marcan! Dieu! quel geste de terreur et de pitié!.... Je le vois, c'est vous que je dois écouter ; c'est Stéphany seul qui peut me rendre heureuse?... Vous suivez toujours votre plan. Vous voulez toujours que j'épouse Stéphany, et vous m'assurez..... Rien! O Ciel! est-il une femme plus balottée par le sort? Est-il une situation pareille à la mienne? Si vous pouviez écrire, au moins, vous m'indiqueriez plus clairement la marche que je dois suivre : mais non ; deux hommes possèdent un secret qu'ils disent m'être fatal : l'un est un méchant dont les intentions et l'ambition me sont suspectes ; l'autre est plein de zèle pour moi ; mais il est muet et privé de la faculté de confier ses pensées au papier! Y a-t-il quelqu'un qui ne succomberait pas à un pareil état? Mais je puis braver votre silence cruel à tous deux, je puis m'éclaircir ; vous m'en avez donné les moyens, et je cours briser le cachet de la boîte qui renferme ma destinée.... Vous me retenez? Pourquoi? Voulez-vous me laisser toujours dans l'incertitude, le plus cruel de tous les tourmens? Je ne puis y résister : je vais percer l'obscurité qui m'environne, et peut-être pourrai-je après cela régler ma conduite.

Coelina est égarée, désespérée ; elle veut sortir pour aller ouvrir la boîte mystérieuse : l'indigent la retient, se jette à ses pieds, et pousse les plus tristes sanglots. Coelina passe du désespoir à l'attendrissement. L'indigent la ramène près de sa table : il y cherche un dessin, qu'il trouve enfin, et lui montre. Ce dessin représente une voûte sépulcrale ; éclairée de la lampe funéraire. Un homme est à genoux devant un tombeau à moitié ouvert, duquel sort une femme à demi-penchée vers l'homme qui gémit : au bas du dessin est écrit : Ici, nous nous rejoindrons .... Coelina pousse un cri en reconnaissant, dans la femme ensevelie, les traits de sa mère Isoline..... Mais ce qui l'étonne davantage, c'est que le particulier, agenouillé près du tombeau, ressemble singulièrement à l'indigent. Ce sont ses traits, mais plus jeunes, plus beaux, et tels qu'ils étaient avant qu'un accident, sans doute affreux, les altérât.

L'indigent montre du doigt à Coelina le tombeau de sa mère, et lui fait signe qu'elle a juré confiance et silence, par les mânes de cette mère infortunée. Vous voilà, s'écrie Coelina : n'est-ce pas vous que je vois là, près de cette tombe entr'ouverte!

L'indigent ne fait aucun signe pour répondre, ploie le dessin, le cache, et conjure ensuite, en joignant ses mains, Coelina de ne point exécuter son projet. La jeune personne est émue au-delà de toute expression : cette gravure vient de lui rappeler son serment. Elle pleure, et ne peut que dire : Allons, il faut que je sois votre victime à tous! Je la serai, je m'y résous, je m'y soumets, et je vois trop que rien ne pourra me soustraire à la fatalité de ma cruelle destinée.

L'inconnu lui fait entendre, par des signes assez obscurs, mais dont elle commence à avoir l'intelligence, qu'il est un moyen de prévenir le malheur. Quel moyen? lui dit Coelina ; je n'en vois pas d'autre que de hâter mon hymen. - Signe qui veut dire: C'est cela. - Il faudrait, pour bien faire, avoir l'air publiquement d'en éloigner le terme, et le presser secrètement? - Signe qui veut dire: Cela est bien imaginé; c'est ce qu'il faut faire. - Allons, je vais trouver mon tuteur, et tâcher, en l'effrayant un peu sur les sinistres projets des Truguelins, de le déterminer à cacher notre mariage.

L'inconnu parut enchanté de l'esprit et de la soumission de Coelina. Il devint plus calme, et Coelina le quitta en lui promettant de réprimer toujours sa curiosité, et de ne jamais révéler un mot de leurs divers entretiens.

Chapitre 4

Qu'elle est pénible la situation de Coelina! Tout le monde accroît son inquiétude, et personne ne l'éclaire. Elle a bien raison de le dire : il n'est pas de supplice comparable à un pareil état. Elle entre chez son oncle. Mon oncle, lui dit-elle, combien j'ai tremblé en rencontrant M. Truguelin qui sortait de chez vous! - Pourquoi, mon enfant? - Mais, d'après tous les crimes qu'on lui attribue, d'après les bruits qui circulent sur son compte, j'avais tout lieu de craindre pour vos jours. - Crois-tu donc qu'il m'aurait assassiné facilement, comme cela, chez moi? - A Dieu ne plaise, mon oncle, que je croie M. Truguelin capable d'un assassinat ; mais vous pouviez vous quereller ; il pouvait vous repousser, vous faire tomber, et dans votre état.... - Non, mon enfant, je ne craignais rien de tout cela ; mais sa visite imprévue m'a fait une révolution dont j'ai peine à me remettre. Je ne sais, Coelina, quelle funeste étoile a marqué votre naissance ; mais tout le monde me menace de secrets terribles, de mystères honteux ; je ne sais ce qu'ils me disent tous. ( Coelina rougit ).Mon oncle, écouterez-vous les menaces d'un homme trompé dans son espoir, d'un homme furieux de ceque je n'épouse point son fils, et de ce que ma fortune ne passe point dans sa famille? - C'est ceque j'ai pensé; et voilà sans doute le motif de ses menaces, le but de ses démarches. - Cependant,mon oncle, il est bien malheureux que je sois forcée de parler ainsi de mes parens ; mais laprudence m'y force.... Les Truguelins sont dangereux, tout le monde le dit ; ils sont vindicatifs etperfides : il y a donc tout à craindre de ces méchans! il ne faut pas douter qu'en apprenant monmariage avec Stéphany, ils n'emploient mille moyens, mille ruses secrètes pour le faire rompre, oul'éloigner : si nous prévenions les traits de leur sourde vengeance? Il en est un moyen. - Comment?- Nous pourrions former ces noeuds en secret, et publier que cet hymen ne se fera que dans deux outrois mois. Ainsi, les Truguelins, qui sans doute sont dans ces cantons ; car ils ne quitteront pasde si-tôt la province ; les Truguelins, dis-je, différeront de nous nuire, et notre bonheur ne serapas même une espèce d'affront pour eux. - Tu te moques de moi, je pense : pourquoi donc cacher mesactions? Est-ce que je ne suis pas mon maître? Est-ce que je les crains, ces Truguelins? S'ils menuisent, s'ils se vengent, n'existe-t-il pas des loix pour les punir? - Sans doute, mon oncle ; maisil est une foule d'entraves, de petites malignités que les loix ne peuvent pas atteindre. Quepeuvent-elles contre les faux rapports, les calomnies qui souvent brouillent les hommes sans mériterdes explications, des réparations d'honneur authentiques. Je crains tout, mon oncle ; mon ame n'estpas tranquille ; et, quand ce ne serait que pour ma propre consolation, j'ose vous prier deconsentir à ce que je vous demande. - Jamais! J'aurais l'air de craindre. Oh! j'ai du courage moi,de la fermeté, et cette noble assurance que donne une conscience pure. Je suis d'avis, comme toi, depresser ton mariage, pour mettre un terme à la rage ou à la douleur des Truguelins ; mais je veuxqu'il se fasse publiquement, d'une manière éclatante, brillante même. Que sais-je moi? Je remplisles intentions de feu mon frère ; je suis les devoirs d'un bon père, d'un oncle tendre, d'un tuteurdélicat : je ne vois pas ce que j'aurais à craindre. Toutes leurs menaces ne m'épouvantent pas ;c'est la rage qui les leur dicte : ils comptent m'effrayer avec des contes, des secrets, desmystères incompréhensibles : tout cela est bon pour intimider les femmes ou les petits enfans ; maispour moi, je ne donne point dans tous ces mensonges. Voilà qui est décidé, ma nièce ; vous serezmariée dans quatre jours : ne me parlez plus de cacher votre hymen, ou vous blesseriez mon courageet ma fierté.

Coelina se retira désolée de n'avoir point obtenu de son oncle un secret qui lui paraissait d'une nécessité indispensable : enfin, elle s'abandonna aux hasards de sa destinée ; et, dissipant ses chagrins, elle ne songea plus qu'aux préparatifs qu'exigeait un hymen à qui son oncle voulait donner la plus grande célébrité. On n'entendit plus parler des Truguelins ; et maintenant, en partageant le bonheur de notre héroïne, nous allons avoir des tableaux plus rians sous les yeux.

Le lendemain matin, tandis que tous les ouvriers de luxe de la province étaient occupés pour faire les ajustemens de Coelina, M. Dufour dit à ses enfans : Ha çà, mes amis, mon compte de tutèle est prêt ; il est juste, avant de le rendre à ma pupille, que je lui fasse connaître ses riches propriétés. En conséquence, demain nous partirons de bonne heure, et nous irons les visiter toutes, les unes après les autres : j'ai retenu des mulets à cet effet, et j'ai mandé six guides de Chamouny pour nous accompagner dans cette promenade ; car nous aurons quelques montagnes à passer. Cela nous fera une partie de plaisir charmante. Tiennette nous préparera aujourd'hui des viandes froides, ce qu'il faut pour bien dîner ; et demain nous nous amuserons. Cela me rajeunira, je crois ; et je m'en fais déjà une fête. Demain, c'est samedi ; dimanche, il doit venir à Sallenche une troupe de comédiens de province ; nous irons au spectacle ; et lundi, la noce. Voilà trois jours qui vont être bien employés.

Coelina et Stéphany furent enchantés de la promenade agréable que leur proposait M. Dufour. Stéphany parla bas à l'oreille de son père, qui lui répondit tout haut : Va, mon ami ; fais ce que tu voudras ; mais je desire que Faribolle t'accompagne. Je ne veux pas que tu sortes seul dans ces campagnes, où il peut t'arriver quelqu'accident.

Cet accident que craignait M. Dufour, c'était la rencontre des Truguelins ; mais il se garda d'en parler. Coelina demanda à son oncle où allait son cousin? Tu le sauras demain, lui répondit M. Dufour. Le jeune homme partit donc avec Faribolle, et Coelina employa la journée en préparatifs de parure, occupation bien naturelle à son sexe, et dans une semblable situation. Le soir, Stéphany revint : son père lui demanda en riant si tout était prêt? il lui répondit qu'ouï, et ne voulut jamais dire à Coelina ce qui l'avait occupé toute la journée.

L'aurore vint enfin réveiller tous nos amis, qui se hâtèrent de se préparer à l'intéressant voyage qu'ils avaient projeté. Coelina était curieuse de connaître toutes ses propriétés, et fière du partage qu'elle allait en céder à son ami. Tiennette mit ses provisions dans un panier. Les guides de Chamouny arrivèrent ; et Coelina, Tiennette, M. Dufour et Stéphany, montés chacun sur un mulet, partirent par le plus beau tems de la nature. On ne laissa à la maison que Faribolle pour la garder, et prendre soin de l'indigent, à qui le docteur Andrevon prodiguait toujours ses soins. Voyageons aussi avec nos amis, et prenons connaissance du riche héritage de notre intéressante Coelina.

D'abord nos amis furent voir la belle métairie des Sables, située au pied du mont Rosset : c'était un morceau de terre de près d'un quart de lieue de large, et parfaitement cultivé. Le métayer, homme honnête, fit l'accueil le plus gracieux à sa jeune maîtresse, et lui offrit, ainsi qu'à sa compagnie, des rafraîchissemens dans une chambre rustique, mais propre, sur les murs de laquelle on avait mis cette légende:

C'est ici le premier bien de l'empire agreste de Coelina. Les végétaux utiles de ces champs nourriciers peignent la culture de son esprit, et les douces vertus de son ame.

Coelina remarqua que cette légende galante était de l'écriture de Stéphany, et soudain elle comprit que le but de son voyage secret de la veille avait été de la devancer ainsi par-tout où elle devait aller, pour lui préparer des surprises ou des fêtes.

Avant de quitter cette métairie, nos amis montèrent sur le mont Rosset, pour y jouir de la vue riche, étendue que procure sa sommité. Ils se rendirent de là à la belle vallée de Grise, qui avoisine la cascade nommée le Nant sauvage. Cette vallée appartenait en entier à Coelina. On y voyait courir le Renard, le Chat sauvage, le Loup cervier, la Marte, la Fouine, et l'on y entendait le doux ramage de la Sérotine, et le champ plaintif de la Pipistrelle. Au milieu de cette vallée boisée serpentait un ruisseau bordé de plantes salutaires et odoriférantes. Plus loin était la cabane d'un berger qui, tous les jours, faisait paître dans la vallée un troupeau de trois cents moutons, appartenant aussi à Coelina. Notre jeune amie lut sur la cabane du berger:

"Bondissez, bondissez, vous que la blancheur de votre laine et la douceur de votre caractère rendent dignes d'être caressés de la belle main de Coelina! elle vient vous visiter. Que l'agneau quitte sa mère pour la flatter d'un coup de tête ; que la brebis timide ne cherche plus la solitude ; Coelina a sa douceur, et doit protéger sa touchante famille. Arbres chenus et ombrageans, inclinez-vous pour saluer la maîtresse de cette vallée : oiseaux, rassemblez-vous pour chanter en choeur son arrivée et toutes ses vertus!"

Le berger remit à Coelina un chapeau de paille et une houlette enrichie de bandelettes et de chiffres amoureux. Coelina fit la bergère pendant quelques momens ; et, dans cet habit, elle retraça aux yeux de ses amis tout ce que la merveilleuse vallée de Tempé a pu offrir de plus intéressant. Notre petite caravane quitta bientôt cette vallée, et fut voir la ferme Ronde, située sur les magnifiques côteaux de Passy. On la nommait la ferme Ronde, parce que le bâtiment du fermier était en effet rond comme une tour, et flanqué de contre-forts comme une forteresse : c'était un ancien monument des Romains. Sous un bosquet de châtaigniers, notre compagnie trouva un déjeûner champêtre tout préparé. Le fermier, ses enfans et ses domestiques, habillés tous en bergers galans, servirent eux-mêmes nos amis ; et les guides se mirent à danser au son d'un Rebec, sur lequel un paysan Suisse jouait l'air si chéri des Suisses, intitulé le Ranz-des-Vaches . Ce déjeûner champêtre, fait au son d'un instrument, à côté d'une danse rustique, fut très-agréable à Coelina : elle vit, dans tout cela, l'ouvrage de son ami, et l'en remercia avec une grâce, une sensibilité qui le dédommagèrent bien des soins qu'il avait pris la veille pour préparer toutes ses surprises. La ferme était riche en bestiaux, en grains et en fourrages. Le fermier rendit ses comptes à sa jeune maîtresse, qui, peu habile dans ces sortes de calculs, pria son oncle de vouloir bien être son intendant dans cette circonstance. Nos amis quittèrent la ferme à onze heures, et revinrent sur leurs pas pour voir la Millière, jolie baronnie placée avantageusement sur le bord rapide et tortueux de l'Arve, qui, en cet endroit, roule un véritable sable d'or. Tout près de la baronnie était une cascade qui, dans l'hiver, se congelait, et devenait un glacier dangereux. Cette cascade, haute de cent toises, tombait avec fracas dans un précipice ; et en se plaçant de côté, entre l'eau et le soleil, on avait l'agrément de voir continuellement dans la nappe d'eau un superbe arc-en-ciel, dont les sept couleurs vives et brillantes charmaient la vue enchantée. La baronnie était vaste, belle et bien cultivée. Le concierge en apporta sur un coussin les clefs à Coelina, qui en accepta l'hommage, et les rendit aussi-tôt en souriant. Tout cela est donc à moi? s'écriait-elle transportée de joie : ô Stéphany, que nous serons heureux!

A un quart de lieue environ de cette baronnie était le Nant des Bordes, rocher sauvage, escarpé, appartenant encore à Coelina. Au pied du rocher, on avait bâti une masure habitée par un garde-chasse, occupé, pendant l'été seulement, à chasser les Chamois, les Bouquetins et les Lièvres blancs. Ceci rapportait beaucoup ; mais il était impossible de forcer, en ce lieu, la terre ingrate à une végétation nourricière. Le Nant des Bordes était à la hauteur de douze cents toises, sous l'aiguille du Gouté du Mont-Blanc : il n'offrait qu'amas de glaces, que débris de rochers entassés, qui présentaient partout l'image de la dévastation, et imprimaient la terreur et l'effroi. Coelina frémit en voyant la hauteur prodigieuse de la cascade formée par la fonte et le bris des avalanches. Elle se hâta d'entrer dans la cabane, où elle lut cette inscription:

"La présence de la beauté vient, pour la première fois, d'embellir ces lieux sauvages."

Coelina ne les trouva pas si beaux que Stéphany voulait bien le dire : elle eut pourtant la curiosité de monter sur le rocher, afin d'y jouir des beaux aspects qu'il devait offrir. Le rocher était de pierres calcaires ou schisteuses ; il offrait de la solidité dans les endroits où son manteau de glace se déchirait : Coelina résista aux avis de M. Dufour, et s'obstina à le gravir. En conséquence, tandis que M. Dufour et Tiennette restaient en bas, témoins de sa courageuse entreprise, Coelina, Stéphany et les six guides entreprirent leur voyage périlleux. Les guides s'étaient précautionnés de crampons de fer, d'une échelle, de cordes et de paille pour faire du feu et fondre les glaces dans les endroits où ils pourraient avoir besoin de tailler un escalier. Les guides marchaient en avant, et Stéphany arrivait ensuite donnant la main à sa Coelina, qui gravissait avec une intrépidité peu commune dans une personne de son sexe. Quel spectacle pour elle! Tantôt des précipices affreux qu'il faut sauter, pour ainsi dire ; tantôt des masses de rochers suspendues sur ces précipices, où elles sont prêtes à rouler : par-tout des murs de glaces qui surplombent la vallée, et toujours des langues de glaces qui projètent sur les voyageurs. Le soleil dardait aplomb ses rayons sur la neige. Les guides conseillèrent à Coelina de couvrir avec son mouchoir sa figure, que cette réverbération aurait brûlée : elle le fit, et ne laissa à ses yeux qu'un passage nécessaire pour voir devant elle. Elle admirait la souplesse et la légèreté de ces guides, qui voltigeaient à droite et à gauche, sautaient sur les glaces, enjambaient les crevasses du glacier, et tendaient par-tout leur échelle pour donner à Coelina la facilité de traverser les bouches des précipices. Coelina vit tout ; et après trois quarts-d'heure de marche, elle se trouva enfin sur la sommité du mont, et jouit du plus beau tableau de la nature. Elle découvrit, d'un côté, une partie du Valais, le grand et le petit Saint-Bernard ; et, dans le lointain, les montagnes du canton d'Underwald et de celui de Berne : l'autre côté, à gauche, lui offrit le Mont-Blanc et les hauteurs qui l'environnent. De là elle observa le Point de Mousson , la Mortine , au sommet de laquelle est le glacier du Buet , et où M. de Luc fit ses célèbres expériences pour fixer l'état de l'atmosphère ; le Point de la Tour , les aiguilles d'Argentière, l'aiguille du Midi , rocher à pic qui sort d'une grande masse de neige, et enfin le Mont-Blanc lui-même. Le plus haut Point de cette montagne gigantesque, la plus élevée de toutes celles qui sont sur la terre, lui parut avoir la forme d'une demi-sphère comprimée, et elle comprit que c'était là sans doute ce qui lui avait fait donner le nom de Bosse de Dromadère . De ce Point, cette moitié de sphère s'enfonce par degrés, et offre une surface concave de neige, du milieu de laquelle sort une petite pyramide de glace : ensuite la montagne s'élève en une autre moitié de sphère, appelée par quelques-uns le petit Mont-Blanc ; mais mieux nommée par d'autres, le Dôme du Milieu . De là elle descend en une autre surface concave, qui se termine par une pointe appelée indifféremment par les naturels du pays, Aiguille du Gouté, Point du Gouté , et Dôme du Gouté . De ce dôme, la montagne va en se dégradant tout-à-coup, et se perd dans les montagnes qui bordent la vallée de Chamouny.

Le Mont-Blanc se reconnaît parmi toutes les autres montagnes, à son sommet et ses flancs couverts de neige à une profondeur considérable, sans que, pour ainsi dire, aucun roc intermédiaire vienne effacer la lueur éclatante que cause cette blancheur apparente qui lui donne son nom. Cette circonstance fait que l'oeil est souvent trompé, s'il n'est accoutumé à la vue de ces objets, et le fait paraître, en plusieurs situations, moins élevé qu'il ne l'est en effet. C'est seulement du côté du col de Balme et de la vallée de Chamouny, que le Mont-Blanc produit cet effet. Ceux qui l'ont vu du Val-d'Aost, assurent que, de ce point, il ne paraît pas couvert de neige, mais qu'il surpasse, en horreur et âpreté, le Schreckhorn ou Pic de Terreur , situé dans les glaciers de Grindelwald, en Suisse.

Coelina admira toutes ces merveilles ; et regardant en bas, elle aperçut M. Dufour, qui, assis avec Tiennette au pied du glacier, lui faisait signe de descendre. Coelina et Stéphany reprirent donc le chemin dangereux qu'ils avaient déjà traversé. Un des guides qui marchaient devant eux, sondait le terrain, ou plutôt la glace, avec un long bâton, et lorsqu'il la sentait mouvante sous cette épreuve, il se détournait, prenait une autre route ou se la formait, et conduisait ainsi nos amans. A une certaine distance, un bruit affreux se fit entendre, et vint glacer d'effroi l'ame de Coelina : elle entendit un long déchirement, et soudain une avalanche, qui se détacha avec une fumée blanche et épaisse, formée par les neiges qu'elle enleva, entraîna dans sa chute une masse de rocher, sur laquelle nos voyageurs venaient de passer. Tandis que Coelina s'arrêtait, n'osant plus faire un pas ni en avant ni en arrière, les guides se mirent à rire, en lui disant qu'ils avaient bien prévu la rupture de l'avalanche ; mais qu'ils avaient calculé, par la profondeur de ses fentes, qu'ils auraient tous encore le tems de passer dessus. Coelina admira le talent et la hardiesse de ces hommes utiles ; puis elle poursuivit sa route au moyen de l'échelle qu'on tendit ; car l'avalanche avait ouvert, devant les voyageurs, une caverne profonde, un précipice affreux. Tableau toujours mouvant, formes toujours variées, travaux continuels de la nature, âpre et terrible dans ces séjours d'hiver, combien vous frappâtes l'ame grande et magnanime de Coelina! Elle descendit enfin jusqu'en bas, et se précipita dans les bras de son oncle, qui la loua beaucoup de son courage, mais qui la gronda de lui avoir donné tant d'inquiétude. Le vieillard et sa gouvernante étaient encore tout émus de la frayeur qu'ils avaient éprouvée en voyant s'écrouler l'avalanche : ils avaient même jeté des cris, que le bruit du bris des glaces n'avait pas fait parvenir jusqu'aux oreilles de Coelina. Nos amis rentrèrent dans la cabane, où ils se reposèrent ; mais ils en furent bientôt tirés par le garde-chasse lui-même, qui vint les engager à être témoins du plus étonnant des spectacles. Il semble, ajouta cet homme, que la nature ait attendu la présence de ma jeune maîtresse, pour lui donner le tableau curieux d'un de ses plus grands effets. Nos amis sortirent, et restèrent frappés d'étonnement.

Au pied de la montagne de glace vive, couronnée de pics transparens inclinés, soutenue d'un large mur de granit, le long duquel pendaient des filets d'eau et de glace, était une magnifique voûte de glace aussi, d'un bleu tirant sur le vert céladon, au fond de laquelle murmurait un torrent écumant. Des crevasses embellissaient cette voûte, qui rappelait à l'imagination ces peintures charmantes de grottes de fées, ces palais de déesses, dont l'or, l'argent et les pierres précieuses étaient la matière. Les blocs de glaces et de rochers, qui roulaient avec le torrent, faisaient entendre des accens aigus, entrecoupés, qui paraissaient venir du fond même de la caverne : tout prêtait à l'imagination. Coelina s'approcha des murs qui soutenaient la voûte : elle y vit des masses suspendues, que la moindre secousse pouvait abattre : elle était environnée de débris, lorsque le garde-chasse lui dit : Vous courez le plus grand danger, mademoiselle, en admirant ce bel ouvrage, qui se détruit tous les étés et se renouvelle tous les hivers. Voilà le moment où tout va disparaître : le craquement des glaces vient de m'en avertir : tenez-vous tous avec moi, près de ce rocher, et observez.

Immobiles et silencieux, nos amis attendent le moment de l'explosion : il arrive ; il est terrible. En un instant, des crevasses déchirent le faîte de la caverne : elle mugit, s'écroule et se ferme.... Le torrent paraît remonter : il est suspendu ; puis, triomphant de tous les obstacles, il entraîne les blocs, les glaces accumulées : tout tremble, tout mugit, tout est en mouvement ; c'est l'image de la dévastation! Cependant un bruit affreux de tempête se fait entendre, et bientôt le torrent se frayant un chemin, nos amis en virent les débris se soulever, se mouvoir, rouler eux-mêmes, et se précipiter tous, en cascades, dans l'Arve, qui les reçut. La débâcle fut prompte, et la plaine se trouva bientôt inondée et subermergée par le torrent.

Voilà qui est fini, dit le garde-chasse ; regardez à présent : vous ne voyez plus que le rocher, et une nappe d'eau. Plus de caverne, plus de murs de glace, plus de précipice : tout a disparu, et tout cela ne se reformera qu'à l'entrée de l'hiver prochain : alors le précipice se creusera, le torrent s'y replacera, la caverne s'édifiera d'elle-même, et ce qu'il y a d'étonnant, tout cela se relevera dans le même ordre d'architecture, et à-peu-près dans les mêmes dimensions, jusqu'à ce que la chaleur de l'été prochain vienne lui faire éprouver la même révolution, dont vous avez été les témoins aujourd'hui.

Coelina était transportée d'admiration. Elle regardait ce fleuve du milieu duquel semblait s'élever avec majesté le rocher qu'elle venait de gravir, et qui restait toujours couvert de glaces. Elle ne pouvait concevoir la grandeur des opérations de la nature, et son ame était affectée d'une terreur secrète. Elle quitta enfin cette propriété qui ne lui était pas moins chère que les autres, et son oncle la conduisit au moulin des Fonds, qui était situé près de là, et faisait aussi partie de son héritage. Ce lieu était ainsi nommé parce qu'autrefois il y avait eu là un moulin construit près de l'Arve, et où le grain était réduit en poussière par le moyen de quatre mulets, qui faisaient tourner plusieurs meules ; mais l'Arve, dans ses débordemens, avait entraîné le moulin : il ne restait plus que quelques vestiges de ses bâtimens. Ce fut-là que Coelina trouva, chez son fermier, un dîner excellent et délicat. Le fermier et ses enfans, vêtus en meûniers galans, firent les honneurs de ce festin champêtre, servi sur l'herbe, au bord du fleuve. Une tente était dressée, ornée de rubans, de chiffres et de fleurs. Par-tout on lisait le nom de Coelina, formé avec des fleurs, et appendu à des guirlandes. De jeunes Savoyards vinrent danser, chanter des couplet à la louange de la maîtresse de ces lieux enchanteurs, et le triomphe de Coelina fut complet.

Cette journée fut terminée par la visite de la superbe baronnie des Echelettes, assise au pied de la rampe de Chède, sous le chemin même des voyageurs, qu'on pouvait voir, de tous les côtés, gravir ce rocher difficile dans des chars à bancs, ou sur des mulets. Cette baronnie était à la hauteur de cinq cents toises sous le dôme du Gouté. On la voyait de deux lieues, dans les vallons qui n'étaient point ombragés par les hautes aiguilles avoisinantes. C'était un château fort, bâti de toute antiquité, entouré d'un fossé plein d'eau, et dont les jardins étaient magnifiques. Des terres considérables dépendaient de cette baronnie, dont le produit était immense. Coelina se rappela ce séjour délicieux qui fut son berceau. C'était l'asile de ses parens, et elle y avait été élevée jusqu'à l'âge de six ans et demi. Elle visita tous les appartemens, qui étaient encore richement meublés, et ne put s'empêcher de frémir quand on lui montra la chambre et le lit même où sa mère avait rendu le dernier soupir. Elle se rappela le dessin que lui avait donné l'indigent, celui qu'il n'avait fait que lui montrer quelques jours avant, et elle crut voir encore cet inconnu qu'on y avait retracé à genoux, et pleurant au pied du tombeau d'Isoline. Coelina baisa avec respect ce lit de douleur, et prit plaisir à toucher tous les meubles que sa mère avait touchés. C'est ici, lui dit Stéphany, c'est dans ce château que nous allons faire notre résidence. Il est tout prêt à nous recevoir, et dans quelques jours.... - Quoi! mes enfans, interrompit M. Dufour, vous songez déjà à me quitter! - Nous, mon père! - Mon oncle, nous ne sommes pas pressés de venir habiter ce séjour ; tant que vous voudrez bien me permettre de rester chez vous, nous occuperons le grand appartement que vous m'aviez autrefois donné, et que vous m'aviez retiré pour le céder à M. Truguelin. Nous y serons très-bien, étant près de vous. - Non, ma nièce, non, mes enfans, je n'ai point l'inutile desir de vous fixer long-tems près de moi. Votre état, votre fortune, tout exige que vous preniez un logement plus commode, plus vaste que ceux que je pourrais vous offrir. Je n'exige seulement de votre part qu'un mois ou deux encore de séjour chez moi, après quoi vous viendrez habiter cette baronnie qui vous convient mieux. Vous viendrez me voir souvent, et moi, je monterai de tems en tems sur ma mule, et je vous surprendrai ici au moment où vous m'attendrez le moins : vous me donnerez à dîner, et je partirai, le soir, heureux de vous avoir embrassés.

Coelina colla ses lèvres sur la main du vieillard, que son fils serra dans ses bras, et cette scène d'effusion arracha des larmes de tous les yeux. Ensuite on continua l'examen du château. Par-tout la galanterie de Stéphany, qui, la veille, avait donné ses ordres au concierge, se faisait remarquer : les légendes les plus amoureuses, les plus flatteuses pour Coelina, les berceaux, les gondoles, les surprises de tout genre, rien n'y était ménagé, et l'héritière de tant de magnifiques propriétés jouissait au-delà de toute expression. C'était à qui viendrait la complimenter. Tous les paysans s'empressaient sur ses pas. Les jeunes garçons lui offraient leur chasse ; les jeunes filles des fleurs et des broderies : elle était la reine de tout ce monde-là, et tant d'honneurs flattaient son amour-propre, faisaient battre délicieusement son coeur. Elle entra dans des bosquets où l'on avait introduit la nuit la plus sombre, au milieu du plus beau jour, au moyen de toiles tendues de tous les côtés. Une illumination brillante y suppléait aux rayons du soleil, et des transparens y répétaient par-tout son nom et l'éloge de ses attraits. Des pâtres et des pastourelles formaient, dans des bosquets enchantés, des danses légères, et des instrumens de toutes espèces accompagnaient plus loin les voix pures et fraîches des jeunes filles des hameanx voisins. Coelina, accablée de complimens et de présens, fit à son tour des cadeaux aux jeunes bachelettes, qui la reconduisirent à sa monture. Ce fut au bout du pont-levis qu'elle éprouva de nouvelles jouissances : on y avait formé un arc de triomphe, et des barrières de ruban semblaient y arrêter ses pas, pour qu'elle ne sortît jamais de ce lieu enchanté. Plus elle faisait d'efforts pour surmonter cet obstacle (car elle se prêtait à cette plaisanterie); plus elle se trouvait enlacée dans les rubans et dans les guirlandes de fleurs qu'on lui jetait de tous les côtés. Stéphany souriait, M. Dufour jouissait de ce tableau, et Tiennette faisait des éclats de rire si bruyans, qu'ils étaient répétés à la ronde par les échos d'alentour. Coelina à la fin brisa les chaînes de l'amitié, et cette belle héritière embrassa toutes les bonnes amies qui lui avaient témoigné tant d'attachement ; elle remonta sur sa mule, et notre petite caravane repartit de ce lieu charmant, l'ame enivrée de satisfaction et de plaisirs de tout genre. En revenant, on vit encore quelques autres propriétés de Coelina moins importantes ; et cette aimable personne fut enfin persuadée qu'elle était la plus riche héritière de toute la province.

Nos amis rentrèrent très-tard chez eux, bien las, mais bien satisfaits ; et n'ayant besoin de prendre aucune nourriture, ils furent se livrer aux douceurs du repos. Coelina ne dormit point de la nuit. Son coeur était trop plein des honneurs et des fêtes dont elle avait joui dans le cours de la journée : elle admira le zèle et la tendresse de Stéphany ; elle pensa au bonheur dont elle allait jouir, à la fortune dont elle pouvait disposer, et ce tableau riant du bonheur lui causa les plus douces émotions. Elle se leva dès l'aurore, en pensant avec ivresse qu'elle était à la veille de son hymen. Demain, se dit-elle, demain je serai complètement heureuse! Hâtons-nous d'employer cette journée d'aujourd'hui à des travaux qui nous l'abrégeront. Le travail double les ailes du tems, et nous fait arriver plus vîte au terme de nos voeux.

Le docteur Andrevon vint, et parut regretter de n'avoir pas été admis aux plaisirs de la veille. Le docteur annonça à opérée. Tout le monde était donc heureux et tranquille dans la maison. Il n'y avait d'inquiète que Coelina, qui éprouvait de tems en tems des serremens de coeur, en pensant aux Truguelins, et dans la crainte qu'ils ne suscitassent quelqu'obstacle à son bonheur ; mais quoi! le terme en était si rapproché! Vingt-quatre heures encore, et l'hymen était célébré, et ses ennemis étaient dans l'impossibilité de lui nuire. Le contrat, d'ailleurs, était signé, les accords étaient faits ; tout annonçait que cette affaire ne devait éprouver aucune entrave. Coelina se raffermit ; mais elle ne put néanmoins surmonter une sorte de mélancolie dont tout le monde lui fit la guerre avec raison.

La maison de M. Dufour était remplie d'ouvriers de luxe. Les ajustemens de Coelina occupaient plusieurs personnes, et devaient fixer les regards. Son mariage, à son grand regret, faisait beaucoup de bruit dans la ville, et tous les habitans de Sallenche se disposaient à se rendre, le lendemain, à l'église de Passy, pour voir cette cérémonie qui devait être superbe.

Chapitre 5

Dans l'après-midi, Coelina et Stéphany se rencontrèrent au chalet des amans. C'est donc demain, dit Stéphany? - C'est demain, mon ami! Plaise au ciel qu'il ne nous arrive aucun contre-tems! - Qui pourrait te le faire appréhender, chère Coelina? Tout le monde n'est-il pas ravi de notre bonheur? Mon père m'en paraît rajeuni de dix ans. - Qu'il est bon, ton père! Mon ami, il ne faudra jamais l'abandonner. Tu sais combien il chérit notre société, notre entretien ; il nous faudra, ainsi qu'il le desire, rester deux ou trois mois auprès de lui. Ensuite, quand nous serons dans notre baronnie, nous viendrons le voir au moins tous les deux jours. Tu sais qu'il aime jouer aux échecs? il faudra apprendre, toi, à jouer aux échecs : tu feras sa partie, et moi sa lecture ; mais sa lecture du soir, qui la lui fera quand je ne serai plus là? Tiennette lit fort mal. Cette bonne Tiennette, je veux l'accabler de présens ; elle a eu tant de soins de moi! C'est comme ce pauvre Faribolle, qui a sauvé la vie à mon oncle, il faut qu'il vieillisse avec nous, ce garçon-là. - Je le vois, Coelina, tu veux rendre tout le monde heureux. - Tout le monde.... Il y a bien encore quelqu'un dont je voudrais faire le bonheur?... ce pauvre homme qui est là-haut! Mon ami, tu ne connais pas cet homme-là; non, tu ne le connais pas comme moi. Tu verras par la suite qu'il est digne de notre tendresse et de nos soins. - Eh bien, mon amie, il faudra le prendre avec nous, en débarrasser mon père. - Le prendre avec nous! oh! comme tu me charmes! Les bonnes actions, nous les pensons toujours ensemble : ô mon Stéphany! que nous étions bien faits l'un pour l'autre! - Ma Coelina, crois-tu que je veuille m'opposer à un seul de tes desirs? n'es-tu pas maîtresse de ta fortune, et ne peux-tu..... - Comment! comment, mon ami, vous osez parler comme cela? vous pouvez dire ta fortune! .. Eh, n'est-ce pas aussi la vôtre? nos coeurs ne sont-ils pas communs? Pourquoi donc établirions-nous une différence dans nos biens? - Ma chère Coelina, quelle délicatesse! - Si j'en ai, vous en manquez bien, vous ; car vous ne devriez pas m'affliger comme cela! mais ce sera la dernière fois. N'est-ce pas que vous ne vous servirez plus de semblables expressions? - Jamais, ma Coelina, jamais, puisqu'elles t'offensent. Tiens, le voilà, cet indigent qui a éprouvé tant de malheurs. Il vient à nous ; apprends-lui toi-même le projet que nous venons de former sur lui : j'aime mieux qu'il t'en ait l'obligation qu'à moi.

L'indigent traverse en effet le jardin, vient au chalet des amans, salue Coelina et Stéphany, qu'il croit occupés de quelque conversation secrète, et va passer outre. Entrez, entrez, mon ami, lui dit doucement Stéphany ; vous ne troublez pas notre entretien : entrez, et asseyez-vous là au milieu de nous : vous vous sentez bien mieux, n'est-ce pas? oui, je le vois bien, et j'en suis bien content. Ha çà, demain!.... vous viendrez sans doute? vous nous ferez le plaisir d'assister à la cérémonie de notre hymen? Quel signe fait-il là, Coelina? - Il nous témoigne, mon ami, combien il est pénétré de cet heureux événement. - Je suis sensible, poursuivit Stéphany au mendiant, à cette marque d'intérêt de votre part. Je vous ai fait arranger à votre taille un habit propre, et quelques autres petits effets, pour que vous puissiez vous parer ce jour-là: vous voyez que j'ai pensé à vous. - Comment! mon cher Stéphany, dit Coelina, tu as eu l'attention.... - Oui, Coelina, je voulais que ce brave homme assistât à notre hymen. - Bon coeur!.... - Ce n'est pas tout, homme respectable et malheureux, nous espérons que tous vos maux vont finir, si vous voulez consentir à venir demeurer avec nous. - Vois-tu? interrompit Coelina, ce signe veut dire que cette proposition comble tous ses voeux. Vous serez donc flatté de demeurer près de nous?.... Comme la satisfaction éclate dans ses regards touchans! pauvre malheureux, qui ne peut plus parler, ni écrire! - Je vous laisse, dit Stéphany ; je vais songer à quelques petits détails que j'avais oubliés. On ne saurait penser à tout la veille de son mariage!

Stéphany s'éloigne ; Coelina veut le suivre ; l'indigent la prend par le bras pour l'engager à rester. Coelina, étonnée, fixe l'indigent ; son coeur bat comme si elle allait apprendre une mauvaise nouvelle. L'indigent regarde autour de lui, pour voir s'il n'est aperçu de personne, et mène Coelina dans une allée qu'on vient de sabler nouvellement : là, il s'appuye sur l'épaule de Coelina, à qui, d'un signe, il semble demander pardon de cette liberté; puis avec le bout de son pied, il trace des caractères sur le sable. Coelina rassemble ces mots peu lisibles, et distingue cependant : Recommandez qu'on ne laisse les Truguelins, ni personne de leur part, parler aujourd'hui ni demain à votre oncle . - Est-ce que vous croyez qu'ils auraient l'audace de revenir? demande Coelina.

L'indigent fait signe que cela se pourrait. Il efface ensuite ce qu'il vient d'écrire, et trace de nouveau ces mots : Qu'on ne remette qu'à vous les lettres ou paquets qui pourraient venir à l'adresse de M. Dufour . - Et s'il en vient?

L'indigent écrit : Vous me les remettrez, et je verrai s'ils doivent être rendus à votre oncle . - Que craignez-vous donc? - Tout de la part des Truguelins . - Je vous entends, quelque noirceur, quelque calomnie ; mais je ne crois pas qu'ils veuillent nous tourmenter ; cela serait déjà fait ; à moins qu'ils n'ignorent mon mariage, et ce serait peut-être le plus grand bonheur qui pût m'arriver, n'est-ce pas?

L'indigent fait un signe approbatif. Il efface de nouveau ce qu'il a écrit, et trace encore : Ne quittez pas M. Dufour d'une minute, et observez-le . - Non, je ne le quitterai pas. - Courage, prudence et confiance en moi . - Je viendrai vous dire tout. Vous serez près de moi, n'est-ce pas? Je vous trouverai en cas de besoin? - A moins que je ne sois forcé de fuir moi-même . - Pourquoi? - Si vous êtes victime, je le serai avec vous . - Grand Dieu! quelle énigme! Et moi, serai-je obligée de fuir aussi? - Peut-être. - Comme vous troublez mon coeur!... Si ce malheur m'arrivait, j'aurais sans doute besoin de vos conseils? - Et de mon appui . - De votre appui!.... Eh bien, où vous retrouverais-je?.... - Souvenez-vous de la vallée de Chamouny . - Mais cette vallée est grande : en quel endroit pourrai-je.....

Ici, un léger bruit, que Coelina entendit derrière elle, lui fit tourner la tête : elle aperçut Stéphany : l'indigent le vit aussi, et s'empressa d'effacer ce qu'il venait d'écrire. Stéphany s'aperçut de ce mouvement, et il en parut étonné. Coelina se hâta de le distraire, en lui disant : Tu vois, nous avons un singulier moyen de nous entendre tous deux : je l'interroge, et il trace ses réponses sur le sable. - Et pourquoi les efface-t-il à mon approche? - Je l'ignore : il me donnait cependant, pour mon nouvel état d'épouse, des leçons de prudence et de raison, dont je me promets bien de profiter.

Stéphany, confiant en son amie, n'insista pas davantage ; l'indigent se retira, et Stéphany apprit à Coelina qu'il venait la chercher, de la part de M. Dufour, pour aller au spectacle. Tu sais, ajouta-t-il, qu'il est arrivé à Sallenche une troupe de comédiens ambulans, qui a construit à la hâte une salle de spectacle dans une grange. Nous verrons cela ; mon père dit qu'il y a bien trente ans qu'il n'a été à la comédie. Pour nous, ce sera la première fois que nous jouirons de ce genre de plaisir. Nous avons beaucoup lu de comédies ; mais les voir, c'est bien différent! Allons, viens.

Stéphany prit le bras de Coelina, qui s'efforça de sourire pour se distraire de ses tristes réflexions, et tous deux furent rejoindre M. Dufour, qui les attendait dans le salon. Allons donc, jeunes gens, leur cria de loin le vieillard, il est six heures, on va commencer sans nous.

M. Dufour, Coelina et Stéphany se rendent donc au spectacle, où ils trouvent d'assez bonnes places. Coelina ne pouvait dissiper le trouble où l'avaient jetée les derniers avis de l'indigent. Elle prit cependant assez d'intérêt aux pièces qu'on joua, et se calma peu-à-peu. Tous les regards étaient fixés sur elle. Les spectateurs, tous habitans de Sallenche, se la montraient, et semblaient se dire : Voilà la jeune personne qui doit se marier demain ; son futur époux est à côté d'elle ; c'est un couple charmant, accompli!... On lisait, dans les regards, l'intérêt que chacun prenait au bonheur de ces deux jeunes gens. Un seul particulier les fixait d'un air si altier, si insolent, que Stéphany fut vingt fois tenté d'aller lui demander la cause de l'air de mépris qu'il affectait. M. Dufour, qui ne connaissait pas plus que ses enfants cet impudent personnage, retint son fils bouillant d'indignation, et Coelina joignit ses instances à celles de son oncle. On ne peut pas plaire à tout le monde, dit le vieillard à son fils : cet homme est peut-être jaloux du bonheur qui t'attend, ou bien c'est sa manière d'être, son habitude de regarder les gens. Il est des hommes dont le regard mériterait un soufflet, et qui, malgré cela, n'en sont pas plus méchans ni plus méprisans que d'autres.

Stéphany s'appaisa par les conseils de ceux qui lui étaient chers, et le spectacle appela toute son attention. La première pièce n'intéressa personne : c'était un drame allemand, long et invraisemblable ; mais la petite pièce excita l'intérêt général : c'était un opéra en un acte, intitulé Lucile , et qu'on jouait depuis quelques mois, avec un grand succès, en France. Dans cette pièce, Lucile, jeune personne riche et bien élevée, va épouser celui qu'elle aime. C'est le jour même de ses noces que se passe l'action : elle est à sa toilette ; on la pare, on l'habille richement. Son prétendu vient la complimenter ; son père à elle et celui de son prétendu viennent déjeûner avec elle. Elle va marcher à l'autel ; tous les personnages sont de la plus intime intelligence.... arrive un paysan ; c'est le père nourricier de Lucile ; il annonce, en secret, ce malheureux Blaise, que le riche particulier que Lucile a nommé son père jusqu'à ce moment, n'est point l'auteur de ses jours!... Elle est fille de Blaise, dont l'épouse coupable a substitué son propre enfant à son nourrisson mort dans ses bras!... Quelle nouvelle pour Lucile! il faut qu'elle renonce à l'hymen, à son amant, à sa fortune, à tout!... Heureusement, le prétendu père de Lucile est un homme sensible qui s'est attaché à cette jeune personne, et qui veut tromper la nature en l'adoptant soudain pour sa propre fille. Cet honnête homme détruit les préjugés du père du jeune homme, et les amans sont unis malgré l'indiscrétion de Blaise et la fatalité de sa découverte.

Quelle impression terrible cette pièce fit sur le coeur de Coelina, qui crut y trouver des rapprochemens indirects avec sa situation! Il lui prit une faiblesse, et elle perdit entièrement connaissance entre les bras de son oncle et de son cousin. Cet accident, qui émut tous les spectateurs, fit finir la pièce qui était à la dernière scène. Chacun se leva, et vint prodiguer des secours à l'intéressante personne dont l'hymen futur faisait l'espoir de toute la ville... Coelina reprit ses sens, et attribua son évanouissement à la fatigue qu'elle éprouvait depuis plusieurs jours. On la ramena soudain chez elle, où elle recouvra tout-à-fait la santé. Pendant le souper, on parla de la pièce de Lucile : c'était mettre Coelina sur un chapitre bien délicat pour elle. Cette pauvre Lucile, dit-elle, mon dieu! comme je l'ai plainte! Je crois que sa triste situation n'a pas peu contribué à faire naître l'accident que j'ai éprouvé. - Elle est bien déplorable, en effet, dit Stéphany. - Déplorable, reprit Coelina! Ah, mon ami! je crois que s'il m'arrivait une chose pareille le jour de mon hymen, je serais capable de me tuer, de me précipiter dans le premier torrent que je rencontrerais. Non, je n'aurais jamais la force de perdre mon amant, mon époux, tout ce qui me serait cher! L'idée seule d'une pareille situation me révolte! je n'y survivrais pas! - Heureusement, interrompit Stéphany, que l'homme généreux qui a servi de père à Lucile, est dénué de préjugés, et qu'il n'en fait pas moins son bonheur! - Qu'appelles-tu, dit M. Dufour, dénué de préjugés! C'est un philosophe ; c'est plus encore, c'est un sage. Eh bien, quoi! Lucile n'est pas sa fille ; il l'a élevée jusqu'à présent ; il l'a aimée comme son enfant, qu'elle remplace d'ailleurs auprès de lui, puisqu'il n'est plus père ; mais elle est fille d'un paysan : qu'importe? il est honnête homme ce paysan, et son aveu le prouve. Ah! si, au lieu de cela, Lucile était fille d'un malhonnête homme ; si elle était l'enfant du crime ou de la débauche, cet homme serait un sot alors de l'adopter, de la marier. A sa place, quelqu'intéressante, quelque vertueuse que serait Lucile, je vous la chasserais de chez moi sans pitié, et je l'enverrais vivre avec ses méprisables parens. - Quoi, mon père! dit Stéphany, vous puniriez Lucile des torts de sa famille? Ah! cela serait-il juste et humain? - Ouï, mon ami, ouï, je la punirais de cela! Et pourquoi voudrais-tu que je gardasse près de moi un objet dont la vue me scandaliserait, me ferait rougir? Non, non, je ne ferais pas de grace à qui que ce fût, à un ange même, s'il était sur terre ; le vice et les vicieux me sont trop odieux. Voilà ma façon de penser, et je suis ferme, quand je me suis formé une résolution. Mais, dans le cas de Lucile, c'est bien différent ; j'en ferais tout autant que son prétendu père ; je la consolerais, je la marierais, et je garderais son père chez moi. Ah! voilà ce que je ferais.

Coelina ne pouvait respirer pendant cette sortie de son oncle, qui semblait lui annoncer quelque chose de sinistre pour elle. Elle s'appitoya de nouveau sur le sort de Lucile, et frémit en pensant à ce qu'elle souffrirait si elle se trouvait dans la même situation. M. Dufour s'aperçut de son trouble, et se hâta de le faire cesser. Comme tu prends feu, lui dit-il, pour cette Lucile qui n'est qu'un être imaginaire! Rassure-toi, mon enfant, cela ne te regarde pas ; tu ne peux éprouver un semblable malheur ( souriant );tu n'as pas été changée en nourrice, toi, j'en suis bien sûr ; car ton père t'a reçue dans ses bras,et ta mère t'a nourrie de son lait : tu vois bien que tu es une sotte ; tu parles comme si tut'appliquais tes propres réflexions, comme si tu craignais qu'il t'en arrivât autant! Ne crainsrien, te dis-je ; il ne viendra pas, demain, de Blaise ni d'autre personne qui te réclame pour safille. Tu es bien ma nièce, et tu sera demain quelque chose de plus ; tu seras ma fille, ma chèrefille!.... Allons, chantons en choeur ce refrain que nous avons entendu ce soir dans cette pièce deLucile.

Où peut-on être mieux

Qu'au sein de sa famille?...

Eh bien! tout cela ne te console pas? Je suis fâché, à présent, de t'avoir menée au spectacle : moi, je croyais te procurer un plaisir, et point du tout, c'est du chagrin que tu y as puisé!

Coelina assura son oncle qu'elle n'éprouvait aucun chagrin ; mais n'ayant jamais vu une pièce jouée par des acteurs, elle y avait pris bien plus d'intérêt que toute personne qui aurait l'habitude de ce genre d'illusion. Elle sourit, répéta avec Stéphany, Tiennette, Faribolle qui servait, et M. Dufour qui mettait tout le monde en train, ce refrain bien analogue à sa situation : Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille?

Après le souper, Coelina trouva le moyen de parler en particulier à Tiennette et à Faribolle : Mes amis, leur dit-elle, vous m'êtes attachés ; vous prenez le plus vif intérêt à la cérémonie qui, demain, doit assurer mon bonheur et celui de Stéphany ; il faut que vous me donniez encore une preuve de votre zèle et de votre amitié pour moi. Mes amis, vous savez que Marcan a recherché ma main : furieux de mon refus, il a cherché depuis à me faire bien du mal ; peut-être se dispose-t-il encore à employer la ruse, la calomnie, la trahison pour rompre un hymen qui détruit tout l'espoir qu'il avait fondé sur ma fortune : veillez, je vous prie, et promettez-moi de ne laisser aborder M. Dufour, par les Truguelins, ni par aucun étranger? S'il arrive quelque paquet, quelque lettre, veuillez aussi me les remettre : je ne décacheterai rien ; mais, après mon mariage, je remettrai le tout à mon oncle, et les méchans ne pourront plus me nuire. Me promettez-vous, mes enfans, de me rendre ce service important?

Tiennette et Faribolle jurèrent à leur jeune maîtresse qu'ils exécuteraient ses ordres à la lettre, et Coelina fut plus tranquille. Elle remonta chez elle, après avoir embrassé son oncle, et se mit au lit, où les songes les plus agréables vinrent retracer à son imagination, et les plaisirs dont elle avait joui en visitant ses propriétés, et ceux que le plus heureux hymen lui préparait. Coelina se leva de très-bonne heure, et se mit à sa croisée pour voir naître l'aurore du plus beau jour de sa vie. Le voilà donc arrivé enfin, se dit-elle, ce jour fortuné qui doit m'unir pour jamais à ce que j'aime! Tantôt je serai la plus heureuse des femmes : encore quelques heures, et je prends le nom de mon amant! Oh! que le ciel est pur! que la nature est belle! Il semble que tout veuille contribuer à embellir la fête qui se prépare. Les oiseaux chantent en choeur mon réveil et ma félicité!... Allons, plus de mélancolie, plus de craintes, plus de terreurs ; le mal serait fait s'il eût dû arriver : élançons-nous avec ardeur dans la carrière du bonheur ; elle est ouverte, et rien ne peut m'empêcher d'y courir. O Stéphany!.... Mais n'est-ce pas lui que j'aperçois là-bas dans le jardin?... Son impatience l'a arraché avant moi aux douceurs du repos... il cueille des fleurs... pour moi sans doute.... Ouï, voilà un bouquet, une guirlande qu'il tresse pour orner mes cheveux.... Bon Stéphany!...

Tiennette entre : Mademoiselle, dit-elle à Coelina, déjà levée!... On est matinal le jour de ses noces... A propos, je venais vous dire... vous ne savez pas? Comme il est galant, ce Stéphany! Ce n'est pas ici que se fera le banquet ; c'est à votre baronnie des Echelettes. Les ordres sont donnés : il y aura beaucoup de monde. Nous y passerons l'après-midi au sortir de l'église, et nous y coucherons tous. Je ferme la porte ici, moi, à double tour, et j'emporte la clef. Mon Dieu, comme cela sera beau! Illumination par-tout, danses, jeux, et, je crois, feux d'artifice ; tout est prêt!... Vous serez la reine de tout cela, vous! Comme vous allez briller!... Je voudrais bien être à votre place ; mais je ne suis plus assez jeune pour me remarier. - Vous remarier, Tiennette! Vous avez été mariée déjà? - Vraiment ouï; M. Dufour ne le sait pas ; il ne m'aurait jamais prise à son service, dans la crainte que mon mari revînt. - Votre mari n'est donc pas mort? Vous n'êtes point veuve? - Vraiment non, et c'est bien ce qui me fâche. - Comment! vous n'étiez pas heureuse? - Très-heureuse au contraire. J'avais un bien brave homme ; mais un événement singulier nous a séparés, et pour la vie, à ce qu'il paraît. - Quel événement? - Oh! je vous dirai cela quelque jour ; j'ai le tems de vous raconter mes aventures ; j'ai aussi mes aventures, moi. Tiennette n'est pas mon nom. - Bon! - Non. C'est M. Dufour qui m'a donné, quand je suis entrée chez lui, ce nom-là, qui avait appartenu à une bonne de son père, qui l'avait élevé. Ce nom-là lui plaisait ; il me dit : Voulez-vous que je vous appelle Tiennette? Moi je lui dis que cela m'était égal, et ce nom m'est resté. - Pourquoi dites-vous que vous préféreriez être veuve? - Sans doute ; quand on est éloigné de ce qu'on aime, autant vaut-il n'exister plus. Il m'aimait tant, ce pauvre cher homme! Je préférerais le savoir mort à le voir séparé de moi ; car il doit bien pleurer!... Mais je babille là, moi, et j'ai autre chose à faire. Ce n'est pas pour babiller que je suis montée ici, c'est pour vous aider à votre toilette. - Déjà! - Comment, déjà! La cérémonie est pour onze heures ; onze heures, c'est midi ; mais c'est égal, on n'a jamais trop de tems pour habiller une mariée. Ce mot vous fait sourire ; j'en suis bien aise. Ho çà, voyons votre bonnet, votre belle robe? O mon Dieu, comme vous allez être mise! Et le chapeau virginal, je ne l'ai pas oublié! Voyez-vous cette jolie branche de fleurs d'orange? il faut que j'arrange cela sur votre tête ; c'est l'usage, et personne n'est plus digne que vous d'en donner l'exemple. - Qu'est-ce que cela veut dire, Tiennette? Pourquoi faut-il que je porte ces fleurs? - Vous me faites rire!... Je vous dirai cela quand vous serez mariée... demain, par exemple... Allons, dépêchons-nous? Faribolle est là-bas pour habiller M. Dufour. Votre jeune prétendu n'a pas besoin d'aide. Je suis à vous, moi ; je ne vous quitte pas de la matinée. - Il n'est venu personne? - Et qui?... Ah, bah! vous pensez toujours à ce Marcan? Oubliez donc ces Truguelins : allez, je leur défie bien de nous nuire. En ont-ils les moyens, d'ailleurs?.. Quand je dis qu'il n'est venu personne, je me trompe : plusieurs des habitans de la ville, qui étaient hier au spectacle, ont envoyé demander si votre accident n'avait pas eu des suites. C'est qu'on vous aime! Tout le monde, oui, tout le monde prend part à votre bonheur. Ils vont tous aller à Passy : oh! l'église sera pleine ; il y aura un monde!... je voudrais y être déjà.

Tout en parlant, Tiennette prépare les riches ajustemens de sa jeune maîtresse ; elle les tourne, les retourne, les admire, et Coelina se joint à elle pour les examiner, coquetterie bien naturelle à son âge. Déjà les beaux cheveux de Coelina sont tressés et tombent en boucles sur ses épaules. Le bonnet de dentelles à barbes flottantes est placé sur sa tête. Nous ne mettrons point là, lui dit Tiennette, les guirlandes de fleurs que vous prépare votre cousin : cela serait indécent pour l'église ; nous les porterons tantôt. C'est que, voyez-vous, ce n'est pas un jeu d'enfant qu'une messe de mariage. Il faut une mise très-modeste. Là, le bonnet seulement, puis le chapeau virginal comme cela, un peu sur le devant.... Regardez-vous à présent. Cela fait-il bien? - A merveilles. - Quel beau teint! quels traits charmans! Vous allez tourner toutes les têtes. - Je ne veux en occuper qu'une seule. - Celle de Stéphany? Oh! elle partira, sa pauvre tête ; il n'y tiendra pas, ce bon jeune homme!..... Fort bien, c'est très-bien comme cela. Point de boucles d'oreilles, mon enfant, point de perles, la plus grande simplicité... Après la messe nous reviendrons ici, où nous ferons une seconde toilette, plus galante alors, plus éclatante encore que celle-ci ; puis nous monterons en voiture pour le château des Echelettes ; car il y a des voitures de commandées pour tout le monde!... Et un repas! vous verrez cela.

Tiennette faisait ainsi la conversation en habillant la mariée ; ce qui dura très-long-tems. Stéphany monta assister à la toilette de sa prétendue. La joie brillait dans ses regards amoureux : il était paré lui-même avec le goût le plus recherché. Coelina l'examina, et quelque chose lui dit intérieurement qu'il était le plus beau jeune homme de la province. Quand les deux amans furent prêts, ils descendirent chez M. Dufour, qu'ils trouvèrent habillé aussi, et faisant une partie d'échecs avec l'indigent, qui, ne pouvant pas placer ses échecs, les indiquait à Faribolle, qui les faisait avancer ou reculer aux places que l'indigent lui désignait. M. Dufour, idolâtre de ce jeu, avait trouvé ce moyen pour faire une partie. La plus douce alégresse brillait dans les regards de l'inconnu ; il admirait Coelina, Stéphany, et l'on voyait qu'il jouissait intérieurement.

Le docteur Andrevon arriva ensuite. Mon voisin, dit-il à M. Dufour, voulez-vous m'accorder la permission d'embrasser la mariée? Voilà la dernière fois que je vous la demande, à vous ; car dorénavant il faudra que je m'adresse à M. Stéphany.

Le vieillard sourit, consentit à la demande du docteur, et ce dernier embrassa Coelina, en lui faisant les complimens les plus flatteurs sur ses attraits, sur ses grâces. Coelina rougissait, Stéphany était au comble de la joie, tout le monde jouissait!... Une musique douce se fit ensuite entendre ; c'était quelques paysans qui venaient jouer de la cornemuse et de la musette dans la cour de la maison. Une voix de pastourelle chanta des couplets que Stéphany avait faits en l'honneur de sa jeune maîtresse, et cela fit grand plaisir à nos amis pendant le déjeûner.

Déjà tous les habitans de la ville étaient sur pied ; on avait jonché de fleurs le chemin qui conduisait à l'église de Passy. Les voitures étaient à la porte, obstruée par une foule de curieux ; et les jeunes garçons, ainsi que les jeunes filles, portant des branches d'arbres, se promettaient d'accompagner l'heureux couple jusqu'au lieu de la cérémonie.... Onze heures sonnent... Partons, dit M. Dufour en se levant. Coelina respire à peine, son coeur bat délicieusement, et Stéphany n'est pas moins agité qu'elle....

M. Dufour, Coelina et Tiennette montent dans la même voiture : Stéphany, le docteur et deux de leurs voisins occupent une seconde voiture qui suit la première. Des cris de joie se font entendre.... La route est couverte de monde ; tout respire le bonheur, l'alégresse, et le cortége arrive enfin à l'église de Passy, où les flambeaux de l'hymen sont allumés. La foule y est si considérable, qu'il est difficile de la percer. On fait cependant un chemin aux jeunes amans, et ils s'avancent jusqu'au pied des autels.

Ils vont être unis enfin! rien ne peut plus retarder leur hymen.... Mais.... ô ciel! aurai-je la force de décrire ce fatal événement!... au moment où M. Dufour se place, un particulier, le même qui, la veille au spectacle, avait fixé Stéphany, s'approche de M. Dufour, et lui dit : Suspendez, imprudent vieillard, suspendez, et lisez....

Il remet un paquet à M. Dufour : celui-ci, étonné, décachète, et tous les yeux sont tournés vers lui. Coelina pâlit, Stéphany est dans la plus grande inquiétude ; l'indigent sort de l'église, et tous les spectateurs gardent un morne silence.

M. Dufour est agité en lisant, en feuilletant les papiers que renferme ce paquet mystérieux, et soudain il s'écrie : Qu'on éteigne ces flambeaux ; je suis trahi, déshonoré, perdu! Plus d'hymen, plus d'amour ; la haine, la haine et la douleur, voilà maintenant le partage de mes vieux jours!...

Coelina tombe évanouie dans les bras de Stéphany désespéré.... Le prêtre est interdit ; les assistans courent, murmurent, se précipitent vers l'autel ; la confusion et le désordre règnent par-tout ; chacun s'empresse autour de M. Dufour, qui s'écrie : Elle n'est point ma nièce ; c'est l'enfant du crime, de l'adultère!...

Cette exclamation glace d'horreur tous les assistans. M. Dufour s'échappe aux questions, aux reproches, à la douleur générale : il prend le bras de Tiennette, sort de l'église, remonte dans sa voiture, et revient chez lui, où soudain il fait défendre sa porte à tout étranger... La pauvre Coelina est restée, privée de tout sentiment, sur les marches de l'autel. Stéphany, son domestique et le docteur parviennent à écarter la foule, à porter l'infortunée dans une voiture, et à lui rendre sa raison. Le désespoir succède chez elle à l'insensibilité; elle accuse le ciel, les hommes, et se laisse ainsi ramener jusques chez M. Dufour, qui est livré lui-même à la plus grande agitation.

Stéphany, désolé, se jette aux genoux du vieillard : Mon père, qu'y a-t-il? Pourquoi cette scène, cet éclat? Qui donc brise des noeuds prêts à se former?... - Parlez, mon ami, lui dit à son tour le docteur. Qui peut avoir suscité cette scène scandaleuse, qui fait la conversation de toute la ville? - Lisez, lui dit M. Dufour en lui remettant le paquet, lisez, et jugez-moi!

Le docteur prend le paquet, et lit soudain la signature : Truguelin! Eh quoi! vous pourriez ajouter quelque foi aux calomnies de ces monstres! - Lisez, mon ami ; ce ne sont point des calomnies, c'est la cruelle vérité!

Le docteur lit la première lettre.

"Vous n'avez pas voulu me croire, imprudent vieillard, lorsque je vous ai dit que vous prépariez les liens les plus honteux, et qui vous feraient verser à jamais des larmes de regret! Eh bien, le jour du malheur est arrivé!... Tremblez! cette Coelina que vous avez élevée, cette Coelina dont vous vantiez si haut la fortune et l'héritage, cette Coelina enfin que vous alliez unir à votre fils.... elle n'est point votre nièce, elle n'est point la fille de votre frère! Il fut trompé par sa coupable épouse. Faut-il, hélas! que cette femme criminelle ait été ma soeur! Ouï, Isoline eut cette Coelina d'un misérable sans état, sans fortune comme sans moeurs. Et cet homme vil eut encore l'impudence de faire baptiser l'enfant sous son nom à lui! Quelle preuve plus claire! je vous envoie l'extrait baptistaire de Coelina ; vous y verrez qu'elle n'y porte point le nom de votre frère, qu'elle vous est parfaitement étrangère. Qu'alliez-vous faire, homme injuste et méfiant, qu'alliez-vous faire! A présent, me rendrez-vous justice? vous persuaderez-vous bien que mes vils ennemis étaient intéressés à m'éloigner de vous, dans la crainte que je ne révélasse ce fatal secret? Sentirez-vous enfin que si je demandais la main de Coelina pour Marcan, c'était uniquement dans l'intention d'ensevelir à jamais dans l'oubli le déshonneur de ma soeur, et la honte de Coelina? Rougissez, rougissez, et agissez en homme prudent et ferme.

Tantôt je vous verrai, je vous donnerai d'autres détails, et vous ferai connaître l'audacieux qui a déshonoré nos deux familles. Ce misérable est près de vous."

RIVIOLE TRUGUELIN.

Tout le monde est plongé dans l'anéantissement de la surprise et de la douleur. Le docteur lit les autres pièces renfermées dans le paquet.

PREMIERE PIECE.

Extrait du registre des Baptêmes de la paroisse de Saint-Etienne de Servoz.

"Cejourd'hui, onze mai mil sept cent cinquante-quatre, a été baptisée Coelina-Julienne, née le jour d'hier, fille naturelle d'Isoline Truguelin, veuve du baron des Echelettes, et de Francisque, dit Humber, le père sans état."

Délivré et signé ARCHIMBAUD,

Pasteur ; DESETOLES, Clerc .

Au bas de cet extrait de baptême était écrit de la main de M. Truguelin : "Notez, M. Dufour, que les fourbes ont fait passer, dans cet acte, Isoline pour veuve du baron des Echelettes, tandis que votre frère vivait encore, qu'il n'est mort que six ans après, et qu'il a élevé l'enfant jusqu'a l'époque de sa fin, dans la ferme persuasion qu'elle était sa fille!... Ainsi, Coelina est le fruit de l'intrigue d'une femme coupable avec un homme sans état . Eux-mêmes en font l'aveu."

DEUXIEME PIECE.

Lettre de FRANCISQUE-HUMBER à ISOLINE,

datée du 12 juillet 1969.

"Peux-tu m'accabler ainsi, femme cruelle et injuste? Eh quoi! tu me reproches mon imprudence! Eh! ne suis-je pas le premier à me la reprocher tous les jours? Ne fait-elle pas mon tourment, cette imprudence coupable, qui ruine ma fille et peut un jour la rejeter du sein d'une famille qui l'a adoptée? Mais je t'adorais, Isoline! tu m'avais rendu père : l'amour, la nature, tout avait égaré mes sens, troublé ma raison. J'ai le bonheur de m'emparer en secret de l'enfant ; et, fier d'être l'auteur de ses jours, je vous trompe tous, et lui donne mon nom...... J'ai trop tard senti mes torts ; je les ai renfermés en moi jusqu'à ce jour, et tu ne les connaîtrais pas toi-même sans l'indiscrétion de cette perfide Sophie, qui nous a procuré des momens si tristes et si doux. O Isoline! pardonne-moi d'avoir osé m'avouer le père de ton enfant ; pardonne-le au noble orgueil dont j'étais pénétré d'avoir pu obtenir de la plus belle, de la plus intéressante des femmes, ce fruit de l'amour et de la nature. Tu connais mes malheurs, Isoline ; tu sais que des barbares ont aliéné ma faible raison par les plus affreuses persécutions. Je suis faible, et j'ai fait une faute dont, je le prévois, je me repentirai toute ma vie. Isoline! garde-le, ce secret de la naissance de Coelina ; que son bonheur, que sa fortune à venir soient ton ouvrage, puisque son père les a compromis par l'acte le plus imprudent ; qu'il ne soit connu que de nous deux, et ne soit jamais divulgué à ton époux : il détruirait sa douce persuasion qu'il est père, et nous perdrait tous. Brûle ma lettre, Isoline, et tremble sur-tout que ton frère ne pénètre ce mystère : il serait capable de tout, voyant que son espoir est trompé. Adieu, Isoline ; adieu : je te verrai bientôt."

FRANCISQUE.

Il y avait sans doute au bas de cette lettre un post-scriptum que l'on avait coupé; car la seconde page du papier était plus courte de deux doigts que la première. Quoi qu'il en soit, ces preuves étaient si authentiques, que le docteur resta confondu. Eh bien, monsieur, lui dit M. Dufour, sont-ce là des calomnies? Mon pauvre frère! Il a donc été la dupe de deux scélérats? Je l'ai donc été aussi, moi qui ai reçu dans ma maison cette fille du crime? - Mon oncle! s'écrie Coelina en voulant se précipiter à ses pieds!....

M. Dufour la repousse. Malheureuse! osez-vous encore me donner ce nom qui ne m'appartient plus? Vous n'êtes plus rien ici qu'un objet odieux, méprisable! Allez, sortez de ma maison ; je vous en bannis pour jamais! - Eh quoi, monsieur! vous pouvez?..... - Allez, vous dis-je, trouver le monstre qui vous a donné le jour, qui m'a déshonoré! je vous chasse et vous maudis : sortez.....

Coelina sort en s'écriant d'une voix étouffée par les sanglots : O, ô..... ô mon dieu! est-il une femme plus malheureuse?

Stéphany veut la suivre ; M. Dufour l'arrête par le bras : Restez, mon fils ; je vous l'ordonne par toute l'autorité que j'ai sur vous.....

Tandis que le docteur et Stéphany désespéré cherchent à calmer M. Dufour, Coelina, qui verse un torrent de larmes, monte précipitamment à la chambre de l'indigent : elle en pousse la porte ; elle entre.... personne..... Un dérangement subit lui prouve que l'inconnu est parti. Seulement il a répandu de la cendre sur sa table, et Coelina lit ces mots qu'il a tracés sur cette cendre avec son doigt:

"Je suis perdu si je ne fuis!.... Souvenez-vous de Chamouny."

Coelina égarée, hors d'elle-même, livrée au plus triste désespoir, prend soudain un parti violent. Il me chasse, se dit-elle ; plus d'hymen, plus de bonheur! Tout est fini pour moi! Fuyons aussi cette maison dont je suis devenue l'horreur et la victime.... Elle dit ; et, sans penser qu'elle est richement habillée, sans prendre aucuns de ses effets, pas même la boîte cachetée, qui ne s'offre plus à son souvenir, elle descend comme une insensée, traverse le jardin, ouvre une porte qui donne sur la campagne, la referme sur elle, et court sans savoir où elle tend ses pas égarés.

Tout le monde était occupé auprès de M. Dufour ; personne n'avait vu sortir l'infortunée. Laissons donc cette maison où nous reviendrons bientôt voir ce qui se passe, et suivons la malheureuse Coelina, qui, seule, chassée, proscrite, abandonnée de la nature entière, va courir désespérée au milieu des prés, des bois, des glaciers, et des rochers escarpés.

Pauvre Coelina! quel douloureux changement! et combien ton sort doit attendrir les ames sensibles!.....

FIN DU SECOND VOLUME.

Tome 3 Chapitre 1

Tome troisième

"Monts sourcilleux, rochers effroyables, précipices affreux, pourquoi n'écrasez-vous pas, pourquoi n'engloutissez-vous pas l'infortuné qui demande à grands cris d'être délivré de ses maux?"

OSSIAN.

Jour du malheur! sombre jour de la tristesse!.... pourquoi faut-il que rien ne puisse retarder ta course rapide! Tu es marqué dans l'ordre immuable des destinées, tu arrives avec l'horizon des pleurs, de la douleur et du désespoir. Si l'on ne peut te prévoir, tu tombes comme la foudre sur le voyageur ; si l'on t'attend, que de maux tu causes! que d'inquiétudes et d'effroi!

Il était écrit que le jour fixé pour l'hymen de Coelina serait un jour de deuil pour elle, et lui dévoilerait le fatal secret de sa naissance. L'infortunée venait de jouir de tous les honneurs dus à la beauté, au rang, à la fortune : le plus cruel abandon, le mépris, la fuite et l'exil succédaient à ces jours heureux. Elle n'avait plus d'appui, plus d'ami sur la terre ; un seul mot venait de lui sécher tous les coeurs ; elle n'était plus que l'enfant du crime, du malheur!.... On la renvoyait vers son père ; mais qui était-il? où était-il? où devait-elle se jeter dans ses bras? Truguelin ne l'avait point désigné, ce père coupable : Truguelin! quel monstre! ne pouvant obtenir Coelina, il s'en vengeait en la perdant ; conduite atroce du plus vil des scélérats!....

La nuit commençait à répandre ses voiles, et depuis huit heures Coelina marchait au hasard, sans s'être arrêtée, sans avoir pris la plus légère nourriture. Elle ne voyait rien devant elle ; rien que le ciel qui la persécutait, ou plutôt l'enfer qui l'attendait, le malheur, la honte et la proscription. L'infortunée! les cailloux, les éclats de rochers avaient brisé sa chaussure délicate : ses pieds ensanglantés, déchirés par les ronces et les épines, laissaient derrière elle des traces de son sang. Elle ne pensait point à cette souffrance, elle ne pensait à rien. Son ame était plongée dans la stupeur de l'insensibilité; ses yeux étaient fixés ; et les larmes arrêtées sur son coeur, ne trouvaient plus de passage pour s'échapper. Dans cet état cruel, elle est capable d'attenter à ses jours ; il lui est impossible du moins de les garantir des torrens ou des précipices sur lesquels elle vole avec la rapidité de l'habitant ailé des forêts. Elle a rencontré des passans ou des voyageurs, sans doute étonnés de voir une femme parée courir seule dans ces sites sauvages : mais elle n'a vu personne ; elle n'a point entendu les questions qu'on a pu lui faire ; elle est seule, absolument seule au milieu du tableau le plus animé de la nature!...

Des cris confus d'alégresse et de plaisir la tirent enfin de sa profonde insensibilité; elle aperçoit, sur sa gauche, un magnifique château, un parc spacieux, un monde prodigieux, des illuminations, des danses, tout l'appareil d'une fête : elle lève les yeux, et reconnaît, avec un nouveau serrement de coeur, la superbe baronnie des Echelettes, embellie, ornée pour la recevoir, où sans doute elle est encore attendue. Des chiffres amoureux sont par-tout appendus. Elle y distingue sur des transparens, des légendes à sa gloire. Celle-ci la frappe:

L'Hymen et l'Amour couronnent la maîtresse de ces lieux enchantés.

Et elle est proscrite, et elle est errante aux pieds de ces murs où le bonheur l'attendait!.... Elle entend, de l'intérieur, une voix dire : Continuons toujours nos préparatifs : ils vont arriver ; il n'est pas possible que ces intéressans époux n'arrivent pas! .... Ces intéressans époux! ô malheur! malheur affreux qui te poursuit, pauvre Coelina!.... Elle ne peut soutenir le spectacle de ces apprêts : elle chancèle, ses forces l'abandonnent, elle tombe sans connaissance, et privée de tout sentiment, dans un fossé, où sans doute elle reste inanimée long-tems et sans secours ; car, lorsqu'elle reprend ses sens, les étoiles du firmament commencent à pâlir devant la clarté violette et vacillante de l'aurore..... Nuit affreuse qu'elle vient de passer au pied du temple destiné à sa félicité, quelle impression terrible tu fais sur ses sens égarés!.... Coelina se relève avec peine ; elle est d'une lassitude insurmontable.... Elle jette encore ses regards errans autour d'elle, et n'aperçoit plus, dans le parc des Echelettes, que quelques vestiges des préparatifs de la veille, quelques restes d'illuminations qui brûlent encore.... Tout dort, tout est plongé dans le repos ; elle seule veille et gémit..... Le silence, la paix l'environnent ; le trouble et le désespoir sont dans son coeur.

Ce n'est que dans ce moment qu'elle pense à sa parure, à ses vêtemens de noce, à son imprudence d'avoir fui de cette manière.... Elle relève soudain ses barbes flottantes, et les attache sur sa tête : sa main se pose par hasard sur le bouquet de fleur d'orange que Tiennette nommait le chapeau virginal ; elle l'arrache avec dépit, et le foule sur la terre. L'infortunée enveloppe ses pieds endoloris avec un mouchoir qu'elle déchire : elle tâche d'effacer la fraîcheur de ses ajustemens, et de détruire tout éclat qui pourrait l'exposer aux questions, aux insultes peut-être des voyageurs : elle reprend un peu de calme, et s'assied de nouveau pour réfléchir sur sa triste situation.

Me voilà donc, se dit-elle, me voilà donc comme cette pauvre Lucile dont je plaignais avant-hier la destinée! Comme elle! non ; oh! non : je suis plus malheureuse encore. Elle retrouvait un père du moins, un père estimable, vertueux... Et moi, j'ignore où rencontrer le mien ; j'ignore s'il est digne de l'estime ou du mépris des hommes. Son bienfaiteur la soutient, la console, la protège ; et le mien me chasse, me proscrit avec la dernière inhumanité! Elle épouse toujours son amant, et je suis, je suis..... séparée à jamais du mien! Qui m'aurait dit que ce serait là mon sort, plus déplorable encore? Malheureuse! et tu chantais : Où peut-on être mieux, qu'au sein de sa famille! Quelle famille, grand dieu! qui n'est plus la tienne, qui te repousse, qui te rejète, qui t'abreuve de mépris et d'humiliation!...... Adieu, honneurs, amours, fortune ; adieu, vanités qui m'avez éblouie un moment ; je rentre dans la poussière, dans le néant ; je ne suis plus rien, rien, que la fille de l'adultère Isoline, et de l'obscur Humber!.... Je suis l'objet du mépris universel! O mon dieu! qu'ai-je donc fait pour éprouver tant de maux? Je ne puis les supporter : il faut que la mort m'en délivre ; il faut que je finisse avec eux. N'est-ce pas un précipice que j'aperçois à deux pas d'ici? Est-il assez profond pour m'engloutir et me soustraire à tous les regards? Puis-je enfin y trouver l'asile de la mort, de l'oubli, de l'éternité?.... Oh! pourquoi balancerais-je à m'arracher une vie que je n'ai pu me donner, que je ne me serais jamais donnée, si j'avais pu la prévoir si orageuse? Mes jours sont comptés : ils finissent avec mon bonheur. En vivant encore, je mourrais sans cesse! Allons, allons éteindre ce feu destructeur qui me consume! Que je meure, et que mes ennemis triomphent!....

Elle dit ; et, s'avançant fermement vers l'affreux précipice qu'elle aperçoit, elle s'arrête sur ses bords, s'agenouille, lève vers le ciel ses mains et ses yeux mouillés de larmes ; puis elle adresse cette prière à l'éternel:

"Mon Dieu!... si tu jètes au hasard sur la terre tes faibles créatures ; si, occupé de la marche merveilleuse de l'ensemble de l'univers, tu laisses les biens et les maux agiter à leur gré les malheureux mortels, la destruction d'une femme ne peut rompre l'ordre de ton ouvrage ; elle doit échapper à ton attention mais ; si tu portes ta vigilance paternelle sur tous les objets de ta création ; si le sort du moindre individu t'intéresse et fixe ton oeil pénétrant, ô mon Dieu! pardonne-moi, pardonne-moi ma mort, et qu'elle soit une expiation des crimes qui ont signalé ma naissance! Reprends, mon Dieu, reprends des jours que tu m'as accordés sans doute dans ta colère ; ce n'est pas un bienfait que j'ai reçu de toi : l'existence est un fléau que tu m'as envoyé; pourrais-tu me punir éternellement d'y avoir mis un terme? Non, non, être suprême ; je ne murmure plus, et je m'élance à jamais dans l'abyme de l'éternité."

Elle dit ; et, sans mesurer la profondeur incommensurable de l'abyme qui est ouvert devant elle, elle prend un élan pour s'y précipiter.... Un objet tombe à ses pieds, et fixe son attention. Elle le ramasse, et remarque que c'est une plaque d'or qui vient de se détacher de la superbe chaîne de montre dont Stéphany lui a fait présent la veille. Cette distraction ne peut la détourner de son sinistre projet ; elle va l'effectuer..... Cependant cette plaque d'or, qui était de deux pièces, s'est ouverte en tombant, et laisse briller quelque chose à ses regards. Elle l'examine : ciel! le portrait de l'indigent ; mais plus jeune, mieux mis, et sous les traits les plus nobles!.... Au bas du portrait on a gravé ces mots : Si le malheur nous poursuit, c'est à Chamouny que nous gémirons ensemble!

Le portrait de l'indigent!.... là!... dans une chaîne d'or achetée par Stéphany!.... Qui donc a placé ce portrait en secret?.... l'indigent sans doute ; mais quel est-il cet indigent? Dieu! quel trait de lumière! serait-ce son père? Il a connu sa mère ; il est parent de Coelina sans être son oncle ni son cousin : c'est son père sans doute ; ouï, c'est-là ce Francisque-Humber qui lui a donné le jour. Sa conduite héroïque, les preuves de sa tendresse, les avis secrets qu'il n'a cessé de lui donner, sa fuite précipitée, tout le prouve. Coelina est étonnée de n'avoir pas pénétré plutôt ce mystère : plutôt, c'est-à-dire depuis sa proscription ; car avant elle se croyait trop fermement la nièce de M. Dufour, pour former aucun doute sur sa naissance..... Ouï, cet homme est son père, ou au moins un ami de son père. Il le connaît, dans tous les cas, ce père à qui on la renvoie. Coelina doit chercher à le retrouver, à le consoler, à confondre sa destinée avec la sienne, quelle qu'elle soit. Coelina, émue, renonce soudain à ses projets désespérés. Elle forme celui d'aller à Chamouny, d'y rejoindre l'indigent, et de connaître les aventures de ses parens. C'est alors que Coelina se rappelle qu'en fuyant de chez M. Dufour, elle a oublié la boîte cachetée qui renfermait son sort. Elle est désolée de cet oubli ; mais il n'y a pas moyen de le réparer. Il faut qu'elle reste dans l'ignorance jusqu'à ce qu'elle ait rencontré l'indigent : lui seul possède la clef de cette énigme : il ne peut parler, il ne peut écrire, eh bien, Coelina trouvera quelque moyen de le faire s'expliquer.

Coelina éprouve le remords d'avoir douté de la providence ; elle remercie l'Etre-suprême qui vient de changer ses résolutions, et elle prend, plus calme et plus réfléchie, la route de Chamouny. Pendant ce tems, le soleil se lève ; il fait sa révolution ordinaire autour de notre globe, et la dixième heure du jour sonne à l'église de Chède.

Coelina a laissé loin derrière elle les hautes murailles des Echelettes : elle a monté la rampe de Chède ; et, passant près de la cascade, elle frémit en pensant au projet qu'elle avait eu de se jeter dans un semblable précipice!.... Elle arriva à midi à Servoz, où, n'ayant rien pris depuis vingt-quatre heures, elle se fit servir quelque nourriture. Une heure après elle se remit en marche, traversa le pont Pélissier lancé sur l'Arve, et gravit, non sans peine, le chemin taillé des Montets. Sur la sommité de ce chemin dangereux, elle aperçut, dans un fond, à ses pieds, toute la vallée de Chamouny, si riche, si merveilleuse dans ses contrastes ; et, malgré sa douleur, tout, dans ce site magnifique, lui parut neuf et pittoresque. Quelle belle opposition entre la tendre verdure qui tapisse la vallée, et les monts argentés par les glaces, dont les formes sont si fières, les hauteurs si imposantes! La pureté de l'air, sa fraîcheur, tout charme, tout frappe l'oeil enchanté de la beauté des prairies, que relèvent encore le vert foncé des ifs et des sapins.

Quoique livrée à ses sombres pensées, Coelina fut ravie de la majesté de ce tableau, qui répandit un beaume de consolation dans ses veines brûlantes : tant il est vrai que les sublimes tableaux de la nature frappent toujours l'esprit le plus préoccupé! C'est donc là-bas, se dit-elle, c'est donc dans cette vallée que mon destin sera tout-à-fait éclairci? C'est là que je vais retrouver l'unique ami qu'il me reste sur la terre! Qui m'aurait dit, en voyant cet indigent.... C'est lui seul aujourd'hui qui me console! Seul il m'aime et me soutient encore! Nos destins sont communs : je suis sans fortune comme lui, persécutée comme lui. Etrangère au barbare qui me proscrit, je ne le suis pas pour cet infortuné! et voilà désormais mon seul guide et mon seul recours!

En descendant les Montets, Coelina arriva au torrent de Nallien, qui a été plus d'une fois funeste par ses débordemens. Non loin du torrent, elle vit une jeune Savoyarde qui gardait quelques brebis. Il vint à l'idée de Coelina de changer d'habits avec cette pastorelle qui était justement de sa taille. Elle lui en proposa un échange, qui fut accepté et bientôt fait. Je les ai donc quittés, se dit Coelina, ces riches vêtemens qui ne sont plus faits pour moi! La livrée de l'indigence, voilà ce qui convient à mes malheurs, à mon changement d'état!...

Le torrent de Grias vint ensuite arrêter les pas de Coelina ; elle le franchit, ainsi qu'un troisième torrent non moins dangereux, et arriva à la chapelle de Moncurt, où elle rencontra grand monde et des guides, armés de leurs bâtons ferrés, conduisant des étrangers sur le glacier des Bossons Coelina, effrayée de ce grand concours, prit tout cela pour une expédition de la justice du lieu : les guides lui semblèrent des huissiers : celui monté en avant sur un cheval, lui parut être le juge, et elle crut que les étrangers qu'ils conduisaient étaient des criminels qu'on menait au supplice. Il est vrai que, de loin, tout ce cortége ressemblait assez à cela, et bien des voyageurs s'y méprennent encore comme Coelina.

Cette infortunée fut bientôt détrompée ; mais s'étant imaginée que le chemin de Chamouny était sur le glacier des Bossons, elle y monta avec les guides, les voyageurs, et voyant que ce n'était qu'un objet de curiosité, elle se hâta d'en descendre, et se trouva dans des bois. Elle avait encore trois quarts de lieue à faire pour gagner le bourg de Chamouny, nommé aussi le Prieuré: la nuit commençait à obscurcir les objets : elle se hâta d'arriver au bourg, où elle descendit à l'auberge de madame Couteran, bien persuadée qu'elle allait y trouver l'inconnu. Il y avait, dans cette auberge, un nombre considérable de voyageurs. La maîtresse y était si occupée, que, quoique très-affable, elle ne pouvait répondre que des monosyllabes à chaque personne qui l'interrogeait. Coelina, mise en simple montagnarde, et dont l'extérieur n'annonce pas l'opulence, demande si l'on a vu un voyageur muet et blessé? Madame Couteran lui répond que non, que ce voyageur n'est pas descendu chez elle, et quelques assistans se mettent à rire au nez de Coelina, en l'entendant s'informer d'un homme si mutilé. Est-ce son père, se disait-on, que cherche cette jolie personne? à coup sûr, ce ne peut pas être son amant!...

Coelina rougit, se retira, et pleura en secret dans un coin, en voyant qu'il lui était impossible de découvrir l'inconnu. Elle ne peut concevoir les motifs qui engagent cet homme à ne pas l'attendre à Chamouny, où il lui a donné parole, à ne pas lui donner au moins des indices pour le rejoindre.... Un des guides, qui assaillissent l'auberge de madame Couteran, s'approche d'elle : Vous pleurez, mon enfant! N'est-ce pas vous qui avez demandé tout-à-l'heure un voyageur muet et blessé au bras droit? - Au bras droit, oui, monsieur, c'est lui que je demande ; est-il ici? - Non, mon enfant, il n'a fait que passer : je l'ai vu hier dans la vallée, où il avait l'air d'attendre quelqu'un : c'était peut-être vous? - Ouï, c'était moi-même. - Il s'impatientait ; il allait, revenait sur la route, et regardait de loin s'il voyait venir l'objet de ses voeux. Il faut que vous ayez été retardée en route, puisqu'il est arrivé plutôt que vous? - Ouï, c'est cela ; j'ai été retardée, cruellement retardée. - Eh bien, mon enfant, il a continué sa route. Je le connais, car je le vois souvent traverser la vallée : je crois qu'il demeure dans quelque chaumière, là-bas, sur les bords de l'Arveron, au pied de Montanvert. - Vous croyez? - J'en suis sûr. Il a une femme avec lui, n'est-ce pas? - Une femme! - Ouï, une femme très-âgée, et pauvre comme lui. - Cela se peut. - C'est lui, oh, c'est lui. Attendez donc ; je crois qu'il s'appelle Francisque. - Francisque! Ouï, c'est lui. - Je vous le dis, il demeure au Montanvert , j'en suis sûr. - Et il y a bien loin peut-être d'ici là? - Non ; d'ici au Montanvert? Pour deux heures de chemin au plus. - Je vous remercie ; j'y cours. - Si j'avais le tems, moi, je vous y accompagnerais ; car vous me paraissez bien intéressante ; mais nous attendons ici un grand seigneur qui veut visiter nos montagnes, la fameuse mer de glace : il lui faudra des guides : vous entendez bien que je suis intéressé à me trouver là? il faut gagner sa vie. - C'est naturel, très-naturel.

Coelina quitta cet homme sensible ; et ne doutant plus que l'inconnu ne fût son père, puisqu'il s'appelait Francisque, elle jura de ne prendre aucun repos qu'elle ne l'eût rejoint. L'heure, la nuit prête à tout obscurcir, la solitude, l'ignorance de sa route, rien ne l'arrêta ; elle quitta l'auberge, et tendit ses pas du côté du Montanvert, dont la hauteur se distinguait aisément de loin.

La voilà qui court encore sans penser à sa lassitude, ni aux blessures de ses pieds : tantôt le chemin pénètre dans les bois, tantôt il est rapide et semé de rochers que les avalanches y ont répandus. Les montagnes sont couvertes de sapins, de mélèses, et l'on en trouve de brisés, de renversés par la violence des vents. Coelina admire de loin l'aiguille du Dru, superbe obélisque élevée de quatorze cent vingt-deux toises sur la vallée. Quelle scène magnifique que celle des sommités qui encadrent cette riche vallée! A droite, c'est le Charmos ; à gauche, le Dru ; en face, le grand Jorasse et le Géant ; et ces montagnes ont leurs bases en Italie! Quelles formes plus majestueuses que celles de ces monts sourcilleux! Leur nature est de granit : la main de l'homme n'y est nulle part empreinte ; c'est la nature dans sa première origine, une médaille de la première création, ou, si l'on veut, c'est l'image du choas ou de la vétusté même : tout y paraît bouleversé, et l'on croit voir la nature décrépite et expirante.

Mais l'observateur ne tarde pas à reconnaître un grand rôle à tous ces objets, à leur assigner des loix et un travail utile au monde. Il voit que, sur ces cimes échevelées, s'arrêtent les nuages ; qu'ils s'y condensent, et que, tombant en neige ou en pluie, ils entretiennent la succession de nos rivières : il voit encore que tout y est en mouvement, que les glaces anciennes font place aux nouvelles, et que les plus grands blocs de rochers, détachés des montagnes, s'avancent graduellement. C'est une navigation qu'ils font sur les glaces. Mais revenons à Coelina.

Elle a marché plus de trois heures, elle a traversé les bois, franchi les torrens, gravi les plus hautes collines, rien n'a pu l'arrêter ; mais rien aussi ne lui a indiqué l'asile de l'inconnu qu'elle cherche, et que toute la nature semble intéressée à voiler à ses regards. Elle a oublié avec cela l'indication que lui en a donnée le guide de Chamouny : il lui a dit : Il demeure au Montanvert ; Coelina ne se rappelle plus que ce même homme lui avait dit avant que Francisque habitait quelque chaumière, sur les bords de l'Arveron, au pied du Montanvert : Coelina s'imagine que la chaumière dont on lui a parlé, est située sur le sommet même du Montanvert : il est minuit ; l'obscurité la plus profonde couvre toute la nature : Coelina ne s'effraie point, et se décide à entreprendre de gravir ce mont sourcilleux, voyage que les savans les plus intrépides n'avaient fait, avant elle, que de jour, et accompagnés des guides les plus habiles. Quel effroi s'empare de mon lecteur, et me saisit moi-même! Une jeune personne, sans instruction, sans expérience, se hasarder, pendant la nuit, au milieu des glaciers, des pics, des plaines de neige et des avalanches!... Essayons de décrire la route pénible et périlleuse qu'elle va se frayer.

La pauvre Coelina ne connaît ni le danger qu'elle court, ni la longueur du chemin qu'elle entreprend. Elle trouve une espèce d'escalier taillé dans la glace, et le gravit avec ses pieds et ses mains, toujours persuadée que ce chemin va la conduire à une plate-forme solide où sans doute est située la chaumière de Francisque. Elle parcourut ainsi un espace d'environ trois milles, et fut obligée ensuite de grimper le long d'un sentier escarpé, raboteux, et nommé le chemin des Chasseurs de Chrystal . Elle arriva ainsi au sommet du Montanvert, où elle ne trouva aucune espèce d'abri... Point de cabane, point de chaumière : de la glace par-tout, de la neige et des précipices! On l'avait donc trompée? Ce n'était donc point sur le Montanvert que se trouvait assise l'habitation de son inconnu? Il faut maintenant qu'elle redescende ce pic dangereux ; mais elle ne peut distinguer aucun objet : la neige sur laquelle elle marche peut couvrir et lui masquer quelque abyme prêt à l'engloutir. Coelina, tremblante de froid et de terreur, attend que les premiers rayons du jour viennent éclairer ses démarches. Elle est assise sur la glace, les mains levées vers le ciel, et n'entend que le sifflement des vents et les cris des Marmottes et des Chamois.

L'aurore vient enfin combler ses voeux. La scène qui l'environne lui paraît alors magnifique et sublime. Des rochers sans nombre s'élèvent majestueusement au-dessus des nues, et montrent leurs sommets, ou nus, ou couverts de neige. Plusieurs de ces pics diminuent par degrés, et finissent en pointes ; ce qui les a fait nommer aiguilles. Entre ces rocs, la vallée de glace se prolonge dans une longueur de plusieurs lieues, et a plus d'un mille de large, s'étendant d'un côté vers le Mont-Blanc, et de l'autre vers la plaine de Chamouny. C'est un spectacle ravissant qu'embellit encore la blancheur éblouissante des neiges que les premiers rayons du soleil font paraître parsemées de diamans de toutes couleurs.

Cependant des brouillards s'élevèrent tout-à-coup, et parurent sur les sommités et entre les gorges du Mont-Blanc : ces brouillards dangereux furent suivis d'un grand vent, précurseur de l'orage, qui les augmenta, et fit plonger si promptement les nues sur Coelina, qu'elle perdit soudain de vue et le Mont-Blanc et les autres sommités : dès-lors la mer de glace devint d'un aspect effrayant, mais sublime : on eût cru voir les mers glaciales du pôle, et le froid que le vent rendait très-vigoureux, ajoutait encore à l'illusion. Les brouillards rendaient la glace extrêmement glissante : la pauvre Coelina se voyait séparée pour jamais du reste des humains : elle prit un parti violent. Un chemin rapide et large à-peu-près de deux pieds s'offrait à ses regards : ce chemin, taillé dans la glace, était défendu de chaque côté par deux hautes murailles de glace aussi, formant, tantôt des cônes, tantôt des labyrinthes environnés de précipices, offrant par-tout des arêtes suspendues, et des débris prêts à rouler sur la tête du voyageur assez intrépide pour se hasarder dans cet étroit sentier. Coelina remarqua qu'en bas, ce chemin donnait sur une plate-forme, au bord de la mer de glace, et près d'un gros bloc de granit, nommé dans le pays la pierre des Anglais . A deux pas de là, on aperçoit une chaumière, où ceux qui traversent le Mont-Blanc passent ordinairement la nuit. Cette chaumière, si c'était celle de Francisque! Cela peut bien être ; et d'ailleurs, quand elle serait habitée par un autre montagnard, elle peut toujours offrir à Coelina un abri salutaire contre l'orage.... Coelina ne balance point à risquer sa vie dans cet étroit passage ; elle lie ses vêtemens autour de ses jambes ; et, comme il est impossible de marcher sur la glace amollie par le brouillard, elle se couche à l'entrée du sentier, et se laisse glisser jusqu'en bas, au risque de perdre la respiration et de tomber dans un abyme. Le ciel veillait sur ses jours ; Coelina, après avoir roulé pendant plus de deux minutes, se trouve arrêtée dans sa chute, et perd connaissance. Lorsqu'elle reprend ses sens, elle remarque qu'elle est sur cette même plate-forme, au bord de la mer de glace ; et, levant les yeux, elle mesure avec effroi la hauteur du mont qu'elle vient de franchir. Elle se flatte de gagner la chaumière hospitalière qu'elle aperçoit à un demi-quart de mille ; impossible. Un bruit affreux se fait entendre : des craquemens multipliés font mugir toute la montagne, et les murs de glace, qui bordaient le petit sentier qu'elle a parcouru, s'écroulent en avalanches, en faisant voltiger des nuées de neige et de blocs de glace. Heureusement Coelina est abritée sous un roc de granit ; ce bris affreux se fait autour d'elle, et cette démolition effrayante vient combler les abymes, les précipices et jusqu'au chemin qui seul pouvait lui permettre l'accès de la chaumière!... Soudain la pluie tombe avec fracas, des éclairs brillent, et des coups de tonnerre multipliés, qui se répètent dans le creux des montagnes, ajoutent à l'horreur sublime de ce bouleversement de la nature. La mer de glace qui, peu d'heures auparavant, ressemblait parfaitement à un lac qui se glacerait tout-à-coup au moment où ses flots seraient soulevés par une violente tempête ; cette mer effrayante parut se mouvoir, s'élever, s'abaisser, charrier ses blocs, ses moraines, et changer les formes irrégulières qu'elle avait, pour des formes plus sauvages et plus horribles encore. Des précipices s'ouvrent, d'autres se referment, des torrens se font jour à travers les crevasses des avalanches ; tout est en mouvement, tout change de place, de couleur, de sites, pour se congeler de nouveau, et former d'autres montagnes de glace. Qu'on juge de l'état de Coelina, au milieu de ce désordre, et de la tempête qui rugit sur sa tête! Elle tremble de peur que l'asile favorable qui la soustrait aux fureurs des élémens, ne s'écroule avec les énormes rochers qu'elle voit rouler autour d'elle. Elle a tout au plus dix pieds quarrés pour se retourner, et les précipices, les torrens, les avalanches roulent et se brisent à ses pieds! Dans cette affreuse position, elle prie, et la mort, qui agite sa faulx autour d'elle, ne peut plus l'effrayer.

Cependant le ciel s'éclaircit peu-à-peu. Les tourbillons de neige qui volent en trombes, se dissipent, la foudre s'éloigne, les glaces se raffermissent, tout reprend son équilibre et son aplomb accoutumés. Il ne reste plus de cette révolution de la nature que des décombres et des démolitions qui puissent l'attester. Tout a changé de place ; mais tout reste en place, et les torrens disparaissent dans les précipices qu'ils se sont creusés. A peine ce tableau consolant vient-il frapper les yeux de Coelina, que, les brouillards et les nuées se dissipant, elle aperçoit, au fond de la vallée qui se découvre à ses yeux, une foule de montagnards des deux sexes, à genoux, et les mains étendues vers quelque objet qu'ils semblent implorer. Coelina suit le mouvement de leurs bras, de leurs yeux, et remarque près d'elle, au sommet d'un pic inaccessible, une espèce de niche formée naturellement dans la glace. Dans cette niche, est un bloc de glace aussi, imitant parfaitement la stature d'un homme. Elle ne doute point que les voeux ou les remerciemens des montagnards de la vallée ne s'adressent à cette figure, sortie des mains de la nature, et qui leur paraît sans doute merveilleuse et mystique. Coelina écoute les cris confus de ces gens crédules et superstitieux : elle entend distinctement ces mots : Graces soient rendues à Dominique qui vient de nous sauver encore! ...

Dominique!.... c'est apparemment le nom qu'ils donnent à cette espèce de saint de glace. L'exemple des fidèles invite à la prière. Coelina ne put résister à son tour à un mouvement religieux : Et moi aussi, s'écria-t-elle en se précipitant à genoux du côté de la statue naturelle ; et moi aussi, Dominique ; je te rends graces : puisque l'on t'attribue tant de puissance sur les faibles mortels, c'est toi sans doute qui m'as sauvée aussi. Je te remercie ; mais je ne douterai plus de ta sainte protection si tu me fais retrouver le seul appui qui me reste sur la terre, cet inconnu, mon père ou mon ami!....

Coelina se releva, et soudain elle vit fuir tous les habitans de la vallée qui jetèrent des cris perçans. Coelina, ignorant la cause de leur terreur, ne songea qu'à descendre dans la vallée : un chemin taillé dans un roc, et que la chûte des glaces venait de découvrir, lui en facilita l'accès. Quand elle fut en sûreté, elle s'informa d'un berger du motif qui avait fait fuir si promptement ses compatriotes, et ce berger lui apprit l'histoire de Dominique.

Il existe, depuis un tems immémorial, au sommet d'une aiguille à pic, et qu'il est impossible de gravir, un enfoncement fait en forme de niche ; dans cette cavité est un bloc de glace qui offre toutes les formes d'un religieux. Jamais ce bloc ni sa niche ne se sont fondus, même par la chute du tonnerre, ni dans les plus grandes chaleurs de l'été: c'est ce qui fait que les habitans du pays, qui lui ont donné le nom de Dominique, ont regardé ce bloc comme une figure de saint, et lui ont attribué la faculté de faire des miracles. S'ils desirent du bonheur, ils viennent saluer Dominique ; s'ils sont en danger, ils viennent implorer Dominique ; s'ils sont hors de danger, ils viennent en rendre grace à Dominique ; et toujours après qu'ils lui ont parlé, ils se persuadent que Dominique vient de remuer la tête, en signe de consentement à leurs desirs. C'est cette idée où ils sont qu'ils l'ont vu remuer, qui les frappe de terreur, et les fait fuir en criant. Coelina, qui était plus près qu'eux de Dominique, qui l'avait imploré comme eux, était bien sûre que Dominique n'avait fait aucun mouvement ; elle plaignit la superstition de ces bonnes gens, et elle continua sa route pour se rendre à la chaumière qui servait d'asile aux voyageurs du Mont-Blanc.

Il était grand jour, et la nuit s'était écoulée entière pour Coelina, au milieu des glaces, des orages et des dangers de tout genre. L'infortunée était accablée de lassitude : elle arriva, en se traînant, jusqu'à cette chaumière favorable ; mais, ô comble de disgrace! elle était fermée ; le montagnard qui l'avait habitée, était mort la veille, et l'hospitalité ne s'exerçait plus dans cet asile de l'indigence. Coelina sentit son coeur se glacer en apprenant que le maître de la chaumière était mort ; et la veille!... elle pria qu'on le lui désignât, et son effroi se calma quand elle vit, au portrait qu'on lui en fit, que ce n'était point son inconnu. Cependant point d'abri, point d'asile dans cette vallée inculte, inhabitée. Que va devenir notre Coelina qui est accablée de fatigue?.... On lui annonce qu'à trois milles de là, en tournant le Montanvert, elle trouvera, au pied d'une forteresse antique dont il ne reste plus qu'une tour et des ruines, une chaumière habitée par une vieille femme, qui se fera un vrai plaisir de l'y recevoir. Le pâtre, qui donne cette bonne nouvelle à Coelina, a l'humanité de partager avec elle son pain et sa gourde dans laquelle il y a un peu de vin. Coelina, assise sur l'herbe, auprès des douces brebis de son bienfaiteur, fait donc un repas champêtre, et sent se ranimer ses forces que tant de secousses ont affaiblies.

L'horloge de Chamouny sonne la troisième heure après le midi du soleil, et Coelina, qui s'est reposée depuis le matin, se lève pour se rendre à la chaumière qu'on lui a indiquée. Le pâtre, sensible et généreux qui lui a donné la moitié de son dîner, lui offre encore son chapeau de paille, son bâton : Coelina accepte tout cela, et la voilà en simple pastourelle, qui chemine lentement, et cherche, en évitant les ronces et les cailloux, à ne point accroître les blessures de ses pieds ensanglantés. Combien ce trajet lui parut long et pénible! il lui fallait tourner la montagne jusqu'à ce qu'elle aperçût la haute tour du vieux château et la chaumière de la vieille femme. Elle vit enfin ce chalet secourable, et se hâta d'arriver à la petite porte de bois qui le fermait. Personne ne paraissait, et Coelina resta frappée d'étonnement en lisant ces mots qu'on avait tracés au-dessus de la porte de ce simple manoir.

PLUS DE TITRES NI DE GRANDEURS!

C'EST ICI,

C'EST DANS CETTE VALLEE,

QU'EST LE SEUL

ET FAIBLE HERITAGE

DE L'INFORTUNEE COELINA.

Laissons notre héroïne, étonnée, entrer dans la chaumière, et retournons chez M. Dufour, apprendre ce qui s'y est passé depuis le moment de la fuite de Coelina.

Chapitre 2

Eh quoi! mon ami, dit le docteur Andrevon à M. Dufour, vous la chassez de votre maison, et vous la laissez sortir d'ici seule et désolée! Ne craignez-vous pas les effets de son désespoir? - Que m'importe son désespoir, docteur? La douleur est pour moi seul : la honte, le mépris attachés à ma famille, voilà ce qu'il me reste pour mes vieux jours. - Faites-la suivre au moins ; que quelqu'un la console, cette infortunée! Tiennette, allez auprès de Coelina?......... - Je défends à Tiennette, à Chrystin, à Stéphany de sortir.!.... Je crois que je suis le seul ici qui ait le droit de donner des ordres!.... - Quel homme vous êtes!...... Et si elle prend à la lettre votre défense de reparaître devant vous? Si elle se sauve comme une insensée?..... - C'est tout mon voeu ; mais elle ne se sauvera pas ; ne craignez point qu'elle m'obéisse si promptement! Les femmes ont une tenacité, une opiniâtreté de caractère!.... Elle restera dans l'espoir de me fléchir ; mais jamais, jamais! - O mon Dieu! que vous a-t-elle fait, elle, cette intéressante Coelina? Est-ce sa faute, si...... - Sa naissance me déshonore. - Est-elle cause de ce malheur? et devez-vous la punir des fautes de ses parens? - Voilà une singulière philosophie! et c'est vous, vous qui me la débitez!... Vraiment si l'on pardonnait au vice, il n'y aurait pas de raison pour que l'univers ne devînt corrompu comme ce peuple de Troglodites dont parle Montesquieu. Non : il faut venger la vertu, et perdre les coupables dans leur dernière génération : l'effroi qu'éprouve la société entière d'un châtiment rigoureux est le père des vertus privées. - Je ne vous conçois pas, M. Dufour, et je ne vous aurais jamais cru capable d'un trait pareil. Vous la proscrivez donc? - Pour toujours. - C'est votre dernier mot? - Irrévocable. - Adieu. ( le docteur se lève .)- Où allez-vous? - Je vous quitte pour ne jamais vous revoir à mon tour. - Y pensez-vous? quoi! deuxanciens amis se brouiller pour un acte d'une juste sévérité! - Pour un acte d'inhumanité etd'injustice. - Et c'est le moment où je suis dans le premier feu de l'indignation, que vouschoisissez pour m'adoucir, pour m'éclairer, suivant vous! Attendez donc que je sois un peu pluscalme : alors, si vos raisons de modération sont plus fortes que mes motifs de haine, nous verrons,ouï..... nous verrons si je dois pardonner. - Non : je vous connais ; vous êtes inflexible quandvous avez pris votre parti. Vous êtes aussi très-entêté, mon cher M. Dufour : vous avez proscritCoelina, vous ne reviendrez plus sur cette résolution ; quand ce ne serait que par orgueil, pour nepas céder, vous n'y reviendrez plus. - C'est qu'apparemment je croirai avoir raison. - C'estqu'apparemment vous voudrez faire le malheur de tout ce qui vous entoure. Voyez, voyez la douleur devotre fils qui gemit près de vous!..... ce pauvre Stéphany!

- Mon père! s'écrie à son tour Stéphany dont la voix est entrecoupée par les plus tristes sanglots ; mon père! je meurs, si vous me privez de celle que j'adore! M. Andrevon n'a peut-être que trop bien deviné. Elle a quitté déjà sans doute cette maison de deuil et de malheur? - Oh, non, mon fils ; elle ne peut être partie. Comment? en habits de noces, sans m'avoir dit adieu, sans te revoir, toi qu'elle aime! Elle est là-haut dans son appartement. - Où elle se désespère!..... - Je ris, n'est-ce pas? je danse, moi, ici, hein? - Mais, mon père, est-ce elle qui cause votre chagrin? - Vous allez voir que c'est moi qui désespère ici tout le monde. Comme les hommes sont injustes! Le crime, la honte, l'infamie m'entourent, et l'on veut que je souffre de sang-froid l'infamie, la honte et le crime! On m'a déshonoré, et l'on prétend que je dois garder sous mes yeux l'objet de mon déshonneur! On veut plus ; on desire que j'y mette le dernier sceau en formant l'hymen le plus disproportionné. Oh! cela est trop fort, messieurs les égoïstes! vous ne pensez qu'à vous ; vous me permettrez aussi de penser à moi : si vous n'avez point de principes, j'en ai ; j'ai de la probité, une probité austère peut-être, mais intègre, ferme, et qui ne me permet pas de transiger avec l'honneur. Voilà ma philosophie, le plan de ma conduite constante : d'après cela, que tout le monde me fuie, qu'on me déteste, qu'on m'abandonne, qu'on me laisse seul à ma douleur ; je mourrai triste, isolé, mais toujours tranquille avec ma conscience, et glorieux d'avoir fait mon devoir.

M. Dufour prononça ces mots du ton d'un homme décidé, et qui a pris son parti. Le docteur Andrevon le regarda avec l'oeil de la pitié, et lui dit : Vieillard sévère et insensé! vous venez peut-être de prédire le sort qui vous attend : ouï, persistez dans votre injuste haine, et tout le monde vous fuira, et vous mourrez désespéré, loin de vos amis, loin de vos enfans dont vous aurez fait le malheur! - Fort bien, monsieur ; continuez : conseillez à mon fils de me fuir, de me haïr ; il ne vous manquait plus que de lui donner cet avis, qu'il suivra sans doute en enfant dénaturé!... En vérité, vous étiez bien peu digne de mon amitié, et j'ai eu bien tort de croire à votre feinte misanthropie. - Comme vous vous abusez sur les mots! Le véritable misanthrope est celui qui déteste les vices de l'humanité, qui fuit la société des méchans, mais en même-tems qui secourt les malheureux, console l'infortuné, et ne confond point le crime avec la fatalité: voilà comme je pense ; et sous ce point de vue, je suis vraiment misanthrope. Mais l'homme qui confond le vice avec le malheur, n'est point un misanthrope : cet homme-là est un méchant, et un être digne de la haine des véritables misanthropes, entendez-vous, M. Dufour? - Votre aigreur n'est que trop intelligible. - Ici, que vois-je? Le vice et le crime dans les parens de Coelina, cela est vrai ; mais la fatalité, la seule fatalité dans cette pauvre Coelina. Vous la punissez de l'adultère de sa mère : eh, bon dieu! que vous êtes injuste!.... Avant qu'elle apprît le fatal secret de sa naissance, avant que vous le connussiez vous-même, avez-vous vu une jeune personne plus estimable, plus sensible, plus attachée, plus respectueuse envers vous, que cette intéressante enfant? Cette découverte, funeste pour tous, changera-t-elle son aimable caractère? La rendra-t-elle vaine, légère, vicieuse en un mot? Non : au contraire ; sachant qu'elle devra tout à vos bontés, rien à la fortune, ne redoublera-t-elle pas de tendresse et d'attachement pour vous? Pouvez-vous me contredire sur ce point? cela ne se peut pas. Que vous en coûterait-il donc de faire son bonheur? A dieu ne plaise que je m'imagine que vous êtes dominé par la soif de l'or, par le desir de voir rentrer entre vos mains les biens considérables qu'on croyait appartenir à Coelina, et dont vous devenez l'héritier légitime! Non, je vous connais trops ; et vous n'avez pas besoin de me faire un signe d'indignation pour me persuader que vous n'êtes dominé ni par l'ambition, ni par la cupidité. Quel est donc le préjugé qui vous rend si barbare?.... Homme injuste!.... vous faites l'éclat le plus scandaleux ; vous faites éteindre les flambeaux de l'hymen, et vous leur substituez les torches de la haine et de la discorde! Vous croyez édifier vos concitoyens? eh bien, non, vous vous trompez ; car chacun plaindra les amans que vous désunissez, et tout le monde vous blâmera.

M. Dufour garde le silence, et paraît plongé dans ses réflexions. Le docteur continue : Quelle confiance d'ailleurs avez-vous accordée si promptement aux dénonciations perfides d'un méchant? Comment pouvez-vous devenir son complice, sachant qu'il n'agit que pour perdre Coelina et Stéphany? Qui vous assurera que cet acte de baptême, que cette lettre d'un nommé Francisque à Isoline, ne soient point des papiers controuvés, faits à plaisir? Etes-vous assez sûr de la probité des Truguelins, pour les croire ainsi sur parole, pour ainsi dire? et d'ailleurs vous ont-ils éclairé entièrement sur ce mystère? Ne l'ont-ils pas dénaturé, arrangé à leur manière pour exciter votre colère dont ils connaissent les excès? Vous leur préparez un triomphe sans connaître la part qu'ils ont pu prendre à toutes ces aventures que vous ignorez. Que veut dire cette phrase énigmatique, en parlant du père de Coelina : Ce misérable est près de vous? Ils le connaissent, et ils ne le nomment pas ; pourquoi? Doutez-vous que l'indigent, qui demeure chez vous, ne soit leur ennemi, et qu'il ne connaisse comme eux le père de Coelina? En le nommant, ils ont craint peut-être que cet indigent ne divulgue leurs forfaits ; et qui sait? Il me vient une idée subite.... Peut-être ont-ils arrangé leur roman pour vous faire accroire que Coelina est la fille de cet indigent? Ce personnage mis en jeu serait un coup de maître ; il ne peut ni parler, ni écrire ; ils ne craignent pas d'être démentis. Et quand cela serait, pourquoi l'ont-ils persécuté, mutilé? pourquoi cet indigent a-t-il gardé leur secret jusqu'à présent? pourquoi les a-t-il ménagés en feignant devant vous de ne les pas connaître? Il y a donc là-dessous quelque mystère impénétrable, dans lequel ils sont compromis, dont ils redoutent la publicité, et qu'ils veulent prévenir par des mensonges? Ce Francisque-Humber écrit à Isoline : Tremble sur-tout que ton frère ne pénètre ce mystère ; il serait capable de tout, voyant que son espoir est trompé . Quel espoir avait Truguelin, qui ait été déçu? Pourquoi a-t-il enlevé le post-scriptum écrit au bas de la lettre? je vous le demande, homme prompt et violent? Voilà des réflexions qu'il fallait faire avant d'agir. Mais vous vous emportez ; mais vous proscrivez, vous criez, vous mettez la ville et les faubourgs dans votre confidence ; et si vous vous croyez déshonoré, vous l'apprenez à tout le monde, afin d'avoir à rougir d'un malheur que vous auriez pu tenir secret.... Est-ce là la conduite d'un vieillard qui a du jugement, qui est mûri par l'expérience et par le malheur?.... Au surplus, je vous ai dit tout ce qu'un ami franc et sincère devait vous dire : vous ferez maintenant tout ce qu'il vous plaira ; je souffrirai, parce que j'aime vos enfans, et que je les verrai malheureux : mais, comme M. Truguelin et peut-être son cher fils doivent venir tantôt, moi, je me dispenserai de remettre jamais le pied dans cette maison ; je ne veux plus avoir rien de commun avec l'ami, le confident des Truguelins, les plus vils scélérats que je connaisse. Adieu.

Le docteur sortit précipitamment ; et sa harangue, longue et débitée avec feu, venait de faire une profonde impression sur l'esprit de M. Dufour : il était resté inanimé dans son fauteuil. Son fils, Tiennette et Chrystin voulurent le tirer de sa rêverie ; impossible! M. Dufour, plongé dans une espèce de stupeur, prit machinalement les lettres contenues dans le paquet de Truguelin, les lut, les relut sans mot dire, et parut réfléchir sur chaque expression qu'elles contenaient. Stéphany saisit ce moment pour sortir, et il se hâta de monter à l'appartement de Coelina, qu'il croyait y trouver baignée dans les larmes. Stéphany entre, ne voit rien de déplacé, et il espère ; mais n'y rencontrant point Coelina, il descend, court toute la maison, cherche dans le jardin, par-tout, et rentre dans la chambre de M. Dufour, qu'il trouve livré toujours à sa rêverie. Mon père! s'écrie le jeune homme, elle n'est plus ici ; elle n'y est plus : grands dieux! il faut qu'elle nous ait fui! - Déjà? - O mon père! qui me rendra Coelina? qui me dira ce qu'elle est devenue? Elle est partie, partie pour jamais! jamais sans doute je ne la reverrai! - Réprimez vos cris qui m'offensent, monsieur. Si Coelina est partie, elle a bien fait ; elle a suivi mes ordres. - Eh quoi! toujours, mon père, toujours le même! Les sages réflexions du docteur n'ont pu vous changer? - Je me rends à l'évidence, monsieur : ces papiers ne sont point controuvés ; ils sont légalisés et en bonne forme. Coelina n'est point votre cousine. - Elle est plus, elle est mon amante. - Qu'osez-vous dire? - Elle sera ma femme. - Insensé! - Elle le sera ; je pars aussi, je la cherche, je la suis par-tout, et par-tout où je la rencontrerai, je lui donnerai ma main au pied des autels. - Sans mon aveu? - Vous nous le donnerez ; la haine ne peut germer long-tems dans un coeur comme le vôtre. - Fils ingrat! vous quitteriez votre père? vous abandonneriez un vieillard infirme qui n'a que vous au monde pour le consoler? - Je reviendrai, mon père, je reviendrai vous présenter mon épouse, et vous nous serrerez tous deux dans vos bras paternels. - Si vous êtes assez imprudent pour effectuer votre projet, je vous déshérite et vous donne ma malédiction. - La malédiction des pères est repoussée par l'être suprême, quand elle n'est pas fondée. - Vous me manquez de respect, monsieur! - Vous faites mon malheur, vous, mon père! - Restez ; je vous défends de sortir ; et pour vous en ôter la fantaisie, je vais vous enfermer dans cet appartement. - Vous m'ôteriez ma liberté? - Jusqu'à ce que vous vous rendiez digne de la recouvrer. Tiennette? Chrystin? je vous ordonne de me suivre.

Tiennette, Chrystin, désespérés, suivent M. Dufour, qui sort, et qui, malgré les larmes et les instances de son fils, enferme le malheureux Stéphany dans sa chambre à coucher. M. Dufour descend ensuite dans le salon, et ordonne le silence à Chrystin, et sur-tout à Tiennette, qui, avec sa franchise ordinaire, se permet de lui faire des reproches sur sa conduite. M. Dufour pense cependant que, depuis la triste découverte qu'il a faite, il n'a pas vu l'indigent : il ordonne à Tiennette de le faire descendre. Tiennette monte au grenier qu'occupait l'inconnu, et descend bientôt annoncer à son maître que l'indigent n'y est point, que tout annonce qu'il est parti aussi. Parti, s'écrie M. Dufour? Voyons donc cela moi-même!

Tiennette lui donne le bras : il monte au petit logement de l'indigent, et remarque que cet homme a répandu sur sa table de la cendre où il a dû écrire quelques mots avec son doigt. Par l'effet du hasard, Coelina, habituée à déchirer ou à effacer les phrases que l'inconnu lui traçait sur le sable, avait, sans y penser, effacé de même ces mots qu'elle avait lus sur cette cendre : Je suis perdu si je ne fuis ; souvenez-vous de Chamouny? ... Mais elle l'avait fait si précipitamment, qu'il restait encore quelques lettres, et même des mots entiers assez lisibles. M. Dufour, à force de recherches et de rapprochemens, ne put distinguer que ceci:......... Perdu si .... fuis .... souvenez-vous .... A qui a-t-il pu donner cet avis, se dit M. Dufour? A Coelina, sans doute? Ils ont fui ensemble, ou ils se sont assigné un rendez-vous quelque part. Ha, ha! Coelina était dans la confidence de l'indigent : elle savait, par lui, le secret de sa naissance, il n'y a pas de doute. Elle le savait, et elle me trompait! je ne m'étonne plus si elle pressait son hymen, si, la veille même de cette cérémonie, elle me priait de ne point la rendre éclatante, de la célébrer en secret! Elle savait tout!... Elle craignait l'avis funeste qui, heureusement pour moi, m'a été donné assez à tems pour éviter mon déshonneur. Coelina! quelle dissimulation! quel manque de confiance et de délicatesse! Elle savait qu'elle n'était point ma nièce, et elle abusait de ma crédulité! Vraiment, elle avait ses raisons pour m'accabler de tendresse et d'égards! Elle ne voulait qu'épouser Stéphany!.... Eh bien, si elle était venue se jeter à mes pieds, me confier le secret de sa naissance, mettre son sort entre mes mains, j'aurais pu la rendre heureuse ; seul dans la confidence de ce secret, je l'aurais gardé dans mon sein, et je n'en aurais pas été moins honoré aux yeux des hommes : elle aurait évité l'éclat imprudent que j'ai fait dans le premier moment de mon indignation.... Mais il est fait cet éclat ; tout le monde sait que Coelina est le fruit de l'adultère, je suis même intéressé à en donner des preuves pour justifier ma rigueur ; et d'ailleurs, quand j'aurais été disposé à l'indulgence, ce que je découvre aujourd'hui de Coelina, me rendrait toute ma fermeté: elle n'est plus digne de mon amitié: elle savait tout, et nous trompait tous ; elle ne mérite plus ni mon estime, ni mes regrets!

M. Dufour, persuadé que Coelina, d'intelligence avec l'inconnu, a fui avec lui, se raffermit dans le projet qu'il a formé, et frémit en pensant à cette phrase de Truguelin : Ce misérable est près de vous . C'est cet indigent sans doute : voilà ce Francisque Humber qui a déshonoré le lit de son frère. Le beau choix qu'avait là fait la coupable Isoline! Et quelle intrigue obscure! Ce malheureux vient justement loger chez lui pour y jouir des embrassemens de sa fille, qui, dans sa confidence, les lui prodigue journellement à son aise, et prémédite de tromper une famille qui l'a accueillie comme sa parente! Quelle horreur! et combien M. Dufour remercie la Providence de lui avoir fait découvrir ce mystère d'opprobre et de trahison!... M. Dufour sait bien apprécier le motif de vengeance qui a guidé Truguelin ; mais il n'en est pas pas moins ravi qu'il lui ait dévoilé ce secret : il desire à présent la visite que Truguelin lui a promise, et se flatte d'apprendre de sa bouche ce qu'il ignore encore de cette trame odieuse. Truguelin ne se fait pas desirer long-tems. Dans l'après-midi, il se présente, et, tandis que nos amans gémissent, l'un en courant les aventures, l'autre dans sa prison, les deux vieillards, enfermés ensemble, tiennent la conversation suivante:

Eh bien, M. Dufour, dit Truguelin en s'asseyant, me voilà: comment me trouvez-vons maintenant? Allez-vous encore m'interdire votre maison, m'imputer des forfaits, me traiter comme un imposteur? Ne me savez-vous pas gré au contraire de vous avoir tendu la main sur le bord de l'abyme, de vous avoir éclairé dans le sentier ténébreux de la honte et du regret où vous vous engagiez? - Monsieur!.. - Le voilà ce secret que je balançais à vous dévoiler, le voilà. Vous êtes bien sûr maintenant que Coelina n'est point votre nièce? - Trop sûr, hélas! Mais quel est donc son père? - Vous le connaissez. - Il est près de moi, dites-vous? - Très-près de vous. - Nommez-le-moi? - Je ne puis le faire qu'à une condition. - Laquelle? - Ecoutez-moi : On a toujours cru, et vous-même vous avez eu l'injustice de penser que je recherchais la main de Coelina pour mon fils, uniquement en vue des grands biens de cette prétendue héritière du Baron des Echelettes ; ouï, on s'est imaginé que c'était la cupidité, l'amour de l'or, qui nous faisaient agir : vains jugemens des hommes! Est-ce que j'étais assez malhonnête homme pour vous tromper, moi, pour prendre, avec Coelina, des biens qui ne lui appartenaient pas plus qu'à nous? Cela d'ailleurs n'eût pas été possible ; car, pour conclure l'hymen, il aurait fallu montrer des papiers de famille : l'extrait baptistaire de Coelina aurait paru au grand jour, et tout se serait découvert. Non, mon projet était, l'hymen de mon fils se trouvant arrêté entre nous, de vous dire franchement : Tenez, M. Dufour, Coelina n'est point votre nièce, en voilà les preuves ; gardez donc des biens qui sont votre propre héritage, et donnez-nous la jeune personne, dont mon fils est amoureux, fou, et qui est nécessaire à son bonheur.... Eh bien, M. Dufour, ce que je vous aurais dit alors, je vous le répète aujourd'hui : Remettez-moi, dès aujourd'hui, Coelina, et oublions tout ce qui s'est passé. Elle ne vous appartient en rien : sa vue, au contraire, ne peut qu'aigrir vos regrets de ce que votre frère a été trahi par sa coupable épouse. Coelina est ma nièce à moi ; quel que fût son père, elle est toujours ma nièce, et la cousine de Marcan. Nous étoufferons tout l'éclat qui a été fait en changeant de contrée, et je marierai cet enfant de l'amour à mon fils qui en perd la tête, et qui, ainsi que moi, est dénué de préjugés. Vous devez me juger à présent, et voir par mon désintéressement d'aujourd'hui, combien on m'a calomnié, il y a un mois, auprès de vous. J'attends votre réponse.

M. Dufour garda quelque tems le silence, étonné de cette proposition, qui était le fruit ou de la plus profonde duplicité, ou de la plus exacte probité. M. Dufour, avant d'apprendre à Truguelin la fuite de Coelina, voulut le sonder sur les motifs qui le faisaient agir. Y pensez-vous, lui dit-il? Vous donneriez une fille sans bien et sans naissance à votre fils? - Pourquoi pas, mon cher monsieur? On est faible quand on aime ses enfans ; le bonheur du mien est mon seul desir. Il ne peut se passer de sa cousine ; il lui faut cette femme-là, je la lui donne. - Et vous desirez que je vous remette Coelina? - Sur-le-champ, j'ose vous en prier. - Et ce n'est qu'à cette condition que vous me ferez connaître son père. - Je le dis avec peine... mais ce n'est qu'à cette condition. - M. Truguelin, m'est-il permis de vous demander la raison de cette condition singulière que vous m'imposez? - Je ne puis vous la dire. Ne possédant pas Coelina, vous exigeriez des détails ; je ne pourrais me dispenser de vous les donner, et tout cela ne nous menerait à rien. - Mais si je vous confie Coelina, vous me les donnerez donc, ces détails? - Tous, ouï, tous ; et, quelqu'impression qu'ils fassent sur vous, ils ne pourront me nuire, puisque je serai au comble de mes voeux. - Vous nuire?... Je ne sais si je devine quelque chose ; mais il me semble que vous êtes furieusement compromis dans toute cette affaire? - Et si cela était?.... - M'y voilà. Votre ennemi le plus acharné, celui que vous avez toujours feint de ne pas connaître, ce misérable qui est près de moi , ce père enfin de Coelina, c'est l'indigent à qui j'ai donné un asile dans mon grenier, n'est-ce pas? C'est cet homme que vous avez toujours poursuivi, et qui, je ne sais pour quelle raison, m'a toujours nié qu'il fût votre victime? - Je ne vous ai point parlé de l'indigent, monsieur, et je ne sais pourquoi vous venez sans cesse m'en parler, et le mêler dans cette affaire à laquelle il est absolument étranger. Voyons, venons au fait : m'accordez-vous Coelina? - Mon Dieu, monsieur, prenez-la ; c'est votre nièce, faites-en ce qu'il vous plaira : pour moi, je ne la marierai jamais à mon fils. - Vous me la cédez? - Très-volontiers ; je ne veux plus avoir aucune relation avec elle... Vous allez maintenant... parler? - Quand elle sera là, près de moi. - Il faut encore cette condition?... - Daignez la faire descendre? - Quel homme!.... La faire descendre!.... Vous ai-je dit qu'elle était ici? - Comment? - Sans doute : en vous cédant Coelina, je ne vous ai point promis, je crois, de la prendre d'une main pour vous la donner de l'autre. Cela me serait d'ailleurs impossible ; car elle n'est plus chez moi. - Elle n'est plus chez vous? - Non, je l'ai... Dans un premier mouvement de colère... je l'ai chassée de chez moi ; elle a pris la chose à la lettre, et il paraît qu'elle m'a obéi ponctuellement ; car depuis cinq heures elle est sortie de cette maison. - Seule? - Comment, seule?... ( Finement ).Avait-elle ici quelque ami capable de l'accompagner? - Mais.... votre fils... Son amant auraitpu.... - Mon fils respecte et chérit trop son père pour l'abandonner... Cependant... vous ne medites pas tout ce que vous pensez, M. Truguelin! Ce mot seule voulait dire bien des choses, et je parie que vous présumez qu'elle s'est sauvée avec l'indigent? - Pourquoi le penserais-je? A-t-elle quelque rapport avec cet inconnu? - Il faut bien pourtant qu'elle ait quelque rapport avec lui ; car il s'est enfui avec elle.... Eh bien, vous changez de couleur! - Moi? quelle idée! C'est que le jour de cette porte.... est faux, voilà pourquoi... - S'il y a quelque chose de faux ici, monsieur, ce n'est pas le jour, c'est votre coeur. - Eh quoi, lorsque je vous rends un bon office, vous m'injuriez encore? - Oui, monsieur, Coelina est partie avec cet indigent qui, on ne m'ôtera pas cela de la tête, qui, j'en suis sûr, est son père. - Vous..... vous trompez. - Et il y a mieux, Coelina le savait depuis long-tems. - Elle l'aurait dit à quelqu'un? - Elle ne l'a dit à personne ; mais son intelligence soutenue avec l'indigent (Tiennette m'a assuré qu'elle les surprenait souvent ensemble), et sa fuite avec lui, tout me le prouve. - Vous vous abusez, vous dis-je, M. Dufour ; mais vous savez sans doute de quel côté est allée Coelina? - Je l'ignore, et ne veux pas m'en informer. - Vous l'ignorez, monsieur?... Je vous salue.

Truguelin se lève pour sortir ; M. Dufour l'arrête en lui disant : Vous me quittez, monsieur, et sans m'apprendre... - Je n'ai plus rien à vous dire. - Que voulez-vous que je pense? - Tout ce qu'il vous plaira. - Que vous ne m'avez éclairé que par esprit de vengeance et de jalousie? - Cela peut être. - Homme méchant et dissimulé, j'avais bien besoin de votre fatale confidence! - Agissez comme si je ne vous l'avais pas faite. - Eh, le puis-je sans me déshonorer? - Ne vous déshonorez pas.... Je vous salue.

Truguelin sort, et laisse M. Dufour aussi ignorant sur le nom du père de Coelina qu'avant sa visite. Ses questions, sa proposition astucieuse, dont M. Dufour ne peut pénétrer le motif, tout indigne le vieillard, qui s'écrie : Ne rencontrerai-je donc que des traîtres et des gens attachés à me tourmenter? Trahi dans mon intérieur, je n'ai pas un ami qui daigne éclaircir le trouble où chacun me plonge. Je suis, oh! je suis bien malheureux!....

Le vieillard, pour la première fois depuis long-tems, laissa échapper des pleurs, que Tiennette se hâta d'essuyer. Elle vint près de lui, et le trouvant dans les larmes, elle lui dit : Aussi, monsieur, pourquoi avez-vous ajouté foi aux mensonges que ce vilain homme-là vous a écrits ce matin? Ce sont des faussetés, tout cela, je le gagerais. - Mais Tiennette, puis-je nier l'évidence d'un acte bien en règle, comme cet extrait de baptême? - Bah! ils l'auront fait eux-mêmes : oh! ils sont bien assez méchans pour cela. Eh puis, quand cela serait, fallait-il chasser cette chère Coelina, cette pauvre enfant si douce, si bonne, si sensible? Ah, mon maître! quel trait de cruauté vous avez fait là! - Tiennette!....... - C'est que vous ne savez pas que toute la ville la regrette, et qu'on vous blâme généralement. Vous avez défendu votre porte à tout le monde, c'est bien ; mais cela n'empêche pas que je n'essuie depuis ce matin les questions d'une foule de gens qui viennent s'informer de Coelina : Où est Coelina? est-elle revenue, cette pauvre Coelina? Voilà ce qu'on me demande à toute heure : moi, je leur réponds : Elle est partie avec l'indigent ; elle ne reviendra sûrement pas. Ce pauvre homme! voyez-vous, c'est le seul ici qui l'ait consolée! car, pour moi, j'en avais bonne envie ; mais on me l'a défendu.... Chacun baisse les yeux, et vous accuse d'inhumanité. - Tiennette, votre zèle est quelquefois outré. Simple et crédule, vous ne pouvez deviner les motifs qui me guident. - Voilà cet infortuné Stéphany encore! le voilà pour ainsi dire en prison : cela durera-t-il long-tems? - Jusqu'à ce qu'il se soumette à mes volontés. - Eh bien, tenez, d'un père sensible, d'un oncle tendre, d'un ami chaud et zélé, un instant, un seul moment a fait de vous un homme dur et méchant. - Ha çà, Tiennette, vous vous permettez......... - C'est que je n'aime pas les injustices, moi, monsieur! elles révoltent, elles aigrissent les coeurs au lieu de les ramener. - Tiennette, gardez désormais vos réflexions pour vous, ou bien vous prendrez votre parti. - Ne voilà-t-il pas que vous me menacez aussi de me renvoyer, moi qui vous sers fidèlement depuis douze ans! C'est bien! faites une victime de plus, tandis que vous êtes en train. Je m'en irai, s'il le faut ; mais ce sera pour aller chercher partout cette pauvre Coelina, pour la suivre, et ne jamais la quitter. - Vous ferez ce qu'il vous plaira : en attendant, je vous ordonne de vous taire, de respecter mes volontés et de les suivre. - O mon Dieu, mon Dieu! il faut que le diable soit entré ici, ou qu'on ait jeté quelque sort dans cette maison. Il y a peut-être un talisman quelque part ici ; il faudra que je le cherche. Je me suis laissé dire qu'un jour il y avait un berger qui..... - Finissez, Tiennette : voilà la nuit ; j'ai besoin de repos. Vous direz à Chrystin que demain matin (à présent il serait trop tard) il aille à la baronnie des Echelettes, prévenir le concierge de ce changement, et faire disparaître jusqu'aux moindres vestiges de la fête que sans doute on y avait préparée. - Cette fête-là, c'était pour... - Sortez?

Tiennette sort, mais pour aller consoler le jeune amant de Coelina, qui est enfermé dans la chambre à coucher de M. Dufour : elle n'a point la clef de cette chambre ; mais elle parle au prisonnier à travers la porte. Stéphany gémit : des pleurs, des sanglots, voilà ce que Tiennette entend. Stéphany est insensible à tout ce que lui dit Tiennette : il est agité d'un violent désespoir : il accuse son père de rigueur, de cruauté. Il jure qu'il s'échappera tôt ou tard de cette maison, qu'il ira chercher Coelina par-tout, fût-ce au bout de l'univers. En vain Tiennette lui donne des avis contraires ; il n'écoute que ceux que lui dictent la douleur et l'amour.

M. Dufour descend, ouvre la porte : Suivez-moi, mon fils, dit-il à Stéphany.

Stéphany suit son père, qui le mène dans le petit donjon même qu'occupait Coelina. Il lui laisse des alimens, et l'enferme dans cette chambre, dont les croisées très-hautes, et la porte bien ferrée, mettent un obstacle invincible aux projets de fuite du malheureux jeune homme, qui passe la nuit dans les mêmes pleurs et dans la même agitation. La journée entière du lendemain s'écoule sans que Stéphany voie son père ; c'est Tiennette qui lui apporte de la nourriture : Stéphany la rejette loin de lui : il veut mourir, et refuse tous les moyens de prolonger sa triste existence.

Trois jours se passent ainsi dans la captivité pour Stéphany, dans la plus profonde solitude pour M. Dufour. Ce vieillard opiniâtre a défendu qu'on laissât entrer qui que ce fût. Il est seul à ses regrets ; le docteur, son ami le plus intime, l'a lui-même abandonné: il est triste, sombre ; mais il ne change point de résolution. Cependant, pour légitimer en quelque sorte sa conduite rigoureuse, il a fait monter Chrystin à cheval : Chrystin, lui a-t-il dit, prends ce papier ; va-t-en à Servoz, à la paroisse Saint-Etienne : tu demanderas le pasteur Archimbaud, s'il existe encore, ou le clerc Desétoles ; tu vérifieras si cet extrait de baptême est bien véritable, et tu reviendras sur-le-champ me rapporter l'exacte vérité.

Chrystin est parti. Un jour s'écoule ; Chrystin revient tristement annoncer à son maître que l'acte vérifié sur le registre est exact, malheureusement trop vrai ; il y a huit jours qu'il a été délivré à Truguelin, qui s'est dit au pasteur Archimbaud, être Francisque Humber, père de Coelina. J'ai reconnu Truguelin à son signalement, ajoute Chrystin ; mais ce qu'il y a de singulier, c'est que quinze jours avant, le clerc Desétoles a délivré le même acte à un pauvre mendiant muet, infirme, absolument tel que nous avons vu ici cet indigent qui habitait le petit grenier. Celui-ci avait fait au prêtre sa demande par écrit. Quel intérêt avait donc cet indigent à lever l'extrait baptistaire de Coelina? - Quel intérêt, mon ami? le plus grand sans doute, et cette nouvelle preuve me persuade plus que jamais que l'indigent est le père de Coelina, ou du moins l'ami intime de ce Francisque Humber, qui a déshonoré mon malheureux frère. - Cela se pourrait, monsieur ; car j'ai surpris très-souvent le pauvre homme qui baisait la main de Coelina, qui serrait cette jeune personne dans ses bras avec l'air le plus ému. - Et Coelina se prêtait à ses tendres effusions? - Mon Dieu ouï. - Nouvelle preuve encore de son intelligence avec lui. Tous deux me trompaient, et voulaient s'introduire dans ma famille. Et l'on me blâmerait encore d'avoir chassé tout cela! et mon étourdi de fils soupirerait encore pour cette fille perfide et fausse! Va, Chrystin, je suis bien malheureux d'être père! Je me suis méfié toute ma vie de la duplicité, de la malignité des hommes, et je suis encore leur dupe aujourd'hui comme un franc écolier! Je ne le serai plus.

M. Dufour monta chez Stéphany, à qui il fit part de la vérification qu'il avait envoyé faire de l'acte de baptême de Coelina. Tout cela ne put changer le jeune homme : il jura toujours que, dans son amante, il ne voyait que son amante, et qu'il mourrait s'il ne l'obtenait pour épouse. M. Dufour le menaça encore de malédiction, d'exhérédation, et le si bon Stéphany, habitué à craindre son père, à lui obéir en tout point, se contenta de se livrer de nouveau à ses gémissemens.

C'est ainsi que les préjugés, la fatalité, la vengeance et l'orgueil des hommes travaillaient de concert à désunir pour la vie deux jeunes gens intéressans, faits l'un pour l'autre, et qui s'adoraient. O passions des hommes!...

Un matin que Stéphany, toujours enfermé dans la chambre qu'avait occupée Coelina, charmait sa douleur en contemplant, en visitant les meubles, les moindres objets que son amante avait touchés, il resta fort étonné de trouver sous sa main.......

Mais, avant de rapporter cet événement, retournons à Coelina, que nous avons laissée à la porte de la chaumière d'une pauvre femme, au pied du Montanvert, sur les bords de l'Arvéron.

Chapitre 3

Coelina, accablée de douleur, de lassitude et d'effroi, s'arrête en lisant l'inscription mise sur le chalet : Plus de titres, ni de grandeurs : c'est ici, c'est dans cette vallée qu'est le seul et faible héritage de Coelina! ... Qui a tracé ces mots? L'indigent sans doute : c'est là sa chaumière. Mais cette chaumière!.... Ce serait là l'unique héritage de Coelina! La belle métairie des Sables, la ferme Ronde, la Millière, le Nant des Bordes, la superbe baronnie des Echelettes, toutes ces riches propriétés que naguères elle avait vues, où elle avait reçu des fêtes, dont elle se croyait propriétaire, tout cela ne lui appartenait plus ; et le seul bien auquel elle pût prétendre, le seul héritage qu'on lui réservait, était une cabane rustique, située dans une vallée sauvage, au pied d'un mont de glace dont les moindres avalanches pouvaient la réduire en poussière! Quel changement! quelle humiliation pour une jeune personne dont on avait flatté l'amour-propre par le tableau séduisant des grandeurs, des richesses et d'un hymen formé par l'amour!....

Coelina ne s'arrête point à ces réflexions douloureuses, et que sa triste situation ne lui permet point d'approfondir. Elle entre dans la cabane, où elle trouve seulement une femme très-âgée qui la regarde, et lui jetant les bras au col, s'écrie : Est-ce vous, Coelina, qu'on a tant attendue ici? - C'est moi-même, bonne femme ; mais avant tout, permettez-moi de m'asseoir, et daignez me donner un peu d'eau. Je meurs de soif et de lassitude!...

La bonne femme s'empresse de lui offrir quelque nourriture : elle étanche elle-même le sang qui coule des pieds de l'infortunée, et lui prodigue tous les secours de l'hospitalité, tous les soins même de l'amitié. Pendant qu'elle exerce ce devoir, Coelina lui adresse la parole : Est-ce ici, bonne femme, la chaumière de l'inconnu qui m'a témoigné tant d'intérêt? - C'est ici même : il vous a long-tems attendue sur la route ; il vous a cherchée par-tout. - Est-il ici? - Hélas! non. Voyant que vous n'arriviez pas hier, ni aujourd'hui, il s'est échappé tantôt de mes bras qui voulaient le retenir ; il est parti ; je ne sais ce qu'il est devenu. - Grands Dieux! que m'apprenez-vous! - La triste vérité C'est moi qui l'ai reçu dans mes bras, qui l'ai nourri, qui l'ai depuis.... Mais je dois respecter son secret, jusqu'à ce qu'il me permette de le divulguer. - Il est peut-être retourné à Sallenche? - Il y a toute apparence : il vous attendait ; il ne vous a pas vue revenir ; il aura cru que vous étiez restée chez votre tuteur : c'est vous, vous seule, ma chère enfant, qui avez causé tous ses maux ; c'est encore votre retard qui vient d'aliéner son faible cerveau. C'est une maladie à laquelle il a été très-sujet autrefois, et dont j'étais parvenu à le guérir à force de soins ; mais le voilà retombé: Dieu du ciel! quand finiront tant de maux!

Ici Coelina baisse les yeux, rougit, et n'ose faire de nouvelles questions à la bonne femme ; elle tremble d'apprendre ce dont elle se doute, et craint la fatale certitude de l'événement qu'elle craint : elle prend des détours pour arriver à ce but. Il a donc, dit-elle à la bonne femme, il a donc dicté à quelqu'un cette inscription que je viens de lire au-dessus de la porte de cette chaumière? - C'est moi qui l'ai écrite, après qu'il en a eu tracé les mots sur la cendre de notre foyer. - Que.... veut-il dire, en m'indiquant cette chaumière..... pour mon héritage? - Hélas! ma chère enfant.... il est inutile de vous le cacher plus long-tems..... le malheur vous permet d'apprendre ce secret..... Cet inconnu que vous avez vu chez votre tuteur....... - Cet.... inconnu?.... - Cet indigent qui a tant souffert pour tâcher..... en vain, hélas!... de faire votre bonheur.... - Eh bien? - C'est votre père, Coelina ; c'est votre malheureux père!

Coelina s'attendait à cette explication, et néanmoins son coeur se serra, ses genoux se fléchirent ; une pâleur mortelle vint altérer ses traits, et elle manqua de perdre connaissance. La vieille femme s'aperçut de la révolution qu'elle éprouvait, et se hâta de lui donner du secours. C'est mon père, s'écria l'infortunée en versant un torrent de larmes! c'est ce Francisque Humber qui séduisit ma coupable mère!.... - Il ne la séduisit point, non ; et votre mère ne fut coupable que par excès de vertu. - Qu'entends-je? Ah! daignez m'expliquer...... - Je ne le puis, mon enfant ; je ne le puis encore sans l'aveu de votre père : c'est à lui seul à vous dévoiler le mystère de votre naissance, la cause, l'unique cause de tous ses malheurs. - Il devint l'ennemi juré des Truguelins, n'est-ce pas? - Oh! les monstres! Mon enfant, ne prononcez jamais leur nom devant moi. - Mais pourquoi l'ont-ils persécuté? - Vous le saurez, Coelina ; mais ne m'interrogez pas ; je ne puis satisfaire à vos questions ; ne m'interrogez pas, vous me faites trop de mal.... - Et vous êtes, vous?.... - Je vous l'ai dit ; je fus l'amie de sa mère ; j'ai nourri Francisque, je l'ai élevé, et je ne l'ai jamais quitté dans ses malheurs. - Votre nom? - On m'appelle Perrine. J'eus un autre nom que vous connaîtrez un jour. - Encore des secrets! Qui donc empêche aujourd'hui que j'apprenne les malheurs de ma famille? Suis-je assez, mon Dieu, le jouet des événemens? - Coelina, soyez confiante, soumise et respectueuse dans votre nouvel état : attendez tout du tems ; voilà ce que je puis vous dire. - Craint-on encore les Truguelins? - Ils sont capables de tout ; votre mère vous l'a dit à ses derniers momens, et ils n'ont que trop justifié depuis cette fatale prophétie! - Peuvent-ils venir ici, chez Francisque? - Vous êtes dans un lieu tout rempli de leurs forfaits. Ces arbres, ces vallées, ces montagnes, ces murs même ont retenti des gémissemens de leurs victimes ; et personne, dans ces contrées, ne prononce leur nom qu'avec horreur et terreur. - Eh quoi! cette chaumière.... - Leur appartenait autrefois. C'est ici qu'ils exerçaient à loisir leurs sourdes vengeances. Tout ici porte des marques de leur férocité. - Grand Dieu! Et comment cette cabane est-elle parvenue à Francisque? - Je vais vous le dire. Il y a deux ans environ que Truguelin père fut dangereusement malade. Cet homme tomba dans une léthargie qui dura quatre jours. Tout le monde le crut mort, son fils le premier ; et, comme il est aussi dénaturé que son père est méchant, il se crut en droit de disposer de ses héritages. Le premier bien qu'il vendit, fut cette cabane. Francisque l'apprit ; Francisque, jaloux d'habiter ce séjour qui lui rappelait bien des souvenirs, se hâta de le racheter de la personne à qui Marcan venait de le vendre. Depuis, il y a tout au plus un mois de cela, Truguelin, ressuscité pour le malheur de l'humanité, est venu ici avec son fils. J'étais seule : ils ne me reconnurent pas heureusement, depuis le long-tems qu'ils ne m'avaient vue, et me proposèrent de racheter la masure. Je leur répondis que je n'en étais que la gardienne, que le propriétaire était absent, que j'ignorais où il était, quand il reviendrait ; mais que, dans tous les cas, je savais qu'il ne voulait pas vendre ce bien dont il avait l'habitude, et où il se plaisait. Les Truguelins voulurent faire des visites dans les longs souterrains qui se prolongent sous les ruines du château voisin : je m'y opposai ; et quelques montagnards qui entrèrent ici, leur en ayant imposé, ils se retirèrent en murmurant quelques menaces : depuis ce tems, je vous l'avouerai, je ne suis pas tranquille ; je crains toujours qu'ils ne reviennent, et qu'ils n'emploient la violence pour me chasser d'ici. - Ils ont donc un grand intérêt à reprendre cette masure? - Le plus grand, apparemment. Ils ignorent heureusement que Francisque en est le propriétaire ; car ils seraient plus furieux encore, plus acharnés à nous en chasser.

La curiosité et l'étonnement de Coelina croissaient de moment en moment. Vous avez donc ici des souterrains, dit-elle? - Ouï, mon enfant. Vous avez vu sûrement, avant d'entrer, les ruines d'un château fort sur la droite? Il y reste même une haute tour. - Ouï, j'ai vu tout cela. - Eh bien, ce château appartenait autrefois à de puissans seigneurs. Il fut, dans des tems plus reculés, l'asile de plusieurs familles Romaines dans des momens de troubles. Le tems, qui détruit tout, a fait tomber cette forteresse inhabitée ; mais les souterrains n'en sont pas tous comblés : on y descend par une trappe qui est dans ce coin, et que je vous montrerai. Moi, je n'y ai descendu qu'une fois avec Francisque. Je ne suis pas curieuse du tout de voir ces lieux effrayans, remplis d'ailleurs de bêtes venimeuses. Il n'y a personne ; oh! nous sommes bien sûrs qu'il ne peut y entrer personne : c'est le point principal pour nous, qui, depuis deux ans, avons été très-tranquilles dans cette champêtre habitation.

La vieille femme ajouta quelques autres détails à ceux-ci ; mais elle garda toujours le silence sur l'objet qui piquait le plus la curiosité de Coelina, sur les aventures de son père et d'Isoline. Quand Coelina vit qu'elle s'obstinait à se taire, elle ne la pressa plus, et ne songea qu'à se reposer dans cet asile rustique, qui devenait pour elle le toit paternel.

Cette chaumière, faite à-peu-près comme les chalets de la Suisse, offrait, vers les deux tiers, une séparation qui se subdivisait elle-même en deux petits cabinets. Dans l'un, était le lit de Francisque ; dans l'autre, celui de Perrine, qui se hâta d'en dresser un autre près du sien, pour Coelina. L'infortunée Coelina s'y jeta ; et bientôt la fatigue et la douleur lui procurèrent un sommeil profond, bienfaisant, qui ferma ses paupières jusqu'au lendemain matin. Calme heureux, don du ciel qui prit pitié de ses souffrances, tu rétablis ses forces, tu rafraîchis son sang, et tu lui rendis la santé que ses malheurs avaient altérée depuis trois jours.

Son sommeil ne fut troublé par aucun songe ; mais, à son réveil, persuadée qu'elle était encore dans son appartement chez M. Dufour, elle ouvrit les yeux, regarda avec effroi les objets qui l'entouraient, et frémit en se rappelant son changement d'état. Tel le malheureux débiteur qu'on traîne de nuit dans une prison, s'endort accablé de fatigue, et se réveille en pensant qu'il est chez lui ; mais les verroux et les grilles frappent ses premiers regards : il remarque sa captivité, et son coeur se serre de douleur.

Coelina réfléchit un moment sur la bizarrerie de sa destinée. Que dis-je? elle réfléchit! Trop de pensers douloureux vinrent assiéger son esprit : des torrens de larmes s'échappèrent de ses yeux ; et elle se leva, comme elle s'était couchée, dans les sanglots et les gémissemens.

La vieille femme l'accabla de soins et de prévenances. Francisque n'était pas encore revenu. Il était vraisemblable que, s'il était allé à Sallenche, n'y trouvant pas Coelina, il reviendrait à sa chaumière ; mais il était dans un état d'égarement si effrayant, qu'il y avait à craindre qu'il n'attentât à ses jours, et ne se précipitât dans quelqu'abyme. Tout cela inquiétait cruellement Coelina et Perrine. Elles l'attendirent inutilement pendant toute cette journée, et le soir elles cherchèrent en vain un repos qui les fuit toutes les deux.

Coelina, sur sa triste couchette, pensa au bonheur qui avait environné sa jeunesse. Elle pensa sur-tout à son cher Stéphany, dont elle se figura la douleur et le désespoir. Que fait-il? se dit-elle ; où est-il? que pense-t-il, loin de sa Coelina qu'il adorait, qu'il adore sans doute encore? car je ne présume pas que Stéphany partage la haine ni l'injuste prévention de son père. Il m'appelle sans doute, l'infortuné! et je l'appelle aussi à grands cris. Il allait être heureux ; nous l'étions tous deux, sans la barbarie, sans les honteux préjugés des hommes. O Stéphany! si tu pouvais deviner le rustique séjour qu'habite maintenant ta Coelina, tu viendrais, tu volerais en ces lieux pour la voir, pour la consoler! Mais les cruels arrêtent peut-être tes pas ; et tu ignores où je suis, qui je suis!.... S'il apprend que cet indigent, cet inconnu à qui M. Dufour a tendu une main secourable ; s'il apprend que je suis la fille de cet homme, ne me méprisera-t-il point? voudra-t-il encore m'aimer? O Stéphany! je ne suis plus digne de toi ; je le sens, et je ne puis cesser de t'adorer ; je ne puis réprimer le desir d'être ton amie, ton.... épouse : insensée! la serai-je jamais?....

Comme elle est livrée à ses réflexions, un bruit singulier frappe ses sens effrayés : ce bruit fait l'effet d'un cor qui donnerait un son lent et traînant. Elle écoute ; le bruit cesse.... elle écoute encore ; ce son plaintif et douloureux se prolonge, et vient frapper plus fortement son oreille attentive. Coelina sent la frayeur glacer son ame ; elle réveille Perrine qui dort près d'elle. O Perrine! lui dit-elle, qu'ai-je entendu? quel est ce cri plaintif qui déchire mon coeur?....

La vieille femme, réveillée en sursaut, frotte ses yeux, et soutient qu'elle n'a rien entendu. Ecoutez, lui dit Coelina, oh!... écoutez!...

Le bruit recommence, et devient plus effrayant encore... Eh bien! dit Coelina, vous entendez cette fois? Qu'est-ce que cela signifie? - Ha, ha! ce n'est que cela? Ce n'est rien, mon enfant ; non, ce ne peut rien être. Ici, depuis deux ans que nous habitons cette chaumière, nous entendons très-souvent ce son plaintif : la nuit sur-tout, il est plus distinct que le jour, où il se fait entendre plus faiblement. - Et vous ne savez pas...... - Non : ce sont sans doute les gémissemens de quelqu'ame innocente, victime des Truguelins peut-être, et qui demande des prières. - Quelle erreur! ce sont bien les plaintes d'un être vivant et souffrant. - De qui, mon enfant? Il n'y a personne à deux milles à la ronde ; nous sommes absolument seuls dans cet endroit de la vallée : ce bruit ne vient point des souterrains ; il est clair qu'il part de cette haute tour qui est à deux pas : je vous le répète, et Francisque a pensé comme moi ; ce sont les plaintes d'une ame du purgatoire. Vraiment, vous entendrez bien d'autres bruits ici! des sifflemens, des espèces de cris aigus ; mais cela n'arrive que de tems en tems, et l'on sait que cela provient de l'Arveron qui sort de sa source à quelques pas du Montanvert. Cela fait un tapage épouvantable, lorsqu'il y a des chutes de torrens causées par les avalanches. On sait ce que c'est, à la bonne heure ; on ne s'effraie point : mais pour ces sons plaintifs que vous venez d'entendre, c'est différent ; nous n'en connaissons point la cause ; et je vous avoue que, dans les commencemens que j'habitais cette chaumière, cela m'effrayait et m'empêchait de dormir. Faites comme moi ; je m'y suis habituée, et je n'en ressens aucune inquiétude.

La vieille femme remit sa tête sur son oreiller, et se rendormit ; mais Coelina ne put jouir de ce bonheur : toute la nuit les sons lugubres, qui semblèrent redoubler, fixèrent son attention, et la glacèrent de terreur. Le lendemain, Coelina, abattue, visita tous les coins de la chaumière : elle examina la fameuse trappe qui fermait l'entrée des souterrains ; et, quoique cette trappe fût lourde et presque scellée dans la voûte depuis le long-tems qu'on ne l'avait ouverte, Coelina se promit de la lever quelque jour, et de s'enfoncer dans ces souterrains qu'on lui avait dit être immenses. Elle fut se promener aussi dans le marais, clos de haies vives, qui dépendait de la chaumière ; et là, le col tendu vers la route de Sallenche, les yeux fixés sur les hauteurs de Chède, qu'on apercevait derrière le glacier des Bossons, elle pensait à Francisque, qu'elle croyait toujours voir revenir vers le chalet. De tems en tems aussi elle prêtait l'oreille du côté de la vieille tour ; et, soit que son esprit fût frappé du bruit de la nuit, elle croyait toujours entendre les sons plaintifs qui l'avaient tant émue... Mais quelle apparence qu'il y eût quelqu'un de renfermé dans cette tour presque en ruines? Les crénaux en étaient bouchés ; on n'y voyait point d'escalier, aucune espèce de communication : elle était assise sur un pic inaccessible, formé de pierres énormes ; et les oiseaux de nuit y faisaient leur séjour ordinaire.

Coelina attendit encore vainement son père pendant cette journée ; et à l'heure du repos, elle se jeta toute habillée sur son lit. Cette nuit, elle n'entendit point les sons plaintifs ; mais un autre bruit vint l'effrayer : ce fut le tintement funèbre d'une cloche qui sonnait régulièrement, et dont le son était des plus lugubres. Coelina s'imagina qu'elle pouvait être près d'une église ; et le lendemain elle demanda à Perrine si la chaumière était voisine de quelque paroisse? O mon Dieu, non! lui répondit la bonne femme ; l'église la plus prochaine d'ici est Saint-Pierre de Chamouny, et il est impossible d'en entendre la cloche, car l'air est trop intercepté d'ici là, par les hautes aiguilles des glaciers. - Quel est donc ce tintement funèbre que j'ai entendu cette nuit? - Ah, cela vient encore de la tour. Je vous dis qu'il y a quelque revenant ; mais cela nous est bien égal, je n'en ai jamais vus ici, et il n'y en viendra jamais, je vous en donne ma parole ; car j'ai soin d'y répandre assez d'eau bénite.

Coelina ne put s'empêcher de sourire de la naïveté de la bonne Perrine. Mais, lui dit-elle, est-ce que mon père, si depuis deux ans il a entendu ces bruits étranges, n'a pas eu la curiosité d'en chercher la cause? - Ah bien ouï! comment l'aurait-il pu, ce cher homme? Depuis deux ans je l'ai gardé malade ici, infirme pendant plus de vingt mois. Après cela, il a été faire un petit voyage ; puis il est allé s'établir chez M. Dufour, et cela dans l'intention de vous voir journellement sans être connu de vous. Ah, c'est un père!... Il a bien payé cher ce titre sacré, et le bonheur de vous avoir donné le jour! - Perrine, vous piquez toujours ma curiosité: puisque vous ne voulez pas la satisfaire, ne me parlez jamais de vos secrets... Cependant... je réfléchis... Ce bruit surnaturel... je veux savoir d'où il provient... Quelque jour je veux sonder la profondeur de vos souterrains, voir s'il n'y a pas quelque secrète issue qui communique à la vieille tour.... J'entreprendrai, vous dis-je cette recherche périlleuse, mais qui pique mon courage et ma curiosité. - Vierge sainte! qu'iriez-vous faire là? Si ce sont des voleurs, ils vous tueront ; s'il y a des revenans, ils vous feront mourir de peur. - Des voleurs, dites-vous? Parle-t-on de voleurs dans vos montagnes? - Pas du tout. Jamais il n'y est arrivé le plus léger accident aux voyageurs. - Eh bien, ce ne sont pas non plus des revenans, je puis vous l'assurer. Il faut que ce soit... ouï.... cela pourrait bien être. - Quoi? - Quelque victime des Truguelins : vous dites qu'ils en ont tant fait! - Sans doute ; mais ces victimes-là ne sont plus ; elles sont tombées sous leurs coups : vous voyez que ce ne peut être que les ames de ces victimes. Au surplus, ma chère enfant, si vous êtes curieuse de vous en convaincre, vous irez seule ; car pour moi, je suis trop âgée et trop peureuse pour tenter une pareille entreprise.

Le soir arriva, et Francisque ne parut point. La nuit fut encore marquée par les sons plaintifs et le tintement de la cloche alternativement. Coelina ne dormit pas plus que les nuits précédentes ; mais le jour suivant combla ses voeux. Elle était sur le seuil de la porte, dont elle avait, dès l'instant de son arrivée, arraché l'inscription... Un homme se présente, se précipite dans ses bras, et tombe sans mouvement à ses pieds, sur la terre.... Ce malheureux, c'est Francisque lui-même. Mon père, s'écrie Coelina! Perrine? Perrine? Venez donc, voilà votre maître ; oh, venez m'aider à lui rendre la lumière du jour!...

Perrine accourt : elle et Coelina relèvent l'infortuné, le portent dans la chaumière, et lui prodiguent tous leurs soins : Francisque ouvre les yeux, reconnaît sa fille, et la presse contre son coeur en versant des larmes de sensibilité.... Il articule quelques sons insignifians ; on voit qu'il voudrait proférer quelques mots, il ne peut parler, et tout-à-coup son oeil s'égare, ses traits pâlissent, son front se couvre de sueur ; il tire de ses vêtemens le portrait d'Isoline, le baise mille fois, le jette avec dépit, le ramasse ; puis, le plaçant sur un siège, il se met à rire et à danser devant ce portrait de la femme qu'il a aimée.

Coelina est pénétrée de douleur... Elle veut saisir le portrait qui cause son égarement ; Francisque fait un geste de fureur, s'empare d'un poignard et le tourne sur son coeur.... Coelina se hâte de remettre le portrait à la place où il était, et Francisque jette le poignard... Il semble ensuite s'affaiblir, tombe sur une table, et pose sa tête dans ses deux mains. Perrine profite de ce moment d'anéantissement ; elle le prend doucement par le bras, et le conduit jusqu'à son lit, sur lequel elle le place elle-même. Elle vient annoncer ensuite à Coelina que l'infortuné dort profondément.

Quel tableau pour la sensible Coelina! Eh quoi, dit-elle à Perrine, voilà donc l'état douloureux de cet infortuné! - Vous le voyez. - Dieu! ne pouvoir parler, écrire, ni s'exprimer d'aucune manière, et joindre à tant de maux la folie, l'aliénation de l'esprit! Est-il un homme plus malheureux? - Et quand on pense, Coelina, que c'est pour vous qu'il souffre tant de maux, que c'est pour le bonheur de sa fille qu'il s'est sacrifié depuis dix-sept ans à des hommes féroces qui l'ont ainsi mutilé! Dites, Coelina, peut-il passer pour le modèle de la tendresse paternelle? - Vous dites que c'est pour mon bonheur que... - Eh, mon Dieu! ouï, vous le saurez, et vous honorerez cet ange du ciel, vous l'adorerez, vous dis-je! - Ah, je l'aime, je le respecte déjà de toutes les forces de mon ame. - Vous faites bien, Coelina : vous seule pouvez lui rendre sa raison. - Comment aurais-je ce bonheur? - Je le connais, cet état de démence, qui le domine de tems en tems, ne dure ordinairement que quelques jours ; et, pour le faire cesser autrefois, je n'avais qu'un moyen. - Lequel? - Celui d'exposer sans cesse sous ses yeux votre portrait. - Mon portrait! Eh! qui a pu vous le donner? jamais je ne me suis laissée peindre. - Bon, vous n'avez point remarqué un peintre plus zélé, plus fidèle que tous les autres, qui, vous suivant dans vos promenades solitaires, a saisi vos traits à votre insu, vous a dessinée de mille manières? et ce peintre, c'est votre père lui-même. - Quoi, mon père?... - Je puis vous en donner des preuves : j'ai ici quatre ou cinq portraits de vous, faits à différens âges. Tenez, voilà le premier : vous n'aviez alors que huit ans ; il y avait deux ans que vous étiez chez M. Dufour. Celui-là vous retrace à l'âge de onze ans. Vous voilà vêtue en pastourelle, et conduisant vous-même un troupeau de brebis dans un champ. Vous rappelez-vous cette époque? - Parfaitement : c'est une plaisanterie que mon oncle.... que dis-je! que monsieur Dufour fit un jour de m'habiller en bergère, et de me mener conduire des brebis. Mon père était là? - Sans doute, il était là, caché dans un bosquet, saisissant avec son crayon vos traits et vos moindres attitudes. Il a écrit au bas de ce portrait de sa fille bergère:

Puisse ce déguisement n'être pas un jour la triste réalité!

- En voilà encore un autre : oh! dans celui-ci, vous êtes plus grande. Vous avez quatorze à quinze ans. C'est à l'époque de notre arrivée ici qu'il l'a fait. Vous voilà arrosant vous-même les fleurs d'un parterre. Vous reconnaissez-vous? - Très-bien. - Pour le dernier que voici, il l'a fait chez M. Dufour même, pendant le tems qu'il y est resté sous les haillons d'une feinte misère. Il est peint, celui-ci, avec des couleurs. Au bas il a écrit:

Encore un mois, elle sera la plus heureuse ou la plus infortunée des femmes!

- Apparemment qu'il avait en vue votre mariage dont il redoutait la rupture, avec trop de raison sans doute. Eh bien, mon enfant, quand il tombait dans ses égaremens, dont vous venez d'avoir une triste preuve, je n'avais qu'à l'entourer de ces divers portraits, et il revenait à lui à vue-d'oeil. C'est pourquoi je me flatte que votre vue le guérira dans cette occasion. Quand il a été chez M. Dufour, comme un pauvre mendiant, je ne voulais pas y consentir, moi ; mais il sortait d'une crise de folie plus forte encore que celle-ci ; je craignais qu'il n'y retombât : il me disait que la vue continuelle de l'original ferait sur son pauvre esprit plus d'effet que l'aspect des modèles froids, inanimés. Ce fut cette raison qui me détermina à lui céder sur une démarche que je lui avais toujours interdite auparavant. Il partit, et recouvra sa raison ; mais, cette fois-ci, tant de choses diverses, tant de secousses étaient bien propres à le faire succomber de nouveau. Il est revenu ici, et cette fois-ci j'espère qu'il ne nous quittera plus, si vous ne l'abandonnez jamais. - Jamais!..... mais Stéphany?... - Il vous faut l'oublier, ma chère : Stéphany ne peut plus devenir votre époux ; et d'ailleurs, docile aux ordres de son père, fier peut-être comme les Dufours, il est capable de vous oublier bientôt. - M'oublier, Perrine! oh, que vous connaissez peu son coeur! Il mourra, Perrine, il mourra loin de moi!...

Sur le soir, Francisque se leva, et parut bien plus calme qu'il ne l'avait été le matin. Il fit répandre du sable sur une table, et écrivit avec son doigt devant Coelina : Ils t'ont donc chassée, Coelina? - Ils m'ont chassée, mon père! - Qui t'a dit que je suis ton père? - Cette digne femme ; mais la nature et mes conjectures me l'avaient fait deviner depuis mon malheur. - Et Perrine t'a-t-elle raconté l'histoire de ta naissance? - Non, mon père : elle attend votre permission ; vous allez la lui donner sans doute? - Non, moi seul je puis te l'apprendre. - Et comment? - Dès que je pourrai écrire, je te retracerai cette histoire longue et douloureuse. - Vous avez donc été à Sallenche? - Ouï. - Y avez-vous vu.... Stéphany? - Non. - Qui vous a dit que j'étais sortie de chez M. Dufour? - Toute la ville qui te plaint. - J'emporte donc les regrets de tous les honnêtes gens? - Tu les as tous pour toi. - Mon père, cette lettre à Isoline, qu'on a lue de vous dans le paquet apporté à M. Dufour, est donc vraie? - Très-vraie. - Et cet acte de baptême? - Vrai aussi. - Je suis votre fille? - En rougis-tu? - Non, mon père ; et mon coeur sera plus raffermi dans le respect qu'il vous doit, quand je connaîtrai vos malheurs. - Affreux, ma fille, et tous causés pour toi. - Par les Truguelins?

A ce nom de Truguelin, Francisque veut tracer quelques mots ; mais ses yeux se tournent d'une manière effrayante, la sueur coule de son front, et il retombe dans un accès de démence. Perrine tire Coelina par le bras, et lui dit bas : Ne lui parlez donc pas de ces misérables. Depuis quelques jours, il ne peut entendre prononcer leur nom sans entrer en fureur.

On s'empresse de secourir Francisque, qui reprend peu-à-peu sa sérénité. Perrine conjure Coelina de ne plus lui adresser aucune question ; et dès que ces trois êtres intéressans ont pris la collation du soir, ils se séparent, après les plus tendres effusions, pour se livrer au repos.

Chapitre 4

Quelques jours se passèrent, pendant lesquels la démence de Francisque parut diminuer sensiblement. Coelina eut avec lui quelques conversations qui ne l'éclairèrent point, attendu que son père ne pouvait écrire que peu de mots à-la-fois, et qu'il remettait toujours ses explications au manuscrit, à l'histoire de sa vie, qu'il se proposait de livrer incessamment. Un soir, Coelina lui dit : Mon père, toutes les nuits j'entends, et vous avez sûrement entendu mille fois, des sons lugubres qui paraissent être les cris plaintifs de quelque personne souffrante. Le tintement lent et mesuré d'une cloche vient aussi frapper mon oreille. Sauriez-vous d'où proviennent ces prodiges étonnans? - Je l'ignore, ma fille. - Ils semblent venir de cette vieille tour. - Elle est pourtant inhabitée. - Y peut-on pénétrer? - Impossible. - Mais par les souterrains? les avez-vous souvent visités? - Une seule fois. Je n'y ai vu que des reptiles dangereux. - Mon père, si vous vouliez y descendre avec moi, j'aurais assez de courage pour vous y accompagner. - Qu'y verrais-tu? - Il y a peut-être quelque infortuné qui y gémit. - Idée puisée dans les romans que tu as lus. - Mais on dit que dans ces souterrains les Tru.....des méchans ont commis des crimes qui révoltent la nature. - Ouï, ma fille..... les Truguelins....

Francisque ne put continuer. Ce nom lui faisait horreur. Il fut prêt à retomber dans ses accès de démence. Il se remit cependant, et répondit à sa fille : Dans un autre moment nous les visiterons nous deux....... Dis-moi, penses-tu toujours à Stéphany? - Ah, mon père! toujours, et son souvenir me fait bien du mal!.... - Cela suffit. Retire-toi.

Coelina, étonnée de cet ordre de son père, s'éloigna ; et quelques momens après, Perrine vint la chercher dans le petit marais où elle était occupée à quelques détails d'agriculture.

- Perrine, savez-vous pourquoi mon père m'a ordonné de m'éloigner? - Je l'ignore ; il m'a fait écrire, ou plutôt copier sur du papier ce qu'il traçait sur la table. - Et quoi? - Oh! rien ; des mots insignifians : sa tête n'est pas encore bien ferme. Il vous demande pour souper. - J'y vais, Perrine. - Dans quelques jours, il sera parfaitement rétabli, et il pourra écrire. Il vient de me l'annoncer ; son bras va mieux. - O bonheur!

Le léger repas de nos amis se passa plus gaiement qu'à l'ordinaire. Coelina remarqua que son père, calme et serein, la regardait souvent avec des yeux où se peignaient le bonheur, la joie et la sensibilité. Cet état consolant de l'auteur de ses jours flatta son coeur, et elle mangea de meilleur appétit qu'à son ordinaire.

La nuit fut encore troublée par les sons plaintifs et la cloche funèbre. Coelina, que mille contrariétés avaient rendue, depuis quelque tems, curieuse et intrépide, se promit de ne pas laisser s'écouler le jour suivant sans visiter les souterrains avec Francisque.

Le lendemain matin, son père l'embrassa comme un homme qui fait des adieux pour un voyage. Où allez-vous, mon père? Vous nous quittez? - Il reviendra demain, lui répondit Perrine. - Mais encore, où va-t-il? - Quelques provisions indispensables dans ce séjour isolé le forcent en partie d'aller à la ville prochaine. Vous êtes encore l'objet de ce voyage, Coelina ; respectez le secret qu'il vous en fait, et n'ayez aucune inquiétude.

Francisque fit signe à Coelina de rester ; il l'embrassa de nouveau, et partit. Son départ affligea Coelina sans la troubler. On lui en disait le motif ; il était naturel ; elle se soumit donc, et resta. L'infortune à son comble produit la patience et la résignation. Coelina, sensible à l'excès aux premiers momens de son malheur, s'habituait insensiblement à son changement d'état : ce n'était plus la grandeur, la fortune, les vastes héritages qu'elle regrettait : elle ne pensait plus qu'à Stéphany, et la douleur de l'avoir perdu, douleur poignante à la vérité, était le seul tourment qu'elle éprouvât. Fille de Francisque, elle se faisait à cette situation. Francisque paraissait vertueux : il était, selon toutes les apparences, le modèle des pères ; Coelina se faisait un devoir de le chérir, et tout devoir porte en lui-même sa consolation. Perrine, plus âgée, il est vrai, mais non moins estimable que Tiennette, l'accablait de tendresse et de petits soins : si la richesse ne régnait point dans la chaumière, on n'y manquait de rien de ce qui était indispensable à l'existence, et tout y annonçait une aisance bornée, mais suffisante. Coelina donc se résignait, et ne pensait plus qu'au malheur d'être séparée de Stéphany.

Quelques heures après le départ de son père, Coelina vit entrer un montagnard, qui apportait à Perrine du laitage et quelques légumes. Ah! te voilà, Michau? lui dit Perrine. Assieds-toi : si tu n'as rien à faire, tu dîneras avec nous, tu nous tiendras compagnie.

Michau s'assied, et Coelina considère cet homme, dont l'extérieur lui paraît singulier. Michau peut avoir quarante ans : il est grand, bien fait, et tout en lui annonce un homme qui a quelque usage, qui a vu même le monde et la société; mais Michau est d'un sérieux qui glace. Sa gravité, ses réponses brèves et spirituelles, sa bizarre philosophie qu'on connaîtra bientôt, tout en fait un original, estimable sans doute, mais singulier. Faisons connaissance avec ce personnage, qui pourra offrir quelque intérêt par la suite.

Michau s'assied. Eh bien, lui dit Perrine, qu'y a-t-il de nouveau? - Rien. - Tu exerces toujours la profession de guide? - Toujours. - Te rapporte-t-elle beaucoup? - Rien, presque rien. - Comment cela? - Je ne sais point persécuter les gens pour qu'ils m'emploient, et j'ai tort. - Assurément tu as tort. Tu es trop timide aussi. Je parie que, de tous les guides de Chamouny, c'est toi qu'on voit le moins chez madame Couteran? - Je n'y vais que rarement. - Tu sais pourtant que son auberge est le rendez-vous des voyageurs, et que c'est là qu'ils choisissent leurs guides pour visiter les glaciers? - Ils ne choisissent que ceux qu'on leur indique. - Et l'on t'indique moins souvent que d'autres? - Sans doute : je ne sais faire ma cour ni à l'hôtesse, ni à ses garçons, ni à ses valets, et j'ai tort. - Tu devrais au moins attendre les voitures sur la place, te présenter, offrir tes services aux voyageurs avant qu'ils descendent à l'auberge. - Je ne puis vaincre ma timidité; je ne le fais pas, et j'ai tort. - De cette manière-là, je vois qu'il faut qu'on vienne te chercher, et qu'on te dise : Monsieur Michau, voulez-vous bien avoir la complaisance de nous guider, s'il vous plaît, aux Bossons, au Montanvert, au Mont-Blanc?... N'est-ce pas, il faut qu'on te fasse les avances? - Encore, je ne sais que répondre quand on m'interpelle ; je reste interdit, et j'ai tort. - Singulier homme! il a toujours tort, il les sent ses torts, et il ne s'en corrige pas! - Je suis persuadé que nos jours, notre bonheur, notre fortune, rien de tout cela n'est marqué par la providence : nous faisons nous-mêmes notre sort, notre heur ou notre malheur. Tant mieux pour nous si nous agissons bien ; tant pis si nous nous conduisons mal. Je le sais, et je ne puis me résoudre à faire comme les autres font. Il faut intriguer pour réussir ; je ne sais pas intriguer : il faut de l'effronterie pour percer, et moi, qui n'ai pas tremblé à l'armée, qui ne craindrais pas encore sur le champ de bataille, je balbutie quand un étranger me fait une question, ou me regarde avec hauteur : je tremble comme un enfant, et je ne sais que répondre : c'est ma faute si je ne gagne rien : je serai toujours malheureux, tandis qu'une foule de guides qui, sans vanité, ne me valent pas, sont occupés journellement. Mais que voulez-vous? je ne puis accuser de cela que moi-même.

Coelina écoutait ce bizarre personnage : Perrine lui adressa la parole. Mon enfant, lui dit-elle, voilà un homme qui vous a vue naître : Michau, dis-moi, reconnais-tu cette aimable personne? - Moi... non. - Voilà que tu deviens timide, embarrassé: tu l'as bien connue pourtant. Te rappelles-tu les Truguelins? - Les misérables! - Voilà leur nièce. - Comment!.... Coelina!..... Mademoiselle serait Coelina? - Elle-même. - Ah, mademoiselle! que votre naissance a coûté de maux à votre malheureux père!... C'est là cette Coelina qui... O mon Dieu, je te remercie de m'avoir fait rencontrer cette enfant de l'amour et du malheur! - C'est elle, mon pauvre Michau! Il semble, n'est-ce pas, que tu la voies encore?.... - Ouï, au moment où... - Chut? Son père ne veut pas qu'elle apprenne ses aventures d'un autre que de lui. Il t'en voudrait, si..... - Moi lui causer du chagrin, à ce brave homme que je chéris plus que moi-même!... Mon Dieu! si j'étais assez riche pour... Mais c'est égal, il me vient une idée. Est-il ici? - Non, il est absent pour un jour ou deux. - Tant mieux, je veux lui causer une surprise qui, je le sais, lui sera agréable. Vous savez, Perrine, que, depuis qu'il habite ces cantons, il m'a dit vingt fois, ou écrit, si vous voulez : Mon cher Michau, mon ancien et toujours ami, quitte ton état qui ne te fait pas vivre : viens avec moi, ouï, viens là, tout bonnement demeurer avec moi? tu travailleras toujours assez pour apporter ton pain sur ma table frugale, et j'aurai près de moi l'ami qui, après ma fille, m'est le bien le plus cher au monde.... Je résistais toujours. Aujourd'hui je me décide. Ouï, je vais vivre pour vous tous, avec cette chère Coelina qui nous a causé tant de peines. Voilà justement, près de la cabane, un petit quarré de terre qui me convient : j'y construirai un chalet pour moi. Cela ne me sera pas difficile ; avec des branches d'arbres, du chaume et de la terre...... Perrine, croyez-vous que j'aie tort de prendre ce parti? - Au contraire, mon ami, j'en suis charmée. - Et vous, mademoiselle, voudrez-vous bien souffrir ma société? - Vous fûtes l'ami de mon père, le soutien de mon berceau ; je ne puis qu'applaudir à ce projet. - Ecoutez, je suis Suisse, moi ; ouï, je suis un bon Suisse, franc, sensible, oh, bien sensible, mais timide, et triste peut-être pour une jeune personne. Il faut que vous me mettiez à mon aise, que vous m'encouragiez ; car si vous m'intimidez, vous verrez que je ne pourrai pas vous dire deux mots de suite. - Et comment vous intimideriez-vous devant une enfant que vous avez vue naître, que vous avez portée dans vos bras? - C'est là mon défaut, mon caractère : Ha çà, ce parti vous convient donc à tous? bien, je vais travailler dès aujourd'hui à le mettre à exécution ; cela ne sera pas long : dans nos cantons, nous autres, nous construisons une maison en un jour : vous allez voir comment on s'y prend.

Coelina examinait toujours cet homme singulier ; et, quoiqu'elle ignorât la part qu'il avait pu prendre aux aventures de sa naissance, elle éprouvait déjà pour lui deux sentimens qu'il inspirait à tous ceux qui savaient l'apprécier, l'estime et l'intérêt. Elle questionna Perrine sur le compte de Michau. Perrine lui apprit que Michau, né à Fribourg, avait été envoyé par son canton, suivant l'usage des Suisses, au service de la cour de France ; qu'il avait été sergent dans son régiment, et avait fait, pendant douze ans, la guerre avec autant de bravoure que d'honneur : mais, blessé à la poitrine, il avait obtenu son congé, et s'était fait guide à Chamouny, état qui ne lui rapportait rien, vu son extrême timidité. Michau avait connu Francisque, et lui avait rendu des services importans. Sur ces services, Perrine se taisait, et renvoyait toujours Coelina à l'explication que devait lui donner son père ; mais Coelina en savait assez pour aimer Michau, et lui vouer de la reconnaissance. Elle fut donc enchantée de la résolution qu'il avait prise de vivre à la chaumière, et l'aida même dans la construction de son chalet. Une seule journée leur suffit à tous trois pour élever ce petit édifice : voici comment ils le bâtirent : Michau prit quatre fortes perches, qu'il enfonça dans la terre, à la largeur de quatre pieds sur huit d'intervalle en long. Il croisa ces perches par le haut, et les attacha avec des cordes. Il garnit ensuite les deux côtés, sur la longueur, d'une perche à l'autre avec des branches d'arbres, et couvrit le tout avec de la paille. Cela formait deux espèces de toits qui descendaient jusqu'à terre de chaque côté. Michau laissa le devant de la cabane totalement ouvert, et en ferma le fond avec les mêmes matériaux, auxquels il ajouta de la terre trempée et des pierres des montagnes. Sous tout cela, il étendit de la paille pour se coucher, et sa maison fut finie. Coelina et Perrine nattaient la paille, préparaient les matériaux pendant qu'il les employait, en sorte que, le soir même, il put habiter sa nouvelle demeure.

Coelina, qui était charmée de l'arrivée de ce nouvel hôte, dans l'espoir que tout cela la menerait enfin à la connaissance des malheurs de sa famille, Coelina avait formé de son côté un projet qu'elle brûlait d'effectuer. Toujours réveillée la nuit, toujours effrayée des sons plaintifs et du tintement funèbre qui partaient de la vieille tour, elle nourrissait le desir de visiter les souterrains. Son père lui avait promis de l'y accompagner quelque jour ; mais son père était un triste conducteur pour elle. Que pouvait-elle faire dans des souterrains avec un homme muet et presque insensé? pouvait-elle causer avec lui, lui demander des explications, s'instruire en un mot sur les antiquités de ces ruines? Michau était plus propre que Francisque à accompagner Coelina dans ce voyage dangereux peut-être. Coelina pensa donc à Michau, et dès le même soir elle lui proposa d'entreprendre cette visite le lendemain. Michau, courageux, intrépide, accepta cette proposition, et Coelina fut satifaite de son zèle et de sa complaisance.

L'aurore avait à peine argenté le sommet glacé du Montanvert, lorsque Coelina, qui avait été plus tourmentée qu'à l'ordinaire, pendant la nuit, des bruits merveilleux de la vieille tour, s'habilla à la hâte, et fut ravi de trouver son compagnon de voyage prêt à la suivre. Michau, qui était très-fort, eut néanmoins beaucoup de peine à soulever la trape de fer qui couvrait l'escalier des souterrains. Il en vint à bout ; et Coelina, ainsi que Michau, munis tous deux de flambeaux allumés, armés de poignards et de pistolets, pénétrèrent dans l'escalier tortueux, au grand effroi de Perrine, qui, voulant en vain les arrêter, prit le parti de répandre derrière eux une énorme bouteille d'eau bénite dont elle était toujours amplement munie.

Nos deux voyageurs entrèrent d'abord dans un vaste caveau, où une odeur fétide vint soudain les priver de la respiration. Voyez-vous, dit Michau à sa compagne, voyez-vous cette pierre? Elle couvre la cendre d'une femme bien malheureuse, d'une victime du barbare Truguelin! - Cette femme était?....... - Son épouse. - Le monstre!

Plus loin, ils rencontrèrent un carrefour, et prirent au hasard la première rue souterraine qui s'offrit à leurs regards. Au bout de cette rue, était une espèce de caveau plus petit que le précédent. Ouï, dit Michau, c'est ici!..... Dieu, quel souvenir! - Qu'avez-vous, Michau? - Regardez, regardez cette masse de pierres? là-dessous repose le plus intéressant jeune homme!.... - Encore une victime de Truguelin? - Encore une victime de Truguelin! - Et ce jeune homme c'était?..... - C'était..... je ne puis vous le dire....... Ceci tient de trop près aux malheurs de votre père : il veut vous les apprendre lui-même..... Je dois me taire.

Ils avancèrent toujours, et ne trouvèrent autre chose que des reptiles venimeux, qui, heureusement pour eux, se sauvèrent, éblouis par la clarté de leurs flambeaux. Cependant cette clarté favorable s'affaiblissait ; la rareté de l'air et l'humidité de ces caves, ne permettaient plus à la lumière d'y briller. Cet obstacle arrêta les courses souterraines et l'intrépidité de nos voyageurs. Ils se décidèrent, à regret, à retourner sur leurs pas, désolés d'abandonner une entreprise aussi intéressante pour eux. Déjà ils rétrogadaient, lorsque soudain un bruit effrayant vint glacer leur ame et affaiblir leurs genoux. Les sons plaintifs qu'on entendait, pendant la nuit, de la chaumière, firent retentir les voûtes de ces sombres caveaux. Mais ces sons lents et douloureux étaient trop forts pour être formés par un être vivant. Le bruit en était éclatant et assourdissant pour l'oreille la moins délicate. Coelina tremblante d'effroi, laissa tomber son flambeau, qui s'éteignit soudain. Elle le ramasse ; elle veut le rallumer à celui que tient Michau ; impossible. L'humidité qu'il a prise en tombant, l'empêche de saisir la flamme lumineuse, et le flambeau de Michau, qui ne jetait plus lui-même qu'une faible clarté, s'éteignit à son tour par la rareté de l'air qui ne lui fournissait plus d'aliment. Les voilà tous deux dans l'obscurité la plus profonde, égarés dans les routes tortueuses de ces vastes souterrains, effrayés encore par le bruit singulier qu'ils entendent, et qui semble se rapprocher d'eux. Je ne puis exprimer la terreur qu'inspiraient ces sons lugubres, et ressemblant parfaitement, mais bien plus forts, aux soupirs douloureux que jette un moribond qui va quitter la vie!...

Coelina est presque sans mouvement. Elle gémit sur son imprudence ; mais il n'est plus tems. Elle est cependant accompagnée par un homme que rien n'effraie. Il prend le bras de Coelina, la ranime, la raffermit, et la mène à-peu-près par le même chemin qu'ils ont pris, en agitant son bâton autour de lui pour chasser les reptiles venimeux qui pourraient ramper à leurs pieds. Ils reviennent ainsi jusqu'au carrefour des rues souterraines, et c'est là qu'ils sont livrés à la plus mortelle inquiétude : laquelle de ces diverses rues conduit à la trape de la chaumière? Pendant qu'ils sont indécis, le bruit augmente et se rapproche d'eux au point qu'il semble que celui qui le produit est à quelques pas.... Michau s'oriente un peu, et tourne le coin d'une rue en cherchant à persuader à Coelina que c'est celle-là qu'ils ont prise pour venir. Mais, ô surprise! cette rue ne leur offre qu'un cul-de-sac! Ils trouvent un grand mur devant eux, et remarquent avec douleur qu'ils se sont trompés. Il leur faut revenir sur leurs pas.... Nouvel obstacle plus effrayant encore. Des pas se font entendre, les sons plaintifs redoublent, et ils s'aperçoivent au frottement de quelques vêtemens, au bruit d'une démarche assez forte, à la vibration des cris plaintifs, que quelqu'un passe devant eux, et traverse légèrement une avenue souterraine!... Pour cette fois, leur langue se glace à tous deux, et Michau lui-même ne peut proférer une parole!...

La personne qui a passé près d'eux, s'éloigne, ses gémissemens deviennent plus étouffés. On ne les entend bientôt plus, et tout prouve qu'elle a quitté ces vastes souterrains. Michau et sa compagne, qui est presque morte, continuent leur course incertaine ; ils prennent au hasard une autre rue, au bout de laquelle ils aperçoivent, avec joie, une grande lumière qui provient du jour. Michau et Coelina recouvrent l'espoir et le courage : ils approchent de cette clarté; mais une réflexion les afflige. Ce ne peut être là l'entrée de leur chaumière. Le jour qui se ferait voir à travers la trape ne serait pas si grand que celui qu'ils aperçoivent. N'importe : cette issue donne sans doute sur la campagne, dans quelque endroit d'où ils pourront regagner leur demeure.

Coelina s'arrête tout-à-coup ; elle a foulé aux pieds quelqu'objet, et son coeur s'est glacé. Michau ramasse cet objet... C'est un crâne humain!... Michau le rejette loin de lui, et précipite sa marche. Tous deux arrivent enfin à l'issue favorable. Elle a la forme de l'ouverture d'un puits sur leur tête ; mais il est aisé d'y gravir, par le moyen d'un monceau de décombres qui est là tout prêt. Michau monte le premier, et donne ensuite la main à Coelina... Ils se croient sauvés... Non. Ils sont plus enfermés que jamais. L'endroit où ils se trouvent est précisément l'intérieur de la vieille tour. Elle n'est point couverte ; mais les fortes murailles en sont doubles, et font l'effet d'un petit étui qu'on mettrait dans un deux fois plus grand, tous les deux sans fond.

Leur présence dans ce lieu sauvage, inhabité, fait fuir une foule d'oiseaux nocturnes dont le vol obscurcit le ciel, et nos amis se trouvent là comme au fond d'un vaste puits. Tandis qu'immobile, Coelina admire la noble vétusté de cet antique monument, Michau remarque une fente presqu'imperceptible faite par le tems à l'une des parois de la muraille. Il y fixe son oeil, et aperçoit au bas du monticule sur lequel cette tour est assise, dans le fond même de la vallée, la chaumière de Francisque, dont il est parti. Nous sommes sauvés, s'écrie Michau! je connais maintenant la direction de nos rues souterraines ; je trouverai celle qui conduit à notre demeure. Redescendons? - Eh quoi! il faut rentrer dans ces abymes? - Il le faut, mademoiselle.

Michau et Coelina reprennent le chemin obscur des souterrains. Au carrefour, Michau, après avoir sondé le terrain, prend une rue qu'il assure être celle qui conduit à la trape, et il ne se trompe pas. Un bruit nouveau les poursuit encore. C'est celui d'une cloche très-forte qu'on agite dans les souterrains. Nos deux amis doublent le pas, et retrouvent enfin la trape, qu'ils referment précipitamment sur eux.

Les voilà dans la chaumière après une course de quatre heures : les voilà dans les bras de Perrine, qui les accable de questions : Michau seul a la force d'y satisfaire ; car Coelina est encore trop effrayée des dangers qu'elle a courus. Quand Michau en est à l'histoire de l'espèce d'ombre qui a passé en gémissant devant eux, Perrine s'écrie : Là, l'avais-je dit? Ne sont-ce pas des revenans? A présent, êtes-vous bien convaincus que ce sont des revenans? - Pour des revenans, lui répond Michau, je ne puis le croire ; mais peut-être sont-ce des brigands, des faux monnoyeurs, que sais-je? qui font ce bruit pour effrayer les ames pusillanimes comme la vôtre, et empêcher qu'on ne vienne les troubler. A présent, je pense que nous avons été peut-être fort heureux de n'avoir pas de lumière. Ce crâne humain que nous avons trouvé, tout me prouve que nos jours n'étaient pas en sûreté dans ces caveaux fétides. - Justement, reprend Perrine, un crâne humain! Vous nierez encore que ce sont les ames des victimes de Truguelin qui reviennent? Dans tous les cas, que ce soit des revenans ou des brigands, je ne veux plus qu'ils aient aucune communication avec nous, moi. Voilà cette trape qui a été ouverte. On peut venir par-là chez nous ; je ne dormirai plus tranquille, et je quitterai pour toujours cette chaumière, si vous ne me fermez pas sur-le-champ l'entrée de ces souterrains. - Comment? - En la comblant avec des pierres. - Quelle folie, ajoute Michau en riant! Si ce sont des revenans, croyez-vous que quelque chose puisse les arrêter? - Oh oui, ouï: au surplus, cela me rassurera. Pour Dieu, rendez-moi ce service?

Michau consentit à la demande de Perrine, qui mourait d'effroi. Il fut chercher des pierres énormes au pied des montagnes, et en fit un massif si épais sur les marches de l'escalier des souterrains, qu'il devint impossible de jamais y pénétrer. La trape fut ensuite fermée dessus, et Perrine fut satisfaite.

Cependant Coelina et Michau s'entretinrent ensemble sur l'aventure étonnante des souterrains. Voilà donc, dit Coelina, l'origine des sons plaintifs et du tintement funèbre que nous entendons d'ici toutes les nuits? - L'origine, mademoiselle, nous ne la connaissons pas plus qu'auparavant. Car enfin, qui produit ce bruit étrange? - Ce ne peut être une créature inanimée : ce son de voix éclatant et caverneux n'appartient point à l'humanité. - Mademoiselle croirait-elle aux revenans? - Moi, Michau, vous plaisantez? Je n'ai point cette faiblesse. - Eh bien, ce ne peut être qu'un homme qui fasse ce bruit que redouble l'écho des voûtes, et que la terreur de ceux qui l'entendent grossit encore. - Je conviens, Michau, que lorsqu'on a peur, tout paraît gigantesque. J'étais dans ce cas-là, moi ; car j'ai pensé m'évanouir d'effroi : mais vous, qui n'êtes pas susceptible de ce sentiment attaché à notre sexe, vous étiez assez de sang-froid pour apprécier au juste la force des longs soupirs que vous entendiez? - Mademoiselle se trompe : je suis courageux, sans doute, aussi ferme que tout autre ; mais j'ai eu aussi ma part de la terreur que mademoiselle a éprouvée. Quand on est dans l'obscurité, et qu'on a l'esprit tendu vers le merveilleux, l'homme le plus intrépide perd la tête, et sent son coeur palpiter comme un enfant. Il aimerait mieux avoir à combattre une compagnie de dragons! On connaît son ennemi au moins, et si l'on risque sa vie, on la défend ; mais ici, sait-on à qui on a affaire? Voit-on si ceux qui passent sont amis ou ennemis, s'ils sont en grand nombre? Oh! non, je ne suis pas du tout rassuré dans ces sortes d'entreprises. - En effet, on aurait pu nous massacrer là, sans que nous connussions nos assassins. - C'était notre faute, mademoiselle ; qu'allions-nous faire là? Nous avions tort. - En effet, j'en parle de sang-froid à présent que nous sommes hors de danger ; mais notre démarche était des plus imprudentes. Cependant, vous m'avez dit, et vous le savez mieux que moi, que Truguelin a commis tant de crimes dans ces souterrains!... S'il y avait là quelque victime de sa vengeance! Si c'était un infortuné qui... - Et comment y vivrait-il? Pourquoi d'ailleurs ferait-il tant de bruit? Ces longs soupirs, mademoiselle en convient, n'appartiennent point à un mortel. - Que voulez-vous? je m'y perds, et ne sais plus à quel doute m'arrêter. - Mademoiselle a vu néanmoins que mon zèle, que je suis... dévoué a ses moindres volontés.... Cependant je prendrai la liberté de remontrer à mademoiselle que la curiosité expose quelquefois à des dangers.... et que, si les événemens de la vie dépendent de nous, il faut toujours éviter de les rendre nuisibles et dangereux. - Vous avez raison, Michau, et je profiterai de votre avis, dont je vous sais gré. - Mademoiselle veut bien excuser ma franchise? - Je vous en remercie ; mais je vous avoue que cette aventure m'intrigue, et que si j'étais homme, je voudrais la courir jusqu'à la fin.

Ainsi parla Coelina, et Michau, toujours sérieux, timide et respectueux, la salua, et fut vaquer à quelques détails de labourage.

La nuit allait couvrir l'horizon de ses voiles sombres, et l'aigle intrépide précipitait déjà son vol pour venir percher auprès du nid de ses aiglons. Les cris des bouquetins et des marmottes renvoyaient des champs les bons montagnards, qui, faisant marcher devant eux leurs nombreux troupeaux, se hâtaient de revenir à leur toit champêtre. Coelina, toujours triste, toujours occupée du souvenir de Stéphany, affligée de l'absence de son père, absence dont elle ignorait le motif, et qui durait depuis deux jours, Coelina, après avoir médité au pied de la source de l'Arveron, tendait doucement ses pas vers la chaumière où l'attendaient Perrine et le bon Michau, lorsqu'elle vit venir à elle ce dernier, qui, l'apercevant de loin, lui cria, avec son sang-froid accoutumé: Mademoiselle voudrait-elle bien doubler le pas? Il y a bien du nouveau à la chaumière. Je supplie mademoiselle de courir le plus vîte qu'elle pourra. - Qu'y a-til donc, Michau? - L'événement le plus singulier! - Grand Dieu! que s'est-il passé? - Je ne puis le dire à mademoiselle ; mais mademoiselle va être bien étonnée!

Tandis que, saisie d'effroi, Coelina se précipite vers la chaumière, et laisse loin derrière elle son grave conducteur qui n'en presse pas plus sa démarche, retournons auprès de Stéphany, que nous avons, laissé enfermé chez son père, dans l'appartement même de Coelina.

Chapitre 5

Viens voir, Tiennette, viens donc voir quelque chose d'assez singulier, dit, à travers sa porte, Stéphany à Tiennette, qu'il entend agir sur le pallier de son escalier? Ouvre donc ma porte, Tiennette ; ne crains rien, je ne me sauverai pas. - Que me voulez-vous? - Ouvre toujours, tu le sauras.

Tiennette ouvre la prison du jeune homme, et lui demande ce qu'il desire. Tiens, Tiennette, lui dit Stéphany, regarde cela? Tu connaissais tous les effets qui appartenaient à l'infortunée Coelina? As-tu vu chez elle cette boîte cachetée? - Cette boîte cachetée? Non, je ne l'ai jamais vue ici. Qui peut l'avoir donnée à Coelina? Et que renferme-t-elle? - Quelque bijou peut-être, ou quelque objet utile à la santé. - Cela se peut : il faut voir. - Quoi, Tiennette, rompre ce cachet! Que dira Coelina si jamais elle apprend cette indiscrétion? - Que voulez-vous qu'elle dise? Reviendra-t-elle ici, d'ailleurs? la reverrons-nous jamais, cette pauvre demoiselle? - Mon père est-il toujours bien en colère? - Toujours le même ; mais voyons?... - Et l'on n'a point de nouvelles de Coelina? - Pas la moindre... Donnez-moi cette boîte? - Non, Tiennette, je ne le souffrirai pas... Je ne t'ai appelée que pour te demander si tu sais ce qu'elle contient? - Je l'ignore, et je suis femme, c'est-à-dire très-curieuse. - Vraiment, Tiennette, j'ai autant de desirs que toi d'ouvrir cette boîte : tout ce qui appartient à Coelina est si précieux pour moi!... Mais non, laisse-moi, Tiennette, ne me fais pas succomber. - Que vous êtes enfant! voyons, prêtez-la-moi, j'aurai bientôt fait.

Tiennette s'empare de la boîte, brise le cachet, ouvre, et jette sur une table un portrait, une quantité considérable de diamans, et une lettre. Tandis que Tiennette s'attache à examiner les diamans qui lui paraissent superbes, Stéphany considère le portrait, qu'il reconnaît être celui de sa tante Isoline. Ce portrait est enrichi de pierres précieuses, et parfaitement ressemblant. Quel est ce mystère, dit Stéphany? comment Coelina possédait-elle ce portrait riche et brillant? pourquoi était-il dans une boîte cachetée? Cette lettre.... elle est ouverte ; je puis la lire ; peut-être me donnera-t-elle quelque éclaicissement. Voyons.

"Je vous ai recommandé, Coelina, de ne décacheter cette boîte que le lendemain de votre hymen, s'il a lieu ; et, dans tous les cas, j'écris aujourd'hui cette lettre dans la supposition, dans l'espoir que vous serez heureuse lorsque vous la lirez. Coelina, j'ai tout sacrifié pour vous, ma jeunesse mes talens, mon coeur, ma fortune, ma santé, ma vie même ; vous m'avez coûté tout!.... Et vous ignorez, hélas! l'intérêt puissant qui m'attache à vous. Apprenez enfin ce secret que vous m'avez autrefois demandé, que j'ai caché à tout le monde, à vous-même ; ce secret terrible qui n'est connu que des seuls Truguelins, de ces monstres à qui votre mère et moi nous devons tous nos malheurs!..... Vous m'avez vu, depuis plus d'un mois, reçu chez M. Dufour, sous les haillons de la misère, habitant un grenier, connu sous la seule dénomination du pauvre homme. Vous avez daigné monter souvent dans mon triste réduit, me consoler, me prêter tous les secours de la pitié, de la bienfaisance... Eh bien, Coelina, ce pauvre homme à qui vous avez témoigné tant d'intérêt, cet infortuné, muet, infirme, qui souffre tous les maux du corps et de l'esprit, c'est votre père, Coelina ; ouï, vous êtes ma fille!..... Je vous vois frémir en apprenant cette triste vérité! Coelina, rassemblez toutes les forces de votre ame pour entendre l'aveu pénible que je vais vous faire. Vous n'êtes point la nièce de M. Dufour : vous ne portez pas même le nom de son frère, le baron des Echelettes ; vous fûtes baptisée sous mon nom et sous celui d'Isoline-Truguelin, que j'eus l'imprudence de faire passer pour veuve lors de votre naissance. Le voilà, ce mystère impénétrable, Coelina, que j'ai caché à tous ceux qui vous entourent. Absolument étrangère à la famille de M. Dufour, vous étiez perdue si je l'eusse dévoilé plutôt. Ils vous croyaient, ils vous croyent encore leur parente : il fallait, pour votre bonheur, que je les laissasse tous dans cette erreur, la source de votre fortune. Il n'y avait que votre hymen avec l'intéressant Stéphany qui pût me permettre de vous révéler ce fatal secret. Vous voilà mariée, vous êtes heureuse. N'étant point la nièce de M. Dufour, vous devenez sa fille ; s'il apprend la vérité sur votre naissance, il ne peut vous proscrire ; il ne peut haïr la femme de son fils. Et l'héritage du baron des Echelettes, qui ne vous appartenait point, devient votre propriété par cet heureux hymen. Jugez, Coelina, combien il m'a fallu souffrir pour renfermer dans mon sein un secret de cette importance! Qu'il ne sorte point du vôtre, Coelina ; gardez-le jusqu'à ce que des circonstances impérieuses vous forcent à avouer que vous le connaissez. Si je vous l'avais appris avant votre hymen, n'avais-je pas à craindre votre douleur, votre timidité, qui aurait donné de la méfiance à M. Dufour, peut-être les effusions de votre tendresse pour moi qui auraient paru suspectes ; tout, en un mot, j'avais tout à craindre d'une jeune personne sans politique comme sans expérience : nous nous serions tous perdus ; au lieu qu'ignorant ce secret, vous avez marché aux autels avec le ton et l'assurance du rang dans lequel vous vous imaginiez être née.

Vous avez maintenant la clef de ma conduite envers vous, et de mes avis mystérieux sur les Truguelins. O Coelina! combien ils m'ont causé de tourmens! Vous ne pourrez jamais vous en faire une idée! pourvu que les monstres.... Je n'avais à craindre que leur indiscrétion. S'ils en commettent une irréparable, en désabusant, pour se venger, M. Dufour sur votre compte ; s'ils vont rompre votre mariage, Coelina, et que vous lisiez alors cette lettre, vous apprécierez davantage ma prudence et la crainte que j'avais de voir le secret de votre naissance connu..... de vous-même! Si vous n'êtes pas heureuse, Coelina, venez près de moi. Je saurai alors vous en procurer les moyens. Si vous êtes mariée, à l'abri des coups des Truguelins, que la découverte que vous faites serve à régler votre conduite pour éviter les traits du malheur. Quelque chose qui arrive, vous me verrez, et je vous raconterai par écrit l'histoire de mes longues souffrances.... Mais apprenez que, si M. Dufour découvre ma liaison avec sa belle-soeur, je ne dois jamais me présenter devant lui. La honte, le remords et le reproche de la plus noire ingratitude, voilà ce qui m'attendrait auprès de ce vieillard inflexible, et que j'ai cruellement offensé!... Vous, Coelina, vous n'avez rien à craindre de son ressentiment ; mais tout le poids en retomberait sur moi, et je l'aurais mérité aux yeux de tous ceux qui jugent sur les apparences. Je vous éclaircirai tout ce qui vous paraît obscur dans cette lettre déjà bien longue. Je la termine, Coelina ; et puissiez-vous dire, en la lisant, si vous le faites le lendemain de votre hymen, ainsi que je vous l'ai recommandé: Le jour d'hier, le plus beau jour de ma vie, a mis à jamais un terme à mes malheurs! ...

Vous trouverez avec cette lettre le portrait de votre mère, qu'elle me donna elle-même à l'époque de nos tristes amours, ainsi qu'un riche écrin de diamans qu'elle a portés, et dont elle me fit un utile présent dans une circonstance, hélas! bien critique. Adieu ; ma chère fille, gardez le silence avec tout le monde, et pardonnez la fatalité de votre naissance à votre infortuné père,"

FRANCISQUE HUMBER.

Stéphany, au comble de l'étonnement, relit plusieurs fois cette lettre mystérieuse, qui lui apprend que Francisque Humber, dont il est parlé dans le paquet de Truguelin, est précisément cet indigent, ce pauvre homme, cet inconnu à qui son père a donné l'hospitalité.... C'est là le père de Coelina! et Coelina l'ignore peut-être encore, puisqu'il paraît qu'au moment de sa fuite elle a oublié d'emporter cette boîte qu'elle ne devait, aux termes de la lettre, décacheter que le lendemain de son hymen. Cet homme qui a fui aussi, c'est le père de Coelina! Quelle découverte pour Stéphany, qui avait voué déjà tant d'intérêt à l'inconnu!.... Il paraît que Coelina, sans connaître le lien qui l'attachait à cet infortuné, a eu plusieurs entretiens avec lui, qu'elle l'a pressé de lui communiquer ses secrets, qu'il n'a pas cédé à sa demande, et que c'est lui-même qui a remis à Coelina la boîte cachetée, en lui recommandant de ne l'ouvrir que le lendemain de son mariage. Coelina a tenu parole ; mais elle a tout appris, ainsi que tout le monde, par l'indiscrétion de Truguelin ; et c'est l'oubli de sa boîte qui vient d'éclairer Stéphany! M. Dufour sans doute ignore encore le nom du père de Coelina. Tiennette, qui est aussi étonnée que Stéphany, l'assure, et Tiennette est enchantée de connaître un secret que son maître n'a pu dévoiler encore.

Cependant Stéphany communiquera-t-il cette lettre à son père?.... Non : il y voit que Francisque a le plus grand intérêt à cacher à M. Dufour le lien qui l'attachait à Isoline. Sans connaître les relations que Francisque a pu avoir à cette époque avec M. Dufour, Stéphany ne veut point exposer l'infortuné Francisque à son ressentiment, dont, suivant la lettre, tout le poids retomberait sur le père de Coelina. Il faut respecter le secret des malheureux, c'est le principe du généreux Stéphany : il faut donc faire jurer à Tiennette qu'elle ne parlera jamais à son maître, ni à qui que ce soit, de la découverte que tous deux viennent de faire. Tiennette, fière d'être de moitié dans une confidence de cette nature, enchantée de ce qu'on lui accorde assez de confiance pour la croire capable de garder un secret, promet de ne point le divulguer ; et, pour la gagner tout-à-fait, Stéphany lui fait un léger cadeau, qui achève d'enchaîner son indiscrétion. Va, Tiennette, lui dit ensuite Stéphany, descends chez mon père ; tâche de l'adoucir en ma faveur ; promets-lui que, s'il me rend ma liberté, je n'en abuserai point pour l'abandonner ; mais en même-tems, persuade-lui que jamais l'image de Coelina ne sortira de mon coeur.

Tiennette se retire, ferme la porte à double tour, et Stéphany seul s'occupe encore de la lettre de Francisque. Tout ce qui lui parle de Coelina a tant de charmes sur son tendre coeur! Qu'elle est estimable la conduite de Stéphany! il ignore ce qu'est devenu Francisque, il ne sait pour quels motifs cet infortuné redoute plus que tout autre la colère de M. Dufour ; mais il sait que Francisque est perdu s'il est connu, et il ne veut point ajouter à ses malheurs en le dévoilant à son père. Coeurs vertueux et délicats, votre conduite est toujours marquée par la bonté, par l'humanité!

Cependant Tiennette descend chez M. Dufour, qu'elle intercède de nouveau, ainsi qu'elle le fait tous les jours, pour qu'il rende la liberté à son fils. M. Dufour est inexorable ; il ne s'en rapporte pas à la promesse que lui fait Stéphany de ne point l'abandonner ; il connaît les jeunes gens, leur vivacité, leur ingratitude ; il craint tout d'un amant de dix-huit ans, qui s'est vu ravir sa maîtresse. Il a trop d'expérience, M. Dufour, pour s'en rapporter légèrement à la parole qu'un enfant ne lui donne que pour obtenir d'abord une partie de ce qu'il desire. Non ; Stéphany restera renfermé jusqu'à ce que M. Dufour soit bien sûr que le tems et la réflexion ont chassé l'amour de son jeune coeur. Il y restera plutôt un an, ajoute le vieillard ; il me faut d'autres preuves de son respect et de sa soumission. Tiennette, donne-moi le bras jusques chez le docteur Andrevon, que je n'ai pas vu depuis le jour fatal où la discorde est venue bouleverser toute ma maison.

Tiennette conduit son maître chez le docteur, et laisse seuls les deux vieillards. Ha, ha! c'est vous, mon voisin! lui dit Andrevon tout étonné de le voir. Qui vous amène chez moi? êtes-vous indisposé? avez-vous besoin des secours de mon art? - Faut-il absolument, docteur, que je sois malade pour vous visiter? et ne puis-je me procurer, en bonne santé, le plaisir de vous voir? - Je croyais, monsieur, qu'il n'y avait plus que le seul rapport de mon é Sortez, je vous chasse ; je vous défends de me revoir ,vais-je m'imaginer qu'elle prendra cet ordre à la lettre, qu'elle s'en ira comme une folle àl'instant même, sans se donner le tems de me revoir, de m'adoucir? En vérité, je suis bienmalheureux d'avoir affaire à des têtes égarées comme celle-là! Est-ce que mon intention était derenvoyer sans argent, sans ressource, une enfant que j'ai élevée, à laquelle je me suis attaché parsa douceur, ses talens, ses qualités morales et physiques? Il faudrait être un barbare, pour agirainsi ; et, dieu merci, je ne le suis point : je ne suis point un méchant homme, peut-être? vif,violent, à la bonne heure, emporté si l'on veut ; mais je suis incapable de noirceurs...... à moinsque je n'aie le malheur de passer à vos yeux pour un méchant! Je vois que vous me regardez là, et que vous ne me répondez point? - Que voulez-vous que je vous dise? J'attends que vous m'appreniez lebut où tendent tous ces discours.

M. Dufour, un peu interdit, fixe le docteur, et s'écrie : Quel diable d'homme, avec son front glacé! on dirait qu'il a sujet de se plaindre de moi! - Vous ne vous trompez pas ; je me plaindrai toute ma vie des hommes injustes : ils font du mal à mes semblables, et j'ai le malheur, moi, de souffrir pour mes semblables. - Vous êtes bien tendre, vous ; vous êtes bien tendre!.... Un moment donc, cruel homme que vous êtes, un moment? vous allez voir que je ne suis pas si injuste que vous le prétendez. - Parlez.

M. Dufour se remet, et continue : Je m'imaginais que Coelina reviendrait ; je ne pouvais pas croire qu'elle prendrait au sérieux un ordre donné dans l'emportement. Elle n'est pas revenue, et j'en suis enchanté d'une façon ; car mon étourdi de fils, qui me fait déjà tourner la tête avec son amour déplacé, me ferait bien autrement enrager, s'il savait sa belle près de lui. Cependant j'ai fait des réflexions ; je me suis dit : Cette jeune personne, ce n'est point sa faute si le crime a présidé à sa naissance. Je l'ai élevée ; elle avait pour moi toute la tendresse d'une nièce respectueuse et soumise : dois-je l'abandonner dans sa triste proscription? Je ne puis lui en vouloir, que d'avoir dissimulé avec moi, de m'avoir caché un secret qu'elle savait avant qu'on me l'apprît... - Comment, vous croyez?... - Ouï, ouï, ouï, elle le savait ; j'en ai des preuves : elle savait tout, et abusait de ma confiance, de mon ignorance sur sa naissance ; mais laissez-moi achever? Je vous disais.... vous voyez bien, en m'interrompant, vous me faites perdre ce que j'avais à vous dire.... ah! j'y suis : Je me suis décidé à prendre soin de Coelina, à pourvoir toujours à ses besoins, à lui servir de père, en un mot, non chez moi, mais ailleurs. Si elle doit le jour à ce misérable indigent, il est hors d'état de la nourrir ; il faut donc que quelqu'un ait pitié d'elle ; et ce quelqu'un-là, c'est moi : je m'en fais un plaisir ; je m'en fais un devoir. Je paierai donc sa pension quelque part. Toute la difficulté, c'est de savoir où elle est ; c'est de la retrouver, et j'ai besoin de vos soins dans cette circonstance. - A la bonne heure, mon voisin ; voilà que vous revenez à des sentimens plus dignes de vous : vous n'êtes pas encore corrigé au point où je voudrais vous voir arriver ; mais cela viendra. - Au mariage avec mon fils, jamais! oh, pour celui-là, jamais! - Non, non, eh bien, non : ne parlons pas de cela dans ce moment? - Dans ce moment comme dans tout autre. - J'y consens. Toute la difficulté, comme vous dites, c'est de la retrouver. Vous ne savez donc pas de quel côté elle est allée? - Eh, si je le savais, vous dirais-je que je l'ignore? - Ha çà; en quoi puis-je vous être utiles? - Le voici. Vous êtes fort bien avec l'intendant de la province : vous l'avez tiré, je crois, deux fois d'une maladie dangereuse? - C'est vrai : eh bien? - Eh bien, mon voisin, allez le trouver. D'ici à la Bonneville, qui est le siége de l'intendance, il n'y a que six lieues, ce n'est pas un long voyage ; allez trouver l'intendant : racontez-lui franchement notre aventure : dites-lui que la jeune personne est très-intéressante, et engagez-le à nous la retrouver. - Bien vu. - Priez-le d'employer des formes douces qui n'effraient point cette pauvre Coelina. Ce n'est point un enfant vicieux dont on veut s'assurer ; c'est une jeune personne, victime de la fatalité, qu'on brûle de secourir. - A la bonne heure : je vous aiderai là-dedans de tout mon pouvoir ; je vais m'habiller, faire seller ma mule, et me rendre sur-le-champ à la Bonneville. Mais je fais une réflexion ; il n'est pas possible que personne de chez vous ne sache ce qu'est devenue Coelina? Elle était si chérie de Tiennette, de Faribolle ou Chrystin, car je crois qu'il porte aussi ce nom-là.... Eh, tenez, mon voisin, Tiennette sait tout, oh! Tiennette sait tout... Elle est peut-être même en correspondance avec elle. - Tiennette me l'aurait dit. - La belle idée! Tiennette qui vous sait courroucé contre Coelina, ira vous instruire du séjour qu'elle habite! Cela est-il présumable? - Vous avez raison. - Mon avis est donc, avant d'entreprendre aucune démarche auprès de l'intendant, démarche qui fait toujours un certain éclat et amène des moyens désagréables, mon avis serait que vous interrogeassiez Tiennette, et que vous lui fissiez part de vos projets de bienfaisance envers sa protégée. Cette fille, si elle sait où elle est, vous le dira ; si elle l'ignore, nous aurons alors recours à l'intendant. - Cela est parfaitement imaginé, mon voisin, et je vous remercie de m'avoir ouvert un aussi bon avis. Cela d'ailleurs vous évitera, pour le moment, la peine de vous déplacer, de perdre votre tems ; car vous êtes peut-être fort occupé? - Oh! beaucoup. Il y a beaucoup de malades dans les environs : c'est la fonte des neiges, amenée par l'été, et l'eau qu'on boit, qui est mal-saine dans cette saison. A la grande auberge, j'ai seulement trois voyageurs à l'extrémité. - Trois? - Ouï; entr'autres, une femme, oh! bien intéressante! - Jeune et jolie peut-être? car, docteur.... - Point du tout : c'est une femme de quarante-cinq ans à-peu-près, qui a pu être bien, mais que de longs malheurs, dont elle se plaint, ont cruellement enlaidie. Je m'y suis intéressé dès le premier moment où j'ai été appelé auprès d'elle. C'est une grâce, une douceur, une amabilité, et un esprit d'ange! - Quelque jour, docteur, vous me ferez voir cette femme, n'est-ce pas? - Si j'ai le bonheur de lui rendre la santé. - Cela est sans replique. Ce que vous m'en dites pique ma curiosité, et, à mon âge, on aime mieux, pour la société, les femmes d'un âge mûr, bonnes, spirituelles, que les jeunes personnes, quelque jolies qu'elles soient. Je pense comme vous... Mais je vois à ma pendule que voilà l'heure où je dois la visiter ; j'y cours. A demain, mon voisin? Vous me rendrez compte du fruit de vos recherches. - Adieu, mon cher docteur ; je vais rentrer et interroger soudain Tiennette.

Le docteur se rend à la grande auberge de Sallenche. Il monte chez madame de Senneville (c'est le nom de la malade qui l'intéresse). Eh bien, madame, lui dit-il, comment vous trouvez-vous aujourd'hui? - Beaucoup mieux, monsieur, graces aux médicamens que vous m'avez ordonnés hier. - En effet, madame, il y a un changement bien favorable dans toute votre personne : à compter d'aujourd'hui, je vois que votre convalescence va être rapide, et que j'aurai le bonheur de vous voir, sous peu de jours, aussi bien portante que je le suis. - Homme sensible et profond dans votre art, c'est à vous que je devrai le retour d'une santé que je n'ambitionne que dans un but bien louable. - Y a-t-il de l'indiscrétion à vous demander quel est ce but que vous vous proposez? - Vous le saurez, monsieur ; quand je serai rétablie, je vous rapporterai l'histoire de ma vie ; elle est digne d'émouvoir votre sensibilité. - J'en suis persuadé, madame, quand vous vous porterez mieux, vous voudrez bien accepter sans façon un dîner de célibataire, et j'espère que cette époque comblera les voeux d'un de mes amis. - Ai-je l'honneur de le connaître? - Je ne crois pas : c'est un habitant de Sallenche, un nommé M. Dufour. - M. Dufour! - Vous paraissez émue? Le connaîtriez-vous? - J'ai... entendu parler de quelqu'un qui portait ce nom : je ne l'ai jamais vu, et il serait bien étonnant que ce fût la même personne. - Au surplus, madame, vous pourrez renouer avec lui connaissance chez moi, où je l'inviterai le jour que j'aurai le bonheur de vous recevoir. - M. Andrevon, M. Andrevon, si c'est celui que je retrace à ma pensée, il me rappellera bien des souvenirs douloureux! - En ce cas, je serais désolé..... - Non, non, il peut venir ; je n'ai aucun sujet de lui en vouloir. Je serai même charmée qu'il m'entende.... qu'il apprenne.... ce qu'il ignore sans doute... Mais avant de parler de dîner en ville, il faut recouvrer la santé. - C'est une chose très-facile à présent. Beaucoup de ménagemens, et peu de drogues, voilà ce que j'emploie toujours dans les convalescences. - C'est très-bien penser, et il serait à desirer que tous vos confrères agissent comme vous. La plupart d'entre eux n'ont qu'une routine qu'ils suivent aveuglément sur tous les sujets. Le désir de paraître savant fait qu'ils ne vous laissent pas d'abord le tems de leur expliquer votre maladie : Avez-vous la fièvre ; c'est cela, c'est une courbature ; avez-vous un point de côté; c'est encore une courbature : éprouvez-vous des maux de tête, c'est toujours cela, une courbature : il semble qu'ils veuillent vous persuader que vous ne souffrez pas à tel ou tel endroit, pour vous prouver que votre maladie est celle qu'ils ont mise la première sur le tapis. Et puis les mêmes drogues à tous les sujets, en même quantité, en même dose, sans étudier leur puissance sur votre organisation, sans connaître le systême le plus irritable de votre machine. Ah, monsieur! que la médecine est encore dans l'enfance! - Je vous écoute, madame, et tout en convenant que vous avez raison sur bien des points, je ne puis m'empêcher de blâmer ce petit mouvement d'humeur qui vous fait vous emporter contre mes confrères. On ne sait pas, madame, combien de dégoûts, combien de contrariétés entraîne notre état. C'est une peine avec les malades! Les uns se croient morts dès qu'ils ont une légère indisposition ; les autres s'imaginent très-bien se porter quand ils ont dans leur sein le germe de leur prochaine destruction. Ceux-ci vous disent qu'ils ont mal là, quand le siége de leur maladie est ici : ceux-là prennent à votre insu des médicamens corrupteurs que leur vante le premier charlatan ; aucun ne vous accorde une confiance entière. Il faut que l'homme de l'art, fût-il dans le doute, tranche et décide sur une maladie, pour en imposer au malade, pour lui persuader qu'on connaît mieux son mal que lui-même. C'est le seul moyen de l'étonner ; et vous faites tout des hommes en les étourdissant..... Mais une plus longue digression sur cet objet vous fatiguerait ; nous le traiterons dans un autre moment. Adieu, madame. - Adieu, mon cher docteur.

Monsieur Dufour, en rentrant chez lui, se sentit indisposé. Il regretta de n'avoir point consulté son médecin sur une indisposition qu'il éprouvait depuis le matin, et qui, légère d'abord, s'était accrue de la manière la plus rapide. Il se mit au lit, et fut incapable de s'occuper de son projet jusqu'au lendemain à midi.

Le matin du jour qui suivit l'indisposition de M. Dufour, Tiennette entra chez Stéphany : Monsieur, Monsieur! lui dit-elle tout bas, que me donnerez-vous si je vous annonce une bonne nouvelle? - Ah, Tiennette! mon père me pardonne ; il me rend sa tendresse et ma liberté? - Ce n'est pas cela encore ; cela viendra sans doute ; mais j'ai à vous apprendre autre chose qui vous intéressera tout autant. - Parlez, oh! parlez, Tiennette, et ne doutez jamais de ma reconnaissance. - J'ai des nouvelles de Coelina. - De Coelina! grand Dieu! par qui? comment? où est-elle? - Elle n'est pas très-éloignée d'ici. - Expli-toi, Tiennette? Tu me plonges dans un trouble.... Tiens, mets ta main ici ; sens comme mon coeur bat? - Il est en effet bien agité, ce pauvre coeur : ah, les amans!... - Mais apprends-moi donc.... - M'y voici ; écoutez-moi? Je sais cela depuis hier soir ; mais je ne pouvais pas quitter monsieur Dufour, qui est malade.

"Hier soir donc, je revenais.... je ne me rappelle plus d'où je revenais, un homme m'aborde dans la rue.... il faisait nuit fermée ; j'avais peine à distinguer.... je m'approche, et reconnais.... le croiriez-vous? le pauvre homme lui-même, ce Francisque Humber, père de Coelina. Eh quoi, m'écriai-je, vous voilà!.... Il me fait signe de me taire ; puis, après avoir regardé long-tems autour de lui comme un homme inquiet, il me glisse un papier dans la main. Je m'approche de la lanterne du carrefour, et je lis : Tiennette, aimez-vous assez Coelina et Stéphany pour protéger ces amans, et garder le secret? Ah! répondis-je, je donnerais ma vie pour eux : vous pouvez compter sur mon zèle et ma discrétion : que faut-il faire?... Francisque me donne plusieurs papiers à-la-fois. Sur l'un est écrit : Remettez ce papier à Stéphany ; dites-lui que son amante est à Chamouny ; qu'il peut être heureux s'il pense que l'hymen soit capable de fléchir la sévérité paternelle . A ces mots, il me quitte, en me forçant d'accepter cette bague précieuse. Je vous avoue, mon jeune maître, que j'ai eu ce matin la curiosité de parcourir les papiers qu'il m'a laissés : lisez-les ; vous saurez au moins à quoi vous en tenir.

Stéphany prend les petits billets. Le premier contient ces mots:

"Stéphany, si vous savez que je suis le père de Coelina, ce qui est probable ; si l'on a décacheté chez vous une boîte qu'elle a oublié de prendre en fuyant ; si, en apprenant ce mystère, le mépris et l'indifférence ont chassé l'amour de votre coeur, ne lisez point ce qui suit, et soyez assez généreux pour ne point dévoiler notre retraite à votre père, à nos ennemis....

Mais si, sensible, toujours aimant, vous desirez la main de Coelina, il est un moyen de vous la procurer. Cependant, pour que vous ne pensiez point que ce soit votre fortune qui me fasse agir, mais le desir de voir deux amans heureux, réfléchissez avant d'entreprendre : voyez si vous connaissez assez le coeur de votre père pour espérer qu'il se laissera fléchir après un hymen secret? Pensez-vous, Stéphany, qu'en lui présentant votre épouse, il pardonnera, et n'accusera personne que l'amour de cette démarche contraire à ses volontés? Si vous le croyez, Stéphany, accourez ; venez consoler celle qui vous adore, et qui ne peut vivre sans vous ; venez la recevoir des mains de son père pour la conduire au pied des autels. Hâtez-vous, les momens sont chers quand on aime...

Si la raison vous dit d'obéir à un père inflexible, restez, et taisez-vous : vous feriez, en venant m'abuser, le malheur de ma fille, le mien et le vôtre même. Voyez, Stéphany, réfléchissez ; décidez, et soyez plus prudent qu'amoureux."

Sur l'autre billet est écrit:

"Il est, dans la vallée de Chamouny, au pied du Montanvert, au midi de l'Arveron, une chaumière habitée par la nature et les grâces. Le voyageur la rencontre, cette cabane paisible, en suivant la route de Blairs, et s'écartant sur la droite des ruines du vieux castel de Ranspurg, où la belle Ildefuse fut détenue pour avoir aimé le beau Lisberg. Un bois romantique mène à la porte de cette chaumière hospitalière, ombragée par le cèdre antique et le sapin toujours verd. C'est là qu'on attend le mélancolique troubadour pour chanter avec lui l'amour et l'hymen."

Stéphany remarqua l'adresse avec laquelle Francisque lui désignait sa champêtre demeure, et il laissa éclater sa joie. Ah, Tiennette! s'écria-t-il, je suis le plus heureux des mortels ; je puis revoir Coelina ; je puis encore devenir son époux! - Vous pouvez, lui répondit Tiennette! oubliez-vous que vous êtes prisonnier? - Ouï, Tiennette, ton prisonnier, à toi : mais tu n'es pas un géolier barbare, inflexible? - Y pensez-vous? puis-je vous laisser sortir sans me perdre auprès de mon maître?... Mais lisez donc derrière le papier ; il y a encore quelque chose d'écrit. - Tu as raison, Tiennette ; voyons?

" Si l'on est décidé à suivre le plus infortuné des pères, il attendra toute la journée, aujourd'hui, au Nant sauvage. " Il m'attend, Tiennette, s'écrie Stéphany! tu vois bien qu'il m'attend au Nant sauvage! - Un moment, monsieur! Ne voyez-vous pas que cet honnête homme s'en rapporte à votre raison, à votre prudence? Ne vous dit-il pas : Si vous présumez que l'hymen puisse adoucir M. Dufour? C'est à cela qu'il nous faut penser avant d'agir. Pour moi, j'ai l'habitude du caractère de mon maître : je suis persuadée qu'une pareille démarche de votre part comblera son courroux au lieu de le calmer. Il est très-ferme dans ses idées, M. Dufour. S'il a rompu votre mariage, c'est pour n'y consentir jamais. - O Tiennette! combien tu t'abuses! Si c'est une faute que je vais commettre, cette faute deviendra irréparable : il faudra bien qu'il la pardonne par la suite. Quel est le père qui peut mourir en détestant ses enfans? - Monsieur Dufour est capable de cela : il tient à de vieux préjugés. Son ami, le docteur Andrevon, son meilleur ami, n'a rien pu obtenir de lui. - Il demande si je le méprise, cet infortuné Francisque? Ah! combien il connaît peu mon coeur! Mais vois donc, Tiennette, que cette phrase est dure pour un homme sensible : Si, en apprenant ce mystère, le mépris et l'indifférence ont chassé l'amour de votre coeur! Le mépris! il faudrait être bien vil pour mépriser les malheureux! L'indifférence! ah! jamais, jamais! L'amour est là, Tiennette ; il est inhérent avec le souffle de mon existence : c'est lui qui anime mon coeur ; il n'en sortira qu'avec ma vie. O Tiennette! laisse-moi fuir. - Eh, le puis-je, jeune homme? Le pouvez-vous vous-même? Etes-vous capable d'abandonner votre vieux père? - Mais pour quelques jours seulement. Je reviendrai, Tiennette, et je lui avouerai tout. - Et moi, qui pourra me soustraire à son juste ressentiment? Il m'a donné sa confiance ; je ne la trahirai pas. - Cruelle que tu es, pourquoi m'as-tu éclairé sur le sort de Coelina? Pourquoi as-tu fait briller à mes yeux l'éclair du bonheur? Je ne te demandais pas ce funeste secret! Il faillait le renfermer dans ton sein, ou te résoudre à servir l'amour et le malheur. - Je pensais comme Francisque ; j'avais assez d'estime pour vous pour m'en rapporter à votre prudence, et présumer que vous écouteriez mes conseils. - Ah! veux-tu que l'amour connaisse la prudence? Exiges-tu qu'il calcule les convenances, les égards, les conséquences? Il ne voit que la possession de l'objet aimé; il faut qu'il se la procure à tout prix. - C'est ainsi que vous pensez, monsieur? Oh, vous me faites bien repentir de l'excès de confiance que j'ai eue en vous, et dont vous abusez bien cruellement.

Ici Stéphany parut réfléchir ; puis, prenant la main de la bonne gouvernante, il lui dit avec douceur : Tiennette, écoute-moi, je vais te prouver que je la mérite, en sauvant ta délicatesse, en te forçant toi-même à me protéger sans te compromettre. Jusqu'à présent, accablé de douleur, plein, envers mon père, d'un respect, d'une soumission que donne aux coeurs bien nés l'éducation de la première enfance, ignorant d'ailleurs l'asile qu'habitait Coelina, désespérant enfin de la rencontrer dans la nature entière, qui semblait conspirer contre mon amour, je n'ai pas voulu faire usage des moyens d'évasion que le hasard m'avait fournis ; j'eusse craint de manquer à la piété filiale, et d'extorquer une faveur que je brûlais d'obtenir par la douceur et la résignation ; mais aujourd'hui, je n'ai plus rien qui m'arrête, plus d'obstacle à franchir : je puis être heureux, et forcer ensuite, par la plus vive tendresse, par les plus tendres soins, un père irrité à ratifier mon bonheur ; je puis, en un mot, briser les fers qu'il m'impose, pour y rentrer plus soumis et plus respectueux. Apprends donc, Tiennette, qu'en visitant, par curiosité, ce paquet de vieilles clefs, oublié depuis long-tems dans cette armoire, j'en ai trouvé une qui ouvre parfaitement tous les tours de la serrure de cette porte. Tiens, la voici ; vois....

Stéphany prend une vieille clef rouillée, et montre à Tiennette étonnée, qu'elle ouvre en effet tous les pênes de sa forte serrure. Stéphany continue : Si j'avais été dans un état plus calme, je me serais amusé à aller vous surprendre tous là-bas, au moment où vous m'attendiez le moins ; mais, accablé par les regrets, étais-je capable de penser même à une plaisanterie de cette nature, et digne d'un écolier? Je ne voyais, dans cette heureuse découverte, qu'un moyen de fuir, et je ne me proposais d'en profiter qu'à la dernière extrémité. Tu vois donc bien, Tiennette, que tout va s'arranger, et que nous pouvons parfaitement nous entendre tous deux. Enferme-moi bien, aussi sûrement qu'à ton ordinaire, et je sortirai d'ici sans que tu favorises mon évasion. Pour le prouver, je laisserai dans la serrure, ma clef attachée comme elle l'est à ce trousseau : mon père viendra la vérifier lui-même, et il ne pourra t'accuser de ma fuite. Tu auras soin seulement de ne pas te trouver dans la cour, et d'en écarter Chrystin, lorsque je la traverserai. - Monsieur.... Tenez.... j'ai le plus grand desir de vous obliger, ainsi que cette pauvre Coelina, que j'aime à un point!... J'ai rêvé d'elle cette nuit, vraiment j'ai rêvé d'elle. Elle était au milieu d'un affreux incendie. Feu, c'est joie, comme vous savez. Elle m'appelait, et moi, je..... - Laisse-là ton rêve, Tiennette, et réponds-moi. - Mais je vous réponds : me voilà embarrassée à présent : j'aimerais mieux que vous ne m'eussiez pas communiqué votre projet d'évasion, et que vous l'eussiez effectué: cela pèse sur ma conscience. - Ta conscience!.... ta conscience te dit-elle de laisser mourir de douleur deux jeunes gens que tu as élevés, qui te chérissaient comme une seconde mère? - Cela est vrai.... Cependant, si M. Dufour m'interroge, je ne pourrai mentir d'abord. - Eh mais, tu ne mentiras pas, en lui montrant la seconde clef.... Tiennette, tu balances encore!.... Je tombe à tes pieds, bonne Tiennette : ne me fais pas repentir à ton tour de t'avoir dit mon secret : il est une grande preuve de mon estime et de ma confiance en toi! Tiennette, je resterai là jusqu'à ce que tu consentes à combler mes voeux! - Intéressant jeune homme! il me touche jusques aux larmes.... Allons, levez-vous, renfoncez les larmes qui coulent de ces yeux bleus..... et faites ce que vous voudrez. - Bonne Tiennette! ( Il se lève .)Mais tu me promets de ne point révéler le lieu de ma fuite, le séjour de Coelina? - Je vous lepromets ; et vous me jurez à votre tour de revenir sous peu de jours? - Sous peu de jours ;aussi-tôt mon hymen conclu. - Allez, allez rejoindre cette bonne Coelina : dites-lui que je lachéris toujours, et apprenez-lui ce que je fais pour vous deux. - Elle le saura, Tiennette, elle lesaura, et tu jouiras de notre bonheur.

Tiennette, pour la tranquillité de sa conscience sans doute, referme à triple tour la porte de son cher prisonnier, et descend vaquer à ses occupations. Stéphany ne perd pas un moment ; il écrit ce peu de mots pour M. Dufour.

"N'accusez pas votre fils d'ingratitude, ô mon père! il reviendra dans quelques jours vous prouver qu'il vous chérit et vous respecte plus que jamais. Personne n'a favorisé son évasion."

Stéphany laisse ce peu de mots sur sa table, emporte la boîte cachetée de Coelina, afin que personne ne découvre quel est son père, ouvre sa porte, la referme, laisse dans la serrure la clef et le trousseau, ainsi qu'il en est convenu ; puis le voilà qui court jusqu'au Nant sauvage, où il rencontre le père de Coelina, qui l'attend. Stéphany se précipite dans ses bras ; Francisque le serre dans les siens, et tous deux cheminent vers le séjour agreste où ils vont surprendre la nature et l'amour.

Chapitre 6

Tiennette, approche ici, dit M. Dufour à sa gouvernante, qui entre, vers midi, dans son appartement. Approche donc, et assieds-toi là; j'ai à te parler. - Monsieur se sent-il mieux? - Beaucoup mieux qu'hier : je ne sais ce que j'avais ; la tête lourde, les jambes faibles ; j'éprouvais tous les symptômes d'une maladie prochaine. Heureusement cela s'est dissipé; je me sens bien. - Qu'est-ce que monsieur veut me dire?... C'est que je suis pressée...... - Un moment. Dis-moi donc, ma pauvre Tiennette, sais-tu que, depuis quelques jours, je me fais de vifs reproches à moi-même? - Sur quoi donc, monsieur? - Ouï, je me trouve inhumain, injuste. Comme les malheurs ont changé mon caractère! moi qui me serais reproché autrefois de faire couler une seule larme, aujourd'hui je vois tous les yeux en répandre autour de moi. - Ah, je sais ce que vous voulez dire. - Toi-même, Tiennette, ne pleures-tu pas comme moi cette infortunée Coelina? Quelle vivacité de ma part! et aussi quel désespoir de la sienne! - Ma foi, monsieur, vous la chassez, vous la maudissez, et vous croyez qu'elle peut subir ces affronts de sang-froid, elle qui vous aimait tant! - Cette enfant!.... Ouï sans doute elle m'aimait, et j'ai pu la traiter avec tant de dureté! Mais aussi, s'en aller comme cela!... Il fallait la retenir, toi, à l'instant de son départ? - Et le pouvais-je, monsieur? je ne vous ai pas quitté de la journée : vous avez exigé que je restasse près de vous ; vous nous avez empêchés de sortir, votre fils, Chrystin et moi! - Quel dommage que tu ne l'aies pas vue! Tu aurais pris tant de plaisir à la consoler! - Cela est vrai, monsieur ; je vous assure qu'elle ne serait pas partie, cette pauvre enfant! ou du moins elle ne serait pas partie seule. - Tu l'aurais accompagnée? - Chrystin ou moi : aurions-nous eu la barbarie de laisser une jeune personne courir les champs, seule, et en habits de noce encore? - Tu savais où elle allait, sans doute? Elle t'avait prévenue?.. - Quand, comment et pourquoi? Pouvait-elle prévoir le malheur qui l'attendait? - Elle pouvait tout craindre, puisqu'elle connaissait le secret de sa naissance. - Elle connaissait, dites-vous?... - Ouï, elle savait qu'elle n'était pas ma nièce. - Cela n'est pas possible, monsieur : elle l'ignorait, soyez sûr qu'elle l'ignorait. Elle avait assez de confiance en moi assurément... et d'ailleurs, qui le lui aurait dit? - Ce pauvre homme. - Ce..... pauvre homme!... est-ce qu'il savait!... - Sans doute, il savait tout, lui ; et toi-même tu m'as dit que Coelina avait de fréquens entretiens avec lui? - Ouï, je vous l'ai dit ; mais ces entretiens se bornaient à des consolations, à des actes de bienfaisance de la part de Coelina, je le pense. - Au surplus, elle est bien à plaindre. Quand elle t'écrira, Tiennette, marque-lui bien que je ne lui ai pas retiré toute ma tendresse ; que mon seul desir est de lui faire un sort, et d'assurer son existence. - Est-il bien vrai, monsieur? Vous ne l'abandonnerez pas? - Jamais. Je l'ai vue naître, cela suffit pour que j'y prenne intérêt. Comment! Tu me rendrais assez peu de justice pour me croire incapable de procédés? Tu aurais dû déjà lui écrire que j'étais trop bon pour persister dans mon injuste haine.

Ce mot écrire, répété deux fois par M. Dufour, réveilla la prudence de Tiennette : elle connaissait son maître ; elle savait qu'il était fin, et elle se tint en garde contre ses questions. Tu ne me réponds pas, ajouta M. Dufour? - C'est que je pense que vous vous moquez de moi. Où donc voulez-vous que je lui écrive? - Chez son père apparemment, où elle se sera rendue. - Je ne connais pas plus que vous la demeure de son père. - Tu m'abuses, Tiennette ; tu la sais, tu dois la savoir. Coelina avait trop d'amitié, trop de confiance en toi, pour te cacher le lieu de sa retraite : elle te l'a communiqué, sous le secret peut-être? Eh bien, mon enfant, ne me le dis pas? Mets un obstacle à mes bienfaits? Oppose-toi à ce que je donne des secours à une infortunée? Si elle expire de misère auprès de son père, ce sera ta faute ; nous n'en accuserons tous que toi. - Monsieur parle toujours du père de Coelina? Est-ce que M. Truguelin vous l'aurait nommé? - Mais je présume que ce Francisque n'est autre que le pauvre homme, ton protégé. - Sur quel fondement? - Tu changes de couleur? - Moi? non ; c'est le reflet de ce rideau verd. Et d'ailleurs, monsieur, qu'ai-je besoin de toutes ces questions? Si je savais quelque chose qui pût être favorable à ma chère Coelina, je vous le dirais ; mais... - Si tu craignais que ce quelque chose lui fût préjudiciable? - Je me tairais. - Tu sais tout! - Eh mon Dieu, monsieur, par où ai-je mérité cet interrogatoire? Depuis douze ans que je suis à votre service, m'avez-vous prise une seule fois à vous tromper? C'est bien mal, de traiter ainsi une pauvre domestique! - Ah, tu as recours aux larmes! C'est un moyen usé, mon enfant ; je t'en avertis, il ne réussira pas auprès de moi. Tu sais tout, te dis-je, et tu te méfies de moi, en me déguisant la vérité; mais je te préviens que si je découvre un jour que tu m'aies trompé, je te chasse. - Tenez, monsieur, je m'en irai plutôt tout de suite. C'est affreux! Vous m'accusez d'être la confidente de vos enfans ; et quand cela serait, cela prouverait que j'y prends plus d'intérêt que vous-même.... Menacer de chasser un serviteur fidèle parce qu'il a trop de zèle! - Je n'aime pas qu'on en ait plus que je n'en exige. - Le but de tout cela, monsieur? Vous voulez savoir en quels lieux s'est refugiée Coelina? Demandez-le à ceux qui peuvent vous le dire. - Tu l'ignores donc? - Est-ce pour la persécuter de nouveau, que vous voulez la retrouver cette infortunée? - Je te l'ai dit, c'est pour veiller sur son sort. - Son sort! son sort serait plus doux si vous l'unissiez à votre fils. - Qu'elle ne s'en flatte point! Tu vois que je ne suis point traître ; que, si je t'interroge, c'est que mes intentions sont pures. J'accablerai Coelina de mes bienfaits ; mais jamais elle ne sera l'épouse de Stéphany. - C'est pourtant, de tous vos bienfaits, le seul qu'elle ambitionnerait. - Je le crois. Elle te l'a donc dit? - Hom! que vous êtes malin!... Je vous ai dit, monsieur, tout ce que je pouvais vous dire ; je me retire ; j'ai mon ouvrage à faire. Et le pauvre prisonnier à qui je n'ai pas encore porté à déjeûner!......

Monsieur Dufour appelle en vain Tiennette ; elle sort de sa chambre à coucher, et y rentre un moment après en jetant les hauts-cris : Ah, monsieur, monsieur!... là... pendant que vous me reteniez là à babiller, moi qui suis d'une surveillance.... cela ne me serait pas arrivé; car j'y monte vingt fois par jour. - Quoi donc? qu'y a-t-il? - Notre prisonnier s'est évadé. - Mon fils est parti! tu l'as laissé échapper? - C'est vous, monsieur, vous seul qui causez sa fuite : pourquoi laissez-vous un paquet de clefs dans son appartement? - Un paquet de clefs! que veux-tu dire? - Que si j'avais l'une, il avait l'autre, lui! N'allez-vous pas m'accuser d'être l'auteur de sa fuite? - Il n'y a pas à douter que tu ne l'aies favorisée : malheureuse! tu réduis un père au désespoir! - Mais montez ; voyez vous-même. Voilà ma clef à moi ; vous la reconnaissez? Eh bien, vous allez en trouver une autre à sa porte.

Monsieur Dufour prend le bras de Tiennette, monte au donjon, et reste frappé d'étonnement en voyant le trousseau et la vieille clef, qu'il essaie lui-même. Le vieillard est au désespoir : il accuse Tiennette ; il s'accuse, il accuse toute la nature. Le petit billet de Stéphany frappe ses regards ; il le lit, et sa douleur redouble. Il est allé retrouver Coelina, s'écrie-t-il, mon fils! Je ne le reverrai plus ; il craindra ma rigueur : qu'on me rende mon fils ; oh! je meurs si je ne le revois. - Mais il vous marque qu'il reviendra. - Qui a pu l'instruire de la retraite de Coelina, dis, si ce n'est toi? - Je vous jure que je ne la lui ai point indiquée, puisque je l'ignorais. - Malheureux père! le voilà donc, le sombre nuage du malheur qui se déroule sur ma triste vieillesse! Que vais-je devenir, seul, abandonné de tout ce qui m'était cher? C'est le prix de ma conduite injuste et violente! O Truguelin! comme tu t'es vengé! et j'ai pu devenir ton complice contre moi-même!

Monsieur Dufour était tombé, la tête appuyée sur ses deux mains, sur une table. Son état fit peine à la bonne Tiennette : elle le serra dans ses bras : Monsieur, monsieur, mon cher maître! ah! revenez à vous, reprenez vos sens. Il reviendra ; il n'est pas impossible qu'on le retrouve, qu'on le ramène.... Je le vois, si Stéphany, si Coelina étaient là tous deux, dans ce moment, à vos pieds, vous les uniriez, vous braveriez de vains préjugés pour faire le bonheur de vos enfans, et le vôtre dans vos vieux jours. - Coelina! ne me parle pas de cet enfant du crime : c'est elle que l'enfer a introduit dans ma maison pour y jeter la torche de la discorde ; c'est elle qui me ravit mon fils, qui me sèche le coeur de mon fils, et qui le rend dénaturé envers le meilleur des pères! Coelina! un mouvement de pitié me parlait pour elle : à présent je la hais, je l'abhorre ; je ne veux jamais la revoir : mais qu'on me rende mon fils, qu'on me le rende, et je suis heureux!

Tiennette, si elle avait trouvé le moment favorable, aurait rendu l'espoir et la tranquillité au fougueux vieillard ; elle frémit en entendant ses dernières paroles, et se décida au silence le plus absolu. M. Dufour la traita avec la plus grande sévérité: il l'accusa de le tromper, d'être l'amie, la confidente de Coelina, l'auteur des égaremens et de la fuite de son fils. La bonne Tiennette souffrit tout, et pardonna tout au violent désespoir de son maître. Allons, dit le vieillard, qu'on me mène chez mon ami Andrevon?... Retire-toi ; je ne veux pas de ton appui ; c'est Chrystin qu'il me faut ; c'est ce bon et fidèle Savoyard : il ne m'a pas trahi, lui!

Ainsi M. Dufour se livrait à la douleur, à la méfiance, à la haine, à tous les sentimens violens qui ont plus d'empire sur le coeur d'un vieillard irascible, que sur l'esprit d'un jeune homme. Il ne savait rien et soupçonnait tout. Tiennette le confia aux soins de Chrystin, qui le conduisit chez le docteur.

M. Dufour entre, et se précipite dans un fauteuil. On lui dit que le docteur n'est pas chez lui : n'importe, il va l'attendre.... toute la journée, s'il le faut. - Mais monsieur Andrevon est allé à Cluse : il ne doit revenir que le lendemain. - Eh bien, qu'on me conduise à Cluse?

On amène une voiture? monsieur Dufour : il y monte, et n'arrive à Cluse que vers le soir. Le domestique du docteur, qui l'accompagne, va chez tous les amis de son maître : on n'a point vu le docteur.... La nuit arrive, et monsieur Dufour est obligé de la passer dans cette ville, sans avoir le bonheur d'y trouver son ami. Le lendemain, de grand matin, monsieur Dufour revient à Sallenche ; et sans entrer chez lui, il va chez monsieur Andrevon, qui n'est point encore revenu. Il l'attend, et ce n'est que l'après-midi que le docteur revient, et reste fort étonné d'apprendre que son voisin l'a cherché partout depuis vingt-quatre heures. - Où étiez-vous donc, lui crie monsieur Dufour d'aussi loin qu'il l'aperçoit? on ne vous a point vu à Cluse. - C'est une erreur de mon domestique : je lui ai dit que j'allai voir des malades dans la vallée de Cluse, et non à Cluse même. Mais qu'y a-t-il? je vous trouve bien changé! - Je ne vis plus ; je meurs, je meurs à chaque moment. - Et que vous est-il arrivé? - J'ai perdu mon fils. - Il est mort? - Quelle idée! il ne serait pas mort sans vous peut-être. Je veux dire qu'il s'est sauvé de ma maison. - Mais vous l'aviez enfermé, ce me semble? - Ouï! je l'avais bien enfermé, comme vous voyez! Il est parti enfin, hier matin, au moment où je causais avec ma gouvernante. - Vous ne savez pas où il peut être allé? - Si je le savais, serais-je ici, et ne me verrait-on pas sur ses traces? Il est allé rejoindre sa Coelina. - Vous ignorez toujours où elle est, Coelina? - Toujours. - Tiennette le sait ; je soupçonne qu'elle le sait ; mais elle dissimule ; j'ai eu beau faire, elle n'a rien dit. - Voilà un singulier événement! - Allons, docteur, il faut que vous partiez, que vous creviez votre mule. - Où voulez-vous que j'aille? - A la Bonneville, sur-le-champ, chez l'intendant. - Impossible, mon ami. J'ai un malade à toute extrémité, prêt à mourir si je ne le secoure. - Eh, laissez-le mourir ; je ne puis me passer de vous. - Voilà de mes égoïstes! vous verriez mourir de sang-froid un homme qui ne vous a rien fait, pour une affaire qui peut se remettre.... - Se remettre! elle n'est que trop remise depuis hier! Mon fugitif a peut-être déjà fait cinquante lieues. - En ce cas-là, il serait inutile de courir après lui ; car si l'on fait cinquante lieues, il en fera cinquante autres, et il aura toujours cinquante lieues en avance sur nous. - Vous me tuez avec votre froid calcul! Est-ce qu'il peut toujours courir? Il s'arrêtera quelque part peut-être, et c'est alors que nous le retrouverons. - Et nous le ferons ramener pieds et poings liés? - Oh! pieds et poings liés! avec des chaînes aux pieds et aux mains, n'est-ce pas? Ha çà, croyez-vous que votre ironie convient à ma triste situation? Voyons, avez-vous envie de vous moquer de moi? - Non, mon ami, ce n'est point mon dessein ; mais mon projet n'est pas non plus de vous engager à faire courir après Stéphany. - Expliquez-vous?

Le docteur s'assit près de M. Dufour, lui prit la main avec affection, et continua : Je vous plains, M. Dufour ; sans doute vous êtes à plaindre ; mais il faut convenir que c'est bien par votre faute. Ouï, vous vous êtes attiré tous ces malheurs ; et, si j'en crois mes tristes pressentimens, vous en éprouverez bien d'autres. - Vous êtes consolant! c'est bien là le moment de me rappeler mes torts! En vérité, vous ressemblez au maître d'école de ce fameux fabuliste français, qui voit un de ses écoliers se noyer, et qui, au lieu de le secourir, lui fait, sur ce qu'il s'est jeté à l'eau sans sa permission, une longue mercurielle, pendant laquelle l'enfant se noye tout-à-fait. Je suis le noyé, moi, monsieur ; je suis dans le malheur ; et ce ne sont pas des conseils que je vous demande, ce sont des services. - Eh bien, voyons, lequel exigez-vous? - J'exige... je n'exige rien ; mais je desire que vous alliez trouver l'intendant de notre province, qui est votre ami, et qui, à ce titre, vous servira plus promptement que tout autre. Vous lui donnerez le signalement de Stéphany, et nous saurons au moins où il est. - A quoi cela aboutira-t-il? A désespérer davantage ce jeune homme. Je pense, moi, au contraire, qu'il est plus prudent de le laisser agir. - Eh bien, il ira retrouver Coelina? - Il fera peut-être un plus grand mal encore : il est capable de l'épouser secrètement. - Eh bien, vous trouvez cela plaisant? - Sans doute ; car alors il reviendra, avec son épouse, se jeter à vos pieds : peut-être y aura-t-il un petit enfant dans les bras de sa mère éplorée : vous serez ému, vous pardonnerez, et vous reviendrez au point d'où vous étiez parti ; à l'exception que vous aurez pour vous les pleurs, les regrets, les reproches qu'on vous fait, que vous vous adressez vous-même ; et vous auriez pu vous épargner tout cela en finissant leur hymen commencé sous de si heureux auspices. - Quel roman me faites-vous-là? une femme, un petit enfant, tout cela à mes pieds : est-ce que vous me croyez assez faible pour m'attendrir comme les pères de comédie, qui sont si niais au dénouement? Je n'entends pas tout cela ; point d'enfant, point d'hymen, plus de Coelina, que je hais comme l'auteur de tous mes maux ; mais mon fils, mon cher Stéphany? Il me faut mon fils, ou je meurs, malgré toutes les ressources de votre art! - Mon fils, mon fils! Vous demandez votre fils comme si vous pouviez vous flatter de le revoir sans son amante, l'objet de votre juste haine! Allez, je sais apprécier leurs coeurs simples, bons, sensibles, formés l'un pour l'autre par les mains de la nature : ils s'aimeront toujours, et tous les obstacles que vous apporterez à leur union ne feront que fortifier leur amour. - C'est-à-dire qu'il faut que je leur dise : Revenez, mes enfans : j'ai eu tort ; pardonnez-moi, et accordez-moi la permission de vous unir?.... Un homme de mon âge! cela aurait-il le sens commun? - Non, il ne faut pas leur dire ces sottises ; mais il faut céder à la force des événemens, feindre un grand courroux, et réunir deux coeurs que rien ne pourra séparer. - Oh! j'en trouverai le moyen. - C'est ce que nous verrons. - Bon, mettez-vous aussi pour eux contre moi! - Je suis, en étant pour eux, plus pour vous que vous-même. - Allons, je vois bien qu'il faut que j'aille moi-même trouver l'intendant. - Un moment ; tout en vous donnant des avis, je n'en suis pas moins disposé à vous servir. Permettez-moi seulement de rendre une visite de cinq minutes à mon moribond, qui loge près d'ici. Je monte ensuite sur ma mule, et je suis tout à votre affaire. - A la bonne heure : vous êtes entêté, mon ami ; vous vous plaisez à me contrarier ; mais vous n'en finissez pas moins par faire ce que je desire. - C'est le devoir de l'amitié d'éclairer les hommes, mais de les servir. - Allez donc chez votre malade, et dépêchez-le? - Comment? - Je veux dire que vous vous hâtiez de lui donner les secours dont il a besoin. Je vous attends ici. - Attendez-moi?

Le docteur revient au bout d'un moment : Je n'ai pas eu la peine, dit-il, de lui indiquer ce qu'il lui fallait : il était mort avant mon arrivée. - Tant mieux? - Hein, tant mieux! Vous vous réjouissez, et c'est vous qui peut-être causez sa mort! - Moi! - Sans doute, vous m'amusez là à jaser!... - Voilà de ces négligences de médecins qu'on voit tous les jours, et dont aucun d'eux ne se vante. - Ont-ils tort? - Non, sans doute ; mais revenons à ce qui me touche. Votre mule est prête. - Ah! vous avez donné des ordres? - J'ai pris cette liberté. - Vous avez bien fait. Adieu, mon voisin ; rentrez chez vous, et prenez patience ; ce soir je vous donnerai de bonnes nouvelles. - J'ose l'espérer.

Le docteur part pour la Bonneville : M. Dufour le suit long-tems des yeux. Il le perd enfin, et revient chez lui, soutenu par Chrystin, qui est aussi triste que son maître de la fuite de Stéphany.

Assis dans son appartement, le vieillard, toujours soupçonneux, fait entrer Tiennette. Vous avez bien fait, ma fille, lui dit-il d'un ton sévère, vous avez très-bien fait de me cacher ce que vous savez sur la fuite de Coelina, et sur celle de mon fils ; oh! vous avez agi avec une prudence exemplaire! Vous allez être cause du malheur de ces deux jeunes gens. - Comment? - Sans doute. Furieux contre Coelina, soupirant après le retour de mon fils, je n'avais qu'un parti violent à prendre pour me venger de l'une, et retrouver l'autre. - Quel parti, monsieur? - Tout simple, tel que les pères de famille l'emploient en pareil cas ; ô mon Dieu! il s'offrait de lui-même. Un ami, qui est très-bien avec monsieur l'intendant, vient de partir, chargé par moi d'obtenir de ce magistrat deux ordres qui seront mis, dans les vingt-quatre heures, à exécution. Le premier confine pour sa vie Coelina dans une maison de reclusion ; le second me rend mon fils lié, garotté, si l'on ne peut l'avoir autrement. - Vierge sainte! On sait donc où les trouver? - Oh, cela ne sera pas difficile ; avec une bonne police, tout le monde se retrouve : on enverra des couriers de tous les côtés, en Piémont, en Tarentaise, à Genève, en Suisse, à Chamouny. - A Cham...?

Tiennette retient son exclamation ; car elle connaît son maître si adroit, qu'au milieu même de son effroi, elle s'en méfie toujours. Le vieillard continue : Ouï, à Chamouny ; n'est-ce pas là ce que tu allais répéter? - Moi, monsieur, pas plus Chamouny que Piémont, Tarentaise ; je ne connais pas tous ces pays-là; mais est-il bien vrai que vous poussiez la cruauté jusqu'à.... - Qu'appelles-tu, cruauté? On m'abandonne, et je ne ferais pas tout pour punir des ingrats! - Et cette pauvre Coelina serait renfermée? - O mon Dieu, oui. - Quel sort, grands Dieux! quel triste sort! - Il serait un moyen de le lui épargner. Si tu me disais franchement ce que tu sais du lieu de sa retraite, je pourrais y aller moi-même, éviter tout cet éclat, et suspendre ma vengeance. - Pour vous le dire, monsieur, il faudrait que je le pusse. Ces pauvres enfans! quel malheur les poursuit! Il ne leur manquait plus que de perdre la liberté! Ah, mon Dieu! qu'est-ce que c'est donc que les hommes? et pourquoi craint-on tant de mourir?

Tiennette se retire en versant des larmes ; et M. Dufour, qui voit la ruse qu'il vient d'employer ne lui a pas réussi, se persuade enfin que sa gouvernante ne sait rien ; car si elle connaissait l'asile de Coelina, Tiennette est timorée, crédule ; le danger de sa protégée l'aurait forcée à rompre le silence ; mais elle se tait ; c'est qu'il lui est impossible de parler.

Cependant Tiennette descend précipitamment trouver Chrystin, dont elle a déjà éprouvé le zèle et la discrétion : Mon ami, lui dit-elle, il n'y a pas un moment à perdre pour sauver Coelina et Stéphany que tu aimes. On veut attenter à leur liberté. Cours les prévenir que Monsieur sollicite des ordres pour les faire arrêter. - Est-il possible? J'y vole ; mais où les trouverai-je? - Chez le père de Coelina, ce pauvre mendiant qui logeait ici. - Cet homme si respectable à qui j'ai presque sauvé la vie?... - C'est Francisque Humber lui-même ; il n'est pas si indigent qu'il le paraît ; il te récompensera bien ; et d'ailleurs, ta récompense est déjà dans ton coeur, n'est-ce pas? - A la bonne heure ; j'aime que vous parliez comme cela. - Voilà son adresse, dans la vallée de Chamouny.

(Tiennette l'avait copiée par précaution, avant de remettre, la veille, à Stéphany, les papiers de Francisque.)

- Cours, mon ami ; ne perds pas de tems? - Mais, monsieur... Il s'apercevra de mon absence! Comment faire pour... - Invente un prétexte? - J'en ai un excellent, et je monte sur-le-champ chez M. Dufour.

Chrystin entre chez le vieillard : Monsieur.... - Qu'est-ce? - Ma pauvre mère, qui demeure à Cluse.... Vous savez bien? Vous l'avez vue hier quand nous avons été y chercher votre médecin? - Ouï, je l'ai vue, ta mère : après? - Il lui est arrivé un accident. - Depuis hier? - Ouï, monsieur. J'ai su cela ce matin par un exprès qui est venu de nuit jusqu'ici. Elle est tombée de dessus sa mule. On croit qu'elle n'a pas un jour à vivre... Elle me demande! - Eh bien, est-ce que tu veux partir, me quitter aussi? Tout le monde va donc me laisser seul ici? - Monsieur?... - Allons, vas au diable, et laisse-moi tranquille.

Chrystin, enchanté, descend dire à Tiennette qu'il a la permission de voyager : Tiennette lui donne les instructions nécessaires, et le quitte pour entrer chez M. Dufour. Où va donc Chrystin, monsieur? est-ce que vous l'envoyez quelque part? - Eh non : c'est lui qui dit que sa mère se meurt. - Eh bien ouï, il me l'a dit aussi. Il va donc partir pour Cluse? Il ne fallait pas le lui permettre, monsieur? Nous allons rester seuls ici : un vieillard infirme et une femme, voilà une belle résistance à opposer si l'on nous attaque! - Qui veux-tu qui nous attaque? Tu as toujours des peurs... - Et puis, il faut que je fasse la besogne toute seule! Tout retombe sur moi ; je suis ici le cheval de bât. - Eh bien, va-t-en aussi ; laisse-moi isolé comme l'arbre qu'on aperçoit tout seul dans la vallée de Rungis. N'as-tu pas aussi une mère, un père, qui sais-je moi, qui te demande? - Oh! Dieu merci, je n'ai plus ni père, ni mère. - Tu as bien raison de dire Dieu merci.... pour eux! Ils ne souffrent plus de leurs enfans! Allons, va-t-en ; laisse-moi seul à mes sombres réflexions. - Voilà que vous allez avoir de l'humeur à présent, et ce sera moi qui la supporterai. - Ne faut-il pas que je chante, que je danse pour t'amuser? - Mon Dieu, ne dansez pas ; mais au moins ne me brusquez pas : j'ai déjà assez de chagrin de vous voir comme cela. Tu me plains donc, Tiennette? - Beaucoup, mon cher maître. - Approche-toi de moi : viens, mon enfant? Ce n'est pas à toi que j'en veux. Je sais que tu es fidèle, toi, que tu m'es attachée, et j'espère que jamais tu ne me quitteras. - Hier cependant vous avez parlé de me chasser. - Que veux-tu, j'ai tant de chagrins! Il faut bien que tu m'excuses, si tu me trouves quelquefois grondeur et humoriste. Je suis père, Tiennette : si tu étais à ma place? - Je sais que vous devez bien souffrir ; car vous aimez beaucoup Stéphany. - Si je l'aime! je l'ai prouvé: je me suis sacrifié pour mon fils. J'aurais pu me remarier, moi, faire la folie de mon frère aîné; j'étais plus jeune et plus aimable encore que le baron des Echelettes ; je ne l'ai pas fait. Je me suis consacré à l'éducation de Stéphany, et voilà la récompense aujourd'hui de tant de soins! Ah, Tiennette! - Ah, monsieur! qu'ils sont méchans ceux qui ont troublé la paix de cette maison! - Les Truguelins!.. Je me serais fort bien passé de leur confidence. Une fois le mariage fait, je m'en serais moqué. - N'est-ce pas, monsieur, le mariage fait, la chose vous eût été très-indifférente? - Ouï, alors ; mais à présent c'est bien différent : j'ai là ma conscience qui me crie de ne rien faire qui puisse déshonorer ma famille, et je la déshonorerais, Tiennette! Je ferais rougir, dans leur tombeau, les mânes de mon frère qui a été trompé par la plus coupable des épouses. Non, l'enfant d'Isoline ne peut s'allier aux Dufours. La ligne qui la sépare de nous est incommensurable... Va, ma Tiennette, laisse ce pauvre Chrystin aller recueillir peut-être les derniers soupirs de sa mère, et redouble de soins pour me faire oublier qu'il soit absent.

Tiennette, émue de ce moment de sensibilité de M. Dufour (car le vieillard en avait malgré sa brusquerie), colla ses lèvres sur les mains de son maître, et sortit pour s'assurer si Chrystin n'était plus dans la maison. Il était parti en effet pour Chamouny, où nous allons aussi retrouver Coelina.

Coelina, ainsi qu'on l'a déjà vu, pensait à Stéphany, à son père absent depuis deux jours de la chaumière, lorsque le grave Michau vint l'engager à rentrer au chalet, en lui annonçant un événement bien extraordinaire. Coelina court, entre.... Qu'aperçoit-elle? est-ce une illusion? Stéphany à côté de Francisque, Stéphany qui se précipite aux pieds de son amante en s'écriant : O mon amie! je te revois donc encore!...

Coelina ne sait si un songe flatteur vient égarer sa faible raison. Elle tombe dans les bras de Francisque : Mon père, lui dit-elle, est-ce bien lui? et c'est vous qui me le ramenez!

Francisque, qui jouit de cette réunion, ne peut exprimer sa joie que par signes ; mais combien ils sont expressifs! Il saisit sa fille ; il presse Stéphany ; il prend les mains des deux amans, et les réunit dans la sienne, comme pour exprimer qu'il desire leur hymen. Perrine a pris ses lunettes de dessus son nez, et sans les porter jusques sur elle, elle est là, l'oeil fixe, le col tendu, le bras en l'air, et paraît immobile de jouissance. Michau a les mains croisées sur sa poitrine, et l'on voit qu'il partage la joie commune. Coelina rompt la première le silence:

- C'est toi, mon cher Stéphany! tu reviens près de ton amante? Oh! ce moment efface tous les maux que j'ai soufferts depuis notre cruelle séparation. Que fait mon oncle..... M. Dufour? - Il m'a privé de ma liberté, Coelina ; il ne veut plus entendre parler de notre union. - Homme injuste! mais que je ne puis cesser de respecter, pourquoi confonds-tu l'innocence avec le crime? - O Coelina, que j'ai souffert! - Ouï, tu as dû souffrir, si j'en juge d'après moi! Mais ton père.... sait-il le but de ton absence? - Il l'ignore. - Imprudent! tu vas perdre sa tendresse, et j'en serai la cause? - Coelina, nous fléchirons sa colère ; et pour en venir plus sûrement à bout, il faut que tu consentes à devenir mon épouse. - Quoi! sans son aveu? - Il faut bien nous en passer. - Y penses-tu, Stéphany? Qui a pu te donner ce conseil immoral, dangereux même? - Respecte-le, ce conseil salutaire ; il me vient de ton père lui-même. - Tu sais donc que cet homme respectable..... - Je sais tout ; une boîte cachetée que j'ai trouvée chez toi, et que j'ai eu l'indiscrétion d'ouvrir, m'a tout appris. - Ah! cette boîte.... que contenait-elle? - Une lettre que voici, le portrait d'Isoline, et des pierreries. - ( Après avoir lu la lettre :)Ceci ne m'apprend rien encore. - Tu ignores donc toujours les malheurs qui ont dû marquer tanaissance? - Je les ignore toujours, et personne ne veut m'en instruire. - Quelle bizarre destinée!- Et tu dis que mon père lui-même t'a conseillé?.... - Ouï; tiens, lis.

Stéphany remet à Coelina les billets qu'il tient de Tiennette, et Coelina lui dit, après les avoir lus : Mon ami, il ne fallait pas t'en rapporter à ce conseil imprudent, donné par un infortuné dont les chagrins ont un peu aliéné la raison. ( Coelina prononce ces derniers mots d'un ton assez bas, pour qu'ils ne soient pas entendus de Francisque .)Il ne veut que mon bonheur ; mais quand il aura toute sa tête, il désavouera cette démarche qui peutle compromettre aux yeux de M. Dufour ; car ici il enlève un fils à son père, et lui apprend ladésobéissance. - Peux-tu le blâmer, Coelina? il veut nous unir! Ah! ton amour n'est pas aussi fortque le mien! - Que tu es injuste! C'est parce que je t'aime, que je ne veux pas qu'on puissem'accuser d'avoir employé la séduction pour t'obtenir. Je veux devoir tout à l'amour, rien à laruse.... Stéphany! je suis heureuse, bien heureuse de te revoir : mais retourne chez ton père ; vate jeter à ses pieds ; n'abandonne point un vieillard rigide sans doute, mais qui n'a que toi pourappui. Mon ami, le sacrifice est bien douloureux ; mais il est digne de notre vertu : renonce à moijusqu'au moment où le ciel nous permettra de nous revoir sans crime. - Est-ce toi qui parles,Coelina? Et tu dis que tu m'aimes! Tu es plus cruelle que mon père, que les Truguelins même : ilsavaient un motif, la haine et la vengeance, pour nous désunir : quel est le tien? Une vainesoumission aux ordres d'un vieillard injuste? Non ; c'est l'indifférence ; c'est que tu n'aimes plusStéphany autant que tu l'as chéri? Coelina, si tu l'exiges, je te fuirai ; mais ne crois pas que jeretourne chez mon père ; non, le premier torrent verra finir ma peine et mon amour : c'est au fondd'un abyme que j'irai t'oublier, oublier tous ceux qui me persécutent. Choisis, Coelina, ou l'hymenou ma mort. - Imprudent jeune homme! tu ne penses donc pas à ce que souffre ton père dans ce momentqu'il ne sait ce que tu es devenu? Il en mourra, et tu auras causé la mort de l'auteur de tes jours.- Je reviendrai près de lui, Coelina ; ouï, j'y retournerai : je le lui ai promis par écrit.Aussi-tôt que notre hymen sera célébré, nous irons nous deux nous jeter à ses pieds, les arroser denos larmes, implorer de lui notre pardon. - Jamais je n'aurai ce courage. - Tu l'auras, Coelina, tul'auras ; et alors, ne seras-tu pas ma femme? ne seras-tu pas sa fille? Crois-tu qu'il repousserases enfans gémissans? Non, Coelina ; je lui rends plus de justice que toi. C'est l'espoir de tonpère ; c'est le mien, ce doit être le tien : ose résister à présent?

Coelina voulut faire encore quelques objections ; mais les prières de Stéphany, les tendres sollicitations de Perrine, de Michau, de Francisque lui-même, tout lui persuada que ce plan de conduite, s'il blessait les convenances sociales, était le seul qui pût la conduire au bonheur : elle promit tout, et tout le monde fut heureux.

Il y avait à deux milles de là un hermitage, construit depuis des siècles, au pied d'une montagne richement boisée, et qui contrastait merveilleusement avec la sublime horreur des autres monts couverts de glace. Cet hermitage, assis dans une vallée riante, couverte de gras pâturages et de bois toujours verds, était habitée par un vieux religieux, prieur d'une vaste abbaye autrefois, à présent cénobite et simple solitaire. Ce saint homme était le consolateur et le sauveur des couples amoureux. Plusieurs avaient reçu de sa main la bénédiction nuptiale, après toutefois qu'il avait pris des informations sur leurs malheurs et la pureté de leurs amours. Ce vénérable hermite était vraiment inspiré de Dieu : soit don du ciel, soit effet d'une longue expérience, il prédisait les événemens, et rarement il se trompait. Au fond de sa cabane était un autel champêtre qu'il avait construit avec de la mousse. Là, au pied de ce trône de la nature, il invoquait la bonté protectrice de l'Etre suprême. Il avait aimé autrefois ; il priait pour les amans : et tous ceux qui venaient le visiter, le quittaient pénétrés de sa réception hospitalière, et de ses pieuses consolations. Ce saint personnage était en vénération, et souvent les bons montagnards venaient en troupe lui rendre des hommages, auxquels il se refusait par humilité. C'est là, c'est dans cet hermitage protégé de la foudre, qui jamais ne l'avait frappé, que nos amans projettent d'élever leurs coeurs, d'unir leurs chastes mains vers la Divinité. Là, sous les auspices de la nature, en présence d'un père infortuné, d'une amie sensible, et d'un fidèle serviteur, ils déposeront entre les mains d'un ministre des autels le serment de s'aimer toujours comme amans et comme époux. Si les lois sociales, faites uniquement pour l'intérêt, manquent à cet hymen auguste, au moins il est avoué par un père, et les moeurs sont sauvées!....

Prestige sacré de la religion, si vous n'êtes qu'une erreur, malheur, toujours malheur à celui qui veut prouver votre néant! Vous consolez l'homme depuis son berceau jusqu'à sa tombe ; vous faites briller à ses yeux les plus douces illusions : c'est vous qui aggrandissez son être, qui l'élevez au-dessus de la surface du globe qu'il foule aux pieds, pour lui persuader qu'à sa mort il s'élance dans l'immortalité. Il se croit éternel comme l'Eternel, et cette espèce de rapprochement avec son créateur, pique son orgueil, et l'engage à mériter un bonheur immuable, en se couvrant de l'égide des vertus qu'il est si facile de pratiquer dans le si court trajet de la vie.

Ouï, la religion est la plus belle invention des hommes, si elle n'est point inspirée par Dieu. Elle adoucit les horreurs de la destruction pour le coupable lui-même ; au lieu que l'athée peut mourir avec un front tranquille, mais jamais avec un coeur dégagé de remords. Eh! qu'on ne vienne pas me calomnier la religion en me montrant les vices de quelques-uns de ses ministres : c'est comme si on jugeait de l'excellence des lois sociales, d'après le moral de ceux qui les font exécuter. C'est la religion qu'il faut avoir en vue, et jamais les religieux : c'est aux lois de son pays qu'il faut obéir, et non aux caprices des gouvernans.

C'est donc à l'hermitage de la vallée Rosée que nos amans deviendront époux, et cela dès demain ; car il pourrait survenir, en retardant, de nouveaux obstacles. Voilà qui est décidé ce soir : demain matin, Michau ira prévenir l'hermite sur le voeu, l'état et les moeurs de Coelina et Stéphany ; Michau l'engagera à rester chez lui pour y attendre les amans, qui s'y rendront dans l'après-midi. Pendant ce tems, l'hermite ornera de fleurs l'autel de l'hymen, et préparera le bandeau nuptial qu'il a coutume d'apposer sur le front de la jeune épouse. L'hymen célébré, Stéphany retournera chez son père ; il cherchera à calmer son ressentiment ; et quand il jugera le moment favorable, il en préviendra son épouse, qui ira se précipiter avec lui aux genoux de ce vieillard qui a élevé leur enfance : ils mettront le docteur Andrevon, tous les amis de M. Dufour dans leur confidence, et ils l'attendriront.

Comme ce projet rafraîchit le sang de tous nos amis!..... Comme il est touchant et gai, ce repas frugal qu'ils font le soir à la porte de la chaumière! Une table est dressée sur un tertre de gazon. Perrine l'a couverte de fruits et de laitage. Elle est assise, ainsi que Michau, auprès de Coelina, que son père sépare de Stéphany. La lune éclaire ce repas champêtre de son disque argenté, dont l'éclat est répété à la ronde par les manteaux de neige des monts glacés. Le murmure d'un ruisseau voisin marie ses doux gémissemens au bruit des ondes écumeuses de la cascade qui sert de source à l'Arveron : la joie, la fermeté, la décence, le calme de la nature, tout préside à cette table champêtre, dont le chien fidèle de Stéphany, qu'il n'a pas oublié d'emmener avec lui, ramasse les miettes en flattant de sa tête et de sa queue tous les convives, qui répondent à ses caresses par de légers cadeaux.

La collation finie, Michau cède au jeune amant de Coelina le rustique chalet qu'il a construit près de la chaumière. Lui-même se couche avec le chien fidèle à la porte de ce chalet, et nos autres amis vont chercher, dans la chaumière, un repos dont ils ont tous besoin.

Le lendemain, dès le lever de l'aurore, Michau part pour la vallée Rosée, où il remplit sa commission auprès de l'hermite, qui le reçoit très-bien et lui promet d'attendre les époux. Michau revient, et cette heureuse nouvelle double la joie de tous nos amis. Enfin, se dit Coelina, enfin le voilà revenu ce jour fortuné qui doit m'unir à tout ce que j'aime, avec moins d'éclat il est vrai, mais avec non moins d'ivresse.... La fatalité de ma destinée ne viendra-t-elle pas encore susciter des entraves à mon bonheur? Est-il écrit que je serai l'épouse de Stéphany? - Ecrit, mademoiselle, lui dit Michau qui l'entend! De quelle expression se sert mademoiselle! Est-ce que nos actions sont, peuvent être décidées d'avance? Tout dépend de l'adresse, de la prudence ou de la prévoyance de l'homme. C'est lui qui fait son bonheur ou son malheur. Voilà, par exemple, ce jour où vous avez manqué l'hymen de votre amant : vous l'aviez fixé à onze heures ; c'est votre faute ; il fallait vous y prendre une heure plutôt ; alors le funeste messager des Truguelins n'aurait peut-être pas été arrivé. Vous aviez tort, et votre félicité dépendait d'un moment que vous étiez la maîtresse de reculer ou d'avancer. L'Etre suprême vous lie-t-il les bras, les jambes, la volonté d'agir, en un mot? N'êtes-vous pas libre d'aller, de venir, de régler par conséquent vos démarches? Si vous me répondez : Mais puis-je prévoir ce qui doit arriver? je répondrai... J'aurai l'honneur d'objecter à mademoiselle que, comme tout peut arriver, il faut toujours se dépêcher d'être heureux, et qu'un moment perdu peut amener l'instant du malheur. Quand on veut jouir, c'est tout de suite qu'il faut jouir, ou du moins le plutôt possible. Tout plaisir différé est presque perdu ; et alors à qui la faute? Au ciel? Non, aux hommes qui entravent sans cesse toutes leurs opérations, et qui ne se dépêchent jamais de travailler à leur bonheur. Pardon, mademoiselle, si j'ai pris la liberté de vous interrompre ; j'ai tort, je le sens, et je me tais.

Coelina, toujours étonnée de la philosophie de ce bon Suisse, partisan du libre arbitre, le mit à son aise, en lui permettant de converser avec elle. - Tu ne m'offenses point, Michau, lui dit-elle ; au contraire, je suis charmée de t'entendre : en suivant tes singuliers raisonnemens, tu ne nous blâmeras pas, par exemple, aujourd'hui : je crois qu'il est difficile de mettre plus de célérité à l'auguste noeud qui doit m'unir à Stéphany : il arrive hier soir, et tantôt il m'épouse! - Eh bien, je me permettrai de dire à mademoiselle que si, par hasard, il survenait quelque nouvel obstacle à son mariage, ce serait sa faute encore. - Ma faute? Comment? - Ouï, parce que vous auriez pu vous marier ce matin. - Oh!... Mais aussi il faut le tems de se reconnaître. - Au lieu de m'envoyer, moi, ce matin à l'hermitage, vous auriez pu y aller vous-même finir tous les deux cette affaire-là, qui serait terminée à présent. Vous voyez bien que le soleil est déjà à la moitié de sa course journalière ; la matinée est passée, il n'est rien arrivé d'extraordinaire : mais si l'après-midi doit être marqué par quelque événement, vous ne le craindriez plus ; vous seriez mariée, cela serait fait, et il n'y aurait plus de sujet de crainte. Mademoiselle sent bien cela : eh, tenez, le bonheur qui est dans l'avenir, fût-ce d'un quart-d'heure d'attente, est toujours incertain.

Les réflexions de cet homme singulier n'étaient pas consolantes : elles affectèrent Coelina, qui se livra, malgré elle, à de nouveaux pressentimens si funestes, qu'ils altérèrent la sérénité de ses traits. Stéphany s'en aperçut au dîner, et lui en fit la guerre avec une grace si spirituelle, qu'elle ne put s'empêcher de sourire. Elle répondit qu'elle était apprise par le malheur à redouter les événemens.

Le dîner terminé, nos amis se préparent au voyage de la vallée ; mais au moment où ils vont partir, un homme se précipite, égaré, pâle et défait, dans la chaumière au milieu d'eux : Sauvez-vous, leur crie-t-il, sauvez-vous tous d'ici, ou vous êtes perdus! - C'est Chrystin, dit Coelina! Qu'as-tu? M. Dufour te suit-il? - Non, il ne me suit pas ; il ignore que je suis ici ; mais ils sont là, là, à deux pas, des ennemis plus terribles pour vous. - Les Truguelins peut-être? - Marcan!... Marcan sans son père, mais à la tête de sept à huit coquins! - Grands Dieux! où nous cacher? - Ce n'est pas tout ; M. Dufour a obtenu des ordres pour faire arrêter Coelina et Stéphany. - Ciel! - Coelina et Stéphany doivent être renfermés pour leur vie. J'ai rencontré les porteurs de ces ordres, qui viennent pour les exécuter. Oh! ce ne peut être qu'eux : ils étaient douze ou quinze archers. Ils dirigeaient leurs pas vers le Montanvert. - Nous sommes perdus sans ressource. - Est-ce là tout ce que tu as à nous apprendre, demande Stéphany à Chrystin? - Et n'est-ce pas assez, bon Dieu! - Si je n'avais à combattre que Marcan, je volerais à la rencontre de ce lâche, et je lui ferais mordre la poussière à mes pieds ; mais des ordres!... la justice! Est-il croyable que mon père se soit porté à cette extrémité? - Très-croyable ; il l'a dit à Tiennette. - Et c'est Tiennette qui t'envoie? - Vraiment ouï; je suis parti ce matin ; je n'ai pas perdu de tems, comme vous voyez. - Allons, voilà encore notre hymen reculé. Fatalité! quand cesseras-tu de nous poursuivre! mais il faut prendre un parti, il n'y a pas de tems à perdre.

Nos amis, effrayés à juste titre, délibèrent à la hâte, et s'arrêtent à ce projet : d'abord ils quitteront la chaumière, et n'y laisseront que Perrine, qui est déjà connue de Marcan, et qu'il ne se doute pas appartenir à Francisque. Francisque, Coelina, Stéphany et Michau se sépareront, et iront se cacher de différens côtés. Francisque ira s'abriter du côté des ruines de la vieille tour. Stéphany traversera l'Arveron sous l'habit d'un montagnard que lui prête Michau, et Michau accompagnera Coelina jusques derrière le Col-de-Balme, s'il le faut ; et, lorsque le danger sera passé, le premier revenu à la chaumière sonnera le cornet des troupeaux pour avertir les autres qu'ils peuvent rentrer.

Mais, demande Stéphany à Chrystin, Marcan a donc suivi tes traces? Comment se fait-il qu'il ait suivi tes traces? - C'est que moi, imprudemment sans doute, j'ai demandé à Chamouny, là-bas, je ne sais où, la demeure du nommé Francisque. - Malheureux! il n'est pas connu ici sous ce nom-là, Michau nous l'a dit! Eh bien, on t'a donc enseigné l'asile de cet infortuné? - Pas du tout : on me répondait qu'il n'y avait personne de ce nom : j'ai désigné M. Francisque, et c'est sur son signalement qu'on m'a envoyé ici. - Et Marcan t'aura suivi? - De loin : cela est possible. En tout cas, je suis venu assez à tems pour vous en avertir ; sauvez-vous?

Chrystin se retire, et à l'instant notre petite caravane, après s'être embrassée, le coeur serré, se partage ainsi qu'elle l'a prémédité. Chacun prend sa route indiquée, et Coelina sur-tout, qui préférerait la mort au malheur de tomber entre les mains de Marcan, précipite ses pas avec son guide, vers le chemin rapide de l'Argentière. A peine y est-elle, qu'elle entend des cris confus derrière elle, et un cliquetis d'armes qui glacent son ame de terreur. Elle est montée déjà sur la colline qui mène à l'Argentière ; elle a sous ses yeux tout le tableau de la vallée, de la chaumière, et même l'aspect de l'Arveiron. Elle aperçoit sur ses bords un jeune homme (c'est Stéphany, son coeur le lui indique) qui se débat violemment entre les mains de plusieurs assassins : il tombe, percé de coups sans doute ; et soudain il est jeté dans un cabriolet qui vole du côté du Prieuré, accompagné par des brigands qui sont montés chacun sur un cheval.

Coelina jette un cri perçant ; elle s'élance, elle veut aller rejoindre son amant. Qu'allez-vous faire, mademoiselle? lui dit Michau. Voulez-vous vous livrer vous-même à vos ennemis? Et n'est-ce pas assez d'une victime? - Barbare! ne me retenez pas? Laissez-moi, laissez-moi mourir avec lui! Les monstres l'ont privé du jour! Il n'est plus, et je vis encore! - Non, mademoiselle, il n'est pas mort : je puis vous assurer qu'il n'est tout au plus que blessé! Je l'ai vu se débattre, même dans la voiture où ils l'ont porté. Il élevait ses bras, et paraissait vouloir se dégager des mains de ceux qui le tenaient : je vous certifie qu'il n'est point mort. - Il n'en est pas moins perdu pour moi!...... Jour de deuil, plus affreux encore que celui où j'appris le fatal secret de ma naissance!.... - O mon Dieu, mademoiselle! quel nouveau spectacle! détournez vos yeux : cela vous ferait trop de peine!....

Ce nouveau spectacle, c'était des tourbillons de flammes qui s'élevaient de la chaumière à laquelle on venait apparemment de mettre le feu. La fumée cache les objets, et empêche de distinguer ceux qui brûlent ; mais c'est bien là, à la place de la chaumière ; Coelina et Michau reconnaissent très-bien le petit champ qui l'enclôt. Quel nouveau sujet de douleur pour Coelina! elle sait qu'il n'y a que Perrine dans cette chaumière qui est en feu ; mais cette infortunée y est-elle? est-elle la proie des flammes dévorantes? Les monstres qui exercent tant de ravages, ont-ils rencontré son père? ont-ils joint cette victime au malheureux Stéphany?...

Il m'est impossible de peindre la situation de Coelina désespérée : elle ne peut se décrire! Cette intéressante créature ne peut plus verser de larmes : elles sont taries dans ses yeux fixés sur l'embrâsement. Sa poitrine ne peut plus respirer : elle est dans l'état de la mort, si elle n'a point perdu la vie! Michau, désolé aussi, mais plus ferme, la soutient, lui parle, cherche à faire diversion à sa souffrance ; mais le corps de Coelina est dans ses bras comme un cadavre inanimé: elle n'écoute rien, n'entend rien, ne voit même rien ; car elle n'a plus de facultés.

Michau, effrayé de son état, l'assied sur un bloc de granit qui se trouve près d'eux : il se place à côté d'elle, et veut détourner ses regards du tableau effrayant de l'incendie ; mais, quoique sans mouvement, elle veut avoir la tête penchée de ce côté. Quand Michau veut la détourner, elle la roidit avec des crispations de nerfs et des regards fixes qui portent la terreur au fond de l'ame du sensible Michau.

Pendant ce tems, la nuit vient couvrir la nature, et ajouter à l'horreur de l'embrâsement. Le ciel en est éclairé, les glaciers voisins en prennent une teinte rougeâtre et brillante comme l'éclat de mille rubis ; les reflets de la neige répètent cette clarté lugubre : c'est un tableau tout-à-la-fois imposant, horrible et sublime.

Cependant, peu-à-peu l'incendie diminue, et ne donne plus que quelques légères étincelles ; mais la fumée est toujours excessive, et semble disputer aux nuages l'empire des aires. Le feu est éteint, mademoiselle, dit doucement Michau à Coelina. - Comment! lui répond Coelina, qui articule des sons pour la première fois ; que dites-vous? - Je dis, mademoiselle, que le feu est éteint. - Où est Stéphany? pourquoi ne paraît-il pas? - Vous le verrez, mademoiselle. - Ouï, mort, mort! - Il existe. - Qui te l'a dit? - Il existe, vous dis-je ; mais daignez vous lever un peu ; vous ne pouvez rester dans cet endroit dangereux la nuit. - Quel danger ai-je à craindre? ne suis-je pas dans l'empire des morts? les scélérats ne m'ont-ils pas assassinée? Tiens, tiens, vois comme le sang coule de mes blessures.

Michau s'aperçoit que la raison de sa maîtresse est égarée, et cette remarque ajoute à sa douleur. Il va chercher de l'eau qu'il lui fait boire malgré elle. Il en jette sur ses mains, sur son front ; et quelque imprudent que soit ce remède, il a le bonheur d'en obtenir des effets salutaires. Coelina revint à elle, examina Michau, et se jetant dans ses bras, s'écria : Ah, mon ami! j'ai tout perdu! - Mademoiselle, allons, du courage, de la résignation ; vous êtes bien malheureuse ; mais Stéphany souffre encore plus que vous. - Ouï sans doute ; il est entre les mains de son plus mortel ennemi, de l'infame Marcan! - Si c'est lui? - Et quel autre aurait pu maltraiter ainsi ce jeune homme?..... Michau, est-il passé quelqu'un sur cette route? - Personne, mademoiselle. - Quelle heure est-il? - L'horloge de l'Argentière vient de sonner la douzième heure de la nuit. - Minuit!.... c'est l'heure à laquelle mon père souffrit tant autrefois : il me l'a dit chez M. Dufour. Et.... cette chaumière? elle est brûlée totalement? - Je le crains. - Retournons-y, Michau ; apprenons mon malheur en entier : il ne peut plus m'affliger. - Quelle imprudence, mademoiselle! Et si vos ennemis y sont encore? - Ils n'y sont plus ; ne pouvant sans doute exercer leur rage sur moi, ni peut-être sur mon père, ils se sont vengés de notre fuite en détruisant notre asile. - Cela est assez présumable. - Retournons-y, Michau : je meurs à cette place, si tu ne consens à m'y accompagner. - Mademoiselle, ma vie vous est dévouée, ordonnez ; quelle que soit votre situation, je vous consacre mes jours à jamais. - Homme généreux et sensible! tu me fais encore éprouver des consolations au milieu de tant de maux!

Michau soutint Coelina ; et, après une marche de trois heures, vu la faiblesse de la jeune personne, ils arrivèrent à la chaumière, qu'à leur grand étonnement ils trouvèrent entière et sans la moindre mutilation ; mais le chalet d'à côté était détruit : c'était ce chalet, construit par Michau, qui avait brûlé; et ce petit édifice, fait, comme l'on sait, en charpente et en paille, avait jeté des flammes prodigieuses. Heureusement pour la chaumière, que le chalet en était éloigné d'environ deux toises. Le vent donnait justement du côté de l'Arveiron, et il n'était pas tombé une seule étincelle sur la grande cabane. Coelina apprit depuis que plusieurs habitans des montagnes, à la vue de l'incendie, étaient venus l'éteindre, et s'étaient retirés avant minuit, quand ils avaient mis la chaumière à l'abri de tout danger ; mais poursuivons.

Ce qui surprit étrangement Coelina, c'est que la porte de la chaumière était ouverte, et qu'il n'y avait personne dans l'intérieur. Perrine elle-même n'y était pas. Qu'était-elle devenue? Sans doute elle s'était sauvée lors de l'embrâsement du chalet, dans la crainte de devenir la proie des flammes. Ce soupçon était fondé; aussi tranquillisa-t-il Coelina sur le sort de cette femme. Coelina espérait que le lendemain Perrine reviendrait, et lui donnerait des nouvelles de son père : et elle passa la nuit assise près de Michau, qui s'efforça en vain de la consoler. Eh bien, lui disait Michau, avais-je tort de dire ce matin à mademoiselle qu'on ne saurait trop hâter le moment du bonheur? Vous seriez mariée à votre amant, si vous n'aviez pas différé de quelques heures. - Ouï; mais je n'en serais pas moins séparée de lui ; mon hymen n'aurait pu empêcher l'horrible catastrophe du soir! - Sans doute...... Vous seriez époux néanmoins ; et lorsque vous vous rejoindrez.... - Jamais, jamais, mon pauvre Michau! Il est mort, blessé; au moins blessé mortellement! Que fait-il? que pense-t-il, l'infortuné! où est-il? au pouvoir de l'infame Marcan. O monstre!

Coelina vit naître l'aurore en versant des torrens de larmes. A peine le soleil vint-il éclairer notre hémisphère, que trois ou quatre montagnards entrèrent dans la chaumière. Enchantés d'y trouver Coelina, ils lui apprirent que la veille ils étaient venus au secours de sa petite propriété. - Y avait-il quelqu'un? leur demanda Coelina. - Personne, mademoiselle. Le feu consumait déjà le chalet, lorsque nous y sommes arrivés : c'est ce qui nous a fait voler ici. - Quoi! pas même une femme? - Personne, je vous le répète. Nous avons bien vu de loin des cavaliers qui se retiraient en éclatant de rire, et que nous avons fortement soupçonnés d'être les incendiaires ; mais nous étions en trop petit nombre pour les attaquer. - Et ces misérables, de quel côté allaient-ils? - Du côté de Chamouny, par où nous avions vu passer quelques heures auparavant, un jeune homme blessé qu'on portait dans un cabriolet. - Un jeune blessé! achevez ; qu'en disait-on? - Les gens à cheval, qui l'escortaient, disaient à tout le monde que c'était un fils de famille, qui avait quitté son père après l'avoir volé. - O l'horreur! l'atroce calomnie! et ces gens étaient des archers? - Point du tout, des bourgeois, très-bien mis, vraiment. Tout le monde paraissait plaindre le jeune homme qui était privé de sentiment. Aussi ses guides ne se sont point avisés de traverser le Prieuré: ils ont suivi le sentier à gauche, avant les Bossons, et nous les avons perdus de vue.

Coelina remercia du mieux qu'il lui fut possible ces gens obligeans, qui venaient encore pour voir s'il n'existait pas quelque vestige de l'incendie de la veille, qui pût nuire à la chaumière. Ils se retirèrent ; et Coelina, ainsi que Michau, attendirent en vain ceux qui leur étaient chers. La journée s'écoula, et Perrine ni Francisque ne parurent. Deux jours de plus s'écoulèrent encore, et aucun d'eux ne revint. Quel nouveau sujet d'inquiétude pour Coelina! Elle ne peut plus douter qu'elle ne soit seule pour elle dans la nature entière : elle est abandonnée de tout le monde : plus de père, plus d'amant, plus d'amis, personne! O Coelina! que ton état est douloureux!

Pendant qu'elle est livrée à tant de mortelles inquiétudes, retournons à Sallenche, et voyons ce qui se passe chez M. Dufour. Peut-être y saisirons-nous quelques traits de lumière, qui pourront jeter un jour sur les nouveaux malheurs qui viennent d'accabler notre héroïne.

FIN DU TROISIEME VOLUME.

Tome 4 Chapitre 1

Tome quatrième

"Les témoins les plus éloignés se rapprochent ; les monts, les rochers ont une voix ; les morts se dressent dans leurs tombeaux ; toute la nature enfin prend une existence pour accuser le coupable, au jour de la vengeance, tardive peut-être, mais toujours sûre!"

HAMILTON.

Chrystin, après avoir porté à Chamouny les avis salutaires dont l'a chargé Tiennette, est de retour à Sallenche dès la pointe du jour. Il monte chez Tiennette. Eh bien, lui demande cette bonne gouvernante, as-tu trouvé nos amis?- Ouï; mais j'ai les plus tristes nouvelles à vous apprendre. - Parle? - Tout est en désordre à la chaumière de Francisque : cette chaumière n'existe plus, Tiennette ; je l'ai vue dévorée par les flammes. - Ciel! qui donc a pu... - Un monstre que vous ne connaissez que trop : Marcan! - Quoi! Marcan a découvert l'asile de Coelina? - Par mon imprudence, hélas! c'est un reproche que je me ferai toute ma vie. - Et nos amis? - Ils se sont tous sauvés assez à tems pour ne point devenir la proie des flammes. - Francisque?... - Est parti d'un côté, Coelina de l'autre, Stéphany aussi : mais l'infortuné Stéphany.... - Que lui est-il arrivé? - Il est tombé dans les mains de son ennemi. - De Marcan? Oh! détaille-moi..... - M'y voici : écoutez-moi.

"Je crève, pour ainsi dire, mon cheval, afin d'arriver plus vîte à Chamouny. Dans la vallée, j'ai l'indiscrétion de demander la demeure de Francisque Humber, que je nomme par son nom. On ne le connaît pas : je le désigne ; on m'indique sa chaumière ; mais je m'aperçois que je suis suivi. Je distingue même de loin Marcan, sans son père, mais accompagné de six à sept cavaliers. Sa petite caravane reste à un mille derrière moi. Plus près, j'aperçois une troupe d'archers qui prennent justement le chemin du Montanvert. Je ne doute point que ces archers ne soient porteurs des ordres de l'intendant ; je précipite ma course vers la chaumière, que je découvre enfin. Francisque, Coelina, Stéphany, une femme âgée, et un grand montagnard, que je ne connais pas, se disposaient à en sortir pour quelque promenade apparemment. Je leur apprends tous les dangers qu'ils courent, et je me retire après les avoir vus tous s'éloigner de différens côtés. Mais à peine ai-je fait un demi-mille, que je vois la chaumière jeter des flammes éblouissantes : je m'arrête, je considère ce triste tableau. Pendant ce tems, j'entends des cris de douleur sur les bords de l'Arveiron : j'y cours, et j'aperçois un jeune homme blessé qu'on transporte dans une voiture : mon coeur me dit que c'est Stéphany. Je veux l'atteindre ; mais mon cheval se cabre devant la chute d'un torrent. Je me jette à terre pour n'être point précipité dans l'abyme : l'animal égaré y tombe, et me voilà à pied, dans l'impossibilité de rejoindre la voiture, qui passe à deux pas de moi. J'y distingue en effet l'infortuné Stéphany, blessé, sans mouvement, à côté de Marcan et d'un autre particulier La voiture est accompagnée des mêmes cavaliers que j'ai vus accompagner le fils de Truguelin ; et tout cela s'éloigne, sans que mes cris puissent l'arrêter. A Chamouny j'apprends qu'on n'y a point vu passer ce triste cortége, qui, selon toute apparence, a tourné les Bossons. Je prends un autre cheval, et me voilà. Ainsi, ma pauvre Tiennette, point de doute que Coelina et Francisque ne soient en fuite du côté de la Suisse, puisqu'ils ont perdu leur asile ; et, quant à Stéphany, vous voyez que l'infortuné est au pouvoir de Marcan, blessé, mort peut-être à présent. - Quel malheur, Chrystin! quel malheur affreux! Comment apprendre à M. Dufour cette affreuse nouvelle? - Il le faut cependant, pour qu'il puisse poursuivre les assassins et réclamer son fils. - Je ne me charge point de l'en instruire, Chrystin : il faudrait lui avouer que je connais l'asile de Coelina, que le pauvre homme est son père, que je t'ai envoyé à Chamouny pour informer de ses projets les infortunés qu'il poursuit. Tu vois, Chrystin, qu'il m'est impossible de faire tous ces aveux. - Quel parti prendre cependant? Laisserons-nous Stéphany entre les mains de Marcan? - Cela est impossible. Attends ; laisse-moi réfléchir?

Tiennette affligée de tant d'événemens, se livre un moment à ses réflexions, et forme le projet d'aller avouer tout à M. Andrevon, dont elle connaît la prudence, et qui seul peut instruire, sans la compromettre, M. Dufour des nouveaux malheurs de son fils. Tiennette attend que le soleil vienne éclairer les glaciers voisins,et elle se rend chez le docteur..... Mais le docteur n'est point revenu de la Bonneville où il est allé la veille : on présume qu'il a couché à Cluse, et qu'il rentrera dans la matinée : il faut qu'il revienne ; il a des malades à soigner dans Sallenche. Tiennette accourt tristement annoncer ce retard à Chrystin, qui, comme elle, est d'avis d'attendre le retour de M. Andrevon. Chrystin, pour ne point démentir ce qu'il a dit la veille de son voyage près de sa mère, ne paraîtra pas de la journée chez M. Dufour. Il restera dans la maison du docteur, et aussi-tôt qu'Andrevon sera de retour, il viendra en prévenir Tiennette. Cela étant ainsi décidé, Chrystin part ; et Tiennette, la mort dans l'ame, descend chez son maître, qu'elle trouve éveillé de meilleure heure qu'à son ordinaire. Tiennette, lui dit M. Dufour, me voilà habillé, donne-moi le bras, que j'aille sur-le-champ chez le docteur.

Nouvel embarras pour Tiennette. Elle répond en balbutiant : Il n'est pas encore de retour, Monsieur. - Comment le sais-tu? - Par sa gouvernante, que je viens de rencontrer tout-à-l'heure. - Ha, ha!.... C'est égal : il ne peut tarder ; je sais qu'il a ici des occupations très-pressantes. Je l'attendrai chez lui. Donne-moi le bras, te dis-je?

Tiennette se tait : M. Dufour continue : Je ne dors plus, Tiennette ; toute cette nuit l'image de mon fils m'a singulièrement tourmentée : je le voyais souffrant, blessé, même son sang coulait. Tu dis, toi, qui crois aux rêves et qui les expliques à merveilles, tu dis que sang c'est victoire ; je le reverrai, c'est signe que je le reverrai.

La pauvre Tiennette garde le silence, et ne voit que trop que l'explication qu'on donne aux rêves est mensongère : mais donne-moi donc le bras, lui dit M. Dufour? Tu restes là comme un therme!....

Tiennette, poussée à bout, ne peut désobéir à son maître. Elle n'a pas non plus la force de lui apprendre l'accident de Stéphany, qui la forcerait à trahir ses secrets. Elle prend le parti d'accompagner M. Dufour chez le docteur : il va y trouver Chrystin, se dit-elle : eh bien! si Chrystin est adroit, il m'évitera des explications.

Voilà donc Tiennette qui, faible et pâle, conduit son maître, non moins agité qu'elle. Tous deux arrivent chez le docteur, qui n'est pas encore rentré, mais où le premier homme qui frappe les yeux du vieillard est Chrystin interdit. Ah! te voilà, lui dit M. Dufour! que fais-tu donc là? Je te croyais bien loin! - Je viens, Monsieur, répond Chrystin embarrassé, je viens.... consulter M. Andrevon sur l'état désespéré de ma pauvre mère. Elle n'est pas bien, et je pense qu'il n'y a que votre médecin qui puisse la sauver. Aussi je suis parti de Cluse de bon matin pour venir le trouver ici. Si j'avais su qu'il fût à la Bonneville, j'y aurais été, et il aurait visité ma mère à Cluse, où il a dû passer nécessairement.

La présence d'esprit de Chrystin rassura Tiennette ; et comme le but de sa visite au docteur paraissait tout simple, M. Dufour ne lui fit pas d'autres questions ; mais un nouvel incident vint glacer d'effroi la pauvre Tiennette. On ouvre la porte ; c'est M. Andrevon que sa gouvernante introduit. Ouï, monsieur, lui dit cette gouvernante qui achève de lui donner une explication, il y a près d'une heure que M. Dufour vous attend : il a déjà envoyé Tiennette de grand matin.

Comment, dit le docteur, vous voilà mon voisin, et vous avez envoyé ce matin chez moi? Y a-t-il quelque chose de nouveau? - Moi, mon voisin! je n'ai point envoyé chez vous. Tiennette, qu'est-ce que cela veut dire?

Tiennette, embarrassée, répond : Monsieur, c'est que...... Chrystin, voyez-vous, Chrystin était venu chez nous me demander s'il n'y aurait pas d'indiscrétion de sa part à consulter M. Andrevon. Je lui ai dit que je n'en voyais pas ; et.... en passant par ici, j'ai voulu savoir si monsieur le docteur y était.... Je suis venue rendre réponse à Chrystin, qui, comme vous, a préféré venir l'attendre chez lui. Voilà tout : je n'ai dit à personne que je venais de votre part.

Monsieur Dufour lui lança un regard de méfiance, et lui dit : Emmenez Chrystin un moment, et laissez-moi.

Tiennette s'éloigne avec Chrystin, et les deux vieillards restent seuls. Eh bien, docteur? - Eh bien, M. Dufour, j'ai trouvé l'intendant : je lui ai communiqué notre affaire ; il a pris feu sur le compte des deux jeunes gens. Il est sévère, monsieur l'intendant ; c'est un homme rigide sur les moeurs, sur l'obéissance que les enfans doivent à leurs parens. Je crains bien que cela n'aille plus loin que nous ne le desirons. - Comment? - Il n'a pas voulu entendre l'éloge que je lui ai fait de Coelina : Il y a, s'est-il écrié, une foule de jeunes filles comme cela qui dérangent les enfans de famille! Il faut faire des exemples ; cela retient la jeunesse ; et sans cela, les pères et mères ne seraient plus maîtres d'établir leurs enfans à leur gré.... En vain, lui ai-je expliqué qu'il y avait plus de fatalité que de légèreté dans la conduite de nos jeunes gens ; il n'a vu que leur fuite, que le désespoir d'un père ; et, malgré mes instances, il a signé les deux ordres de leur arrestation. D'arrestation, dites-vous? Ce n'était point là mon intention ; je voulais seulement qu'on les retrouvât. - Mais, pour vous les ramener, il faut bien les arrêter, en cas de résistance. Cet intendant est un vieillard opiniâtre!.... Je suis bien fâché de la démarche que j'ai faite là pour vous. Ces pauvres enfans! n'avaient-ils pas assez de malheurs sans que je devinsse aussi leur persécuteur! - Ne vous effrayez pas, docteur ; les choses n'iront qu'au point que nous desirerons. Nous sommes maîtres de nos enfans peut-être ; et monsieur l'intendant, malgré toute sa rigueur... - C'est une rigueur singulière, qu'il employe comme cela pour des vétilles, et qu'il ne sait pas appliquer aux délits qui le méritent réellement. Vous savez, comme moi, que cette contrée de la Savoye est le réceptacle de tous les crimes ; que la licence la plus effrénée y règne par-tout, que les loix y sont sans vigueur, et semblent protéger plutôt le coupable que sa victime. C'est un gouvernement lâche, faible, et qui a besoin d'une restauration que nous verrons peut-être arriver quelque jour. En attendant, il faut souffrir la corruption, le despotisme, et voir ceux qui nous gouvernent au nom d'un monarque, plus attachés à recueillir de l'or qu'à détruire le vice et les abus. Tout se fait avec de l'argent, depuis l'intendant jusqu'au dernier archer, et je suis persuadé qu'avec de l'argent votre fils, Coelina, vont se soustraire à l'ordre de leur arrestation. - Où voulez-vous qu'ils en prennent? Au surplus, on va suivre leurs traces? - Les couriers doivent partir ce matin et se répandre par-tout. - Je reverrai donc mon fils? - Vous le reverrez ; mais ne comptez plus sur sa tendresse. Ce n'est pas avec de semblables procédés qu'on gagne le coeur de ses enfans. - Non ; il faut les laisser faire tout ce qu'ils veulent, n'est-ce pas? - C'est Coelina que je plains, moi ; car vous êtes capable de l'abandonner aux rigueurs des loix? - Moi? quelle idée! j'empêcherai bien qu'on attente à sa liberté: je veux la mettre dans une pension, pourvoir à ses besoins ; voilà tout. - A la bonne heure ; avec cette intention, vous adoucissez mes regrets de vous avoir servi. Ha çà, j'ai perdu hier mon tems pour vous : permettez-moi de le réparer. Je vais à la grande auberge, voir madame de Senneville, qui va beaucoup mieux. Je lui ai parlé de vous : elle croit vous connaître. - Ha, ha! je n'ai pas d'idée de ce nom-là. - Nous verrons, quand elle sera rétablie : cela ne tardera pas ; car je la crois en état de faire, dès demain, une courte promenade. Adieu. Je vais écouter ce que votre domestique veut me dire, et partir.

M. Dufour quitta le docteur, et sortit accompagné de Tiennette, qui, désespérant de pouvoir parler seule à M. Andrevon, avait fait la leçon à Chrystin. Chrystin entre chez le docteur. Ha çà, mon ami, lui dit ce dernier, dépêche-toi : voyons, de quoi est-il question? Tu dis donc que ta mère? - Ma mère, monsieur, se porte bien, Dieu merci : ce n'est pas pour elle que je viens vous implorer, mais pour un infortuné qui est perdu, si vous ne le secourez. - Et qui donc? - Stéphany, monsieur, le fils de mon maître. Ce malheureux est à présent au pouvoir de son ennemi le plus mortel, de Marcan. - Ciel! que me dis-tu là!

Chrystin dévoile au docteur le nom du père de Coelina, l'asile de ces infortunés, la part qu'a prise Tiennette à la fuite de Stéphany, et les événemens dont il a été témoin la veille. Il détaille les motifs de prudence qui l'ont engagé à prendre un prétexte pour lui parler en secret, et finit par lui demander ses conseils, sa protection, et le silence sur tout ce qu'il vient de lui apprendre.

Le docteur, pénétré, lève sa main droite, en s'écriant : Est-on plus malheureux que ces jeunes gens! Il faut les sauver, il le faut! mais à l'insu du père. Si M. Dufour apprend.... il gâtera tout par l'excès de sa mysanthropie, de son irascibilité. Allons, c'est moi, moi seul qui dois... Retourne chez toi, mon ami ; dis à Tiennette qu'elle se taise, que je me charge d'arranger tout cela. Je devine à-peu-près où Marcan a traîné sa victime. Les Truguelins ont acheté depuis peu un bien à deux milles de Servoz ; c'est là où ils exercent leur vengeance : je connais ce bien, j'y vais, je me présente à eux : les scélérats trembleront en ma présence ; ils me connaissent!... Rentre chez toi, serviteur fidèle, plus sensible, plus généreux que ton maître, et rapporte-t-en à ma prudence sur tout ce qui peut arriver.

Chrystin revient donner à Tiennette cette bonne nouvelle qui la tranquillise ; et pendant ce tems, le docteur, toujours en course, toujours occupé pour ses amis, prend un cheval frais, et se rend à la grande auberge de Sallenche, où il veut voir madame de Senneville. Les progrès de la convalescence de cette femme intéressante sont rapides : le docteur la trouve assise dans un fauteuil près de sa croisée. Déjà levée, madame? - Ouï, monsieur ; je marche même un peu, graces toujours à vos profondes connaissances dans l'art de guérir. Je me sens très-bien, et n'attends plus que les forces. - Elles viendront. Suivez cette ordonnance que je viens d'écrire chez moi, et espérez. - Homme estimable, vous me rendez la vie : hélas! que ne pouvez-vous me rendre le bonheur! - Vous l'avez perdu, madame? - Avec mon fils, monsieur, avec mon fils unique, le plus aimable jeune homme, et le plus malheureux! - Il est mort? - Mort, monsieur, sous les coups d'un barbare!.... - Ah, Dieux! Son assassin a sans doute subi la peine due à son crime? - Il respire, monsieur, il respire pour commettre d'autres forfaits. - Je n'entendrai donc jamais parler que de crimes et de victimes : détestable humanité! - Un jour, monsieur, je vous raconterai mes malheurs : ils sont inouis!... Si vous aviez le tems aujourd'hui, je pourrais même. - Aujourd'hui, madame? quelqu'intérêt que vous m'inspiriez, il est impossible que j'aie l'avantage de vous entendre. Le fils d'un de mes amis m'appelle à son secours, et j'y vole. - Il est malade, ce jeune homme? - Il est au comble du malheur, et M. Dufour, son père, ignore encore l'excès de ses maux. - C'est le fils de ce M. Dufour dont vous m'avez déjà parlé? M. Dufour, votre ami, a un fils? - Ouï, madame. - Ce Dufour que j'ai connu aurait un fils aussi de.... dix-neuf ans à-peu-près. - Stéphany a justement près de cet âge-là. - Stéphany! c'est lui. - Dieu, quel hasard!... Auriez-vous connu les Truguelins?

A cette question, madame de Senneville pâlit, et cache ses yeux avec sa main. Vous changez de couleur madame? - Ah, monsieur!.... Truguelin.... il est l'auteur de tous mes maux!... - Grands Dieux! C'est chez lui que je vais. - O monsieur! daignez m'y conduire ; j'ose vous demander cette grace. - Y pensez-vous, madame? Faible comme vous l'êtes. - Je puis supporter la voiture. - Jamais je ne consentirai... Sa vue peut vous faire une révolution nuisible à votre santé. - Elle m'en fera sans doute ; mais le monstre sera plus troublé encore en me voyant. - Mais, madame... - Ne me refusez pas, monsieur? C'est lui qui m'a fait quitter ma triste demeure : il est le but de mon voyage en Savoye ; c'est lui que j'y venais chercher, lorsqu'une maladie cruelle m'a conduite aux portes de la mort dans cette auberge. Partons, monsieur?... - J'ose vous objecter encore, madame, qu'ignorant le rapport qui vous lie à ce... Truguelin..... - Un mot doit vous suffire, monsieur ; je suis sa femme. - Sa femme, vous! - Et sa victime. - Oh, combien je regrette de ne pouvoir apprendre... Mais Stéphany est blessé: un instant de perdu peut lui coûter la vie... Allons, madame, je consens à vous emmener avec moi. Partons?

Le docteur place madame de Senneville dans sa chaise ; il y monte lui-même, et le char vole vers Servoz. Dans la voiture, M. Andrevon voulut que sa compagne lui racontât quelques-unes de ses aventures ; elle s'y refusa, en lui objectant qu'elles étaient toutes liées tellement ensemble, que les détacher, c'était en détruire l'intérêt. Le docteur se rendit à cette raison ; et tous deux arrivés à Chède, furent obligés de descendre pour entrer dans les chars à bancs nécessaires en ce lieu pour monter la rampe étroite et périlleuse de ce défilé. Après Chède, ils remontèrent dans leur chaise, que le domestique du docteur avait conduite avec peine jusques-là, et nos voyageurs arrivèrent à Servoz, où ils demandèrent l'habitation que M. Truguelin avait acquise depuis environ quinze jours : on la leur enseigna, et ils s'y rendirent. C'était une espèce de ferme isolée à laquelle tenait une petite maison de maître. Le docteur se fit accompagner de son domestique, pour éviter toute surprise de la part de ces méchans, qui étaient capables de tous les excès. On introduit d'abord le docteur seul dans un salon, où il ne trouve que Truguelin père, qui pâlit en le voyant.

Monsieur, lui dit Andrevon d'un ton ferme, mes traits ne vous sont pas étrangers, je crois? vous vous rappelez que je vous ai rendu la santé, à vous et à monsieur votre fils, dans une circonstance où ma discrétion vous fut encore plus utile que mes soins? - Je le sais, monsieur, après? que me voulez-vous? Vous venez sans doute de la part de M. Dufour? - Non, monsieur ; je viens à son insu : je me suis bien gardé de lui découvrir le funeste événement qui m'amène ici : voici le fait. Votre fils a blessé hier, tué peut-être Stéphany ; je viens lui offrir les secours de mon art. - Qui vous a dit, monsieur?... - Je le sais, monsieur, je le sais par les témoins mêmes de son crime ; et je viens vous promettre que cette affaire n'aura aucune suite, que je me hâterai de l'étouffer, si vous voulez me rendre Stéphany. - Vous savez, monsieur?... - Tout.

Truguelin réfléchit un moment, regarde autour de lui avec mystère ; puis, prenant la main du docteur, il le mène dans un coin de l'appartement, loin des issues qui peuvent y communiquer. M. Andrevon, lui dit-il à voix basse, nous sommes seuls ; je ne vois aucun inconvénient à convenir avec vous de la nouvelle étourderie de mon fils. - Vous appelez cela une étourderie, monsieur? - Le nom n'y fait rien : il vous suffira de savoir que je suis père, que je souffre des excès d'un mauvais sujet, et que je n'irai pas les révéler pour attirer le déshonneur sur ma maison. Ouï, M. Andrevon, cela est vrai, Marcan jaloux, fougueux comme on l'est quand on a son âge et des passions, Marcan a suivi hier un des domestiques de M. Dufour, qu'il connaît : il a su, par l'indiscrétion de ce domestique, que Francisque Humber (vous savez sans doute que cet homme est le père de Coelina) demeurait dans la vallée de Chamouny, au pied du Montanvert. Nous avons appris, par des agens fidèles que j'ai à Sallenche, ici la fuite de Stéphany ; Marcan, ne doutant pas que Stéphany et Coelina ne fussent dans la chaumière de Francisque, a pris avec lui quelques amis, qui partagent son inconduite ; il a trouvé Stéphany, l'a blessé et amené ici ; tout cela est vrai. Marcan aurait bien voulu pouvoir enlever Coelina, qu'il aime toujours ; mais il n'a pu trouver cette jeune personne, qui s'était sans doute, à son approche, sauvée avec son père. Furieux d'avoir manqué leur proie, nos étourdis ont mis le feu au chalet voisin de la cabane, persuadés que la flamme dévorerait bientôt la chaumière. J'ignore les suites de cet embrâsement ; mais vous pensez quelle a été mon indignation en apprenant tous ces excès!...

"A présent, monsieur, que je vous ai tout avoué, vous devez avoir la plus grande confiance en ma franchise : vous ajouterez donc foi à ce que je vais vous apprendre? Stéphany n'est plus ici. - Il n'est plus ici, monsieur! vous me trompez! - Je ne vous trompe point : écoutez-moi. Hier soir (je vous le répète, moi, j'étais tranquille ici, j'ignorais tout ce qui se passait), mon fils revient pâle, égaré, couvert de sang : Mon père, me dit-il, mon père, nous le tenons. Qui? m'écriai-je, Francisque? (J'ai des raisons, que personne ne connaîtra, pour m'assurer de la discrétion et de la personne de cet homme). Non, me répond Marcan ; c'est Stéphany que j'ai rencontré, et que j'amène ici. - Stéphany? Qu'avons-nous besoin de Stéphany! Qu'avez-vous fait, jeune homme? A qui avez-vous pris ce sang qui coule sur vos vêtemens? - Mon père, Stéphany s'est défendu, et je l'ai blessé. - Un assassinat ! Vous voulez donc me perdre et me déshonorer? Faut-il que la jalousie fasse de vous un vil assassin!... Où est il, ce malheureux jeune homme? - Il est là, entre les mains de mes amis.

Ses amis avaient en effet amené chez moi Stéphany, en prenant des chemins détournés pour éviter d'être suivis. Je cours à Stéphany. L'infortuné avait recouvré ses sens ; mais affaibli par sa blessure, il ne pouvait encore parler. Il me voit, et détourne les yeux avec un mouvement d'horreur. Je lui adresse des paroles de regret, de consolation : il me repousse, et paraît indigné de ma présence. J'ai pitié de son égarement. Je le fais transporter dans un appartement, où soudain on lui prodigue tous les soins qu'exige son état. Après m'être assuré que sa blessure n'est ni dangereuse ni mortelle, je le confie aux soins d'une femme domestique qui doit passer la nuit près de lui, et je rentre dans mon appartement, désolé, me regardant comme le plus malheureux des pères! Ce matin.... jugez de notre surprise à tous! Stéphany, ce jeune homme souffrant, faible, qu'on croyait incapable seulement de se lever, n'était plus dans l'appartement où nous l'avions déposé! Cette nuit, il a arraché à la femme qui le gardait une clef d'une porte de mon jardin qui donne sur les champs, et il s'est sauvé. Je puis vous montrer encore, là-bas, dans le sentier que ferme cette petite porte, les traces de son sang qu'il a perdu sans doute pendant quelques momens. Il y a tout à croire qu'après avoir fait quelques pas, il est monté dans une voiture, je ne sais laquelle ; car les traces de sang s'arrêtent à cent toises environ de ma maison. Mon fils, redoutant son indiscrétion, est monté à cheval pour courir après lui ; et voilà où j'en suis, voilà où mènent les excès d'un insensé. Vous me voyez plein de regrets, de douleur, et redoutant pour mon fils la vengeance des loix. M. Andrevon, je vous ai confié mon secret, persuadé que vous êtes un honnête homme, incapable d'en abuser.

Truguelin parlait du ton de la vérité: son accent était vraiment celui du regret et de la terreur. Le docteur crut son récit, et ne put s'empêcher de verser des larmes sur le sort de l'infortuné. Stéphany. Seul, blessé, perdant son sang, il s'est sauvé pendant la nuit, pour fuir ses ennemis : qu'est-il devenu? où est-il? Il aura marché jusqu'à ce qu'il ait épuisé le peu de forces qui lui restaient ; il est peut-être expirant sur la terre dans quelque pré, maudissant sa destinée, accusant son père, l'amour, l'humanité entière. Truguelin assure que, depuis le matin, plusieurs de ses gens ont été aux informations ; tous sont revenus sans que personne ait pu lui donner des nouvelles de l'infortuné. Ces agens de Truguelin disaient par-tout que le jeune homme s'était blessé par accident, et qu'il avait la tête un peu dérangée. On n'avait pas d'intérêt à leur cacher ses traces, si on les connaissait. Marcan seul n'est point de retour. Son père jure qu'il mettra trois jours, s'il le faut, à la recherche importante qui l'occupe. M. Andrevon attendra-t-il Marcan? ira-t-il lui-même s'informer encore aux environs, dans les villes, dans les hameaux? Il ne réussira pas plus que les agens de Truguelin, et Truguelin paraît être de bonne-foi. Voilà donc encore une fois Stéphany perdu pour sa famille, pour son amante elle-même ; car il n'a pas commis l'imprudence de retourner à la chaumière, où Marcan pourrait le retrouver. Cette chaumière d'ailleurs est, à ce qu'on dit, réduite en cendres. Coelina, Francisque n'y sont plus ; Stéphany ne peut s'y être rendu. Cependant, s'il n'a pas eu la force d'aller bien loin, il est peut-être caché dans quelque chalet voisin? Non ; Stéphany, au comble du désespoir, aura marché jusqu'à ce qu'il soit tombé et mort sur le chemin. Quelle douleur pour Andrevon!

Pendant qu'il se livre à ces tristes réflexions, une femme entre chez Truguelin : c'est madame de Senneville. Me reconnais-tu, monstre, dit-elle à Truguelin?.... Truguelin pâlit. Quoi, madame! c'est vous? - Ouï, scélérat ; c'est ta femme, c'est ta femme infortunée qui vient implorer l'appui des loix pour te punir de tous tes forfaits. - Madame!.... - L'heure de la vengeance a sonné pour toi ; je viens d'apprendre le nouveau crime dont ton fils s'est rendu coupable : l'échafaud vous attend tous deux. L'heure de la vengeance a sonné, te dis-je! - Femme imprudente! - Entends-tu ce cri général de l'humanité entière, que répète l'écho lugubre de ces montagnes : Vengeance! vengeance! - Madame, vous osez?..... - Tu te troubles, scélérat! le remords n'est point dans ton coeur : c'est la terreur des coupables. - Que voulez-vous? que venez-vous demander ici? - Vengeance! vengeance! - De quoi? - De tes forfaits ; de la mort de mon fils. - Votre fils.... - Pourquoi ne dis-tu pas le tien? il l'était cet infortuné Olivier! c'était ton sang qui coulait dans ses veines, et tu l'as répandu! - Quel calomniateur a pu vous faire accroire que je sois devenu assez barbare....... - Le tems, qui dévoile tout. - Moi, j'aurais immolé mon fils! - Tu as immolé ton fils. - Et vous qui le pensez?... - Je viens demander vengeance ; je l'implore des loix. - Madame, prenez garde!.... le comble de l'indignation rend capable de tout.... je puis.... - M'assassiner? Tu peux frapper, lâche ; et que t'importe un crime de plus? - Vous ne parlez que d'assassinats!... Songez que vous êtes en mon pouvoir, et que votre liberté.... - Tu voudrais me la ravir! impossible. Nous ne sommes plus au tems de ces châteaux forts où des cruels châtelains remplissaient de victimes leurs tours, leurs souterrains ; tu ne peux me retenir ; je te fuis à jamais. - A la bonne-heure ; partez, et ne troublez plus mon repos. - Ce ne sera pas moi, barbare, qui le troublerai, mais l'éternelle justice. - Je brave vos menaces. - Comme les remords! O mon cher Olivier! donne-moi la force de supporter l'aspect de ton bourreau!

Madame de Senneville répandit des torrens de larmes, et le docteur voulut la ramener à sa voiture. Truguelin dit tout bas au docteur : Cette femme est privée de sa raison, monsieur ; vous en avez trop vous-même pour croire aux attentats qu'elle me prête : j'ose vous prier de veiller sur elle, et de m'avertir de ses moindres démarches. - Vous les appréhendez, monsieur? - Non ; mais on craint toujours l'éclat, même pour des crimes supposés.... M. Andrevon, je vous ai donné une preuve de ma franchise, de ma confiance en vous ; j'ose exiger la vôtre en échange ; et je vous promets, si j'ai des nouvelles du malheureux Stéphany, de vous en donner, de le protéger contre les fureurs de son rival, et de vous le renvoyer, ou de vous faciliter les moyens de le retrouver. Monsieur, d'après tant de preuves de ma délicatesse, pourriez-vous encore ajouter foi aux calomnies dont me noircit cette femme insensée? Elle pleure son fils : eh! je verse sur la mort du mien des larmes plus amères que les siennes! Olivier m'était plus cher que Marcan ; et si j'avais pu prévoir que le ciel m'eût retiré un de mes deux enfans, je lui aurais demandé de me laisser Olivier.... mais la douleur rend injuste, et j'ai des ennemis. O M. Andrevon! combien j'ai d'ennemis!... Vous-même, un jour, vous en serez convaincu.

M. Andrevon ne répond rien à cet homme faux, hypocrite, dont les feintes protestations ne lui en imposent point. Il prend madame de Senneville par la main, et sort en assurant Truguelin qu'il reviendra le voir le lendemain.

Le docteur aurait desiré se rendre à la chaumière incendiée de Chamouny, visiter les environs pour s'informer de Stéphany ; mais madame de Senneville était extrêmement faible et agitée : à peine convalescente, la scène qu'elle venait d'éprouver pouvait mettre ses jours en danger. Cette femme intéressait vivement le docteur. Il se hâta de la reconduire à Sallenche, où, après l'avoir remise dans son auberge, il s'empressa de lui prodiguer tous les soins qu'exigeait son état douloureux.

Chapitre 2

Le docteur ne voulut rien dire à M. Dufour des nouveaux malheurs de son fils : M. Dufour se serait désespéré sans montrer l'activité, sans prendre les précautions nécessaires pour le retrouver. Andrevon connaissait bien son ami, et ne voulait l'instruire qu'au moment où il aurait rejoint Stéphany ; mais il apprit tout à Tiennette et à Chrystin, qui furent désolés de l'absence nouvelle de leur jeune ami. Chrystin, chargé d'instructions par le docteur, monta à cheval, et partit pour Servoz, pour Chamouny, bien décidé à chercher par-tout son maître, à ne revenir qu'avec lui, ou sûr de son asile.

Chrystin est parti, et le docteur retourne le lendemain chez Truguelin, ainsi qu'il le lui a promis. Point de nouvelles de Stéphany : Marcan lui-même n'est point revenu. On ignore s'il l'a rencontré.... Nouvel effroi pour le docteur, qui tremble que Marcan, s'il retrouve Stéphany, ne soit capable d'arracher tout-à-fait la vie à ce jeune homme, pour s'assurer de sa discrétion. Le docteur a le noble courage de communiquer cette crainte à Truguelin, qui la repousse en lui protestant que son fils est incapable de cette atrocité. Mais, lui dit le docteur, si l'on en juge d'après ce que Marcan préparait à Stéphany au torrent du Nant sauvage, où M. Dufour, pris pour son fils, a failli périr... - Eh, monsieur! vous raisonnez comme cette femme d'hier, comme tous nos ennemis! Pour qui donc nous prenez-vous? pour des brigands, qui se font un jeu de la vie de leurs semblables? Ne craignez rien, monsieur ; je vous réponds des principes de Marcan et des jours de Stéphany, s'il est au pouvoir de mon fils de les conserver.... Mais, M. Andrevon, comment connaissez-vous cette femme que vous m'avez amenée? - Votre épouse? - Mon.... épouse, si vous le voulez. - Ne le fut-elle point? - Elle le fut.... un moment. - Je ne vous entends pas, monsieur ; et je ne vous croirais pas, quand vous m'assureriez qu'elle ne fut que votre amante. Madame de Senneville est la vertu sur la terre. - Madame de Senneville! C'est donc là le nom qu'elle porte? elle est donc remariée? - Je ne le crois pas ; elle me l'aurait dit. - Vous a-t-elle raconté ce qu'elle appelle ses malheurs? - Je les ignore encore ; mais bientôt.... - M. Andrevon, si elle vous en fait le récit, vous connaîtrez une partie de mes secrets : je dis une partie, car elle y ajoutera sans doute des faits controuvés, calomnieux.... M. Andrevon, vous êtes un vieillard qui connaissez les hommes, les passions.... j'ose croire que, discret sur des aventures qui d'ailleurs ne vous regardent point, vous ne les communiquerez à personne, pas même à M. Dufour? - Quand je vous promettrais le secret, monsieur, je ne puis vous assurer que votre épouse qui, dit-elle, veut se venger..... - Et de quoi, bon Dieu! Elle fut la victime de la fatalité, comme je le fus moi-même, comme tant d'autres le sont. J'ai d'ailleurs des moyens de me justifier. Ce n'est pas elle que je crains, monsieur ; j'ai un ennemi plus redoutable encore! - Le connais-je? - Assurément, vous le connaissez ; et à mesure que l'âge vient mûrir ma raison, je sens que j'ai bien des torts à me reprocher envers lui. - Serait-ce par hasard ce Francisque Humber? - C'est lui-même, monsieur le docteur. Oh! comme je l'ai fait souffrir, ce père infortuné! mais pouvais-je faire autrement? - En quelle occasion? - Monsieur, monsieur, ne me demandez point l'histoire de mes égaremens ; ils me font trop rougir! Ah! j'ai fait le malheur de tous ceux qui m'entouraient! - Vous vous en repentez, monsieur? - La visite imprévue que m'a faite ma femme, cette pauvre Olivia, m'a troublé singulièrement. Ces mots vengeance! vengeance! qu'elle m'a répétés plusieurs fois, ont porté dans mon coeur le trouble, le remords, le désespoir et la terreur de l'avenir. O M. Andrevon! si j'avais eu un ami comme vous?... Et combien il me serait nécessaire encore! - Vous m'intéressez, monsieur ; et je sens que, pour vous ramener au bien, je serais capable de tout entreprendre : voyons, parlez, donnez-moi votre confiance entière.

Truguelin versa quelques larmes de sensibilité; puis, se jetant dans les bras du docteur, il s'écria : Homme estimable et généreux!... que l'aspect de vos vertus est un cruel supplice pour ce coeur coupable! Vous n'avez pas d'autres malheurs, vous, que ceux de vos amis! vous leur sacrifiez tout, vos momens, vos démarches, vos consolations. Oh! que je voudrais vous ressembler! que je voudrais mériter vos soins, votre sollicitude! - Le coupable qui se repent mérite plus les soins des honnêtes gens, que le juste persécuté qui n'exige que des consolations. - Voilà une morale singulière! - Je suis comme cela. Si l'on m'offrait deux malheureux, dont l'un serait actif, rempli de talens, et l'autre vagabond et paresseux, ce serait ce dernier que je secourerais. - Singulier principe pour un homme de bien! - Eh! ouï, ce serait le vagabond que j'aiderais de ma bourse et de mon crédit ; car, sans moi, l'infortuné, repoussé par tout le monde, n'aurait donc plus que la mort pour recours?.... L'autre, au contraire, trouvera mille coeurs zélés à l'obliger. - Vous me forcez à vous admirer, à penser comme vous.... Eh bien, monsieur, je suis ce malheureux que tout le monde repousserait, et qui ne trouverait que vous pour le secourir. Je suis dans la plus mortelle inquiétude.... Cette femme, madame de Senneville, puisqu'on l'appelle ainsi...... elle est insensée.... elle peut me perdre, monsieur!.... Elle vous racontera des mensonges inouis ; n'en croyez que la moitié, et je serai assez coupable encore.... Monsieur, si vous avez quelque crédit sur son esprit, engagez-la à s'éloigner, à se taire.... Le fruit de mes épargnes, une somme assez forte que j'ai là dans ce sécretaire, je la lui donnerai ; de l'or, des bijoux, des contrats, tout, si elle veut consentir à se retirer à Genève, sa patrie, à se désister de ses poursuites.... Monsieur, elle n'a que ce moyen pour éviter de nouveaux crimes ; car les crimes, liés les uns aux autres, se nécessitent souvent ; et, quand on a fait un pas dans la carrière du vice, ce pas vous mène insensiblement aux forfaits des plus grands scélérats.... Je le sais!... monsieur, si elle persiste à me nuire, je suis capable de tout! le fer, le poison, rien ne me coûtera pour lui arracher la vie. Vous frémissez! ah! vous connaissez assez la perversité du coeur humain, pour présumer que l'homme intéressé à voiler un secret, peut le cacher jusques dans la tombe de son ennemi.... En vous faisant cette ouverture, cette proposition, je ne crains rien, monsieur : d'abord vous êtes un honnête homme ; en second lieu, quand deux personnes causent sans témoins, l'une peut nier tout ce qu'elle a dit à l'autre. M. Andrevon, daignez me promettre que vous éloignerez cette femme?....

Le docteur resta muet d'indignation : il vit qu'il avait affaire à un monstre aussi rusé que méchant : il rompit bientôt le silence, promit tout sans intention d'effectuer, et se hâta de sortir de ce repaire de noirceurs et de dissimulation. Quel homme exécrable que ce Truguelin! et quel mystère couvre donc ses forfaits? Le docteur va le percer enfin, ce mystère d'iniquités. Madame de Senneville peut parler ; elle va lui raconter ses malheurs, qui, sans doute, jeteront un grand jour sur ceux de Francisque et de Coelina. Le docteur s'empresse de revenir à Sallenche, où il se rend chez madame de Senneville. Je l'ai vu, madame, lui dit-il ; je quitte votre mari.... après m'avoir amené à la pitié par de feints repentirs, il a eu la bassesse de me conjurer de vous engager à vous éloigner à force d'or : il exige que vous gardiez le silence. - Moi, monsieur! jamais! Eh, je ne viens que pour trouver ce misérable, que pour m'en venger! - Madame, il est dangereux, capable d'attenter à votre vie ; il me l'a fait entendre. - Je ne le crains pas, monsieur : je me mettrai sous la protection des loix ; elles ne m'abandonneront pas. - Madame, vous m'avez promis le récit... - Demain, monsieur, demain, chez vous, si vous daignez m'y recevoir? - Avec M. Dufour? - Avec M. Dufour, votre ami, que je n'ai jamais connu que de nom, mais qui puisera dans mon récit bien des éclaircissemens! - Demain donc, madame, mon ami et moi nous vous attendrons.

Le docteur quitte madame de Senneville, et rentre chez lui. Sa gouvernante lui dit qu'il est attendu, depuis une heure, par un homme assez mal vêtu, et qui paraît être muet. Serait-ce Humber? s'écrie le docteur en tressaillant de joie.....

Il entre dans son appartement, et y trouve en effet Francisque Humber, qui se lève, le salue, et lui remet une lettre.

" Monsieur, je suis au désespoir, et je viens à vous, comme à l'homme qu'après M. Dufour j'estime et je respecte le plus. Je suis le plus malheureux des pères! j'ignore ce qu'est devenue ma Coelina : je ne sais où s'est réfugié Stéphany : Perrine, une bonne femme qui m'a élevé, qui ne m'a jamais quitté, est en fuite je ne sais où: je suis abandonné de tout le monde!... Daignez me dire si vous savez où sont mes enfans? Daignez me donner vos sages conseils! "

Le docteur demande à Francisque s'il peut écrire à présent. Francisque lui fait signe qu'il le peut. Le docteur le fait asseoir devant une table, lui donne de l'encre, du papier, et l'interroge de la manière suivante:

Mon ami, ta visite, la confiance que tu me témoignes, me causent une vive satisfaction ; mais j'ai besoin, avant de te donner des avis, que tu m'écrives quelques éclaircissemens qui me sont nécessaires. Tu ne doutes pas que je ne sache, par Chrystin, la funeste aventure de l'embrâsement de ta chaumière. Où étais-tu alors? - J'étais allé me cacher dans les ruines d'une vieille tour qui avoisine mon chalet. Chrystin nous avait dit que Marcan le suivait, qu'il avait rencontré des archers chargés d'ordres pour nous arrêter. Dans tout cela, il n'y avait de vrai que la poursuite de Marcan : ces prétendus archers n'étaient autres que des guides qui conduisaient des voyageurs au glacier du Montanvert. Chrystin s'y était mépris comme bien des personnes, qui n'ont jamais vu de voyages à nos glaciers, s'y méprennent encore tous les jours. Quoi qu'il en soit, la fausse nouvelle de Chrystin nous effraya. Stéphany gagna les bords de l'Arveiron ; Coelina monta, avec un de nos montagnards, sur la colline qui mène à l'Argentière, et moi je précipitai mes pas vers la vieille tour.

- Après? que devins-tu?

- Je restai long-tems tapi dans d'énormes démolitions, jusqu'à ce que la clarté dont se colorèrent les montagnes voisines, me fît craindre un incendie prochain. Je sors, et j'aperçois ma chaumière en feu. Cette vue trouble ma raison, abat mes forces, mon courage, et je tombe privé de sentiment sur la roche, qui blesse ma tête et ensanglante mes vêtemens.

- Grands Dieux! restas-tu long-tems dans ce cruel état?

- Je l'ignore : lorsque je repris mes sens, je me trouvai dans la cabane d'un pauvre montagnard qui, passant par hasard près de moi, m'avait transporté chez lui ; il m'avait couché sur son lit ; je voulus me lever, courir à ma chaumière, m'informer de tous ceux qui m'étaient chers. Mon hôte ne voulut point me laisser sortir. Mes blessures, ma faiblesse, tout s'y opposait en effet ; et ce ne fut que ce matin que j'obtins de lui la permission de quitter son asile, quoique je fusse encore souffrant et bien faible.

- Qu'as-tu fait alors?

- Je me suis rendu à ma chaumière. Elle n'était point devenue entièrement la proie des flammes, ainsi que je me l'étais imaginé; mais, ô douleur! personne! Coelina, Perrine n'y sont plus! personne, vous dis-je! Coelina, apparemment persuadée comme moi de la destruction de notre asile, n'y est sans doute pas revenue. J'ignore si elle a rejoint Stéphany : je ne sais rien que ma douleur et mes regrets... J'ai pensé à vous, monsieur, dans mon trouble, et je viens me jeter dans vos bras.

- Quel secours veux-tu que je te donne, infortuné? quel conseil me demandes-tu? Il est heureux sans doute pour Coelina, qu'elle se soit soustraite à la tyrannie qui la poursuit ; car l'ordre de son arrestation n'est que trop vrai. Les archers, non ceux qu'a cru voir Chrystin, mais d'autres, pouvaient la trouver dans ta chaumière : elle en est sortie, elle est plus en sûreté partout où elle est. Mais Stéphany est bien plus infortuné!... - Comment?...

Ici le docteur apprend à Francisque ses deux visites chez Truguelin, et ce qu'il sait de Stéphany. Francisque reste interdit : une sombre stupeur glace ses membres et son coeur. Eh quoi, écrit-il, le voilà donc perdu tout le fruit de mes longues souffrances! O mon Dieu! reprends ma vie, j'ai assez vécu!

Il dit, et tombe sans mouvement. Le docteur, effrayé, le fait mettre au lit ; et, dès cet instant, une fièvre brûlante vient enflammer son sang, et aliéner de nouveau sa fragile raison. Le docteur, pénétré de douleur, regrettant de n'avoir pu l'interroger sur le compte de Truguelin, ne s'en promet pas moins de prodiguer tous ses soins à cet infortuné, et de fermer ses yeux, si la mort, prête à le saisir, vient le frapper chez lui.

Quel homme que cet Andrevon!.... Il est cependant dans un embarras cruel. Que dira-t-il à M. Dufour? lui apprendra-t-il que Francisque est chez lui? M. Dufour, que les préjugés irritent contre Francisque, sera-t-il touché de son sort? Cependant l'intérêt de Stéphany exige que le docteur apprenne ses malheurs à son père. Il faut se concerter pour retrouver le jeune homme par tous les moyens possibles, pour le soustraire aux poursuites dangereuses de Marcan, qui peut-être l'a déjà rejoint. M. Andrevon fait ces réflexions, et toutes le décident à se rendre auprès de M. Dufour. En conséquence, après avoir passé la nuit entière à prendre un parti, le docteur se rend, le lendemain matin, chez M. Dufour, qui ignore les nouveaux coups que son voisin vient porter à sa sensibilité.

Ah! vous voilà, docteur? Tiennette, donne un siège et du chocolat? Le docteur va déjeûner avec moi. - Je n'ai besoin de rien, mon ami. - Avez-vous quelque nouvelle de l'intendant? me rendra-t-il enfin mon fils? - J'ignore ce qu'a fait l'intendant, mon ami ; mais pour votre fils, il ne faut pas espérer de le voir de si-tôt. - Qu'entends-je! ne peut-on le découvrir? - Je le crains.... Mon ami, la vie est semée d'événemens bien singuliers ; et quoiqu'il y ait souvent de notre faute dans les malheurs qui nous arrivent, il faut convenir que le sort cruel semble se faire un jeu d'aggraver nos torts et nos tourmens! - Que voulez-vous dire? - Le principe de tous vos maux est la violence que vous avez employée envers Coelina. - Encore sur ce chapitre! ah, finissons! - Ne pouviez-vous pas vous contenter de rompre son mariage, sans la bannir de votre maison? - Vous êtes un terrible homme pour répéter cent fois les mêmes choses! Ne vous ai-je pas dit que je m'en repens tous les jours? pourquoi m'accabler des mêmes reproches? - C'est que de ce moment d'oubli sont survenus des événemens dont les suites sont incalculables. - Vous m'effrayez! avez-vous appris quelque chose de nouveau? - Ouï: je sais tout ; mais je ne puis rien vous révéler qu'à une condition. - Laquelle? j'y souscris d'avance de bon coeur, persuadé qu'elle ne peut être dictée que par la sagesse et la raison. - Vous me rendez justice. J'exige donc qu'en cette occasion vous déployiez tout le courage, toute la résignation d'un homme ferme, mûri par l'expérience et le malheur. - Vous me faites trembler ; mais je vous le promets. - J'exige encore que, loin de faire du bruit, vous vous en rapportiez à mes soins, et me promettiez de ne faire aucune démarche sans m'en prévenir, sans la concerter avec moi. - Je vous jure de ne point agir sans vous. Voyons, que s'est-il donc passé?

Le docteur se recueille un peu ; puis il raconte à M. Dufour tout ce qu'il sait de Stéphany, ses deux visites chez Truguelin, et la dispersion des habitans de la chaumière de Chamouny. Il ne cache, dans son récit, que la part qu'a prise Tiennette à la fuite de Stéphany, à la découverte de l'asile de Coelina, ainsi que l'arrivée imprévue chez lui de Francisque, qui vient d'y tomber malade.

M. Dufour apprend que son fils est blessé, en fuite ; et cette nouvelle le plonge dans une affliction si sombre, qu'il ne peut verser une larme, ni proférer une seule parole. Il a les yeux ouverts, fixés sur le plancher : ses mains sont sur son coeur : il voudrait pleurer, impossible : sa douleur est trop forte, elle pèse trop sur son coeur pour lui permettre d'exhaler ses gémissemens. A la fin, il regarde le docteur, et s'écrie : Père trop malheureux! je les ai tous désespérés, et leur infortune cause mon désespoir!... Je le sens bien à présent, tout cela est mon ouvrage, et je vois par moi-même la vérité de cette maxime, que j'ai répétée cent fois, qu'il est peu de gens qui ne soient malheureux par leur faute. Ces infames Truguelins!....... ils m'ont rendu leur complice ; et, pour me punir, ils massacrent ma famille! Allons, c'est pour le coup qu'il faut avoir recours aux lois, qu'il faut dévoiler leur conduite. - Gardez-vous-en bien! je vous l'ai déjà dit, mon ami, les lois sont sans force pour les grands coupables dans cet état despotique où tout se fait, où tout s'achète avec de l'or. Votre ennemi a l'habitude des forfaits ; la trahison, l'assassinat, le poison, rien ne lui coûte ; il me l'a fait assez connaître hier. Vos cris, vos poursuites ne feront que l'engager à joindre une victime de plus à toutes celles qu'il a déjà faites ; et cette victime, ce peut être vous, votre fils ou moi-même. Quand l'un de nous ne sera plus, que de nouveaux regrets, et tout cela peut-être infructueusement!.... Mon ami, de l'adresse, de la ruse et de la prudence! J'ai déjà envoyé votre fidèle Chrystin chercher par-tout le malheureux Stéphany dans les environs de Chamouny. Je vous engage, vous, à vous rendre à la chaumière de la vallée, qu'on croyait totalement brûlée, et qui subsiste encore. Là, si vous ne trouvez personne, vous interrogerez les montagnards des environs, vous demanderez des renseignemens sur Coelina, sur un nommé Michau, qui l'accompagnait ; enfin vous verrez dans tous les hospices voisins : vous y visiterez les blessés, et vos recherches iront pénétrer jusques dans le plus petit chalet des agriculteurs. Voilà ce que vous devez faire sur-le-champ. Moi, je me rendrai à la Bonneville, auprès de l'intendant, à qui je donnerai de nouveaux renseignemens, de qui je solliciterai un ordre pour faire arrêter brusquement Truguelin et son fils, sans lui révéler néanmoins tous les crimes dont nous les soupçonnons coupables : par cet ordre, que nous mettrons sur-le-champ à exécution, nous nous assurerons de nos ennemis, et nous empêcherons qu'ils ne portent de nouveaux coups à Stéphany. Tel est mon avis, mon ami. - Je le trouve très-sage ; mais je préférerais me rendre sur-le-champ chez Truguelin, et l'accabler du poids de mon indignation. - Sans doute : allez exposer votre âge et votre faiblesse aux traits de leur perfidie! Je ne peux pas concevoir comment vous formez un pareil projet. Non : il faut suivre le plan de conduite que je vous indique. Moi, je ne peindrai les Truguelins à l'intendant que comme les assassins de Stéphany ; j'engagerai ce magistrat à presser ses démarches pour découvrir notre blessé; et, si l'intendant me seconde, j'espère, avant peu de jours, punir le crime, et rendre le bonheur à l'innocence persécutée ; car, après tant de maux qu'ils ont soufferts, j'attends votre consentement au mariage de nos jeunes gens? - Docteur... doucement!... Vous allez bien vîte. Unir mon fils à l'enfant de l'adultère!... - Toujours le même! En vérité, vous ne méritez pas d'avoir des enfans, ni des amis. Monsieur, quand on est assez faible pour se laisser guider par les préjugés qui font la honte de l'humanité, on meurt isolé, sans parens, sans famille, et l'on ne se pique point de philosophie. Ne vous ai-je pas entendu tout-à-l'heure vous accuser de vos malheurs, de ceux de Coelina et de Stéphany? A quoi servent donc les regrets de vos fautes, si vous n'avez pas le projet de les réparer? - Docteur..... la loi la plus impérieuse qui ait guidé ma conduite jusqu'à présent, ç'a toujours été l'honneur. - L'honneur! quel mot vague, que chacun explique à son gré, emploie suivant ses caprices! L'honneur, monsieur, l'honneur consiste à ne tourmenter personne, à faire le bonheur de nos semblables.. Comment... je vous prie de m'expliquer ce point, comment regarderiez-vous cet infortuné Francisque, s'il se présentait à vos regards?

Ici M. Dufour fixa le docteur, et lui répondit brusquement : N'allez-vous pas vous intéresser encore à celui-là, à un homme qui a déshonoré le lit de mon frère, et toute ma famille? - Victime des Truguelins qui, à ce qu'il paraît, l'ont persécuté pour cette faute, il me semble qu'il l'a expiée assez. - Ha çà, vous me feriez sauter par les fenêtres avec votre indulgence, vous qui détestez le vice et tous les hommes vicieux. - Je les plains encore plus que je ne les déteste, et je pense que l'on naît avec le germe des vices, comme certains individus naissent avec des difformités physiques. - Jolie morale! Les coupables, à vous entendre, ne seraient plus criminels? - Il faut les punir, les extirper de la société qu'ils oppriment, ou qu'ils scandalisent ; mais, je le répète, il faut les plaindre ; car ce sont des esprits formés d'une autre trempe que les nôtres ; et je crois que les méchans sont vraiment des fous. - Dangereux! - Oh, très-dangereux : je les abhorre, moi, et je les fuirais, comme je fuirais un fou furieux. Mais malheureusement les trois quarts et demi des hommes sont comme cela. Il faut pourtant bien, si l'on ne veut aller vivre dans une île déserte, accoutumer ses yeux à les voir près de soi, et leur tendre la main quand ils veulent sortir de l'abyme de crimes où ils s'étaient enfoncés. - C'est justement là ce que je ne ferai jamais. Si j'ai le bonheur d'être honnête homme, comme je suis né sans difformités, je n'ai pas besoin de me tourmenter pour corriger des êtres vicieux, dont je suis sûr d'avance de faire autant d'ingrats. - Oh, pour l'ingratitude, il faut s'y attendre, même de la part des gens de bien. Chaque fois que j'oblige quelqu'un, je me dis : Voilà un homme qui va me fuir, et que je ne reverrai jamais. Je le sais, et j'agis, comme vous le voyez, d'une manière bien désintéressée. - J'espère, mon ami, que vous n'avez point cette façon de penser sur moi? - Comme sur un autre, mon ami : pardon de ma franchise ; mais il faut si peu de chose pour brouiller les hommes! Un refus d'un service qu'on est dans l'impossibilité de rendre ; un rapport, vrai ou faux, un caquet de domestiques, un rien peut effacer toute la conduite passée, et rompre le lien de trente années d'amitié constante. Alors on s'éloigne, on se fuit, et si l'on se souvient d'un homme, ce n'est que pour se rappeler le prétendu mauvais procédé qui nous en a fait un ennemi. Eh, mon Dieu! mon ami, voilà les hommes, je les sais par coeur, et je ne connais pas un ami dans le monde qui ne soit capable de s'éloigner de moi pour une vétille. Ah! j'espère que vous retrouvez là ma misanthropie que vous m'accusiez d'avoir perdue. Vous voyez que ma façon de penser est absolument la vôtre. - Je suis obligé d'en convenir, mon ami : ouï, vous avez raison, et moi-même je ne me flatterais pas d'être sur ce point meilleur que mes semblables ; mais que voulez-vous? tel est le coeur humain : cela prouve, et malgré l'orgueil des hommes, que l'Etre-suprême aurait pu rendre sa créature plus parfaite. Mais revenons à notre affaire... Quelque jugement que vous portiez sur moi, je vous prie d'abord de ne jamais me parler de ce Francisque, de ce misérable qui ne s'était introduit chez moi que pour envahir une fortune qui n'appartient point à sa fille. - Ha ha! seriez-vous intéressé? - Non ; mais je n'aime point les escroqueries : le mot est fort sans doute ; mais il est placé ici ; c'en était une réelle. - Homme injuste!... J'ignore les malheurs de Francisque ; mais je voudrais, s'il est plus innocent que coupable, que vous eussiez toute votre vie des remords de ne l'avoir point rendu au bonheur! - Laissez là vos espèces de prédictions auxquelles je ne crois point, et agissons. - Eh bien, agissons. Vous, partez pour Chamouny ; moi, je vais sur-le-champ à la Bonneville. A propos, c'est demain que madame de Senneville doit nous raconter ses aventures, qui jeteront un grand jour sur les forfaits des Truguelins : je viens de vous dire qu'elle était l'épouse du père? - Ouï, vous me l'avez dit. - Je vous attends donc demain chez moi... Et je pense à une chose. Avant d'aller voir l'intendant, si je consultais madame de Senneville? Elle me donnerait peut-être des renseignemens. J'y vais, et de chez elle, je pars sur-le-champ pour la Bonneville.

Le docteur quitta M. Dufour, et se rendit soudain à l'auberge de Mad. de Senneville? il lui communiqua son projet d'aller voir l'intendant. Madame de Senneville le conjura de remettre au surlendemain l'exécution de ce projet, qu'elle n'approuva pas moins. Différez, mon cher monsieur, différez cette démarche jusqu'à ce que je vous aie instruit de mes malheurs : alors vous saurez comment vous devez agir. Je vous accompagnerai chez monsieur l'intendant, et c'est moi qui parlerai. Vous ignorez... Non, vous ne savez pas tout ce que j'ai à lui dire! J'ose vous supplier de m'accorder ce léger retard, qui ne peut être préjudiciable à personne, pas même à Stéphany, et je vais vous en dire la raison. Truguelin vous a prié de le servir, en m'engageant à m'éloigner, à me désister, pour son or, de mes justes poursuites. Vous lui avez donné prudemment cet espoir : il a besoin de vous maintenant ; il attend que vous lui rendiez ce service ; et, pendant le tems qui s'écoule de sa prière à votre réponse, il est impossible qu'il agisse hostilement envers vous : au contraire, il se fera un devoir de vous être agréable, soit en cherchant Stéphany, soit en s'opposant au mal qu'on pourrait faire à ce jeune homme, si on le trouve. Soyez tranquille ; vous ne risquez rien en attendant ; et moi je recouvre des forces pour vous faire le long récit de mes infortunes ; car il me serait impossible de vous les raconter aujourd'hui ; je suis encore trop accablée de la douleur que j'ai ressentie hier à l'aspect du plus vil des hommes. Daignez différer, et quand vous m'aurez entendue, vous me permettrez sans doute de vous accompagner chez l'intendant? Les coupables alors ne pourront nous échapper, et nous travaillerons de concert à faire le bonheur des deux amans auxquels vous vous intéressez.

Le docteur consentit à ce qu'exigeait cette femme, dont le langage et l'extérieur lui en imposaient : il revint chez lui, et s'occupa, toute la journée, des soins qu'exigeait le malheureux Francisque, qui resta jusqu'au lendemain dans un délire effrayant.

M. Dufour, quand le docteur se fut retiré, appela Tiennette, à qui il crut apprendre bien des nouvelles, en lui racontant ce qu'Andrevon venait de lui dire. Tiennette, bien contente de ce que le docteur ne l'avait point compromise aux yeux de son maître, joua l'étonnement, mais non la douleur. Tiennette, lui dit M. Dufour, tu vas m'accompagner à Chamouny ; tu m'aideras dans les recherches que je vais faire.

Tiennette, ravie de ce que son maître l'emmenait, fut à la grande auberge chercher une voiture, et M. Dufour y monta sur-le-champ avec elle.

En passant à Servoz, M. Dufour aperçut de loin l'habitation de Truguelin, habitation qu'il lui avait dit, chez lui, n'avoir aucun desir d'acquérir. Le vieillard frémit en pensant qu'il ne l'avait acquise en secret que pour y consommer de nouveaux forfaits. Il commença là ses recherches, qui toutes furent sans effet, jusqu'à Chamouny. Au prieuré, M. Dufour demanda si l'on avait vu passer un jeune homme blessé? Les guides, les habitans, personne ne put lui en donner des nouvelles. Alors il s'achemina jusqu'au Montanvert, et demanda là à quelques pâtres la chaumière de Francisque, homme infirme et privé de la faculté de parler. On lui désigna cette chaumière, et il s'y rendit. M. Dufour, en s'en approchant, remarqua les dégâts qu'avait causés l'embrasement du chalet voisin. Le petit champ qui produisait les légumes nourriciers nécessaires à la chaumière, était tout desséché. La couverture de chaume de la chaumière était à jour, et ce chalet ne pouvait plus servir d'habitation, sans des réparations urgentes. M. Dufour y entre, et n'aperçoit personne. Il appelle.... On ne lui répond point. Il est certain que cette chaumière est inhabitée. Que sont donc devenus Coelina et Francisque? M. Dufour ignore que Francisque est mourant chez le docteur : il cherche par-tout, il appelle toujours, et va sortir, lorsqu'un chien se présente à lui, et veut le caresser. M. Dufour reconnaît cet animal... C'est le chien fidèle de Stéphany, qui a suivi son maître au moment où il a quitté la maison paternelle. Si son chien est là, Stéphany ne peut être loin, se dit M. Dufour, et il appelle de nouveau.

A la fin, voyant que tout garde le silence, que l'écho seul des montagnes répond à ses cris, M. Dufour prend un parti extrême. Tiennette, dit-il, vois-tu cette trape, qui est levée dans ce coin, ces degrés qui paraissent conduire à des souterrains? Il n'y a pas de doute que Stéphany, que Coelina peut-être, redoutant la poursuite de Marcan, ne se soient cachés là-dessous, dans quelque caveau : descendons? - Votre servante, monsieur! Moi descendre dans ces caves où certainement il y a des voleurs ou des revenans! Je n'irai pas, et je vous engage même bien fort à ne point tenter cette entreprise trop périlleuse. - Y penses-tu, Tiennette, avec tes revenans?... Pour des voleurs, tu sais qu'il n'y en a point dans ces contrées, et qu'on peut y laisser sans crainte, comme au mont Dorens, ses maisons ouvertes à tout venant pendant plusieurs mois? - Ah, mon cher maître! abandonnez ce projet insensé. Je crains, je tremble seulement à l'idée seule de descendre là-dedans! - Tiennette, tu es folle! je te jure qu'il n'y a pas le moindre danger. Ces voûtes ne peuvent être très-étendues ; c'est quelque cave, ou les ruines de cet antique château que nous voyons là-bas. Au surplus, si tu as peur, j'irais seul. Quoiqu'âgé, je me sens encore la vigueur et le courage nécessaires pour me hasarder dans cette obscurité. - Dans cette obscurité! Encore si nous avions de bons flambeaux! - Nous n'irons qu'à l'entrée, et nous appellerons. Je te promets que nous ne ferons pas plus de vingt pas au bas de ces degrés. Reste d'ailleurs, reste là seule, et attends-moi? - Vous badinez, monsieur? quoique peureuse, je ne suis pas capable de laisser mon cher maître s'exposer seul. Je vous accompagne ; mais vingt pas, comme vous dites, pas davantage? - Pas davantage. Allons, suis-moi, et ne crains rien.

Tiennette tremble comme la feuille, et voudrait être à cent lieues de là: cependant elle suit M. Dufour, qui descend lentement chaque degré de l'escalier, en plongeant sa canne en avant, comme font, sur les glaciers, les guides de Chamouny. A mesure qu'ils s'enfoncent dans l'obscurité, M. Dufour appelle : Coelina? Stéphany?.... et Tiennette, pour surmonter sa terreur, prend le parti d'appeler aussi, et de crier plus fort que son maître.

Cependant ils n'ont pas fait dix pas au pied de l'escalier, et Tiennette, qui les compte, voit avec plaisir qu'elle n'en a plus que dix à faire..... lorsque le bruit lugubre d'une cloche qu'on promène dans les souterrains, les glace d'effroi. Entendez-vous, monsieur? dit tout bas Tiennette. C'est le capitaine des voleurs qui nous a entendus, et qui rassemble sa troupe! - Paix : tais-toi.

Au bruit de la cloche, succèdent les gémissemens lugubres, éclatans, tels que Coelina les a entendus depuis son séjour dans la chaumière. Pour cette fois, Tiennette, qui pense que ce ne sont plus des voleurs, mais des diables ou des revenans, pousse un cri, et se laisse tomber de sa hauteur..... M. Dufour, effrayé autant qu'elle, se hâte de la relever, de la rappeler à la raison, et tous deux remontent l'escalier avec d'autant plus de précipitation, qu'il croyent entendre qu'on les poursuit dans les souterrains. Tiennette a retrouvé sa force et ses jambes : arrivée dans la chaumière, elle en sort, ainsi que M. Dufour, et tous deux, après avoir refermé brusquement la trappe du souterrain, remontent dans leur voiture, et se sauvent à travers les bois jusqu'au Prieuré, où ils vont loger chez madame Couteran. M. Dufour reste convaincu que les souterrains sont habités par des brigands, tandis que Tiennette soutient qu'ils le sont par des diables. J'en ai vu un, ajoute-t-elle, au moment où j'ai si fort crié, où je suis tombée par terre. Il avait les yeux comme deux tisons, et des griffes aux mains, plus longues que mon bras.

L'aventure du souterrain, que M. Dufour et sa gouvernante racontent dans l'auberge, étonne tout le monde. Personne jusqu'alors n'avait entendu parler de cette singularité. Plusieurs guides et autres voyageurs qui étaient là, se proposèrent d'aller le lendemain à la chaumière, de se munir de torches, d'armes, et de fouiller par-tout ces demeures ténébreuses. Je ne sais s'ils exécutèrent leur projet ; mais je puis assurer que M. Dufour ne se mit pas de leur partie, au grand contentement de Tiennette, qui engagea son maître à passer la nuit dans l'auberge, afin de revenir le lendemain à Sallenche, où il devait dîner chez le docteur avec madame de Senneville. M. Dufour était désespéré de l'inutilité de ses recherches : il ne dormit pas de la nuit, et pensa à son fils. Son chien fidèle, qu'il avait rencontré, prouvait pourtant que Stéphany n'était pas loin de là; mais, ce qu'il y avait de singulier, c'est que, lors de sa fuite de la chaumière, au retour de l'escalier du souterrain, M. Dufour n'avait plus revu ce chien, qui même ne l'avait pas suivi dans les caveaux!.... Qu'était donc devenu son ami, cet animal si attaché à son maître, qu'il ne le quittait jamais, et l'aurait retrouvé, pour ainsi dire, à vingt lieues à la ronde?....

M. Dufour se perdit dans ses conjectures, et l'aurore le retrouva plongé dans la douleur et dans les inquiétudes. Il reprit, avec Tiennette, qui avait eu des diables toute la nuit devant ses yeux, la route de Servoz, où il rencontra Chrystin, qui revenait, comme lui, après avoir parcouru le pays et ses environs, sans ramener Stéphany. Chrystin avait vu jusqu'à la plus petite chaumière ; on ignorait par-tout ce qu'il demandait. Il fallait donc attendre tout du tems et de l'activité de l'intendant, dont les recherches ne pouvaient être aussi infructueuses. Ces trois personnes désolées revinrent à Sallenche vers la moitié du jour, et M. Dufour se rendit soudain chez M. Andrevon, où il trouva l'intéressante madame de Senneville.

Chapitre 3

Nous avons laissé notre Coelina seule avec Michau dans la chaumière, passant, sans revoir ses amis, toute la journée qui suivit l'affreux événement qui l'avait séparée de Stéphany et de son père. Le lendemain de ce jour de douleur, Coelina et Michau, se regardant tous deux tristement, muets, inanimés, plongés dans la plus profonde tristesse, virent accourir vers eux un des généreux montagnards, qui la veille avaient volé au secours de leur chaumière. Sauvez-vous, leur crie de loin cet homme bienfaisant, sauvez-vous bien vîte, si vous craignez de perdre votre liberté. - Eh, bon dieu! quel nouveau malheur?.... - On vous cherche ; j'ai vu l'ordre de M. l'intendant de notre province : ne vous nommez-vous pas Coelina? - Oui. - Fille de Francisque Humbert? - Fille de Francisque Humber. - Crue long-tems la nièce de M. Dufour de Sallenche? - C'est cela. - Eh bien, c'est vous : j'ai vu l'ordre, vous dis-je. Là-bas, comme je gardais mes troupeaux, j'ai vu passer quatre archers bien montés, mais bien échauffés, qui m'ont dit : Bon homme, la chaumière de Francisque, de quel côté?.... Moi, troublé à leur aspect, craignant pour vous quelque nouvel accident, je leur ai demandé pourquoi ils me faisaient cette question. Que t'importe? m'ont-ils répondu. Si tu nous l'indiques, tu serviras le gouvernement intéressé à la découvrir.... A ce mot de gouvernement, j'ai deviné le but de leur voyage ; et loin de leur désigner la route qui conduit ici, je leur en ai nommé une autre. C'est bien, m'ont-ils répondu ; mais nous sommes si altérés! as-tu de l'eau, du laitage?.... J'avais justement du lait ; je leur en ai offert une cruche dans l'espoir de les faire parler. Cela n'a pas manqué. Ils m'ont tout conté, et m'ont même montré les ordres qu'ils portent d'arrêter, partout où ils se trouveront, les nommés Stéphany-Dufour, et Coelina-Humber. Il y avait vos qualités, vos signalemens, j'ai tout vu. Ils étaient bien sûrs qu'un homme à pied ne pourrait aller aussi vîte qu'eux qui étaient bien montés ; ainsi, ils ne risquaient rien de me confier leur secret ; mais dès que je les ai vu prendre la route du Mont-blanc, que je leur avais indiquée, j'ai pris celle-ci pour vous prévenir, et me voilà. Cependant, ma chère enfant, quoique ces archers nous tournent le dos, un moment, le premier passant, qui leur prouvera que je les ai trompés, peuvent les ramener ici ; et, s'ils m'y trouvaient, je serais puni : ainsi donc, sauvons-nous tous? Tenez, tenez, les voilà là-bas ; les voyez-vous, sur la Crête des Charmos? O mon dieu! qui donc les a instruits? ils vont comme le vent! dans un quart d'heure, ou une demi-heure au plus, ils seront ici.

Coelina, au comble de la terreur, prend une résolution soudaine. Michau, dit-elle à son fidèle compagnon, vous n'êtes point peureux, ni moi non plus : il n'y a qu'un moyen de nous soustraire à l'ordre tyrannique de l'injuste M. Dufour, c'est de nous cacher dans les vastes souterrains du vieux château.

Michau approuve ce projet. Il fait, à la hâte, avec Coelina, un paquet des effets les plus précieux qui sont dans la chaumière, tandis que le montagnard, qui les a prévenus, débarrasse l'entrée de l'escalier, qui mène aux caveaux, des pierres dont, quelques jours avant, Perrine a voulu qu'on les encombrât. Cela fait, le montagnard bat un briquet, allume deux flambeaux qui sont là par hasard, les donne aux deux fugitifs, les regarde s'enfoncer dans l'asile ténébreux, referme la trappe sur eux, et se sauve à son tour.

A peine a-t-il fait quelques pas derrière la chaumière, qu'il voit les archers s'en approcher, y entrer, et chercher partout. Il les entend même soulever la trappe des souterrains ; ce qui le fait frémir, dans la crainte qu'ils n'y descendent ; mais, soit crainte, paresse, ou certitude de n'y trouver personne, ils laissent cette trappe ouverte, sortent de la chaumière, et s'en éloignent en prenant justement le chemin où le montagnard est caché. Cet homme, qui tremble d'être découvert, grimpe de rocher en rocher, tourne ainsi le Montanvert, et parvient à regagner sa cabane et son troupeau.

Laissons cet homme généreux, ainsi que les archers qui ont abandonné la chaumière, et suivons, pour la seconde fois, Coelina et Michau dans les souterrains, où ils vont courir une aventure des plus extraordinaires.

Michau, toujours timide, toujours respectueux, marchait devant Coelina, tenait les flambeaux, portait les petits effets, et sur-tout des provisions nourricières, dont il s'était chargé, en cas que les circonstances les forçassent à demeurer quelques jours dans les souterrains. Mademoiselle, dit-il à Coelina, mademoiselle a pris là un parti très-sage, qui prouve la prudence et le courage de mademoiselle. - Je suis charmée, Michau, que tu l'approuves. Peut-être aurais-je pu choisir un asile moins lugubre pour me soustraire aux persécutions de M. Dufour ; mais je suis toujours curieuse de connaître la cause du bruit qu'on entend journellement ici ; et j'ai un pressentiment qu'aujourd'hui nous percerons l'obscurité de ce mystère. - Mademoiselle peut compter sur mon appui. J'ai des armes, je ne crains rien. - M. Dufour!... que lui ai-je fait, Michau? que lui ai-je fait à cet homme injuste et barbare, qui, de mon plus tendre bienfaiteur, est devenu tout-à-coup mon plus mortel ennemi? Attenter à ma liberté! il ne me restait plus que ce seul bien : il fallait bien qu'on pensât à me le ravir! - Si mademoiselle me permet de lui dire mon opinion à ce sujet, je crois que M. Dufour est persuadé que vous lui avez enlevé son fils, et c'est ce qui fait qu'il vous poursuit pour s'assurer de vous deux. - Dans quelle intention, Michau? ce ne peut être dans celle de nous unir. - Je ne le crois pas ; et, dans tous les cas, il a tort, le plus grand tort d'employer la rigueur : il fait votre malheur, et son malheur à lui-même. Vous voyez bien que c'est par sa faute. - Qu'il est malheureux! mais, moi, Michau, moi! ai-je mérité mon infortune? - Pardon ; mais mademoiselle ne devait pas fuir si vîte la maison de M. Dufour. Elle a eu tort, mille fois tort. - Il me chassait, Michau, il me maudissait! pouvais-je rester dans des lieux pleins de sa colère, de ses malédictions? - Oh, sans doute ; mais quelques momens de retard auraient pu l'appaiser. - Et mon père, qu'est-il devenu, Michau? Pourquoi Francisque n'est-il pas revenu? - En effet, s'il ne lui est rien arrivé, il a eu tort de ne pas rentrer à la chaumière, où il devait espérer de vous rencontrer. - Il aura été attaqué: peut-être est-il arrêté; qui sait jusqu'où peuvent aller les persécutions de M. Dufour, excité encore par les Truguelins, qui, sans doute à présent, sont ses meilleurs amis? - Ne croyez pas cela, mademoiselle ; il est impossible que M. Dufour donne sa confiance entière à de pareils scélérats.- Il ne les connaît pas pour tels. - Il n'a qu'à consulter la voix publique ; elle en dit assez sur leur compte. - Paix, Michau, paix! entends-tu, là-haut, dans la chaumière?.... On ouvre la trappe.... ce sont ces archers : Dieux! je frémis! - Que mademoiselle ne craigne rien ; je vais éteindre les flambeaux. - Non, attends ; on s'éloigne..... je les entends sortir...... ils montent à cheval..... les voilà qui galoppent. Ils ont abandonné leur recherche, je suis tranquille. Nous pourrons remonter quand nous voudrons. - J'ose supplier mademoiselle de n'en rien faire de si-tôt ; ils peuvent avoir laissé quelqu'un dans la chaumière pour nous guetter, pour nous attendre. - Tu as raison. - Je suis charmé que mademoiselle trouve que je n'ai pas tort. Ah! nous voilà dans le tombeau de la première femme de Truguelin. - De sa première femme, dis-tu? il s'est donc marié deux fois? - Ouï, il a fait deux victimes. J'ai peu connu celle-ci, quoiqu'on m'ait appris ses malheurs ; mais la seconde, cette belle et intéressante Olivia! oh! qu'elle a souffert! - Est-elle morte aussi? - Non : je l'ai revue depuis peu. Elle avait un fils..... que j'ai bien porté dans mes bras, le petit Olivier! Il est là-bas, là-bas!..... qui repose sous une masse de pierre. - Quoi! ce tombeau qui est plus loin, que tu m'as dit renfermer les restes d'un jeune homme sacrifié par Truguelin, c'est son fils qu'il renferme? - Son propre fils. - O Dieux! que de forfaits inouis!..... Avançons, mon ami ; l'air du crime qu'on respire ici, me fait trop de mal... Mais nous y sommes à ce second tombeau.... C'est donc ici, dans cette terre humide, que se consume la dépouille d'un innocent persécuté! O Olivier!.... reçois l'hommage de ces larmes que je verse sur ta tombe glacée. La vie fut pour toi l'éclair du malheur, et la foudre du crime te frappa à ton printems. O Olivier! que ne suis-je à ta place! et le coupable existe, tandis que sa victime est dans la nuit du tombeau!.... Providence, qui es-tu?.... - Mademoiselle me fait frémir en osant accuser la céleste Providence au moment où elle éprouve ses bienfaits. - Ses bienfaits, Michau! - Ouï, mademoiselle, ses bienfaits. N'est-ce pas elle qui vous donne les moyens de vous sauver des mains des satellites du despotisme? et qui sait ce qu'elle vous réserve encore? - Malheur, Michau, malheur éternel! - Si j'étais à sa place, moi, faible mortel, je punirais mademoiselle de m'avoir méconnue. - Michau!... - Ah! pardon, pardon, mademoiselle ; j'aggrave vos douleurs, je le sens ; j'ai tort, le plus grand tort, et je supplie mademoiselle de me le pardonner. - Michau, je ne puis t'en vouloir.... je sens en effet que je blasphême ; mais je suis à plaindre. - Ah, mademoiselle! entendez-vous?

Ici les gémissemens les plus douloureux frappèrent les voûtes sinueuses des souterrains. Coelina pâlit ; mais elle se raffermit. Allons, dit-elle à Michau, allons du côté d'où partent ces soupirs : c'est quelqu'infortuné qui souffre. - Volontiers, mademoiselle ; mais j'admire votre courage. Eh quoi! ces tombeaux, ces cadavres, ces soupirs magiques, rien de tout cela n'effraie mademoiselle? - Je suis émue sans doute, mon cher Michau ; mais comme je n'ai pas la faiblesse de croire aux diables, aux revenans, tout ce que j'entends ne peut que piquer ma curiosité, sans abattre ma fermeté. - C'est bien, fort bien, très-bien, mademoiselle : avançons.

Nos deux amis prennent cette fois des routes opposées à celles qu'ils avaient suivies dans leur premier voyage souterrain, et remarquent avec satisfaction que l'air, moins rare par-là, ne nuit point à la clarté de leurs flambeaux. Ils marchent, et n'entendent plus que de très-loin et faiblement les sons lugubres qui semblent s'éloigner devant eux.... Bientôt le bruit cesse tout-à-fait ; et nos amis, voyant à travers une fente de rocher que la lumière du jour a fait place sur la terre à l'obscurité profonde, se décident, dans la crainte de rencontrer quelqu'espion dans la chaumière, à passer la nuit dans ce lieu. Ils s'étaient assis ; mais ils ne pouvaient dormir : les soupirs plaintifs, le tintement funèbre de la cloche se firent entendre continuellement, et ils employèrent en vain toute la journée du lendemain à chercher l'auteur de ce bruit extraordinaire. Coelina était accablée de fatigue : elle n'osait revenir à la chaumière, dans la ferme persuasion qu'on l'y attendait. Elle passa donc encore cette nuit dans les souterrains, à la même place où elle s'était reposée la veille. La douleur, l'abattement, tout lui procura un doux sommeil, pendant lequel Michau veilla pour la défendre en cas d'attaque.

Coelina se réveilla fort long-tems après le lever du soleil : elle fut étonnée d'avoir pu dormir, et remercia son camarade de voyage de son active vigilance. Toujours les sons lugubres et la cloche se faisaient entendre alternativement. Coelina se décida à chercher encore pendant quelques heures, et à sortir le soir de ces souterrains dans lesquels elle venait de passer infructueusement deux jours et deux nuits.Vers les deux tiers du jour, le bruit mystérieux devenant plus fort, Coelina crut entendre des cris du côté de l'escalier qui conduisait à la trappe de la chaumière. Son premier soupçon fut que c'était Stéphany ou son père qui la cherchaient. Elle prit Michau par la main ; et laissant là leurs torches, leurs effets, leurs provisions ; tous deux se mirent à courir vers la trappe : mais ils entendirent qu'on refermait sur eux cette trappe lourde à soulever ; et bientôt le roulis d'une voiture leur fit comprendre que ceux qui venaient de crier au pied de l'escalier, s'éloignaient de la chaumière.

C'était justement le moment où M. Dufour et Tiennette s'étaient hasardés à descendre dans les souterrains. On se rappelle que le bruit lugubre des gémissemens les effrayèrent, qu'ils remontèrent à la hâte, croyant être pousuivis, poussèrent la trappe, et se sauvèrent. Un moment de plus les eût réunis à Coelina ; et cette rencontre eût épargné à tous nos héros bien d'autres traverses. Mais continuons.

Coelina et Michau, désespérés de ne pouvoir deviner qui avait poussé des cris à l'entrée des caveaux, présumèrent que ce ne pouvait qu'être leurs persécuteurs, et reprirent tristement la route tortueuse qui conduisait à l'endroit où ils avaient laissé leur petit bagage. Ils connaissaient parfaitement les souterrains à présent ; et quoiqu'ils fussent très-vastes, ils ne craignaient plus de s'y égarer... Mais, ô surprise! à la place où sont encore leurs effets, ils ne trouvent plus leurs flambeaux. Et... quelle vue pour la sensible Coelina!... ils aperçoivent de loin une espèce de fantôme qui se sauve en agitant dans chacune de ses mains les deux torches qu'il vient de leur voler. Ce fantôme se tait ; mais il court précipitamment, disparaît, et nos amis n'aperçoivent plus que la réflexion de la lumière des torches sur les murs des longs circuits qu'il parcourt.

Cet événement imprévu glace d'effroi Coelina, qui reste immobile sans pouvoir marcher ni parler. Michau a bien remarqué cette espèce de revenant qui est vêtu de blanc, et ressemble parfaitement à une femme grande et svelte. Poursuivons-la, s'écrie Michau? - Voyons, lui répond Coelina ; j'en aurai le courage.

La voilà qui court avec Michau du côté où ils ont vu disparaître le spectre, et Michau lui-même ne peut concevoir tant de courage, tant d'intrépidité dans une jeune personne. Tout en courant, nos amis s'écrient : Oh! qui que vous soyez, spectre, fantôme, arrêtez-vous, arrêtez-vous, et faites-vous connaître ; nous ne voulons que vous secourir!

Ces cris, mille fois répétés, produisent leur effet. Au détour d'une route souterraine, nos amis aperçoivent distinctement le fantôme, qui s'est arrêté tout droit devant eux, et qui semble les attendre ; mais il est aisé de remarquer qu'il est frappé de terreur : le tremblement de ses mains agite chaque torche, et l'on voit qu'il est prêt à tomber en faiblesse. - S'il a peur, dit Coelina, il ne nous fera pas de mal ; avançons.

Et elle s'écrie de nouveau : Qui que vous soyez, arrêtez-vous ; nous ne voulons être que vos amis....

Ils arrivent près du fantôme, et distinguent enfin une femme vêtue d'une espèce de drap blanc, et dont le malheur a flétri les traits. L'inconnue se précipite aux pieds de Coelina en versant un torrent de larmes. Ange du ciel, s'écrie-t-elle, c'est vous que j'attends depuis dix années que dure ma cruelle captivité! Ouï; j'attendais une ame bienfaisante qui vînt me tirer de ces caveaux fétides où m'a plongée vivant un monstre atroce. - Infortunée! quel est le barbare qui vous a persécutée si cruellement? - Un scélérat qu'on nommait Truguelin. - Truguelin! grands Dieux!...... Ces traits..... Michau, regarde donc?.... Qui êtes-vous, femme trop malheureuse? - Si vous avez entendu parler de l'infortunée Isoline des Echelettes, vous la voyez. - Ma mère!....

Qui peut peindre cette douloureuse et touchante reconnaissance? Coelina est tombée sans mouvement sur la terre où Isoline est presque étendue. Michau, pénétré de joie, saisi d'étonnement, a ramassé les torches qu'Isoline a laissé tomber, et il s'empresse de séparer ces deux femmes, qui, malgré lui, restent étroitement embrassées. Ma fille, s'écrie Isoline, quoi, vous! ce serait là cette Coelina dont la naissance m'a causé tant de maux! O mon Dieu! ce moment efface seize années de tourmens. Coelina! ma Coelina! ma chère fille! reviens à toi, reviens à la vie pour jouir des baisers de la plus infortunée ensemble, et de la plus heureuse des mères!

Coelina recouvre l'usage de la parole. Ma mère! oh, oh, oh! ma mère!.... je vous revois, je vous retrouve, ma tendre mère, et dans ce cruel état!..... - Ma fille, tu vois l'ouvrage d'un oncle que tu n'as peut-être jamais connu, de Truguelin, de mon propre frère! - Oh! je l'ai connu, ma mère ; je ne le connais que trop, ce monstre à qui moi-même je dois tous mes maux! Il n'abandonne pas si aisément ses victimes ; vous en voyez devant vous une bien à plaindre, et qui n'avait pas mérité ses horribles persécutions! - Il s'est donc acharné après tout ce qui m'est cher! Sans doute il égorgea ton père, ce malheureux Francisque? - Il existe, ma mère ; mon père existe : que dis-je? il y a quatre jours que j'en étais plus certaine qu'à présent. Il vivait, mon père, mais mutilé, muet, insensé, accablé de tous les maux du corps et de l'esprit. - Que m'apprends-tu, Coelina?...... Mais que vois-je à tes côtés? Occupée de toi seule, je n'ai pu remarquer encore cet homme!.... N'est-ce pas le bon, le sensible Michau, le fidèle agent de mon amant? - Ouï, belle Isoline, répond Michau ; vous le voyez, celui qui reçut votre enfant dans ses bras, qui depuis... - Oh! viens, Michau, viens, que je te presse contre mon coeur. Eh quoi! après avoir sauvé l'honneur de la mère, tu es donc aujourd'hui le soutien de la fille? Mais pourquoi tous deux dans ces tristes cachots? - Vous le saurez, ma mère, vous le saurez ; mais avant tout, il faut vous retirer d'ici ; il faut adoucir vos maux : l'heure de la liberté a sonné pour vous ; il ne faut pas la reculer. - Que dis-tu, ma fille? moi libre, moi heureuse! jamais! - Quel est le sombre nuage qui vient couvrir votre raison? vos yeux s'animent, vos traits s'obscurcissent : ah! Michau, je le vois trop, le malheur a fait sur sa raison, comme sur celle de mon père, ses affreux ravages. Ma mère! ô ma mère!

Isoline les regarde fixement, et leur dit d'un son de voix étouffé: Suivez-moi tous deux....

Coelina et Michau suivent cette femme qui marche rapidement, et forme des pas gigantesques. Elle s'arrête devant une masse de pierres. Voilà mon lit, leur dit-elle. - Ciel, un tombeau! - Le mien, celui qu'il m'avait destiné.... Suivez-moi toujours.

Isoline monte des espèces de degrés taillés dans le roc, et entre dans l'intérieur de la tour, dans une espèce de cachot, éclairé seulement par deux crénaux percés dans la forte muraille de cette tour antique. Voilà mon asile, ma fille ; voilà les murs que, depuis dix ans, j'arrose de mes larmes, je frappe de mes gémissemens. Voyez-vous ce cor? voyez-vous cette cloche? je les ai trouvés ici dans les débris de ces vastes fortifications : ils avaient servi sans doute aux seigneurs châtelains qui les ont habités. Quoi qu'il en soit, je leur dois le bonheur de vous avoir rencontrés. Ces biens précieux m'ont servi à me faire entendre depuis deux ans environ, époque où j'ai perdu entièrement de vue le monstre qui m'a persécutée. Me voyant dans l'impossibilité de sortir d'ici, ignorant si j'étais voisine de quelqu'autre habitation que de la chaumière qu'on voit là-bas, ne sachant pas même si cette chaumière était encore habitée, j'avais pris le parti de sonner jour et nuit de ce cor, d'agiter cette cloche, dans l'espoir de me faire entendre de quelque passant, de quelque voyageur secourable. L'inutilité de ce bruit que je faisais sans cesse ne me rebuta pas ; je continuai, espérant toujours qu'il ne fallait qu'un moment pour me faire rencontrer un être assez courageux pour tenter de se frayer jusqu'à moi un passage à travers ces rochers. Mes efforts n'ont amené ici personne que vous ; et j'ignore encore par où vous y êtes parvenus. - Par un chemin très-visible, ma mère, et qui n'a pas dû échapper à vos recherches. L'entrée de ces souterrains est par une trappe qui donne dans la chaumière dont vous parliez tout-à-l'heure. - Quoi! cette chaumière là-bas renferme la clef de ces cachots?... Je l'ignorais. Entrée ici, de nuit sans doute, morte, morte, ma fille! ne pouvant depuis m'y procurer de la lumière, j'en ai cent fois parcouru les longs détours : j'ai bien remarqué des degrés que j'ai montés ; mais ma tête s'y est trouvée arrêtée par un obstacle que j'ai pris pour une voûte. Désespérant de me sauver par-là, je n'y suis allée qu'une fois. Il fallait passer devant les tombeaux d'Emmelie et d'Olivier, de ces deux victimes de Truguelin, et cette route me faisait horreur. O mon enfant! tu ne sais peut-être pas les souffrances qu'ont éprouvés avant de mourir ces deux êtres sacrifiés par Truguelin?..... Ces cadavres ne sont pas seuls ici ; car, en fouillant les ruines, j'ai souvent trouvé des ossemens humains.... Tu frémis ; tu me regardes ; tu cherches ta mère, et tu ne vois qu'un squelette, qu'un mort!.... Je n'existe plus ; je ne me reconnais plus ; ce n'est plus moi : c'est la destruction qui marche encore, et qui n'a plus d'une créature vivante, que les os et les larmes. - Mais comment avez-vous fait pour exister ici? - Comment?... tu frémiras bien plus quand tu l'apprendras, quand tu connaîtras mes malheurs.... je ne puis à présent mettre assez d'ordre dans mes idées.... - Reposez-vous, ma mère ; calmez-vous, et songeons tous à sortir d'ici. - Dans cet état, ma fille! ce drap seul, qui m'enveloppe de la tête aux pieds, me sert de vêtement. - Revenez, revenez à notre chaumière : une bonne femme, Perrine qui n'y est plus, y a laissé quelques-unes de ses hardes ; vous vous en couvrirez. - Attends..... voilà mon aigle favori qui m'apporte ses oeufs. - Que voulez-vous dire? - Ce fut long-tems ma nourriture ; et cet animal semblait se priver avec plaisir de ses petits, pour alimenter ma faible existence. - O Dieu! que dites-vous? venez. - Je te suis ; mais... Truguelin, qu'est-il devenu? depuis deux ans, je n'en entends plus parler. - Venez ma mère ; ne craignez rien de lui : nous ne pouvons appréhender ses poursuites, si nous nous sauvons précipitamment de ces lieux remplis de ses forfaits. - Il existe donc encore? - De grace, suivez-nous.....

Michau prend le bras d'Isoline, et tous deux descendent avec Coelina qui les éclaire dans les souterrains qu'ils parcourent jusqu'à l'escalier de la chaumière. Avant d'en monter les degrés, Coelina se jette à genoux : Mon Dieu, s'écrie-t-elle, ô mon Dieu! éloigne les méchans qui peuvent nous surprendre là-haut! Ne permets pas que je perde la liberté au moment où je la rends à ma mère! Donne-moi le courage de braver mes ennemis, et accorde à trois infortunés la grace de fuir ces lieux pour aller se consacrer au culte de tes saints autels!

Quand Coelina eut fini de prier, Michau prit la parole : Il vous exaucera, mademoiselle, il comblera vos voeux, l'Etre-suprême que personne n'implore jamais en vain. Mademoiselle voit bien à présent qu'elle avait tort, tout-à-l'heure, de se méfier de la Providence. Je le sentais bien, moi, quand je disais à mademoiselle : Et qui sait le bonheur qu'elle vous réserve encore? Le voilà, c'est celui d'avoir retrouvé votre mère. Vous désespériez pourtant de la Providence? - Oh, combien j'avais tort, Michau! - Très-tort, le plus grand tort, mademoiselle!

En causant ainsi, nos trois amis montent l'escalier de la chaumière : Michau, homme très-grand et très-fort, en pousse, avec sa tête, la trape, qui se soulève, se renverse, et permet à nos héros de sortir des souterrains. Michau regarde d'abord prudemment s'il n'y a personne dans la chaumière. Personne ; la porte en est même ouverte, et l'on n'y remarque aucun dérangement. Nos amis y sont à peine entrés, que Coelina arrache le drap qui couvre sa mère, et l'habille à la hâte avec quelques hardes de Perrine. Ce devoir rempli, Coelina sent qu'elle ne peut rester dans la chaumière, sans craindre d'être arrêtée par les gens de l'intendant. Elle se décide cependant à y passer la nuit ; mais en même tems elle se propose d'en sortir, dès la pointe du jour, avec sa mère et Michau, pour aller dans d'autres contrées chercher des ames bienfaisantes. Coelina a le projet d'entrer dans un cloître : elle espère que sa mère prendra le même parti qu'elle, et que toutes deux finiront leurs jours dans la retraite, loin des persécutions des hommes. Elle force en conséquence sa mère à se reposer dans le lit de Perrine ; elle se met à côté d'elle dans celui de Francisque ; et Michau, plus habitué à la fatigue, passe encore cette nuit à la porte de la chaumière sans se reposer, et prêt prévenir ses amies du moindre bruit qu'il entendra sur la route voisine.

Coelina et sa mère ne purent dormir ; mais aucune d'elles ne communiqua à l'autre les réflexions qui l'agitaient. Tandis qu'Isoline pensait à ses longs malheurs, au hasard fortuné qui venait de lui rendre sa fille et la liberté, Coelina formait le dessein d'aller trouver, avec Isoline, le vénérable solitaire de la vallée Rosée, le même hermite qui, quelques jours avant, devait l'unir à son Stéphany. C'est aux pieds de ce saint homme, se dit Coelina, que nous implorerons la protection du ciel. L'hermite nous consolera, nous protégera, et nous facilitera peut-être les moyens d'entrer dans quelque couvent. Oublions mon bonheur passé, oublions les Truguelins, M. Dufour... Stéphany lui-même, s'il est possible!.... Que la nature remplace l'amour dans mon coeur, et me donne la vertu de me consacrer entièrement au soutien, à la consolation d'une mère pour qui je suis tout, à qui je dois tout! Ouï, mon père, si quelque jour je te retrouve, combien tu me béniras de t'avoir conservé une femme que tu as adorée, dont tout prouve que tu as causé le malheur, en faisant le tien!... Stéphany! pardonne si je m'efforce de te repousser de mon coeur! Je ne suis plus à toi, Stéphany! Je suis à ma mère, à ma triste famille! Deux fois le sort barbare nous a séparés ; il ne veut pas apparemment que nous soyons unis ; et les maux que nous souffrons tous deux sont des signes certains de sa colère et de ses desseins sur nous! Rentre, Stéphany, dans le sein de ton père. Mes prétendues richesses sont à toi maintenant ; jouis-en loin de moi, et qu'elles te procurent une épouse digne de ta naissance, digne de ta fortune!... Une autre épouse!... ô Stéphany! ton coeur pourra-t-il l'aimer?... Il le faudra, Stéphany ; elle n'aura pas mérité ta haine ; elle doit être plus heureuse que Coelina!

Ainsi pensait Coelina : elle cherchait à chasser l'amour de son coeur, et elle appelait la jalousie pour l'y fixer plus fortement encore. Coelina devait aimer Stéphany toute sa vie ; les calculs de la raison, les doux sentimens de la nature même étaient plus faibles que sa passion ; mais sa délicatesse égarait son coeur : elle elle se croyait plus attachée à sa mère qu'à son amant ; elle se dévouait entièrement à sa mère.

Dès que l'aurore vint annoncer le retour de la lumière, Coelina et Isoline, après s'être embrassées de nouveau avec les plus tendres effusions, s'habillèrent à la hâte pour quitter un asile dangereux. Coelina aurait bien desiré que sa mère lui fît le récit de ses infortunes ; mais elle savait que les sbires du despotisme rôdaient dans les environs, et rien ne la faisait frémir comme la crainte d'être séparée d'Isoline. Elle reprima donc sa curiosité, et fit part à ses deux compagnons d'infortune du projet qu'elle avait formé d'aller trouver l'hermite de la vallée Rosée. Isoline et Michau y consentirent. En conséquence, tous trois sortirent de la chaumière. Coelina ferma la porte à double tour, en garda la clef, espérant sans doute d'y rentrer un jour, et nos trois pélerins s'acheminèrent sur la droite de la route de l'Argentière.

Laissons-les aller, et revenons à Sallenche, chez le docteur Andrevon, où M. Dufour va faire connaissance avec l'intéressante madame de Senneville.

Chapitre 4

Bonjour, mon cher docteur, dit M. Dufour en entrant chez M. Andrevon ; vous me voyez excessivement fatigué.... Mais est-ce là madame de Senneville? - Elle-même, mon voisin : vous n'avez pas l'honneur de la connaître? - Non ; je ne me souviens pas d'avoir eu jamais le bonheur de voir madame. - Tantôt elle vous rappellera quelques circonstances où vous avez entendu parler d'elle. Mais, dites-moi, avez-vous découvert quelque chose? - Rien, mon ami, rien du tout, ni Chrystin non plus. Chrystin est revenu avec moi ; je l'ai rencontré à Servoz : il y avait deux jours qu'il courait par-tout aux environs ; eh bien, personne n'a pu lui donner des nouvelles de mon malheureux fils. - Que peut être devenu ce jeune homme? Comment, dans une petite province d'une vingtaine de lieues, comment peut-il s'y égarer quelqu'un? Mort ou vif, on devrait en entendre parler. - Mort, mon voisin! vous me faites frémir. C'est cela, l'infortuné est mort dans quelque abyme, dans quelque torrent. - Vous vous effrayez trop vîte, mon ami : il faut espérer que monsieur l'intendant sera plus heureux que nous tous dans ses recherches. - C'est ce que j'ai pensé. Non, nous n'avons plus rien à attendre que de l'intendant ; mais il n'a donc pas agi ; car depuis le tems, il devrait savoir déjà.... - Attendez donc? Il n'y a que quatre jours que ses gens sont en campagne. - Eh bien, quatre jours, n'est-ce pas trop pour fouiller une province si petite, ainsi que vous le disiez tout-à-l'heure? - Espérons, mon cher ami, espérons! - Vous avez dû le voir hier l'intendant? - Je n'y suis point allé, mon ami ; madame m'a prié d'attendre qu'elle nous eût raconté l'histoire de sa vie : elle veut y venir avec moi ; elle a des particularités à confier à l'intendant sur les Truguelins dont elle veut se venger : nous le verrons ensemble demain. - C'est bien tarder, docteur ; mais à demain, puisque madame desire vous y accompagner. Madame est l'épouse de M. Truguelin ; mais elle n'est point la mère de Marcan? - Non, monsieur, répond madame de Senneville, je n'ai point donné le jour à un misérable aussi semblable à son père. Mon fils à moi, le fils aussi de Truguelin, n'est plus : mon cher Olivier est perdu pour moi, et je ne sais que depuis très-peu de tems qu'il est tombé sous les coups de son père. - Vous me faites frémir! Olivier, dites-vous? ce nom ne m'est point inconnu. - Je le crois, monsieur, ni le mien non plus : vous avez entendu parler de la malheureuse Olivia? - Olivia! ce serait vous, madame? - Vous la voyez! - Femme infortunée! Je croyais que vous n'existiez plus. - Truguelin avait fait courir ce bruit, ne pouvant en obtenir la réalité. - Ah, madame! j'ai bien connu votre fils, le jeune, l'intéressant Olivier! Combien je suis heureux de vous revoir! Daignez nous raconter.... - Un moment, interrompit le docteur ; dînons d'abord, nous parlerons ensuite tant que nous voudrons ; la journée est à nous.

La proposition du docteur fut acceptée. Nos trois convives dînèrent d'assez bon appétit. Ensuite le docteur fit passer Olivia et M. Dufour dans son petit jardin. Là, sous un berceau de fleurs, à l'abri des rayons du soleil, Olivia commença en ces termes un récit qui fut écouté avec la plus grande attention par le docteur et le père de Stéphany.

Chapitre 5

EMMELIE

ET SA SOEUR OLIVIA.

ANECDOTE GENEVOISE.

"Avez-vous vu quelquefois un enfant qui porte dans une main des fleurs et des fruits ; dans son autre main les poignards des remords, les serpens des Euménides?... c'est l'Amour!"

LOKMAN.

Vous me regardez, M. Dufour ; et, si je puis en convenir sans amour-propre, vous semblez étonné de la fraîcheur de mes traits et de mon embonpoint, malgré la cruelle maladie qui vient de me conduire rapidement aux portes du tombeau. J'ai pourtant quarante-neuf ans, monsieur ; et, sans les malheurs qui ont traversé le cours de ma vie, je paraîtrais à peine, j'ose le dire, la moitié de mon âge. Ouï, messieurs, je compte quarante-neuf années, et il y en a trente-trois que la fatalité s'est attachée à mon sort pour me plonger dans un abyme de maux : écoutez-moi:

Je suis née dans le charmant village de Gy, chef-lieu du département de Jussy-l'Evêque, près du lac de Genève. Vous savez que, depuis des siècles, le domaine le plus considérable de la paroisse de Gy, de ce lieu d'enchantement, appartient à l'une de ces familles de Genève qui fondèrent la république avec tant de sagesse et de gloire. Cette habitation simple, vaste et antique, est encore aujourd'hui le séjour de ces fondateurs, des barons de Montlys. Mon père, nommé d'Orby, était, depuis sa tendre jeunesse, attaché à M. de Montlys, l'aîné de la famille de ce nom. Mon père, secrétaire, intendant, ou plutôt ami intime de M. de Montlys, avait amassé une fortune considérable, qu'il devait à son activité, à son zèle pour les intérêts du vieux baron. Elevées dans le château, ma soeur Emmilie et moi, nous y jouissions d'un bonheur parfait, quoique nous eussions perdu notre mère, pour ainsi dire, dès notre naissance. Notre père, très-âgé, nous prodiguait ses soins, sa tendresse, et le vieux baron nous aimait, nous traitait comme ses propres enfans. Que pouvions-nous desirer? Nous étions heureuses dans les bras paternels, dans ceux de l'amitié; et nous habitions le plus beau séjour de l'univers. Pour vous en convaincre, je vous ferai une courte description de ce village que vous ne connaissez peut-être point.

Gy est un lieu de gras pâturages, fournissant un laitage exquis, dont les habitans des villes voisines viennent en foule goûter chaque dimanche de la belle saison. Gy produit encore des bleds en abondance, et sur-tout du bled froment de la plus grande beauté, dont la pesanteur et le goût le rendent supérieur au froment de Savoie, qui, sans contredit, produit le meilleur pain de l'Europe. Le miel, par sa bonté, les fruits divers, par leur beauté et leur saveur, ne sauraient souffrir de comparaison avec ceux des autres pays de la terre : la vigne n'y produit pas en quantité; mais le raisin y donne un vin de liqueur que l'on considère comme un cordial précieux. Il n'est pas jusqu'aux fleurs de ce sol fortuné, dont l'éclat n'ait quelque chose de remarquable : les eaux, aussi limpides qu'abondantes, y coulent paisiblement sans jamais s'arrêter. Les sites y sont délicieux : ce canton présente des plaines et des collines entrecoupées : une vaste forêt, située à l'extrémité orientale du département de Jussy-l'Evêque, et confluant presque au pied de la belle montagne des Voirons, qui, dégagée des autres monts du voisinage, se présente en amphithéâtre, pour offrir, dans toute son étendue, un tableau cultivé et varié à l'infini par les divers objets dont il est boisé. Cette montagne est un tableau vraiment magique ; et elle produit encore un effet admirable à être vue du pays de Gex, du pays de Vaud et du lac de Genève, d'où on l'aperçoit à une très-grande distance. Rien n'est plus beau que le village et les environs de Gy : c'est la nature toujours dans son printems ; c'est la création dans sa perfection.

Vous concevez qu'on peut y connaître le bonheur ; aussi le goûtâmes-nous sans nuage, ma soeur et moi, dans notre jeunesse. Une circonstance inattendue vint cependant altérer un peu celui de mon père, et diminuer par conséquent nos jouissances champêtres. M. d'Orby, ainsi que je vous l'ai dit, était à-peu-près de l'âge du vieux baron, son maître, son ami. Tout-à-coup, le baron de Montlys, qui jusqu'alors avait gardé le célibat, devint amoureux, et se maria. Cette aventure est un peu étrangère à mon sujet ; mais comme elle a fait du bruit dans le monde, et qu'on m'en a raconté depuis les détails exacts, je vais vous en dévoiler la vérité.

Ici M. Dufour interrompit Olivia : Parlez, madame, lui dit-il : vous ne sauriez croire combien vous m'intéressez en m'entretenant de M. de Montlys, que j'ai connu. - Je le sais, monsieur ; et c'est pour cela que je veux vous raconter l'histoire de votre propre frère, dont je suis sûre que vous ignorez quelques particularités.

"Mademoiselle Olympe-de-Pyrlet était la personne la plus accomplie de Genève ; jeune, belle, douée de tous les avantages de l'esprit et des graces, elle aurait trouvé vingt établissemens, si elle eût eu la fortune en proportion de ses attraits ; mais à Genève comme partout, l'argent seul fait les mariages ; l'esprit, les talens, la beauté ne valent pas un sac d'écus. Olympe était orpheline ; elle était élevée par une vieille tante avare, méchante, et dominée par l'ambition : Olympe attendait donc en vain un époux ; et peut-être une cause de cette espèce d'isolement, c'est que par-tout on ne faisait pas de son coeur le même éloge que de ses talens et de ses attraits : on la disait haute, impérieuse, vindicative ; on allait même jusqu'à attaquer ses moeurs. Elle ne justifia que trop cette odieuse réputation, ainsi que vous le verrez par la suite.

Olympe donc avait vingt-deux ans déjà, et elle occupait, avec sa tante, un petit logement dans la maison d'un ancien négociant retiré, qui était justement le syndic du village de Gy. Un jour, un jeune homme se présente chez le syndic, tenant dans ses bras un jeune garçon de neuf ans, blessé, et privé de tout sentiment. Ce jeune homme, âgé de dix-neuf ans, s'appelle Flonsel ; il est fils d'un notaire de Sallenche, et voyage pour son agrément. En traversant la longue forêt de Gy, il a trouvé, étendu sans connaissance sur la terre, et baignant dans son sang, un jeune garçon qu'il a mis dans sa voiture, et qu'il se hâte de présenter au magistrat de Gy, pour qu'il constate cet événement. Le syndic, après avoir loué Flonsel de son humanité, appelle des médecins : l'enfant est mis au lit, soigné, et quelques heures après il recouvre l'usage de la parole.

Les voisins, les passans, tout le monde était entré dans la maison du syndic pour y voir cette jeune victime que Flonsel y avait amenée. Olympe et sa tante, entrées, comme les autres, dans l'appartement, furent témoins du court interrogatoire que le syndic adressa à l'enfant dès qu'il put parler. Comment t'appelles-tu, mon ami? lui dit le syndic. - Riviolle. - Et ton père? - Truguelin. - Où demeure-t-il? - A Chambéry, en Savoie. - Qui t'a blessé comme cela? - Des voleurs. - Où cela? - Dans la forêt prochaine. - Ton père était-il avec toi? - Ouï. Nous revenions, nous deux mon père, de Genève, où il avait été chercher de l'argent qu'on lui devait. Il emportait cet argent, lorsque, dans la forêt, des voleurs l'ont attaqué, volé, dépouillé, et m'ont accablé de coups en me jetant par terre. J'ignore ce que mon père est devenu : le savez-vous? - Non ; mais ce voyageur sensible qui t'a secouru, qui t'a porté jusqu'ici, pourrait peut-être t'en donner des nouvelles. Approchez, M. Flonsel?

Flonsel s'approche, et tout-à-coup l'enfant s'écrie : O mon Dieu! c'est un des voleurs!

A cette exclamation, tout le monde jette les yeux sur Flonsel, dont les traits peignent assez la surprise et l'indignation! Le magistrat reste interdit : il interroge de nouveau le petit Truguelin, qui persiste à dire que Flonsel est un des scélérats qui l'ont maltraité. Le syndic est forcé d'envoyer Flonsel en prison, et voilà ce généreux jeune homme victime de son humanité.

J'étais là, moi, avec notre gouvernante ; et, quoique je n'eusse alors que cinq ans, je me rappelle cette scène comme si je la voyais encore. Tout le monde se retire par ordre du syndic, qui desire laisser au jeune blessé quelques momens de repos, et la belle Olympe remonte chez elle, avec sa tante, livrée à la plus profonde tristesse. Flonsel, qu'elle n'avait vu qu'un moment, venait de faire sur son coeur la plus profonde impression : elle ne pouvait croire que ce jeune homme fût capable du crime qu'on lui imputait, et elle s'en entretint long-tems avec sa tante, qui ne fut pas de son avis. Il a l'air doux, il est vrai, dit la vieille ; mais cette douceur-là est perfide, et rien n'est plus ordinaire que de voir des hypocrites comme celui-ci, qui sont des loups ravissans.

Olympe gronda sa tante de sa méfiance, et se retira chez elle, où elle songea aux moyens de faire éclater l'innocence du jeune infortuné qui venait de la toucher. Elle n'en trouva pas ; et, pour adoucir du moins la douleur du beau prisonnier, elle lui envoya de légers cadeaux, qu'il accepta sans connaître la personne sensible qui les lui faisait.

Cependant la déclaration de l'enfant était toujours la même, et l'on parlait de faire subir un interrogatoire au prisonnier, lorsqu'Olympe, sans communiquer son projet à personne, s'avisa d'envoyer un exprès à Chambéry, vers le père de l'enfant, s'il y était revenu, en l'invitant à se transporter sur-le-champ à Gy, où il retrouverait son fils. L'exprès fit diligence, et il eut le bonheur de trouver Truguelin père, qui avait en vain cherché son fils, et qui se hâta de voler vers l'endroit où il allait le retrouver. Truguelin père arrive, et descend chez Olympe : celle-ci le présente au syndic, qui le mène vers son fils. Ce pauvre père fit des extravagances en embrassant son enfant. Il lui apprit qu'entraîné par les voleurs, il avait eu le bonheur de les voir tomber dans une embuscade d'archers, et qu'ils étaient tous arrêtés. Quel est donc celui que nous tenons? lui demanda le syndic. Daignez vous transporter avec moi à sa prison.

Le père suit le syndic, et reste désespéré en voyant l'erreur dans laquelle son fils a jeté tout le monde. Monsieur est innocent, s'écrie-t-il! je le reconnais bien ; c'est un voyageur que j'ai vu de loin voler à notre secours ; je n'ai pu profiter de son appui, puisque je me suis vu entraîné par les brigands ; mais c'est un honnête homme, je le jure sur ma tête, et je conjure le magistrat de me permettre de briser ses fers à l'instant.

Le syndic fut enchanté de trouver un innocent dans un jeune homme qui l'intéressait. Il parut probable que la terreur avait égaré la raison de l'enfant, et Flonsel fut libre. Vous devinez bien que sa première visite fut pour sa libératrice, et qu'Olympe fut ravie de le voir. Il fut même décidé que Flonsel passerait quelques jours dans la maison du syndic, et Olympe sentit doubler sa joie et son amour.

Cependant, comme cette aventure avait fait beaucoup de bruit, chacun voulut voir et l'enfant, et son père, et le jeune Flonsel, et même cette Olympe qui avait fait éclater l'innocence du beau prisonnier. Mon père accompagna, chez le syndic, le vieux baron de Montlys, et ce vieillard fut tellement pénétré d'estime et d'admiration pour le trait généreux d'Olympe, pour sa beauté, ses talens, son esprit, qu'il en devint éperdument amoureux. Quelques jours après, il retourna chez elle ; et, sans consulter personne, il demanda la main d'Olympe à la tante, qui la lui promit sur-le-champ. Olympe apprit cette nouvelle ; et, loin d'y voir sa fortune, son avancement, elle en fut désolée. En vain elle supplia sa tante de ne point la sacrifier ; la vieille fut inexorable, et la belle Olympe, ne voyant plus d'espoir d'être heureuse avec Flonsel, lui permit de tenir de l'amour ce que l'hymen lui refusait. Une femme domestique fut mise dans la confidence des jeunes amans, et Olympe s'aperçut que son existence était doublée! Bientôt le père Truguelin et son fils Riviolle, qui était rétabli, repartirent pour Chambéry ; Flonsel, rappelé par son père, retourna à Sallenche, et la belle Olympe épousa le baron de Montlys ; mais non sur-le-champ, ce qu'Olympe avait espéré. Des affaires de famille, des préparatifs éclatans, tout retarda cet hymen, qui ne fut célébré que trois mois après.

Ce mariage changea toute la physionomie du château de Montlys. Mon père, qui blâmait avec raison son ami d'avoir épousé une personne de vingt-deux ans, devint plus froid avec le baron ; il ne vit point la baronne, et vécut retiré, occupé uniquement de l'éducation de ses deux filles.

Cependant le baron, qui, dans les premiers mois de son hymen, se croyait père, fut bien étonné lorsque, six mois après, son épouse donna le jour à un garçon, que les chirurgien consultés prétendirent être le fils de l'amour. Il se rappela le séjour et l'assiduité de Flonsel auprès d'Olympe, et dès-lors il devint jaloux, humoriste et grondeur. C'était l'enfer dans le château, où l'on entendait continuellement le mari et la femme se disputer. Deux ans s'écoulèrent dans ces orages continuels, et madame de Montlys, ayant à recueillir en Piémont une succession légère, mais qui, obstruée par des affaires litigieuses, exigeait sa présence, le baron voulut l'accompagner dans ce voyage, et tous deux partirent avec le petit Grancise, et Andrie sa nourrice. Avant leur départ, mon père leur rendit ses comptes, qui éclairèrent la ruine totale du baron. Deux années avaient suffi pour le plonger dans l'indigence : ses éternelles constructions d'un côté, la vie dissipée de sa femme de l'autre, tout avait anéanti sa fortune, qui suffisait à peine pour payer les créanciers de chacun des deux époux. Mon père quitta le château, prit une autre maison à lui dans le village, et ne dit pas même adieu au vieux baron. Il n'en entendit plus parler, en sorte que j'ignore encore aujourd'hui ce qu'est devenu le jeune Grancise. Mon père est mort dans cette ignorance, et ce n'est que depuis la perte de mon père que j'ai appris la mort du baron, le mariage de sa veuve avec Flonsel, et l'horrible assassinat dont elle s'est rendue coupable.

Ici M. Dufour interrompit Olivia pour lui apprendre qu'il a élevé Grancise jusqu'à l'âge de quinze ans, qu'on le lui a ravi, et en général tous les détails que nous avons déjà vus dans cette histoire. M. Dufour termina sa digression en s'écriant : Eh quoi! dès l'âge de neuf ans ce misérable Truguelin avait déjà commencé les malheurs de ma famille? C'est par une calomnie qu'il récompense Flonsel de lui avoir sauvé la vie! c'est par des intrigues sans nombre qu'il unit sans doute sa soeur à mon frère aîné! aujourd'hui il assassine mon fils! c'est une furie attachée à nous persécuter tous!....... Mais pardon, madame, pardon ; daignez continuer.

Olivia poursuit : Ma soeur Emmelie et moi nous étions bien jeunes, lorsque le petit Truguelin parut blessé dans nos contrées, et cependant cet enfant nous avait intéressées toutes deux au point que nous ne pûmes l'oublier en grandissant. Destinée des hommes! que tu es incommensurable! deux enfans se rencontrent, et il est écrit qu'un jour l'un doit faire à jamais le malheur de l'autre! On ne peut fuir son infortune, et ces êtres doivent se rencontrer, se lier, s'unir, comme les astres sont forcés de faire leurs révolutions périodiques autour les uns des autres!...

J'avais seize ans, et ma soeur Emmelie comptait quinze printems : toutes deux chez notre père M. d'Orby, nous rivalisions de soins, d'égards, de prévenances envers ce vieillard presque infirme, lorsque le méchant qui devait nous rendre à jamais malheureuses, reparut dans nos cantons. M. Riviolle Truguelin revint à Gy, et se fit connaître pour être le même enfant qu'on y avait vu avec tant d'intérêt onze ans auparavant. Il avait alors vingt ans, et je dois dire que son extérieur était des plus séduisans. Grand, bien fait, la douceur et les graces brillaient dans toute sa personne. Il avait perdu son père ; il était maître absolu de ses actions, et voyageait pour son agrément, après avoir mis dans une pension de Chambéry sa jeune soeur Isoline, âgée alors de neuf ans. Truguelin fut visiter, en passant, le syndic du village qui avait eu tant de soins pour lui, et ce bon magistrat fut enchanté de le revoir. Un soir que je me promenais seule au bosquet qui avoisine le beau château de Roillebeau, je fus frappée à l'aspect de ce jeune homme qui s'y promenait aussi avec le syndic. Olivia, me dit le magistrat en m'appelant, votre père ne vous a-t-il pas raconté quelquefois l'aventure du jeune Truguelin que j'ai rendu chez moi à la santé? - Ouï, monsieur. - Eh bien, vous le voyez, c'est un homme à présent : qu'en dites-vous?... Je voudrais qu'il pût inspirer un tendre sentiment à quelque jeune pastourelle de ce village, et qu'un bon mariage l'y fixât à jamais près de nous.

Cette sortie indiscrète du magistrat me fit rougir, et me donna sur-le-champ le desir d'être la pastourelle qu'il voulait rencontrer. Peut-être même, sans ce mot imprudent, Truguelin et moi nous n'aurions jamais pensé l'un à l'autre. Voyez comme le bonheur ou le malheur des hommes tiennent à peu de chose!...... J'étais si troublée, que je ne pouvais répondre ; Truguelin eut plus de fermeté ou plus de galanterie. Si j'avais le bonheur, dit-il au syndic, de rencontrer ici une épouse modeste, sage et belle comme mademoiselle, je deviendrais en effet l'habitant le plus constant et le plus heureux de ce village. - Ne badinez point, lui répondit le syndic ; mademoiselle Olivia d'Orby est vraiment la plus belle personne d'ici, et je serais presque tenté de faire ce mariage : vous conviendrait-il, jeune homme? parlez-moi sincèrement? J'ai assez de crédit sur le père, qui est mon ami, pour obtenir la main de sa fille pour vous. Je vous présenterai, si vous le desirez, à M. d'Orby?

Le jeune homme fit des démonstrations de joie qui prouvèrent le desir qu'il avait de voir le magistrat tenir bientôt sa promesse ; et moi, confuse, je ne pus que balbutier : C'est sans doute une... plaisanterie que fait monsieur le syndic : au surplus, présenté par lui, M. Truguelin ne peut être que bien reçu de mon père.

Truguelin crut voir, dans ma réponse, un présage favorable pour ses prétentions ; et dès ce moment, soit qu'il m'aimât, ou que, par pure vanité, il fût curieux de ma conquête, il s'attacha à mes pas, et ne me quitta plus qu'infortunée. Je revins chez mon père, pensive, et occupée de l'image de Truguelin. Ma soeur me demanda le motif de ma mélancolie, et je me gardai bien de le lui dire, par un sentiment de jalousie qui commençait à entrer dans mon coeur ivre déjà d'amour. Je n'eus pas même la force de dire à mon père la rencontre que j'avais faite, et j'attendis que le syndic lui présentât mon amant. Ce moment fortuné ne tarda point. Tous deux arrivèrent, et le syndic ne parla d'abord à M. d'Orby que des soins qu'il avait prodigués autrefois au jeune Truguelin, dont l'aventure était encore présente à la mémoire de tout le monde, et par l'intérêt qu'inspire toujours un enfant, et par les amours d'Olympe et de Flonsel que son malheur avait fait naître.

Le syndic et Truguelin se retirèrent sans avoir touché le point essentiel, ce qui me surprit et m'affligea, n'ayant pas assez d'expérience pour connaître les usages de la société, et brûlant de trop d'amour pour avoir la patience d'attendre les formes qu'exigent la décence et le bon ton. Ils se retirèrent, et je m'aperçus que leur visite n'avait pas beaucoup flatté mon père, qui, délicat sur l'honneur, craignait toujours pour ses filles la séduction des jeunes gens. Mon père d'ailleurs ménageait à moi ou à ma soeur, l'alliance du jeune Marcou, fils d'un ami à qui il avait les plus grandes obligations. Emmelie et moi nous l'ignorions, et l'extérieur séduisant de Truguelin avait fait sur nos deux coeurs la même impression. Emmelie ne me communiqua point l'état de son ame ; je n'eus garde de lui confier ma passion naissante, et dès ce moment la méfiance et la dissimulation vinrent affaiblir l'amitié de deux soeurs qui jusqu'alors s'étaient chéries tendrement.

Deux jours après, le syndic vint seul à la maison, et s'entretint long-tems avec mon père. Je me doutai du but de sa visite, et mon coeur palpita pendant tout le tems qu'il resta avec M. d'Orby ; mais un nuage de tristesse vint couvrir mes yeux, lorsque je l'entendis dire en sortant à mon père : Vous avez tort, mon ami : ce jeune homme est sans fortune ; mais il a de l'esprit, des talens ; il ira loin, très-loin, et vous ne savez pas ce que vous refusez.

Mon père le reconduisit en lui faisant signe qu'il persistait dans son refus ; puis il m'appela seule chez lui, et me fit cette question : As-tu vu plusieurs fois, Olivia, ce jeune homme que notre magistrat m'a présenté il y a quelques jours? - Une fois, mon père, avant qu'il vînt ici, et en présence de monsieur le syndic. - Pourquoi me l'as-tu caché? - Je ne vous l'ai point caché, mon père ; vous ne me l'avez pas demandé, et j'ai regardé cela comme une chose très-indifférente. - Pas tant que tu penses, mon enfant ; car ce jeune homme te demande en mariage ; et comme je présume bien qu'il n'a pu toucher ton coeur aussi promptement, j'espère que tu seconderas les intentions de ton père? - Elles sont?... - Que je ne veux point de ce M. Truguelin pour mon gendre, que je l'ai refusé tout-à-l'heure, et que je t'ordonne de lui défendre toute visite secrète ou publique. - Mon père?..... - Hein? Comment? - Mon père.... je vous obéirai.

Je prononçai ces mots en sanglotant ; et M. d'Orby, qui ne s'aperçut pas apparemment de mon trouble, continua : Bien, mon enfant, très-bien. Je n'aime point du tout ce jeune homme-là: il a l'air faux, dissimulé, et je me trompe fort, s'il n'a pas le coeur gâté par le libertinage. Il n'a rien d'ailleurs, et j'ai découvert qu'il était le fils d'un chicanier qui m'a intenté autrefois un procès injuste que j'ai eu le malheur de perdre. Jamais je ne souffrirai l'alliance du fils de mon ennemi. Voilà donc qui est décidé; tu es bonne, sensible, attachée à ton père, tu lui obéiras ainsi que tu le lui promets, et tu te prépareras à l'hymen du jeune Marcou, qui est plus dans mon goût et dans mes principes. Va, ma fille, embrasse ton père, et sois-lui toujours soumise, pour ton propre intérêt même ; car quelque chose me dit que tu ne serais pas heureuse avec cet homme là, et j'ai de l'expérience, ma fille! j'ai de l'expérience!

J'embrassai mon père au front, et je me retirai pour aller chez moi verser un torrent de larmes. Emmelie voulut me voir ; je lui refusai ma porte, et je pleurai....... Aux heures des repas, tout le monde s'aperçut que j'avais les yeux rouges ; mais, si ma soeur m'en fit la guerre, mon père ne m'en parla pas, et je rejetai mon état sur une violente migraine. Sur le soir, je fus me promener seule au bosquet de Roillebeau où j'avais vu Truguelin pour la première fois. Un desir secret de l'y rencontrer encore y avait guidé mes pas ; mais mon attente fut déçue ; je ne le vis point ; et, en revenant, je montai chez le syndic, dans l'intention apparente de lui faire une visite d'honnêteté; mais mon coeur me dit bien tout bas que c'était plutôt dans l'espoir de trouver Truguelin chez lui. Le bon syndic me fit asseoir, et remarquant mon trouble, il me dit avec sensibilité: Eh bien, mon enfant, j'ai fait tout ce que j'ai pu auprès de votre père : vous ne m'en voudrez point si cette affaire est manquée? - Manquée, monsieur? - Ouï, mon enfant, manquée tout-à-fait. Votre père est un homme terrible! parce qu'il est riche, il ne veut qu'un gendre riche, et malheureusement mon protégé ne l'est pas. Il est orphelin, et ses parens ne lui ont laissé que des talens, du zèle et de l'activité. Je suis sûr que ce jeune homme-là jouira un jour d'un sort brillant dans le monde ; mais votre père n'en croit pas un mot. Il en veut d'ailleurs au père de Truguelin, avec qui il a plaidé autrefois. Quand j'ai dit au jeune homme que M. d'Orby était justement l'ennemi de son père, je l'ai vu pâlir et se désespérer. Je me rappelle bien en effet, m'a-t-il dit, ce procès fameux! Jamais cet homme ne consentira à me donner sa fille que j'adore. C'en est fait, monsieur, je vous remercie de votre obligeante intercession ; mais je renonce à un bien que la fatalité me défend d'obtenir, et je pars!..... - Il est parti? - Il est parti, mon enfant, le soir même, après m'avoir serré contre son coeur et noyé dans ses larmes. - Grands Dieux! - Renoncez à lui à votre tour, belle Olivia : il le faut ; votre père l'exige, et vous devez obéir à votre père. Consolez-vous. Allez, et croyez que je suis désespéré d'avoir mis cette affaire inutilement en train : c'est une imprudence à mon âge, et que je ne me pardonnerai jamais.

Je quittai, désolée, ce vieillard sensible, et je rentrai chez mon père, où je passai une nuit cruelle. Emmelie, qui ignorait l'intérêt que j'éprouvais pour Truguelin, ainsi que l'offre qu'on m'avait faite de sa main, ne pouvait rien concevoir à mon état, et n'était guères de son côté plus tranquille que moi. Le lendemain, elle se hasarda à me parler de Truguelin. Il n'est plus ici, lui répondis-je en soupirant ; non, ma chère, il a quitté nos contrées pour jamais. - Pour jamais!...

Et elle soupira comme moi.

Je m'aperçus à mon tour de son trouble, et ne tardai pas à lui assigner le véritable motif qui le causait. Cette découverte me rendit prudente et plus dissimulée. Elle diminua même mon affection pour cette bonne soeur ; et la jalousie me fit lui retirer toute ma confiance, et presque ma tendresse. Le jeune Marcou vint dîner avec nous ce jour-là; et, quoique mon père l'accablât d'amitiés, jamais ce jeune homme ne me parut plus gauche, ni moins aimable. Ses traits étaient dans mon coeur à côté de Truguelin, et vous devinez ceux qui me paraissaient mériter la préférence! Dans l'après-midi, un jeune garçon d'environ sept ans, vint me remettre en secret un billet, que je me hâtai de décacheter par un heureux pressentiment qu'il pouvait être de mon amant. Je me trompais ; voici ce que ce billet renfermait:

"C'est moi qui vous ai nourrie, belle Olivia! Vous vous rappelez cette bonne femme, la Berthine, que vous n'avez pas vue depuis long-tems, mais qui vous aime toujours?... Je suis malade, ma fille, et j'ai besoin de vous voir : suivez donc mon jeune fils, qui vous remettra cette lettre, et venez me consoler. Ayez soin de venir seule, seule, entendez-vous? Vous serez de retour à Gy dans deux heures d'ici."

BERTHINE MICHAU.

Que me voulait ma nourrice que je croyais, depuis long-tems en Suisse, sa patrie? Elle avait bien besoin de venir interrompre ma douleur pour exiger de moi des consolations! Cependant elle était malade, et cette bonne femme m'avait toujours tendrement aimée. Je pris sur moi quelques confitures, quelques légers cadeaux de cette espèce, et je suivis le petit Michau, qui me paraissait tout-à-fait gentil et intelligent. Une circonstance du billet de Berthine m'étonnait cependant. C'était la prière qu'elle me faisait de venir seule, seule, entendez-vous? ... En réfléchissant, je sentis que cette femme n'ayant nourri que moi de ma famille, ne pouvait s'intéresser qu'à moi, et qu'elle craignait de paraître importune ou intéressée aux yeux de mon père et de ma soeur, si je leur montrais son billet. Je pris donc mon parti, et je suivis l'enfant. Il me conduisit à l'entrée du bois de Vendoeuvre, et s'arrêta à la porte d'une chaumière où il frappa. On lui ouvre ; nous entrons, et je trouve en effet ma bonne nourrice dans son lit. Berthine m'accable de caresses ; je lui offre mes petits présens, elle les refuse, et me faisant asseoir : Mon enfant, me dit-elle, ce n'est pas moi qui suis le plus malade ici. Vous avez blessé un coeur qui ressent bien plus de maux que n'en éprouve mon pauve corps. Un jeune voyageur, qui vous a vue deux fois, soupire pour vous, mais en tout bien tout honneur, et sans cela je ne seconderais pas sa tendresse : il veut vous épouser, ma fille ; il en meurt!... Ne savez-vous pas de qui je veux parler? - Quoi! M. Truguelin!... - Il est ici ; mais il ne veut se présenter devant vous que sûr que vous ne le haïssez point. - Moi le haïr! grands Dieux! ah, mon coeur éprouve un sentiment bien contraire!

Cette exclamation, que je ne fus pas la maîtresse de réprimer, fut à peine jetée, que Truguelin parut. Etre à mes pieds, me serrer les mains, me jurer qu'il m'adore, tout cela fut pour lui l'affaire d'un moment. J'étais au comble de la joie ; mais en même tems je sentis que je ne faisais pas bien, et je voulus fuir. - Vous me fuiriez, s'écrie Truguelin, ange du ciel! vous me quitteriez dans l'état désespéré où vous me voyez! Je brûle, je brûle, Olivia! et, si vous avez la cruauté de m'abandonner, je meurs à vos pieds! - Mais, monsieur, qu'espérez-vous? - Devenir votre époux. - Le pouvez-vous, puisque mon père... - Olivia! vous ne connaissez pas la force, le courage de l'amour : il sait vaincre tous les obstacles ; et, pour le ratifier, le saint noeud de l'hymen peut se passer de l'autorité des parens. - Qu'entends-je? quelle morale! Moi, me marier secrètement, sans le consentement de mon père!.... Ne l'espérez jamais!... - Olivia, je le vois, tous les feux de l'amour sont concentrés dans mon coeur seul ; le vôtre n'en renferme pas la plus légère étincelle. - Oh, quand je vous aimerais, monsieur, puis-je manquer aux lois les plus sacrées de l'honneur et du devoir? - L'honneur, Olivia! l'honneur se répare par un mariage secret ; et, quant au devoir, il change de nom ; il n'est plus qu'esclavage quand il est asservi à la tyrannie. - Laissez-moi me retirer, monsieur ; je suis déjà coupable en vous écoutant ici! - Quelle timidité! quels préjugés de l'enfance! Eh quoi, Olivia, vous seriez coupable en écoutant votre époux? - Mon époux! - Dites un mot, Olivia, et votre amant prend dès demain ce titre sacré. - Où suis-je? Ma tête, ma raison, tout m'abandonne. Ah, Berthine! femme imprudente, qu'avez-vous fait? - Tout pour votre bonheur, répond Berthine. C'est un homme qui vous adore. Il me l'a juré, et il est aisé de le voir. Consentez à son hymen, Olivia ; nous trouverons après mille moyens pour obtenir l'aveu et le pardon de votre père. - Non, laissez-moi tous. Vous voulez abuser de ma faiblesse, j'en triompherai!

Je veux sortir de la chaumière : Truguelin s'oppose à mon passage ; et, pour combler mon étonnement, je vois Berthine elle-même qui s'élance de son lit, et se jette à mes genoux, en me suppliant de faire le bonheur de son protégé! Comment, m'écriai-je! que faites-vous, Berthine? Malade comme vous êtes!... - J'ai feint de l'être, mon enfant, j'ai feint de l'être pour vous engager à venir ici. J'ai recueilli ce matin, ici, ce jeune voyageur, dont d'ailleurs j'ai connu la famille. Il se mourait, l'infortuné; il était dans un état désespéré: non, jamais on n'a aimé comme cela!.... Il vous nomme dans son transport ; il m'apprend le refus de votre père de l'agréer pour son gendre ; il m'annonce qu'il est le fils du plus mortel ennemi de M. d'Orby ; mais il expire s'il ne vous voit : je lui procura ce bonheur, et déjà vous voulez le faire cesser! Olivia, soyez insensible si votre coeur vous permet de l'être ; mais ne soyez pas inhumaine ; n'ayez pas la cruauté de laisser périr d'amour un si beau jeune homme!

Ce mot un si beau jeune homme! me fait machinalement lever les yeux sur Truguelin, et je le vois dans l'attitude la plus suppliante, joignant ses mains, me regardant avec tout le feu, toute l'expression de l'amour : il est pâle avec cela, il est défait : son coeur bat violemment ; on voit qu'il souffre, qu'il est prêt à tomber en faiblesse.... Eh bien, m'écriai je, cruels que vous êtes, qu'exigez-vous donc de moi?.....

Je croise mes mains sur ma poitrine, en levant mes yeux vers le ciel, et soudain je vois entrer un vénérable ecclésiastique. Monsieur, me dit Berthine en me montrant le prêtre, monsieur que nous avons retenu tantôt comme il passait sur cette route, va rendre la vie à M. Truguelin, et fixer à jamais votre bonheur, en faisant ratifier votre amour par notre divin créateur.

Je regarde immobile ; et l'ecclésiastique marmotte quelques mots, prend ma main que je lui abandonne, la met dans celle de Truguelin, et me demande si je veux de Truguelin pour mon époux? Je reste muette ; il renouvelle sa question : je lui réponds que je ne puis y consentir sans l'aveu de mon père.... Mais, poursuit le prêtre, est-ce que ce n'est pas là l'homme que vous desirez le plus, parmi les autres, pour votre époux? - Ouï, sans doute, m'écriai-je! - Eh bien, vous êtes mariés. - Mariés!

Ouï, vous l'êtes, interrompit Berthine en souriant. Ouï, Olivia, s'écrie à son tour Truguelin, je suis le plus heureux des époux, et toi tu es la plus adorée des femmes!

Je ne puis répondre ; je pleure abondamment ; ma tête est troublée, ma raison est aliénée ; je ne vois plus les objets qu'à travers un nuage, et je tombe sans connaissance dans les bras de Truguelin. Je ne puis vous dire ce qui se passa pendant mon long évanouissement ; mais, lorsque je recouvrai mes sens, je me trouvai dans le lit de Berthine, seule avec Truguelin qui couvrait une de mes mains de ses baisers. Je n'avais plus de sujets de m'effrayer de ce tête-à-tête, je ne pus que pleurer de nouveau, et accabler Truguelin des reproches les plus amers. Il me console, il m'appelle sa tendre épouse, et me jure que le tombeau seul pourra nous séparer. Berthine et l'ecclésiastique rentrent ; ce dernier m'engage à signer l'acte de notre hymen, et je le signe, puisqu'il n'est plus possible de faire autrement pour sauver mon déshonneur.

Vous êtes étonnés, je le vois, d'un mariage si-tôt fait et si-tôt consommé! Le souvenir m'en effraie encore aujourd'hui ; et, pour me convaincre de sa possibilité, il faut que je me rappelle, d'un côté, l'or que Truguelin avait donné à grands flots à l'ecclésiastique, à Berthine, les séductions de Truguelin ; et, d'un autre côté, la faiblesse et le violent amour d'une jeune personne dénuée d'expérience, prise à l'improviste, et persécutée de toutes les manières. On ne voit pas beaucoup sans doute de mariages semblables, et j'étais destinée à en donner le funeste exemple!.....

La nuit s'approchait cependant, et l'on pouvait s'étonner chez mon père de ma longue absence ; je priai mes persécuteurs de me permettre d'y retourner, et je partis après avoir promis à mon époux de venir souvent le voir chez Berthine, en attendant que le sort nous permît de nous réunir.

Qu'on juge de ma situation en rentrant à la maison paternelle! J'en étais sortie innocente, vertueuse, et j'y revenais mariée, séduite, coupable, mère peut-être! J'avais bravé l'autorité de mon père, j'avais abusé de sa confiance, j'avais épousé le fils de son ennemi ; je devenais son ennemie, la honte de mon sexe et des enfans soumis!.... Quel état, juste ciel! et quelles tristes réflexions il me suggéra!

On était déjà très-inquiet chez nous. Je prétextai une indisposition subite à la promenade de Roillebeau, où je dis avoir été, et j'eus la douleur de voir mon père me prodiguer tous les soins de la sollicitude paternelle. Je dis que ce fut pour moi une douleur ; car un bienfait qu'on ne mérite pas, est un fardeau bien pénible à supporter. J'étais coupable, mes amis, et je vous l'avoue, dussiez-vous me mépriser, me haïr, si vous n'avez pas connu l'amour!.... Je passai une nuit d'autant plus cruelle, que ma soeur, alarmée de ma prétendue indisposition, voulut me veiller ; et que mon père, malgré mes refus, exigea d'elle cette preuve d'amitié. Je ne pouvais ni pleurer ni gémir, et cette situation fut affreuse pour moi. Le lendemain, mon père, me voyant au grand jour, ne douta point que je n'eusse été très-malade. J'étais horriblement changée ; pâle, faible, souffrante, mon état annonçait un dépérissement total. Mon père s'en effraya ; persuadé peut-être intérieurement que j'aimais, sans en convenir, le jeune Savoyard qu'il m'avait refusé pour époux. Ce bon père s'affligea, et voulut que j'allasse avec lui passer quelques semaines à la belle montagne des Allinges, où il avait une maison de plaisance. En vain je fis tous mes efforts pour m'opposer à ce projet ; il me fallut céder aux prières de mon père, qui devinrent des ordres, et notre départ fut fixé à deux heures de l'après-midi. Je n'eus que le tems d'annoncer cette nouvelle à Truguelin par un mot de lettre que je remis au jeune Michau que j'aperçus rôder autour de notre maison. Nous voilà donc parti pour les Allinges, mon père et moi seulement ; car ma soeur resta à Gy avec nos domestiques.

Nous arrivâmes aux Allinges, où nous jouîmes de la vue la plus délicieuse. La colline des Allinges est couronnée d'un énorme château, d'où l'on découvre le lac de Genève dans toute son étendue ; le pays de Vaud ; les Monts-Jurats, couverts de chaumières, de sapins, de hêtres, de chênes, de poiriers, de pommiers et de gras pâturages ; le Valais, qui, de la colline des Allinges, paraît un des précipices des Alpes ; la république de Genève, parsemée d'habitations magnifiques ; le sombre pays de Gex ; les grandes Alpes, qui ne sont qu'un amas de rochers de neige, de glaciers et dont les sommités se perdent dans les nues. Sur le penchant de la colline sont d'énormes châtaigniers, des métairies, des villages et des hameaux. A son pied, et après avoir abreuvé le joli hameau de Mésinge, passe le ruisseau paisible du Chignan, qui donne son nom à un hameau voisin. Le prieuré de Draillans ; le délicieux hameau du Liége ; les hameaux de Comelinge, de Mésinge ; les villages des Allinges, de Margensel, d'Anty, sur les bords du lac Léman ; l'agréable ville de Thonon, capitale de la province de Chablais ; tous les sites les plus romantiques eutourent ou couronnent la belle colline des Allinges.

Mais ce n'était pas l'aspect de la nature, ce n'étaient point les beautés des sites champêtres, ni l'air pur d'un ciel sans nuage, qui pouvaient rétablir ma santé; c'était mon innocence qu'il me fallait recouvrer ; c'était le cri de ma conscience que je devais étouffer, et je ne pouvais surmonter mes remords, ni retrouver ma vertu. Les soins touchans de mon père, la candeur des pastourelles, tout me rappelait ma faute, tout me rendait insupportable à moi-même. Je passai aux Allinges un mois entier sans entendre parler de mon époux, ce qui me surprit étrangement. Ma santé s'y rétablit peu-à-peu ; et je revins avec mon père à Gy, où je retrouvai ma soeur Emmelie, qui me parut moins tendre, moins empressée auprès de moi. Son changement me glaça d'effroi ; je craignis qu'elle n'eût découvert mon fatal mariage, et la rougeur couvrit mon front. A peine revenue à Gy, je me rendis secrètement à la chaumière de Berthine ; mais je fus bien étonnée d'apprendre que cette chaumière n'appartenait plus à mon imprudente nourrice. Truguelin en était le maître maintenant, et il avait pris à son service le jeune Michau, dont la mère était retournée en Suisse. Truguelin avait même, pendant mon absence, fait un voyage à Chambéry, où il avait été régler quelques affaires ; et c'était à son retour qu'il avait acheté la masure de Berthine. Truguelin, que je trouvai là, me raconta toutes ces particularités, en me jurant qu'il n'avait agi ainsi que pour être plus près de moi, que pour me voir plus assiduement et sans témoins. J'étais bien changée ; il m'accabla des preuves de sa tendresse, et me promit de m'éclaircir bientôt un projet qu'il avait formé pour nous réunir à jamais. Je le quittai, toujours pénétrée de regrets, mais en même tems enflammée d'amour ; et je revins chez mon père, où ma soeur me prit en particulier. Tu ne me parles plus, me dit-elle, de M. Truguelin? - De... M. Truguelin?... N'est-il pas absent de ces lieux? - Tu le crois absent? - Saurais-tu le contraire?.... - Ma soeur, je ne crois pas devoir t'apprendre ce que tu sais mieux que moi. - Eh! que sais-je, ma soeur? pourquoi ces questions? - Ecoute, ma bonne Olivia ; jure-moi que tu ignores ce qu'est devenu M. Truguelin, et je te dirai quelque chose qui te fera plaisir. - Ma soeur.... je puis te jurer que je ne l'ai jamais revu à Gy, depuis qu'il est venu ici avec le syndic. - Bien vrai? - Oh! très-vrai. - Eh bien, ma bonne soeur, apprends donc que je l'ai revu, moi. - Où? - A l'entrée du bois de Vandoeuvre, dans une chaumière qu'il paraît n'avoir achetée là qu'exprès pour moi. - Exprès pour toi? - Ouï; écoute:

Mon coeur bat violemment ; mais j'observe le plus grand silence, et ma soeur continue. Pendant ton séjour aux Allinges, je fus faire seule une promenade champêtre du côté de Chougny. Un orage affreux qui me menaçait me forçant à revenir bien vîte vers Gy, je n'eus pas le tems d'effectuer mon projet ; la pluie me surprit dans le bois de Vandoeuvre ; et voyant une chaumière ouverte, je me hâtai de m'y réfugier. Je n'y trouvai qu'un jeune garçon : mais juge de ma joie, lorsqu'au bout d'un moment j'y vis entrer M. Truguelin, qui se jeta à mes pieds en s'écriant : Eh quoi! c'est vous, belle Emmelie! Le hasard a donc enfin comblé mes voeux ; je vous vois, et je puis vous dire à l'insçu de tout le monde que je vous adore. - Moi, monsieur! - Ouï, charmante Emmelie ; c'est pour vous, pour vous seule que je me suis fixé dans cette chaumière, que je suis devenu montagnard, simple agriculteur ; c'est dans l'espérance de vous voir et de vous aimer jusqu'au tombeau. - Mais, monsieur, je croyais que vous aimiez ma soeur? j'ai même appris par notre gouvernante que vous l'aviez demandée en mariage? - Il est vrai, belle Emmelie, qu'ayant eu le bonheur de connaître votre soeur avant de vous voir, j'ai osé lui proposer ma main. Votre père a rejeté ma proposition, et dès-lors j'ai renoncé au bonheur d'obtenir Olivia : mais je vous ai vue, et je sens que rien ne pourra m'empêcher de vous adorer, pas même la certitude cruelle où je suis que jamais je ne serai votre époux.... M. Truguelin ajouta mille autres propos galans, qui me firent le plus grand plaisir, et je le quittai en lui promettant d'aller souvent le voir dans sa champêtre habitation. - Y êtes-vous retournée? - Mon Dieu, comme tu me demandes cela!.... Sans doute, j'y suis retournée.... il m'a toujours répété les mêmes choses ; et il y a trois jours qu'il m'a promis de m'épouser secrètement : mais pour cela, je n'y consentirai jamais, vois-tu ; cela ferait trop de peine à mon père!

Je souffrais horriblement pendant cet aveu naïf de ma soeur. Je lui fis des reproches sanglans de sa conduite : elle me quitta en me traitant de jalouse, en me disant qu'elle se repentait bien de son indiscrétion : et je courus sur-le-champ à la chaumière, où j'accablai Truguelin de tout le poids de mon indignation. Il parut, non troublé, mais singulièrement étonné de ce qu'il appela les caquets de ma soeur. Eh quoi, me dit-il, belle Olivia, peux-tu ajouter foi aux exagérations d'une enfant de quinze ans, qui prend pour des aveux d'amour, de simples propos honnêtes ou galans? Elle t'a dit que je l'aimais : ouï sans doute je l'aime ; elle t'appartient, elle a des titres à mon amitié: mais pour l'offre d'un mariage secret, où a-t-elle pris cela? La pourrais-je tenir, cette promesse? ne suis-je pas ton époux, ton heureux époux pour la vie?.... Olivia, tout ceci t'a affectée, je le vois ; et c'est une preuve de plus de ta tendresse : eh bien, pour te prouver mon innocence, pour me consacrer entièrement au bonheur de t'aimer, consens à quitter ces lieux avec moi ; viens unir ton sort au mien, et ne nous séparons jamais. Olivia! si j'aimais ta soeur, te ferais-je une semblable proposition? Tu vas devenir mère, Olivia ; tu m'as appris cette heureuse nouvelle : viens cacher dans le sein de ton époux ce que ton père, ce que le monde injuste appellerait ton déshonneur. Tu ne peux plus rester chez ton père ; tu ne peux plus te montrer bientôt, sans divulguer notre secret ; allons vivre pour nous, et abandonnons des hommes injustes, qui ne sont pas faits pour apprécier l'amour ni ses douceurs. - Que me proposes-tu? Moi, quitter le meilleur des pères! - Olivia, nous le reverrons : attendons seulement l'époque de ta maternité. Nous irons ensuite nous précipiter ensemble à ses genoux ; nous lui offrirons notre enfant, son sang, son descendant, et il s'attendrira. Pour ne pas nous éloigner de lui, tiens, j'ai à Genève même, près de Chante-Poulet, un ami qui nous recevra, nous cachera, nous aidera dans notre entreprise ; en un mot, qui nous tiendra lieu de ton père. Viens, Olivia, viens, et ne doute jamais de la tendresse constante de ton époux.

Truguelin ajouta mille raisons plus fortes à celles qu'il venait de me donner ; et j'avoue à ma honte que ma jalousie pour ma soeur fut la seule qui me décida. Je quittai Truguelin, sinon rassurée sur sa sincérité, du moins déterminée à le suivre par-tout, à me consacrer entièrement à mon époux. Le lendemain, je ne voulus voir ni ma soeur, ni mon père ; j'écrivis seulement à ce dernier:

"Pardonnez, respectable auteur de mes jours, si votre fille s'est rendue indigne de votre tendresse en résistant à vos volontés ; mais l'amour, la fatalité, tout m'a fait manquer aux plus saints des devoirs..... Je suis.... en ferai-je le fatal aveu?... je suis, depuis cinq semaines, l'épouse de M. Truguelin.... J'ai trop rougi à vos regards, mon père ; je vais cacher ma honte, et attendre de votre bonté paternelle que vous daigniez me permettre de vous présenter mon enfant et son père."

OLIVIA D'ORBY.

Je laissai cette lettre dans le sécretaire de mon père ; et, munie de mes seuls effets, livrée au plus grand trouble, je courus à la chaumière où Truguelin m'attendait. Déjà il y avait placé quelqu'un pour la régir pendant son absence, et nous partîmes accompagnés du petit Michau, qui nous avait voué, malgré la faiblesse de son âge, le plus tendre attachement.

Je ne puis vous peindre la douleur que j'éprouvai en fuyant la maison paternelle : je suis assez coupable déjà à vos yeux, sans chercher à me justifier en vous faisant part des vains regrets que j'éprouvai. Ici finissent mes fautes ; leur punition va commencer.

Arrivés à Genève, Truguelin me présenta à M. Borneille, son ami, qu'il avait prévenu. M. Borneille était un célibataire de cinquante ans, grand, sec, assez mal élevé, et dont l'extérieur ne me plut point du tout. Il me reçut néanmoins assez bien ; et le lendemain de mon arrivée j'envoyai le petit Michau à Gy, pour y observer ce qui s'y passait. Michau avait beaucoup d'intelligence : il eut la hardiesse de se présenter à M. d'Orby. Monsieur, lui dit-il, je puis vous dire où est mademoiselle Olivia, si vous desirez le savoir.

Le but de l'enfant était de faire un mensonge au vieillard, s'il le voyait irrité; de lui dire la vérité, s'il le trouvait attendri. Ma fille m'a trahi, mon ami, lui répondit M. d'Orby en versant quelques larmes ; je ne veux jamais la revoir : si c'est elle qui t'envoie, dis-lui que je lui donne ma malédiction, et remets-lui une lettre dont je vais te charger.... Le vieillard écrit, congédie Michau, et s'enferme dans son cabinet. Michau revient, me rapporte la lettre, et j'y lis:

"En quelque lieu que vous soyez, je ne veux jamais entendre parler de vous.... Mais je vous préviens que je n'ai point montré votre lettre à votre soeur : elle ignore la honte dont vous vous êtes couverte ; et j'ose espérer que, de mes deux enfans, le ciel m'en conservera un soumis, vertueux, qui fera le bonheur de ma vieillesse, et me consolera d'avoir donné le jour à une fille ingrate et dénaturée."

Je remarquai qu'en lisant ce billet, que j'arrosai de mes larmes, Truguelin laissa échapper un secret mouvement de joie dont je ne pus deviner le motif dans le moment, mais qui ne s'éclaircit que trop par la suite à mes yeux. Il fit néanmoins tout ce qu'il put pour me consoler, en m'assurant qu'un fruit de notre hymen suffirait pour calmer le vieillard ; mais je n'en crus rien, et je me retirai pour pleurer en liberté.

Au bout du terme prescrit à toutes les femmes pour devenir mère, je donnai le jour à mon petit Olivier ; et Truguelin, qui, depuis quelques mois, faisait de fréquentes absences sous prétexte d'affaires de famille, ne se trouva point là au moment de ma maternité: ce fut M. Borneille qui reçut l'enfant dans ses bras. Ce M. Borneille avait un extérieur et un ton qui ne me plaisaient point : la fausseté, la dissimulation régnaient dans ses moindres discours, et je ne voyais que trop qu'il était plus l'ami de Truguelin que le mien. Je me décidai à nourrir mon fils moi-même, et j'attendis en vain son père, qui ne revint point. Etonnée de cette longue absence, j'en demandai des nouvelles à M. Borneille, qui me répondit que lui-même il ne recevait plus de ses nouvelles. Six mois, un an s'écoulèrent, et Truguelin ne parut point. J'étais d'autant plus affligée, que l'argent me manquait, et que mon hôte me reprochait souvent d'une manière fort dure celui qu'il me prêtait, et qu'il prenait, disait-il, sur son stricte nécessaire : à la fin, je me crus abandonnée, et le désespoir vint déchirer mon coeur. Quand M. Borneille vit que je formais mille projets extravagans, dont le moindre était d'aller me jeter avec mon fils aux genoux de mon père, il pâlit, balbutia quelques aveux qui m'apprirent que mon époux était en France, et qu'il ne tenait qu'à moi d'aller le rejoindre. Sur-le-champ, m'écriai-je ; et je remplis soudain une malle de mes petits effets. Borneille me proposa de m'accompagner ; j'acceptai son offre, et notre départ fut fixé au lendemain. Je voyais que cet homme usait de quelque mystère avec moi : il était embarrassé; il ne pouvait me dire précisément le lieu qu'habitait Truguelin, mais il se flattait de m'y conduire ; et il s'efforçait de sourire en me disant que mon bonheur serait son ouvrage. Ce qui acheva d'accroître mon étonnement, c'est que cet homme, au lieu de partir le lendemain, ainsi que nous en étions convenus, me pria de différer mon départ. Il voulait, disait-il, vendre sa maison, ses meubles, et se fixer en France auprès de nous. Le séjour de Genève ne lui plaisait plus ; il avait du goût pour les voyages, et il profitait de cette circonstance pour voir du pays. Quelqu'impatience que j'eusse de revoir mon époux, il me fallut consentir à attendre la commodité de Borneille. Ses divers arrangemens nous retinrent encore deux mois à Genève : enfin, quand il eut vendu ses propriétés, mis ordre à ses affaires, nous partîmes avec mon fils et le jeune Michau. J'ignorais où l'on me conduisait ; mais j'espérais rejoindre mon époux, et j'étais plus tranquille. De Genève, nous allâmes à Nyon, de Nyon aux Rousses, village qui se trouve au sommet du Mont-Jura ; et nous fûmes coucher à la poste de Morey. Le lendemain, nous fîmes plus de chemin, et nous arrivâmes le soir à Genlis, petit village à quatre lieues avant Dijon. Je remarquai que M. Borneille fut très-froid et très-réservé avec moi pendant ce voyage. Il ne répondait point à mes questions, et sa conduite était même brusque et grossière.

Nous étions assis tous deux dans l'auberge de Genlis : je me hasardai à lui demander s'il comptait abuser encore long-tems de ma patience, en me faisant voyager sans me dire où je devais rencontrer mon époux? Il soupira, leva les yeux au ciel, et ne me répondit point. - Vous me cachez quelque malheur, monsieur ; mon époux ne serait-il plus? - Il existe, madame. - Allons-nous en effet le retrouver? - Vous le saurez demain. - Demain? pourquoi ce mystère? que ne m'apprenez-vous sur-le-champ.... - Je ne le puis : demain vous serez éclaircie. - Sur quoi? - Sur ce que vous desirez savoir. - De grace, monsieur.....

Il sort, et va s'enfermer dans une chambre séparée. Je me retire avec mon fils dans la mienne, et il m'est impossible de m'y reposer : mille songes funestes viennent troubler mes esprits. Les premiers rayons du soleil ouvrent mes yeux ; j'entends une chaise de poste qui sort de l'auberge, et s'éloigne avec rapidité: persuadée que c'est un des voyageurs dont l'auberge est remplie, qui poursuit sa route de si bonne heure, je fais peu d'attention à cette voiture, et je cherche à me rendormir ; impossible!.... Au bout de quelques heures, j'entends du mouvement dans la maison, et cette remarque m'avertit de me préparer à continuer mon voyage.... On frappe à ma porte ; j'ouvre : c'est une fille de l'auberge. Ce monsieur, me dit-elle, qui accompagnait madame, il est parti à trois heures du matin, avec son petit domestique ; il m'a remis ce paquet de lettres, qu'il a écrites hier soir pour madame.

Je frémis : la fille sort ; et j'ouvre en tremblant le paquet, où je trouve d'abord la lettre suivante:

"Vous n'avez plus d'époux, Olivia ; la loi vient de rompre vos noeuds, et c'est votre conduite qui vous attire ce malheur. N'espérez plus revoir un homme que vous avez apparemment outragé, et sachez que la maison paternelle vous est fermée comme l'asile conjugal. Votre soeur est mariée, bien établie ; elle n'est plus chez M. d'Orby, et votre père a obtenu un ordre pour vous faire renfermer. Je pars aussi, et je vous laisse copie de l'acte de divorce obtenu contre vous par mon ami."

HILAIRE BORNEILLE.

Je relis ce billet, auquel je ne puis rien comprendre ; et j'achève de me convaincre de mon malheur en lisant l'autre papier renfermé dans le paquet, et qui contient ce qui suit:

"Nous, sindics et conseil de la ville et république de Genève, savoir faisons, comme sur requête à nous présentée par Riviolle Truguelin, dans laquelle il expose qu'il a obtenu, sur l'avis de notre clergé, en date du 16 juin dernier, des lettres de proclamation contre Olivia d'Orby, sa femme, pour cause d'inconduite et de débauche de ladite Olivia ; et conclut à ce qu'il nous plaise, en déclarant l'avis du clergé exécutoire contre ladite Olivia, le mettre en liberté, et l'absoudre entièrement du lien du mariage où il se serait engagé avec elle, et lui permettre de se remarier où il plaira à Dieu de l'adresser."

"A ces causes, vu l'avis de notre vénérable clergé, et les trois proclamations faites de quinze en quinze jours dans les églises de Saint-Pierre et Saint-Gervais, les 31 juin dernier et 15 juillet présent mois, contre ladite Olivia d'Orby ; après avoir le tout mûrement considéré et entendu, et vu le cas d'inconduite et de débauche de ladite Olivia, avons, suivant nos édits et nos ordonnances ecclésiastiques, octroyé, ainsi que nous octroyons, audit Riviolle Truguelin, le divorce par lui requis, en lui permettant de se remarier où il plaira à Dieu de l'adresser : en foi de quoi nous lui avons donné les présentes sous notre sceau et seing de notre secrétaire, ce 30 juillet 1739. Par mesdits seigneurs-syndics et conseil, etc."

Que deviens-je à cette affreuse nouvelle?.... Je suis seule, sans argent, sans ressources, calomniée, abandonnée de tout le monde, et mère, mère!... Des torrens de larmes coulent de mes yeux : je me jette sur mon fils ; et le serrant contre mon coeur, je le couvre de baisers, je l'inonde de pleurs. O mon Dieu! pourquoi, m'écriai-je, pourquoi m'as-tu fait tenir cet enfant d'un père coupable, injuste et barbare? Il ne l'a jamais vu son fils, et il le proscrit avec sa mère! Monstre! qui outrages ma vertu, qui calomnies ma conduite, je te retrouverai ; ouï, fusses-tu au bout de l'univers, je te retrouverai ; et si tu ne reviens à l'amour, à la nature, je m'arrache sous tes yeux une vie que tu as déshonorée, que tu m'as rendue importune. Et vous, mon père, vous me persécuteriez aussi! vous seriez au nombre de mes ennemis, de mes bourreaux! Non, non, cela ne se peut pas ; ils font injure à votre coeur sensible, généreux. L'un de vos enfans est bien établi, dit-on ; l'autre ira se jeter à vos pieds, embrasser vos genoux, implorer son pardon. Votre Olivia jetera son enfant dans vos bras paternels, et la nature et l'innocence obtiendront la grace de l'amour abusé.... ou, si vous avez projeté en effet la perte de votre fille, mon père, elle ira vous conjurer d'achever votre projet ; elle ira sans murmurer, sans se plaindre, subir un arrêt qu'elle n'a que trop mérité: mais vous ne confondrez point le fils avec la mère, vous ne ferez point le malheur de cet innocent, qui n'a point demandé sa naissance. Vous me punirez, mon père ; mais vous éleverez mon fils, et je vous devrai encore plus que la vie!....

Ma douleur est extrême, et la haine que je voue dès ce moment au perfide Truguelin, ainsi qu'au lâche Borneille, devient la seule passion de mon coeur. Je fais de l'argent avec quelques bijoux ; et, au risque de voler au-devant de l'ordre qui doit me ravir ma liberté, je me remets en route pour retourner chez mon père. Après deux jours d'un voyage douloureux, j'arrive enfin de nuit au village de Gy, où je me rends soudain chez le syndic, cet indiscret vieillard à qui je dois tous mes maux. Il me voit, apprend avec étonnement la conduite odieuse de Truguelin ; et, toujours prévenu en faveur de son protégé, il ne peut croire qu'il se soit rendu coupable de tant de noirceur. Quant à l'ordre de m'arrêter qu'on impute à mon père, il nie qu'il soit vrai, attendu que, pour l'obtenir, M. d'Orby n'aurait pu se passer de son ministère. Les lettres de divorce lui paraissent aussi supposées.

A Genève, me dit-il, à Genève, mon enfant, le divorce est un acte solemnel que l'on ne prononce jamais qu'après une longue suite de formalités, qui laissent aux époux désunis assez de tems pour se réconcilier, si l'état dans lequel ils se trouvent peut encore le permettre. A trois reprises différentes, et de quinze jours en quinze jours, la publication en est faite dans deux églises à-la-fois, au commencement du service divin. Dans ces momens, l'auditoire entier paraît participer à l'affliction qu'éprouvent ou que doivent éprouver les familles respectives des é - Votre père! ignorez-vous, Olivia, qu'il n'est plus? - Il n'est plus, grands Dieux! - Non, ma fille, il n'existe plus, votre malheureux père! il est mort depuis un mois, après vous avoir déshéritée. - Déshéritée!... - Ouï, Emmelie ; votre soeur est son unique héritière : elle a vendu tous ses biens, et elle a quitté Gy pour jamais. - Pour jamais!..... Sait-on où elle est? - On l'ignore : elle a, je vous le répète, vendu toutes les propriétés de M. d'Orby, et elle est partie. - Seule? - Seule, sans même faire ses adieux à qui que ce soit. Il ne vous reste que votre légitime, une modique somme qui a été déposée entre mes mains, et que je suis prêt à vous restituer. - O monsieur! que m'apprenez-vous?.... Quelle maladie cruelle a donc plongé mon père au tombeau? - Olivia.... je n'ose approfondir un mystère odieux!..... je crains de m'arrêter à des soupçons!.... Olivia, votre père est mort en deux heures de tems. - En deux heures! quelque coup de sang, quelque attaque d'apoplexie? - Non.... des contorsions, des convulsions affreuses..... Soyez sûre que le poison..... - Oh, vous me faites frémir! Qui aurait pu l'empoisonner? - Je ne sais ; mais il venait chez lui un certain M. Borneille. - M. Borneille, dites-vous? achevez.... - L'auriez-vous connu? - Eh, c'est cet ami de Truguelin chez lequel j'ai demeuré à Genève. - Est-il possible? et c'est lui qui vous a calomniée dans l'esprit de M. d'Orby ; c'est lui qui a répandu dans tout le village le bruit, qu'après avoir quitté Truguelin, vous vous étiez livrée à la plus condamnable dissipation!.... Olivia, vous êtes la victime de la plus noire machination! votre malheureux père..... ah, Dieu! je ne puis achever! - Parlez, monsieur. - Non : à présent que je vois plus clair dans cette affaire, je me repens de n'avoir point fait arrêter ce misérable Borneille... Allons, il faut punir les coupables, exhumer le cadavre de M. d'Orby ; et s'il y a preuve de poison, poursuivre Borneille. - Mais quel eût été son but en commettant un crime aussi monstrueux? - Le sais-je, mon enfant? c'est ce qu'il faut qu'il nous dise. - Où le trouverez-vous, monsieur, ce scélérat? Il m'a quittée près de Dijon : peut-on deviner où il a porté ses pas? - Je le trouverai bien, moi, je vous le jure. En attendant, ma fille, comme il ne faut rien hasarder, rien divulguer sur de simples soupçons, restez ici, taisez-vous, ne vous montrez à personne, et laissez-moi agir.

Le syndic me témoigna ensuite le vif intérêt qu'il prenait à moi, à mon fils, et me promit d'aller toujours le lendemain à Genève, pour y vérifier mes lettres de divorce. Je passai chez lui la nuit et la journée du lendemain, plongée dans la plus mortelle douleur. Son absence ne dura qu'un jour, ainsi qu'il me l'avait promis, et le soir il vint m'apprendre, qu'ainsi qu'il l'avait conjecturé, mon prétendu divorce était apocryphe. Il avait vu les magistrats ; il avait compulsé les registres de la chambre syndicale, des paroisses de Saint-Pierre et Saint-Gervais ; il n'existait nulle part de preuves de ces lettres, imaginées par Truguelin, sans doute pour m'effrayer, me persuader que je n'étais plus son épouse, et se débarrasser de moi. Ce respectable ami avait même vu le notaire de Genève chez lequel Truguelin et moi, à notre arrivée dans cette ville, nous avions ratifié civilement le lien que nous avions formé par le ministère d'un prêtre dans la chaumière de Berthine. Ce notaire avait toujours mon contrat de mariage, et il n'avait pas revu Truguelin depuis le jour où celui-ci l'avait signé. Cette nouvelle me consola un peu, en me rendant l'espoir de forcer un jour, par les loix, mon perfide époux, si je le retrouvais, à revenir à sa femme et à son fils. Mais j'éprouvais trop de regrets de la mort de mon père, pour recouvrer mon entière tranquillité. Le magistrat ne pouvait m'en dire que ce qu'il en savait, que ce que tout le monde en avait appris. Il résultait de son rapport et de ses observations, que depuis six mois environ, M. Borneille avait trouvé le moyen de s'introduire chez mon père, qu'il avait capté sa confiance, le quittait rarement, et qu'à l'époque de la mort prompte de M. d'Orby, c'était Borneille qui, en qualité d'ami de la maison, avait présidé à ses funérailles, au recouvrement de l'héritage de ma soeur, et même au départ de cette soeur, assez dénaturée pour jouir de mon bien sans penser à me faire chercher, à se rapprocher de moi. Quel intérêt donc avait ce Borneille pour me calomnier, pour arracher sans doute à mon père l'acte de mon exhérédation, pour hâter peut-être la mort de ce malheureux vieillard ; car c'était l'idée du syndic!.... Mais Borneille est l'ami de Truguelin ; Truguelin est aimé d'Emmelie ; peut-être la paye-t-il de retour..... peut-être est-ce pour ma soeur qu'il me sacrifie.... Mais encore, pourquoi tant de crimes, s'ils les ont commis?.... On frémit quand on pousse loin de semblables réflexions, quand elles mènent surtout jusqu'à compromettre une soeur!....

Je n'osais m'arrêter à tous les soupçons que je formais, et je voyais clairement que le syndic me cachait la moitié des siens. Il était pensif, et s'écriait de tems en tems : Quelle horreur!... une fille!... non, cela n'est pas possible ; mais enfin, il est de mon ministère de chercher la vérité, de punir les coupables, et je le ferai.

Le respectable syndic me remit le montant de ma légitime dont on l'avait rendu dépositaire ; cette modique somme se montait à mille pistoles d'or une fois payées (dix mille francs de France), au lieu de cinq mille livres de rente que j'aurais eues si j'avais partagé avec ma soeur la fortune de mon père. Je sentis néanmoins que cette somme pourrait m'aider à élever mon fils, et je m'en contentai en pensant qu'elle me mettait à l'abri des premiers besoins.

Le syndic m'accabla de marques d'amitié; il m'engagea à demeurer chez lui pendant tout le tems qui lui serait nécessaire pour découvrir Borneille, et s'éclairer sur les doutes qu'il avait. J'acceptai sa proposition ; mais elle resta bientôt sans effet. Au moment où il allait entamer cette importante affaire, mon généreux ami tomba malade, et mourut en huit jours de tems. Quelle fatalité pour moi! seul il était instruit des secrets de ma famille, seul il pouvait confondre Borneille, découvrir la vérité, faire punir ce scélérat, et je perdais cet ami sensible!.... Je n'étais plus que moi et mon fils dans l'univers! j'ignorais ce qu'était devenue ma soeur, mon perfide époux, et je n'avais pas assez d'expérience, assez de fermeté pour chercher à les découvrir ; car je comptais à peine alors dix-huit printems!

Mon ami n'était plus, le syndic qu'on avait nommé à sa place était un homme dur, d'une probité équivoque, qui ne m'inspirait aucune confiance, et la maison de mon ami ne pouvait plus me recevoir, puisqu'elle était remplie de ses héritiers, gens que je ne connaissais point, et qui ne pouvaient prendre aucun intérêt à mon triste sort. Je pris donc mon petit Olivier dans mes bras, et je me rendis à Chambéry, dans l'espoir d'y rencontrer Truguelin. Dans cette ville où il était parfaitement connu, on ne put que m'indiquer la pension où il avait placé Isoline, sa jeune soeur. Je m'y rendis, et vis cette aimable enfant, à qui je demandai des nouvelles de son frère. Elle me répondit avec douceur et ingénuité qu'elle ne l'avait pas vu depuis près de deux ans ; qu'un particulier, qu'elle me nomma, était chargé par son frère de payer sa pension, de veiller à tout ce dont elle avait besoin, et voilà tout ce qu'elle put m'apprendre. J'allai chez ce particulier, que je jugeai être un second Borneille. Il ne savait, me dit-il, ce qu'était devenu son ami : il avait des fonds à Truguelin, et les employait sans même recevoir de sa part aucun avis. Je feignis de me contenter de ces réponses ; et, après lui avoir dit que j'étais la femme de Truguelin, ce qui parut l'étonner fort peu, je le quittai en lui disant que j'allais retourner à Genève, mais dans le projet secret de me fixer dans un faubourg de Chambéry, de m'y cacher, et d'y attendre que le hasard y ramenât mon perfide.

Je pris donc un logement modeste près du ruisseau d'Albans ; et là, sous le nom de madame Durand, je songeai à élever mon Olivier. Je faisais un léger commerce de laitaige, de fruits du pays, et je trouvais ainsi le moyen, non-seulement d'exister, mais même d'accroître, par mes épargnes, ma légère fortune. Dix années entières s'écoulèrent sans que je revisse mon ingrat. J'allais souvent voir la belle Isoline, qui, ainsi que moi, n'entendait point parler de son frère. Cette aimable personne avait dix-sept ans : les dons de l'esprit et du coeur étaient unis chez elle aux attraits de la beauté: je lui avais communiqué mes malheurs sous le plus grand secret ; et elle, qui m'aimait comme sa propre soeur, m'avait juré de me servir auprès de son frère, si jamais il revenait. Il n'y avait qu'elle dans Chambéry qui me connût sous mon véritable nom : personne, pas même le banquier de Truguelin, qui ne m'avait vue qu'une fois, et me croyait bien loin, n'y soupçonnait le but de mon séjour. Mon fils grandissait, et il ignorait sa naissance, ainsi que les malheurs de sa mère.

Un jour que j'entrais chez Isoline, elle me fit asseoir, me prit les mains, et me dit avec l'accent le plus douloureux : O mon amie! rappelez toutes les forces de votre ame pour supporter le coup que ma sincérité va vous porter. - Qu'avez-vous à me dire, ma soeur? parlez ; je suis préparée à tous les coups du sort. - Celui-ci est affreux, ma soeur!... Ecoutez-moi. Hier une dame vient à ma pension : elle me demande ; on l'introduit auprès de moi. Vous ne me connaissez pas, mon ange, me dit-elle? Je suis votre soeur. - Vous, madame! et comment cela? Mon frère et moi, nous sommes les seuls fruits de l'hymen de notre père. - Cela n'empêche pas, mademoiselle, que je sois votre soeur ; car je suis l'épouse de votre frère. - Vous, madame! - Pourquoi ce cri? pourquoi cette surprise? Est-il étonnant que votre frère se soit marié? Avait-il besoin de votre consentement? - Je ne dis pas cela, madame ; et je vois trop que mon frère n'a consulté qui que ce soit dans les engagemens qu'il a pris depuis qu'il existe. - Ainsi, mon enfant, vous voyez que je suis bien votre soeur, et je veux être votre amie. Je viens ici, chargée de la procuration de mon époux, pour y voir ses gens d'affaires, pour y négocier quelques détails d'intérêt, et je me fais un plaisir d'y visiter, d'y embrasser la belle Isoline. Voulez-vous voir votre neveu? - Mon neveu, madame?

"A ces mots, poursuit Isoline, madame Truguelin fait monter une femme de service qui tient dans ses bras un petit garçon de trois ans. - Le voilà, continue la dame ; c'est le petit Marcan, le fils de votre frère et votre neveu : embrassez-le donc?... J'embrasse, tout étonnée, ce petit Marcan, dont la figure ne me plaît pas du tout ; et la dame, qui attribue mon silence et ma surprise au plaisir de la voir, me montre la procuration de son mari, où je reconnais bien l'écriture de mon frère. Il y est même dit : Je donne pouvoir à Emmelie d'Orby, mon épouse..."

Ciel! m'écriai-je, interrompant Isoline, que dites-vous, Emmelie d'Orby! - Ouï, ma chère Olivia, Emmelie d'Orby, c'est le nom de cette femme. - Ma soeur, grand Dieu! ma propre soeur! - Quoi! Emmelie serait.... Mais en effet, je me rappelle.... lorsque vous m'avez raconté vos aventures.... cette Emmelie, c'est votre soeur! Quel homme est donc mon frère! - C'est un monstre! - Deux femmes, et les deux soeurs! - Ah, ma chère Isoline! continuez, continuez. Ce coup est violent pour moi ; mais je me sens en état d'écouter la suite de votre conversation avec cette soeur criminelle. - Mais, ma bonne amie, sa conversation ne fut pas longue. Elle me dit vingt phrases auxquelles je restai muette, saisie que j'étais, et elle sortit après m'avoir fait quelques légers cadeaux, que je n'acceptai ni ne refusai. - Vous dit-elle d'où elle venait? - De la France. - Et elle retournait? - En France. - A quel endroit? à Paris? - Ouï, à Paris : je crois que c'est à Paris qu'elle m'a dit qu'elle fixait son séjour. - Mon Dieu! chère Isoline, savez-vous à quelle auberge elle est descendue ici? - A la Botte-Royale, je crois : non, non, c'est aux Deux-Balances ; ouï, c'est aux Deux-Balances : mais vous ne l'y trouverez plus ; car elle devait partir ce matin de très-bonne heure. - Ah, mon Isoline! pourquoi ne m'avez-vous pas avertie hier? Pourquoi surtout ne lui avez-vous pas demandé son adresse à Paris, sous le prétexte de vouloir lui écrire, à votre frère? - Ah, ma bonne amie! ai-je pu lui dire deux mots? Cette femme parle avec une volubilité!... elle ne m'a entretenue que du projet qu'elle a, ainsi que son époux, de me marier bientôt : Dans deux ou trois ans d'ici, m'a-t-elle dit, nous viendrons vivre dans ces climats, établir une soeur que nous chérissons..... En un mot, elle m'a toujours parlé sans me rien dire d'intéressant ; et moi qui pensais à vous, vous devez juger combien j'étais émue, étonnée interdite! - Voilà qui est décidé, mon Isoline, je pars pour Paris. - Qu'y feriez-vous, ma chère Olivia? Cette ville est, dit-on, si grande, qu'il est presque impossible d'y trouver ceux qu'on cherche. - Oh, je retrouverai Truguelin!... La police, le gouvernement, les loix sont intéressés à punir un perfide! - O mon amie! modérez l'excès de votre ressentiment. Voulez-vous perdre mon frère, votre soeur, vous et moi-même après eux? Tout coupable qu'il est, c'est mon frère, Olivia, et si vous avez la bonté de m'aimer... - Je vous entends, Isoline, et je vous prie de me croire assez généreuse pour ne point perdre le frère de mon amie, le père de mon cher Olivier!........ Emmelie!.... et un enfant! - Ouï, un petit garçon qui est bien loin d'avoir la grace naïve, les traits touchans de votre Olivier! - Mais cette soeur inconcevable, elle ignorait donc que j'étais la femme de son amant? - Elle l'ignorait apparemment ; car il n'est pas présumable.... - O mon Isoline! suis-je assez malheureuse!...

Je versai des larmes dont Isoline ne put arrêter la source, et je lui fis mes adieux, bien déterminée à entreprendre le voyage de Paris, si je ne retrouvais plus ma soeur à l'auberge des Deux-Balances. Je me rendis sur-le-champ à cette auberge, où j'appris que madame Truguelin était partie de grand matin, ainsi qu'elle en avait le projet. Je ne balance point ; je prends la poste, et, après avoir confié ma maison, mon petit établissement à une voisine obligeante, je pars avec mon fils, qui, à douze ans, est en état d'entreprendre un long voyage.

A la poste, je m'informe d'une dame que je désigne accompagnée d'une femme-de-chambre et d'un enfant de trois à quatre ans ; on me dit que cette dame a pris des chevaux pour Genève. Je pars pour Genève, où j'arrive le lendemain. A Genève, on me dit que la même dame paraît prendre par Dijon si elle va à Paris. Je prends par Dijon, et j'ai le malheur d'être devancée par elle ainsi de ville en ville jusqu'à Paris, où j'arrive quatre jours après, sans que le tems des relais, le hasard des événemens qui peuvent arrêter un voyageur, m'aient permis de voir ma soeur, ou de la rencontrer. C'était la première fois que je voyais Paris, cette belle capitale de la France ; et, quoiqu'on m'eût dit qu'elle était fort grande, je ne m'imaginais pas qu'elle le fût assez pour m'empêcher d'y découvrir ceux que je cherchais. Etablie dans le faubourg Saint-Germain, je sortais tous les jours, je courais les promenades les plus fréquentées, les spectacles, tous les lieux de rassemblement, et je ne rencontrais ni mon époux, ni ma soeur. Souvent j'étais tentée d'aller implorer la protection des magistrats ; mais un reste d'égards et de tendresse pour des ingrats, m'empêchait de faire cette démarche, dont les suites eussent été funestes au perfide Truguelin, pouvaient déshonorer mon fils, toute ma famille, en faisant punir un homme coupable du crime de bigamie, crime qui excite en France la dernière rigueur des loix!... J'attendis donc tout du tems ; mais ce fut en vain. Soit que Truguelin ne résidât pas précisément à Paris, soit qu'il s'y tînt renfermé, toutes mes recherches furent inutiles, et je passai une année entière à Paris sans voir réussir le projet qui m'y avait amenée. J'écrivais de tems en tems à Isoline, à mes correspondans de Chambéry : Isoline, aucun de mes correspondans ne me donnaient des nouvelles des traîtres que je poursuivais. Je pris à la fin le parti de retourner à Chambéry : j'y resterai près d'Isoline, me dis-je : tôt ou tard, il faudra bien que Truguelin ou son épouse viennent chercher cette soeur ou se faire connaître plus particulièrement d'elle ; alors je les verrai, et mon but sera rempli.

Je quittai Paris avec mon Olivier ; et, toujours guidée par l'espoir d'obtenir quelques lumières sur mes deux ennemis, je repris la poste, et la même route que j'avais suivie pour venir en France. Il ne m'arriva rien de particulier jusqu'à Nogent-sur-Seine, où je descendis, pour passer la nuit, dans l'auberge de l'Ecu-de-France. Ma voiture était à moi ; je pouvais me reposer ou courir la poste à mon gré. En entrant dans l'auberge, un des garçons me dit : Madame voudrait peut-être une chambre? nous sommes bien fâchés de n'en point avoir à son service ; elles sont toutes occupées. - Que dites-vous là, Pierre? interrompit la maîtresse de l'auberge. Ne savez-vous pas que nous pouvons disposer de celle de madame Truguelin? - Madame Truguelin! m'écriai-je. - Ouï, c'est une dame qui voyage de tems en tems, et qui me fait toujours l'honneur de descendre chez moi. - Elle est ici, madame? - Non, elle est partie ce matin : je crois qu'elle va en Savoie. - Seule? - Avec sa femme-de-chambre et son fils. - Par la poste? - Par la poste... Mais, est-ce que madame la connaît? - Beaucoup ; et je vous avoue que je suis désolée de ne pas la rencontrer ici ; car ce n'est qu'après elle que je cours. - C'est bien dommage que vous soyez arrivée ce soir! Ce matin, elle a déjeûné ici. C'est une bien respectable dame...... Attendez donc, vous m'y faites penser : elle n'était pas seule vraiment. Un certain M. Borneille l'accompagnait. - M. Borneille! - Ouï, un homme assez dur, malhonnête même ; car il m'a dit à moi que mes lits ne valaient rien ; et figurez-vous, ma chère dame, que j'ai les meilleurs lits qui soient à vingt lieues à la ronde : ma maison est renommée pour cela ; mais ce monsieur se fait un plaisir de ne rien trouver de passable. - Je vous remercie, madame : je ne puis pas coucher ici ; je vais continuer ma route ; car ces deux personnes sont justement celles que je cherche. - Comment! madame s'en va? Babillarde que je suis! je perds là une personne de plus chez moi pour avoir trop parlé. Votre servante, madame ; ceci m'apprendra à me taire : votre servante.

Je quittai cette femme singulière ; et, prenant soudain des chevaux, je promis doubles guides aux postillons dans l'espoir de rattraper ma soeur, qui, par l'effet du hasard, se trouvait quitter Paris en même tems que moi. Pour mieux réussir dans mes recherches, je pris le parti de prendre aussi le nom de madame Truguelin, qui était bien le mien, et j'espérais que cela produirait quelque quiproquo qui pourrait amener des éclaircissemens. Je fus ainsi jusqu'à Saint-Marc sans rien apprendre de nouveau. Là, je rencontrai une voiture brisée, que je soupçonnai, quoique sans preuves, appartenir à ma soeur ; et, sans affectation, sous prétexte de m'appitoyer sur le sort de ceux qui avaient versé, je demandai si ces voyageurs étaient connus. Très-connus, madame, me répondit mon hôte : c'est madame Truguelin de Chambéry, l'épouse d'un des plus riches propriétaires de la Savoie. - Que dites-vous, mon ami? c'est moi qui suis cette madame Truguelin dont vous parlez. - Vous, madame? oh, la bonne folie! Je la connais, madame, je la connais : elle descend chez moi deux fois par an. - C'est apparemment une autre personne qui porte mon nom. Je voudrais la voir : est-elle ici?... - Non. Elle m'a acheté une chaise de poste, qu'un habitant de Châtillon m'avait donné la commission de vendre, et elle est partie, il y a tout au plus une heure, avec un particulier qui l'accompagne.

Je quitte cet homme sur-le-champ, et je vole jusqu'à Chanceaux, où j'aperçois de loin une chaise qui relaye. Le coeur me bat ; je fais voler mon postillon ; il arrive, mais au moment où la chaise que j'ai aperçue s'éloigne avec des chevaux frais. Je conjure mon postillon de passer outre sans relayer : il me soutient que cela est impossible, et je suis obligée de m'arrêter. A Saint-Seine, je remarque la même voiture, qui a peut-être une demi-lieue sur moi. Je vole jusqu'au Val-Suzon, où j'aperçois enfin que cette voiture est arrêtée à la porte d'une auberge. Je me hâte d'y entrer : je cherche par-tout des yeux les gens que je brûle de rencontrer, et je ne vois que des figures qui me sont absolument étrangères. J'avais donné le mot à ma femme de service, qui voyageait avec moi, pour qu'elle m'appelât à haute voix madame Truguelin. Sur ce nom, que me donne cette femme, un particulier s'approche de moi. Est-il possible, s'écrie cet homme, que je vous trouve, madame, vous après qui je cours depuis Paris? - Moi, monsieur, j'aurais l'honneur d'être connue de vous? - Non précisément, madame ; voilà la première fois que je vous vois ; mais je ne me trompe pas, vous êtes madame Truguelin, fille de M. d'Orby de Gy, épouse de Truguelin de Chambéry? - Vous dites vrai, monsieur ; qu'avez-vous donc à me dire? - Venez, madame, venez, que je vous parle en secret. J'ai des choses de la plus grande importance à vous communiquer. - Avant tout, monsieur, daignez me dire si elle est à vous cette voiture verte que je suis depuis Chanceaux? - Ouï, madame, c'est ma chaise ; mais comment se fait-il que vous la suiviez, puisque vous êtes partie de Paris avant moi? J'ai quitté votre époux six heures après votre départ : du moins il m'a dit qu'il vous avait fait ses adieux à quatre heures après-midi.

Je vis clairement que l'étranger me prenait pour ma soeur, qu'il ne connaissait pas apparemment de figure ; mais comme il avait des secrets à m'apprendre, je le laissai dans cette erreur, et je montai avec lui dans une pièce isolée où il s'assit, et me tint ce discours:

"Vous ne me connaissez point, madame, et peut-être aurez-vous de la peine à m'accorder votre confiance : j'ose la réclamer néanmoins, et un seul mot suffira pour me la mériter. Vous voyez devant vous un des amis de votre époux, un compagnon de ses excès ; et, si mon intérêt propre n'exigeait pas que je parlasse, vous ignoreriez les secrets étonnans que je vais vous confier. - Parlez, monsieur. - Je suis le neveu de M. Borneille, de cet homme qui ne vous accompagne en Savoie que pour vous perdre. - Grand Dieux! - Ouï, telle est sa mission, et ce méchant homme n'est que trop disposé à la remplir. - Et quel intérêt? - Le voici. J'adore une jeune héritière qui me paye de retour. M. Truguelin l'a vue : il en est devenu amoureux, et brûle de la posséder. C'est pour s'assurer cette conquête qu'il veut vous abandonner, comme autrefois il abandonna votre soeur Olivia. - Et que faut-il faire, monsieur, pour prévenir ce malheur? - Quitter M. Borneille, et revenir à Paris près de votre époux ingrat et parjure. Cela me donnera le tems d'épouser celle que j'aime, et nous préviendrons notre malheur commun. - Vous avez donc entendu parler, monsieur, de la malheureuse Olivia? - Je sais tous les événemens qui l'ont perdue, ainsi que sa famille. - Ainsi que sa famille? - Ouï; mais je me tais ; je dois me taire sur ces secrets épouvantables. - Vous me faites frémir! Oh, parlez, monsieur, parlez si voulez sauver cette infortunée Olivia ; car vous la voyez devant vous. - Quoi! ce n'est point Emmelie?.... - Ce n'est point Emmelie ; mais c'est toujours madame Truguelin. - Je ne le sais que trop!.... Pauvre Olivia! retenez vos pleurs ; vous m'inspirez un intérêt!.... Après tout, je n'ai plus rien a ménager pour des misérables qui préméditent ma ruine à moi-même : écoutez, écoutez, Olivia, vous allez tout apprendre ; et l'horreur, l'indignation vont pénétrer votre coeur sensible.

Je versais un torrent de larmes : l'étranger parvint à en arrêter la source ; et il me fit un récit que je ne vous répéterai point à la lettre, mais dont je vais vous apprendre les principales circonstances. Pour cela, je vais reprendre de plus haut, et vous ramener au moment où, revenue des Allinges avec mon père, ma soeur m'apprit que Truguelin lui avait fait une déclaration d'amour dans sa chaumière du bois de Vandoeuvre.

Truguelin, dont les passions étaient vives autant que son coeur était corrompu, m'avait épousée ; tous ses desirs étaient satisfaits : mais il avait vu ma soeur ; et, devenu subitement amoureux de cette jeune personne, il avait convoité, non-seulement sa main, mais encore les grands biens de mon père. Pour les obtenir, il était capable de tout ; et vous allez voir comment il s'y prit : d'abord, il m'emmène à Genève, me loge chez son ami, un scélérat comme lui ; et il se rend de tems en tems à sa chaumière, où il a soin d'attirer l'innocente Emmelie, à qui il jure toujours que ce n'est point avec lui que j'ai fui la maison de mon père. Vous vous rappelez que M. d'Orby ne lut point à ma soeur le billet dans lequel je lui apprenais que j'étais l'épouse de Truguelin? M. d'Orby, pour éviter de donner un mauvais exemple à Emmelie, lui persuada que j'étais allée voyager par son ordre, et que je reviendrais un jour : il se réservait de lui apprendre mes excès, lorsqu'elle serait ou établie, ou parvenue à un âge plus mûr. Truguelin connaissait la conduite de mon père envers Emmelie, et il faisait toujours en secret une cour assidue à cette jeune personne, qui, bien sûre qu'elle s'était trompée sur mon compte, y répondait avec toute la franchise et toute la passion d'un coeur amoureux. Truguelin ne voulait point tenter un second mariage secret qui ne l'aurait conduit à rien : c'était la dot d'Emmelie, c'était l'héritage de mon père qu'il lui fallait ; et pour l'avoir, il fallait user de ruse, car il ne pouvait pas se présenter chez M. d'Orby. Ce fut son ami Borneille qu'il mit en campagne, en lui promettant une forte récompense.

En conséquence, Borneille s'introduisit chez M. d'Orby, et parvint à capter sa confiance et son amitié, au point que le vieillard ne put plus se passer de lui. Borneille se garda bien de se dire l'ami de Truguelin ; et, tandis qu'il le noircissait aux yeux du père, il fortifiait l'amour de la fille, qui le connaissait pour le confident de son amant. Un jour Borneille entre chez M. d'Orby : Mon ami, lui dit-il, j'ai les plus tristes nouvelles à vous apprendre. Cette malheureuse Olivia, elle est perdue, perdue sans ressource pour les moeurs et pour la société! - Comment? - J'ai découvert qu'elle a quitté son séducteur, et que, depuis quelques mois, elle a déjà eu deux ou trois amans. - O ciel! - Dans ce moment elle est passée en France avec un misérable chevalier d'industrie, l'opprobre, la honte de Genève. - Est-il possible? - Que trop : en voici les preuves.

Des lettres supposées sont mises sous les yeux du vieillard, qui a la faiblesse d'y ajouter foi. Il s'écrie qu'il va déshériter une fille qui le déshonore. Borneille profite de ce moment d'indignation. Un notaire est appelé. L'acte d'exhérédation est signé; et un poison sûr, donné de la main de Borneille, plonge ce malheureux père dans le tombeau. Borneille, qui a pris des droits dans la maison, préside à tout, écarte les curieux, fait inhumer à la hâte sa victime, essuie les pleurs d'Emmelie, se fait nommer son tuteur, vend ses biens, l'emmène à Chambéry, et la livre à Truguelin, qui parvient à la consoler. Cependant elle est sage, Emmelie ; elle a des principes, et ne veut livrer sa fortune à son amant qu'en l'épousant. Truguelin, forcé à cette extrémité, y consent ; mais, pour éviter d'être poursuivis par moi, les traîtres contrefont des lettres de divorce, sachant bien qu'ils ne pourront l'obtenir contre moi sans motif : on me croit assez peu sensée pour y ajouter foi ; on m'en laisse une prétendue copie, on m'abandonne avec mon enfant ; et, pendant ce tems, Truguelin épouse solemnellement Emmelie, qui ignore et ses crimes et mes malheurs.

Cependant Truguelin, qui n'aime point assez Isoline pour lui faire part de ses actions, fait voyager long-tems son épouse, et finit par se fixer dans un village près de Paris, dont il ne sort jamais, toujours dans la crainte de me rencontrer. Ce n'est qu'avec peine qu'il consent au voyage que veut faire Emmelie à Chambéry, pour y régler quelques affaires et y voir Isoline. Il tremble jusqu'à son retour : elle revient enfin en France, et n'a rien découvert qui puisse compromettre Truguelin : il se rassure ; mais, pendant l'absence de sa femme, il a fait connaissance d'une jeune héritière adorée du neveu de Borneille. Il convoite sa main, sa fortune ; et, toujours en partageant avec Borneille, il l'engage à conduire en Savoie Emmelie qu'il déteste, et à sacrifier quelque part, n'importe par quels moyens, cette femme dont il ne veut conserver que le fils, le jeune Marcan, qui porte les traits de son père, et annonce de coupables dispositions à ses vices. Borneille est parti avec la confiante Emmelie, qui s'imagine qu'elle va retirer Isoline de sa pension et la marier ; mais le neveu de Borneille a découvert que Truguelin veut lui ravir son amante. Il court après Emmelie, et veut, en l'arrachant aux mains de son bourreau, l'éclairer, la ramener près de son époux, et se venger d'un ami perfide. Il me rencontre, m'apprend toutes ces horreurs ; et son but se trouvant rempli dès l'instant qu'il a retrouvé la première épouse de Truguelin, nous convenons tous deux que nous suivrons Emmelie pour tâcher de la soustraire aux dangers qui la menacent, et qu'ensuite nous reviendrons avec ma soeur et nos deux enfans, faire pâlir le monstre qui nous a trompées toutes deux. Ce projet était bien conçu ; mais le ciel ne devait pas permettre qu'il s'accomplît.

Nous allons, le jeune Borneille et moi, jusqu'à Chambéry, sans pouvoir y rencontrer ma soeur. Je vais voir Isoline. Je lui apprends tous ces forfaits de son frère ; elle en frémit, nous plaint : nous attendons près d'elle l'arrivée d'Emmelie : elle ne vient point!... Nous ne pouvons douter que le sacrifice ne soit consommé, et nous nous décidons à revenir trouver Truguelin dans son asile près de Paris. Le jeune Borneille tremble que nous n'arrivions trop tard, que Truguelin ne lui ait déjà ravi son amante... En effet, Truguelin n'est plus à Passy ; il a enlevé la jeune héritière : la famille de cette nouvelle victime de la séduction poursuit le ravisseur, qu'on croit avoir pris la route de Toulon, où sans doute il veut s'embarquer. Le jeune Borneille est furieux ; je partage son indignation, et tous deux nous partons pour Toulon, décidés à nous y embarquer aussi, à suivre par-tout le monstre qui cumule tant de crimes avec tant d'impunité.

Nous arrivons à Toulon, et c'est là où m'attend le plus grand des malheurs. Le lendemain de notre arrivée, après avoir pris en vain des informations pendant toute la journée, le jeune Borneille me dit qu'il va parler au commandant du port, qui est son ami ; il emmène mon fils, et m'assigne un rendez-vous, à six heures du soir, près de la grande jetée. Je m'y rends ; j'attends en vain, sans voir paraître ni ce jeune homme, ni mon fils : je demande si on les a vus : un matelot me dit en confidence qu'ils m'attendent tous deux dans un vaisseau où ils ont les choses les plus intéressantes à m'apprendre : j'entre dans ce vaisseau : ô douleur! le navire met à la voile, et je suis trahie encore une fois!........

Je ne vous peindrai point ma douleur, ni mes cris!...... Le capitaine, homme dur, ami sans doute des barbares qui me poursuivent, me fait enfermer dans une chambre, après m'avoir montré un ordre qui me prive de ma liberté et m'exile de ma patrie. Je ne vois que trop que j'ai été le jouet du jeune Borneille, et mon plus grand supplice est d'être privée de mon fils, de mon cher Olivier, que les barbares m'ont sans doute enlevé pour jamais. Je veux attenter à mes jours ; on me donne deux surveillans qui ne me permettent pas même la douceur de répandre des larmes ; et j'accuse en vain le ciel, toute la nature insensible à mes maux. Après une traversée longue et périlleuse, dont j'ignore le but, nous arrivons, où? à Constantinople, où le barbare capitaine m'abandonne après avoir remis l'arrêt de mon exil à l'ambassadeur Français.....

Que vous dirai-je de ma pénible existence dans cette contrée si éloignée de ma patrie? Je n'ai pu y mourir de douleur!... Confinée dans Péra, au service d'une princesse Grecque, qui avait beaucoup de bontés pour moi, j'y suis restée près de dix-neuf années à gémir, à pleurer, à demander mon fils, sans espoir de le revoir, sans en avoir la moindre nouvelle. A la fin, la princesse, qui savait mes malheurs, et qui m'honorait de son amitié, trouva le moyen de me faire repasser en France, comblée de ses présens, enrichie de ses bienfaits. Dans le dessein de revenir en Savoie, je me fis débarquer à Cagliari par un navire qui avait des marchandises pour la Sardaigne, et il y a trois semaines que, sous le nom supposé de Senneville, je suis rentrée à Chambéry, où j'ai trouvé tout bien changé depuis ma longue absence. Isoline n'y était plus. Son frère l'avait retirée lui-même de sa pension depuis bien long-tems, et on ignorait ce qu'elle était devenue. Plus d'amis, plus de connaissances, la plus grande solitude pour moi. Eh bien, me dis-je, puisque mon destin est d'errer, de courir sans cesse après des gens qui me fuient, je voyagerai encore ; j'irai à Gy, à Genève, en France, à ce village de Passy près Paris où résidait la famille de l'infortunée enlevée par Truguelin ; je courrai l'univers, s'il le faut, pour retrouver mon fils, s'il existe encore!......

Ce parti pris, je quitte Chambéry, je traverse les glaciers voisins de Chamouny ; et, la nuit m'ayant surprise dans un vallon isolé, j'entre dans la cabane d'un montagnard, qui m'offre l'hospitalité avec bonté. Ce brave homme remarque mes traits presque effacés par la douleur. Madame est malade, me dit-il, ou elle a eu bien des chagrins? - Oh ouï, mon ami, j'en ai essuyés de bien cruels! Je fus mère, mon ami, et l'on me prive de mon fils! - O madame! je sais bien ce qu'on souffre en pareil cas! J'ai connu deux femmes, l'une sur-tout, cette pauvre Olivia!.... - Olivia! que dis-tu? Olivia de Genève? - Non, madame : elle n'était pas de Genève celle dont je parle, mais du village de Gy près Genève ; c'est à-peu-près la même chose. - Qui es-tu donc, mon ami? cette Olivia dont tu parles, c'est moi : qui es-tu? - Vous, vous, Olivia d'Orby!... Ah, mon Dieu! se peut-il!... Mais en effet, vous ne pouvez reconnaître Michau, cet enfant de votre nourrice Berthine, qui fut depuis au service de M. Truguelin. - Tu serais Michau, tu serais ce jeune homme qui m'abandonna à Genlis avec l'infame Borneille? - Il m'y força, madame ; et d'ailleurs, j'étais si jeune!.... - Je le sais, mon ami ; je n'ai pu t'en vouloir ; non, ce n'est pas à toi que j'en ai voulu ; mais qu'es-tu devenu? - Ah, malheureuse Olivia! combien je vous ai regrettée! je vous ai crue morte, et il me paraît que vous avez quitté la France? - Forcément. - Je le sais : j'étais au service de M. Truguelin. - Au moment de mon enlèvement de Toulon? - Au moment où il vous fit partir dans un vaisseau, et depuis encore. - Tu sais donc ce qu'est devenu mon fils? - Je ne le sais que trop, pauvre mère! - Ah, dis-moi quel air il respire, quel asile il habite ; que j'aille le rejoindre. - Olivia!... Allez donc le rejoindre dans le tombeau. - Il n'est plus!....

Mes forces m'abandonnent, et Michau s'empresse de me rendre à la vie que je déteste. Quand il voit que je suis en état de l'entendre, il me fait un récit que je vais vous résumer, et qui terminera le mien, déjà bien long.

Michau n'avait que neuf à dix ans lorsque Borneille me quitta brusquement dans l'auberge de Genlis : il n'est pas étonnant que cet enfant ait suivi aveuglément les ordres qu'on lui donnait. Borneille, après m'avoir abandonnée, fut rejoindre son ami Truguelin à la chaumière de Vandoeuvre. Truguelin y était avec Emmelie, qu'il n'avait pas encore épousée, et dont le père était mort depuis un mois. Truguelin n'attendait que le retour de son ami Borneille. Celui-ci, en route, avait recommandé à Michau, sous les plus grandes peines, le secret sur tout ce qu'il savait, et l'enfant l'avait promis, indifférent d'ailleurs à des événemens qu'il ne savait pas apprécier. Michau resta ainsi au service de Truguelin, et le suivit dans ses voyages, ainsi que son épouse, qui ne devint mère que huit ans après son hymen. Truguelin, Borneille et son neveu étaient inséparables : ils avaient souvent des entretiens secrets, et se séparaient quelquefois, la terreur imprimée sur leurs coupables fronts. Emmelie était très-malheureuse avec son époux, qui la détestait et la traitait avec la dernière rigueur. Enfin, le jeune Borneille annonce un jour à ses amis qu'il est amoureux d'Adèle Merville, fille d'un riche négociant retiré à Passy : il leur demande, à eux qui connaissent les moyens de ravir un héritage, comment il fera pour obtenir celui-ci avec la main de l'héritière : Truguelin veut voir Adèle ; il la voit, en devient amoureux, et desire l'obtenir pour lui : il dissimule avec le jeune Borneille : celui-ci se doute des projets de son perfide ami, et ne lui découvre point ses soupçons, afin de savoir de lui-même ce qu'il veut entreprendre. Truguelin met Borneille l'oncle dans sa confidence. Ce scélérat, qui fait tout pour de l'argent, trompe son neveu : il est convenu qu'il emmenera Emmelie en Savoie, sous prétexte d'y établir Isoline, mais dans l'intention d'y perdre, d'y assassiner peut-être la trop confiante Emmelie. Le jeune Borneille découvre tout cela trop tard ; mais il n'en vole pas moins sur les traces d'Emmelie afin de la sauver, non pour elle, il n'est pas capable d'un procédé désintéressé, mais pour lui, pour se venger de Truguelin, et traverser ses projets. Tous ces misérables ne sont pas capables de s'attaquer en justice ; ils ont commis des forfaits en commun ; ils se perdraient tous.

Pendant que le jeune Borneille voyage, Truguelin, ravi de son absence, trouve, un soir, Adèle se promenant seule à l'entrée du bois de Boulogne ; il l'enlève malgré ses cris, prend une chaise de poste, et la conduit à Toulon dans le dessein de s'y embarquer. Son espoir est de la séduire, et de se présenter ensuite avec elle au père Merville dont il connaît la faiblesse, et dont il espère obtenir un consentement pour épouser. Pour le coup, Truguelin se bornera à cet hymen. Adèle sera sa troisième femme : il se défera des deux premières, et il passera dans les îles pour y jouir, à son aise, de son immense fortune et de l'oubli de ses crimes. Il arrive à Toulon, et ne trouve point de vaisseau prêt à mettre à la voile. Un seul est en quarantaine, et ne doit repartir que dans douze jours, après avoir laissé ses marchandises dans cette ville. Désolé de ce contre-tems, Truguelin confie au commandant du port, ami digne de lui, le motif qui le fait fuir. Cet officier le protége, le cache dans une petite maison de campagne ; il étouffe les poursuites que fait la famille Merville, et, pendant ce tems, l'infame Truguelin emploie la force ou l'adresse pour déshonorer sa victime. La jouissance éteint ses feux, anéantit son amour : c'est l'effet des passions chez ce scélérat. Il ne se soucie plus d'Adèle, et ne sait plus s'il doit s'expatrier.

Sur ces entrefaites, il rencontre le jeune Borneille accompagné d'Olivier. Le jeune Borneille est furieux : il veut lui percer le coeur. Truguelin sourit, le calme par des promesses, et l'emmène à la maison de campagne où gémit la pauvre Adèle. Adèle aime le jeune Borneille : elle brûle d'être rendue à son amant. Celui-ci, peu délicat, accepte un bien déjà flétri, et le prix de l'accord des deux amis est la perte de la malheureuse Olivia. Le commandant du port leur procure un ordre de m'exiler ; un matelot m'attire dans le fatal navire, et je suis pour jamais séparée de mon fils.

Laissons le jeune Borneille, digne neveu d'un misérable, jouir en paix de sa conquête, et revenons à Truguelin. A peine est-il débarrassé d'Adèle et de son amant, qu'il examine Olivier qu'il sait être son fils. Olivier, entretenu par moi dans l'ignorance de sa naissance, persuadé que je ne cherche Truguelin que comme un étranger que des affaires d'intérêt lient avec moi, était resté dans une pièce séparée pendant que son conducteur et Truguelin terminaient leurs arrangemens. Truguelin vient le trouver seul ; et, soit que le cri de la nature se fît entendre dans son coeur corrompu, soit plutôt qu'il voulût m'enlever jusqu'à la consolation de jouir des embrassemens de mon fils, il interroge ce jeune homme. Olivier, lui dit-il, me connaissez-vous? - Non : j'ai souvent entendu ma mère parler de vous. - Sous quels rapports? - Comme un homme qui a fait son malheur ; mais j'ignore comment. - Vous a-t-elle quelquefois parlé de votre père? - Ouï: elle m'a dit que, veuve dès ma naissance, elle avait perdu ensemble son époux et mon père. - Elle vous a trompé, Olivier ; votre père existe, et vous le voyez devant vous. - Dieu! quoi, vous..... ce serait à vous que je devrais le jour! - Ouï, mon cher Olivier ; et cet homme (montrant Michau) qui vous a reçu dans ses bras, peut vous attester que je suis votre père.... Mais, Olivier, me pardonnerez-vous votre naissance? saurez-vous, à votre âge, excuser les faiblesses de l'amour, ses égaremens, qui souvent vous mènent jusqu'à tromper l'innocence, jusqu'à abuser de sa crédulité? - Vous, mon père! - Ouï, je le suis, et tu dois le jour à l'excès de tendresse que je ressentis pour Olivia.... Tu n'es, mon ami, que le fils de l'amour... L'hymen n'a point légitimé ta naissance. - Qu'entends-je! - La vérité. Olivia fut belle, vertueuse... Elle ne voulut point me céder... Un prêtre supposé, des témoins soudoyés, tout m'assura sa conquête : elle se crut mon épouse ; elle ne fut que mon amante, tant que je la crus digne de l'être. - O mon Dieu! achevez, monsieur. - Sa conduite coupable lui retira mon coeur, ma protection, mes bienfaits, et je fus forcé de l'abandonner à son déshonneur, à la honte de ses liaisons vicieuses... C'en est trop, mon fils, sur une mère dont les excès, si je te les citais, feraient rougir ton front. Oublie-la, comme je fus contraint à l'oublier, et consacre ta tendresse, ton existence entière à un père qui ne veut faire que ton bonheur.

Le jeune homme reste interdit : il ne peut que balbutier : Est-il possible!.... non..... ma mère! on l'outrage : elle est estimable, estimée de tout le monde. On vous a trompé, monsieur ; des méchans l'ont noircie à vos yeux. - Un jour, mon fils, quand tu auras plus d'âge et de raison, je te donnerai des preuves de ce que je t'avance. Tu sauras tout, et tu plaindras ton père ; mais, quelle que soit ton affection pour cette femme, je t'ordonne de ne jamais m'en parler. Tu ne la reverras plus. Un ordre du gouvernement l'exile de sa patrie ; elle est à présent sur la plaine des mers, et huit cents lieues vont la séparer de nous. Viens dans mes bras, mon cher fils, viens ; le sort t'a rendu ton père ; l'honneur, la vertu, toutes les ressources de la vie sont de son côté; ne résiste point au bonheur dont l'aurore luit pour toi. Sois mon fils, et attends que mon expérience puisse confier à ta raison mûrie des secrets que je dois encore te céler. Sois mon fils, Olivier, ou, si tu te refuses à ce lien fortuné, songe que tu ne reverras jamais une coupable mère, et tremble que je ne te fasse sentir tout le poids de mon autorité!

L'enfant pleurait ; cette menace le fit frémir : il se jeta aux genoux du calomniateur de l'innocence, et ne put que lui parler de sa mère!.... Truguelin le repoussa, le quitta après avoir recommandé qu'on le surveillât ; et le lendemain, sans lui dire un seul mot, il quitta Toulon avec lui dans le dessein de retourner en Savoie. Truguelin ne voyait point revenir son ami Borneille à qui il avait confié Emmelie ; il n'en recevait point de nouvelles, et il était plongé dans une grande inquiétude. Il partit donc, et le petit Olivier, trop jeune pour montrer plus d'énergie, mais trop aimant pour renoncer aux sentimens de la tendresse qu'il avait pour sa mère, le suivit comme une victime muette et souffrante. Dès ce moment il déplut à Truguelin, qui, ne découvrant point en lui le germe de ses vices, fut très-fâché intérieurement de l'avoir pris avec lui. Ils arrivèrent tous deux à Chambéry, où Truguelin s'informa de Borneille à qui il avait donné des lettres pour les amis qu'il avait dans cette ville. Aucun d'eux n'avait vu Borneille ni Emmelie. Pour le coup, Truguelin devint sérieusement inquiet, et craignit d'être trahi, suite ordinaire de la liaison des scélérats. Pendant ce tems, la malheureuse Emmelie souffrait cruellement.

Borneille, chargé pour la seconde fois de se défaire de cette nouvelle femme de Truguelin, en était devenu amoureux ; et, après lui avoir dévoilé tous les crimes de son ami, il tenait Emmelie renfermée dans une chaumière, où il faisait tous ses efforts pour la séduire. Emmelie, éclairée trop tard, résistait à ce monstre, et cette lutte de la vertu contre le crime était la tardive, mais sévère punition de la trop grande confiance de ma soeur.

Truguelin, après avoir passé près d'une année à Chambéry, désespérant d'obtenir des nouvelles du couple dont il redoutait l'indiscrétion, prit son fils par la main, et se décida à chercher encore tant dans la Suisse, que dans Genève et les provinces avoisinantes. Il passe par Chède ; sa voiture se brise ; il descend chez M. le baron des Echelettes, et s'insinue si profondément dans la confiance de ce vieillard, qu'il y passe quelques mois, et devient son intime ami. Né cupide et intrigant, il fonde soudain sur la faiblesse du baron l'espoir d'un établissement avantageux pour sa soeur, dont il lui vante les appas, et le quitte après lui avoir promis de lui présenter Isoline.

Truguelin reprend la route de Chambéry ; la curiosité le porte à visiter les glaciers de Chamouny. Il s'égare un soir près du Montanvert, et, forcé d'entrer dans une chaumière isolée, il reste frappé d'étonnement en y rencontrant le perfide Borneille lui-même qu'il cherche en vain depuis un an. Truguelin était seul ; il avait laissé son fils Olivier avec Michau chez M. le baron des Echelettes. Il pâlit en reconnaissant le complice de ses excès dont il soupçonne la trahison. Que fais-tu ici, lui dit-il, traître? Pourquoi n'es-tu pas venu me rejoindre? Qu'as-tu fait d'Emmelie et de son fils? - Scélérat! Emmelie connaît tes crimes, et je suis trop heureux que le hasard me procure l'occasion de t'en punir.

A ces mots, Borneille veut le frapper d'un poignard. Tous deux intéressés à se détruire pour cacher leurs mutuels forfaits, commencent un combat duquel Truguelin sort vainqueur. Il a percé Borneille d'un coup mortel : celui-ci descend dans un souterrain pour y mourir près d'Emmelie qu'il y a renfermée. Truguelin le suit : il a la lâcheté de l'achever, et de l'enterrer lui-même dans un caveau fétide. Une femme accourt échevelée, elle accable le meurtrier de reproches sanglans ; le misérable joint cette victime à la première, et la malheureuse Emmelie reste sans vie!.... Un jeune enfant vient se jeter dans ses bras en lui demandant sa mère. Truguelin reconnaît son fils Marcan, le prend brusquement par la main, monte les degrés ensanglantés, ferme la chaumière, en met la clef dans sa poche, et va tranquillement jusqu'à Chambéry, où il dépose le petit Marcan entre les mains de son correspondant, à qui il recommande son éducation.

On me demandera pourquoi tant de crimes? pourquoi sur-tout Truguelin assassine l'infortunée Emmelie? Je répondrai qu'il y est poussé par la terreur ensemble et la jalousie ; la terreur, en ce qu'il apprend, par les reproches dont l'accable Emmelie, que son épouse connaît son premier lien avec moi, et les indignes traitemens qu'il m'a fait subir. Il est jaloux ensuite de la liaison qu'il lui suppose avec Borneille, et satisfait à-la-fois, par un double meurtre, toutes les passions de son coeur. Ce monstre, excité par le crime à de nouveaux crimes, s'est fait un systême de la scélératesse. La destruction lui paraît être l'ordre immuable de la nature ; et détruire, a-t-il dit souvent en riant, est remplir l'intention du créateur, qui a voulu que tous les êtres, hommes, poissons, volatiles, quadrupèdes, s'anéantissent tous les uns par les autres. Vous frémissez, mes amis ; vous avez de la peine à croire qu'il puisse exister un pareil scélérat! Eh! toutes les classes de la société en renferment de plus ou moins prononcés : mettez-les sur le trône, ce sont des tyrans ; laissez-les dans l'obscurité, ce sont des brigands que nous voyons tous les jours devenir la proie de l'échafaud!..... Mais, poursuivons.

Truguelin, après avoir laissé à son ami le petit Marcan, revint à la chaumière du Montanvert. Vous savez que dans ces climats paisibles, chacun fait valoir sa petite propriété sans s'informer de celle des autres, sans même demander comment ils l'ont acquise. Truguelin vit dans la sécurité, dans la confiance des bons montagnards, voisins éloignés de la chaumière, un moyen de se l'approprier. En conséquence, après avoir caché, autant qu'il lui fut possible, les cadavres d'Emmelie et de Borneille, il fit courir le bruit qu'il avait acheté le chalet dans le dessein d'y venir passer quelques jours de la belle saison ; et, après l'avoir fermé de nouveau, il retourna à Chambéry, où il se rendit à la pension de sa soeur, qu'il n'avait pas vue depuis un grand nombre d'années. Isoline fut charmée de le revoir. Elle ne connaissait de sa conduite que son double hymen avec ma soeur et moi. Isoline lui en demanda l'éclaircissement. Truguelin, inquiet d'abord, se raffermit bientôt. Il soutint, et finit par persuader à Isoline que son mariage avec Emmelie était le seul réel. Pour celui d'Olivia, ajouta-t-il, cette femme y a cru, mais il n'était que supposé de ma part. Au surplus, ces deux infortunées n'existent plus, et je prends soin de leurs enfans. L'un, qui est mon fils légitime, est ici chez M. Dorcan ; l'autre, plus grand, et qui n'est que le fils de l'amour, est chez M. le baron des Echelettes, dont j'espère que vous allez devenir l'épouse. Isoline, nous sommes, vous et moi, sans fortune ; il faut vous en faire une, et me dédommager un jour des soins que j'ai pris de votre jeunesse par l'alliance de vos enfans avec les miens. Le vieux baron est immensément riche ; il ne peut vivre long-tems. Jugez de votre situation, j'ose dire aussi de la mienne, si vous devenez son héritière! Isoline, j'ai là-dessus des projets que je vous communiquerai ; pour le moment, il ne s'agit que de vous présenter, et de faire briller aux yeux du vieillard toutes les graces et tous les talens dont la nature vous a douée.

Isoline, douce, confiante et soumise à son frère, dont l'âge et le ton impérieux lui en imposent abandonne sa conduite à ses soins. Elle embrasse les personnes sensibles et bienfaisantes chez lesquelles elle est restée quatorze années entières en pension ; et elle suit Truguelin, qui la conduit au château des Echelettes. Le vieux baron la voit, et sa figure intéressante le charme. Isoline, par l'ordre de son frère, fait briller ses talens en peinture, en musique, et le baron en devient éperduement amoureux. M. des Echelettes était seul sur la terre ; son jeune frère n'existait plus ; vous, M. Dufour, vous étiez depuis long-tems en voyage. M. des Echelettes se croyant sans parens, consulta son médecin, qui, séduit par Truguelin, lui assura qu'il pouvait devenir père ; et, un beau jour, le vieux baron pria Truguelin de lui donner sa soeur en mariage. C'était là le but que Truguelin se proposait, où il l'avait amené par degrés. Il eut la bonté d'y consentir ; mais peu s'en fallut qu'il ne refusât ce sort brillant pour Isoline, quand le baron lui fit part des conditions auxquelles il mettait son hymen. Ecoutez, mon ami, lui dit le vieillard ; votre soeur est bien aimable, mais elle est sans biens ; les miens sont à moi, il est vrai ; cependant j'ai un frère qui peut revenir, qui peut s'être marié, me présenter un jour ses enfans : je n'en reçois pas de nouvelles ; mais rien ne me prouve qu'il ne soit plus. J'ai réfléchi, M. Truguelin, et j'exige, en épousant votre soeur, qu'on mette dans le contrat une clause sans laquelle, quelque tendresse que j'aie pour Isoline, elle ne sera jamais mon épouse. - Laquelle, monsieur? - La voici. Si l'hymen me donne un enfant, cet enfant et sa mère deviendront mes seuls héritiers ; mais si je meurs sans goûter la douceur d'être père, je ne donne à ma veuve qu'une rente de mille ducats d'or ( à-peu-près dix mille francs ), et ma fortune entière retourne à ma famille.

Truguelin pâlit ; il veut changer les dispositions du baron : le baron y reste ferme, inébranlable, et s'obstine à garder le célibat, si cet arrangement ne convient pas. Truguelin hésite ; mais bientôt, persuadé qu'il trouvera quelque moyen de revenir sur ce contrat bisarre, sentant bien que le mariage est d'abord le point capital, il consent à tout, et l'hymen d'Isoline se célèbre dans la chapelle du château des Echelettes. Hymen funeste, qu'éclaira seule la torche des furies, combien il coûta de maux à sa victime sacrifiée ainsi par un frère cupide et barbare!... Pardon, M. Dufour, mille fois pardon, si je parle ainsi du lien qui unit Isoline à monsieur votre frère ; mais vous ignorez... vous ne savez pas quelles en furent les suites. Hélas! combien elles devinrent funestes à mon cher Olivier!....

Michau, de qui je tiens tous ces détails, ignorait les crimes de son maître. Il servait, malgré lui, ses passions, et il regrettait souvent d'être, depuis son enfance, au service d'un homme aussi dépravé: ce n'est que par la suite, et par M. Dorcan, ce correspondant de Chambéry, avec lequel Truguelin se brouilla, que Michau apprit ses forfaits, et dès-lors il le quitta, comme vous le saurez par la suite.

Cependant Truguelin, fatigué de la vie errante et agitée qu'il avait menée jusqu'alors, s'était décidé à se fixer pour toujours près de sa soeur, dans le château des Echelettes, qu'il regardait comme le sien propre. Il était chéri du vieux baron, qui ne pouvait se passer de lui ; et Truguelin se serait trouvé très-heureux auprès de son fils Olivier, si l'ambition et la cupidité ne fussent pas venues de nouveau tourmenter son coeur corrompu.

Isoline, toujours timide, modeste, vertueuse, faisait le bonheur de son époux qui l'adorait ; mais un regret cuisant les pénétrait tous deux de douleur : il était décidé.....

Olivier et Michau frémissent d'horreur au récit, appuyé de preuves, que leur fait M. Dorcan des crimes de Truguelin. Oui, mon ami, poursuit M. Dorcan, voilà ce qu'a fait votre coupable père. Il a sacrifié la vertueuse Olivia, votre mère, son épouse légitime. Expatriée par un ordre arbitraire arraché à l'autorité, elle a peut-être terminé ses jours sur quelque plage déserte. Elle fut vertueuse, je le jure ; je l'ai vue ici, elle fut la plus infortunée des épouses et des mères!.... Votre père a immolé encore sa seconde femme, la trop confiante Emmelie : elle repose à côté de ce Borneille, l'infame agent de Truguelin, dans les souterrains du vieux château qui touche à la chaumière de la vallée de Chamouny. Votre père a commis d'autres forfaits dont je n'ai que le soupçon, mais qui ne sont pas moins atroces que ceux que je viens de vous révéler. Fuyez, Olivier, fuyez le monstre à qui vous devez le jour ; fuyez son fils, ce jeune Marcan, que j'ai eu la faiblesse de prendre chez moi, et que je lui ai rendu dès que j'ai vu qu'il annonçait l'affreux caractère de son père..... Olivier, je fus jeune autrefois, je fus lié avec des êtres vicieux ; mais l'âge, l'expérience m'ont rendu à la vertu. Profitez de mon exemple ; fuyez les hommes corrompus, si vous ne voulez vous voir un jour entraîné, même involontairement, à leurs excès. Voilà le remords qui me poursuit ; et c'est dans une vie exemplaire et retirée que je vais tâcher de l'expier!... Allez, Olivier, allez vivre loin des méchans! Vous n'avez point de fortune ; mais vous avez plus de vingt ans, et vous êtes homme : c'est vous dire, ami, qu'il vous reste trois biens précieux pour vous avancer, la jeunesse, la force et le travail.

Olivier remercie et quitte M. Dorcan. Il revient avec Michau à la chaumière de Chamouny, où Truguelin et son jeune Marcan se sont retirés après la mort du baron de Echelettes. Olivier est furieux ; il est incapable d'observer le secret, la discrétion que M. Dorcan lui a recommandés. Il entre le premier, et ne voit point son père. Persuadé qu'il est enfoncé dans ces longs souterrains qui aboutissent à la chaumière, et dont on vient de lui parler, il en cherche l'issue, la trouve, et veut y descendre malgré les sages remontrances de Michau. Non, s'écrie Olivier ; il faut que je lui reproche ses crimes ; il faut qu'il sache que je les connais, et qu'il reçoive mes adieux à jamais.

Il dit, et s'élance dans les souterrains ; Michau le suit, Michau est livré à la plus mortelle inquiétude ; mais il est décidé à protéger le jeune homme contre les fureurs auxquelles sans doute va se livrer son père. Olivier suit aveuglément plusieurs routes souterraines, et parvient à un carrefour qu'éclairent quelques rayons du jour, à travers une fente de rocher. Un homme y court furieux, égaré, et Olivier reconnaît Truguelin. Arrête, homme barbare, à qui j'ai le malheur de devoir l'existence ; arrête, et réponds au fils de la malheureuse Olivia! D'où viens-tu? Que fais-tu sous ces voûtes sombres? Y as-tu consommé un nouveau forfait? Pourquoi tes traits sont-ils altérés? Quelles larmes coulent de tes yeux? Sont-ce les pleurs que tu dois verser sur la tombe d'Emmelie, ta victime? En as-tu joint une autre à cette infortunée? Tu vois que je suis instruit!... Tous tes crimes, je les connais, et je viens te vouer autant de haine, que je te devais de respect et de tendresse!...

- Jeune imprudent! oses-tu?... - Rends grace au titre fatal de fils, qui m'empêche de venger ici les mânes éplorés de ma mère et de sa soeur, toutes deux tes épouses, toutes deux tes victimes!...

- Malheureux!... - En est-il une autre ici que je puisse délivrer? Tu ne visites pas si souvent ces antres sombres sans but, sans motif! Ose me montrer l'être que tu persécutes, et je l'arrache à ta main criminelle!...

Le jeune homme est tellement hors de lui, qu'il oublie ses devoirs, toutes les convenances : en vain Michau cherche à ramener sa raison aliénée ; Olivier prend le bras de Truguelin, et semble vouloir l'entraîner vers les antres souterrains, pour voir s'il n'y a pas renfermé quelque infortuné. Truguelin, qui le sait instruit de tout, qui craint peut-être ses recherches, ne se possède plus. Malheureux! s'écrie-t-il, tu veux me forcer à un crime de plus ; eh bien, il sera consommé; meurs, et va rejoindre ta famille qui t'appelle au fond des tombeaux!...

Il dit, et plonge dans le sein du jeune homme un poignard dont il est toujours armé. Olivier tombe sans vie ; Michau jette des cris lugubres. Truguelin s'aperçoit qu'il a un témoin dangereux ; il court sur Michau, peut-être dans le dessein de l'immoler aussi... Michau désespéré, se sauve à toutes jambes, et court, pendant plusieurs jours, jusqu'en Suisse, où il se croit encore poursuivi par le furieux qu'il a vu assez dénaturé pour égorger son propre fils.

Michau, qui, depuis ce moment, n'a jamais revu Truguelin, n'a pu m'instruire de ce qui le regarde que jusqu'à l'époque de la mort de mon fils ; mort funeste, crime affreux qu'on aura peine à croire, et qui ne prouve que trop qu'un premier pas dans la vice amène, nécessite même les plus grands forfaits : les scélérats, en général, ne sont pas adroits, et celui-ci l'est moins que tout autre : il se livre à ses passions sans en prévoir les suites ; il contrefait des papiers ministériels ; il suppose des lettres, il se défait de ceux-ci, et semble ne rien craindre de ceux-là, qui, connaissant aussi ses secrets, peuvent le perdre également ; il se brouille avec ses confidens ; ces monstres s'assassinent entr'eux. Dès qu'ils ont employé une fois le fer et le poison, ils ne se font plus qu'un jeu de s'en servir. Toujours défians, toujours craintifs et soupçonneux, ils ne marchent qu'armés de poignards ; ils commettent vingt crimes pour en couvrir un, et laissent toujours quelque joint par lequel on peut les démasquer. Quelle carrière que celle-là, et quelle ame il faut avoir pour la parcourir sans voir le supplice et l'infamie qui la terminent!

La suite du récit du bon Michau n'intéressait plus que lui. Revenu en Suisse, il y avait épousé une Française dont le malheur l'avait séparé. Puis il avait été envoyé, par son canton, au service de la France, où il était resté douze années ; puis enfin, il était revenu dans les montagnes de Chamouny, où il s'était fait guide. Je le priai de me conduire à la funeste chaumière où mon malheureux fils avait perdu la vie. Il eut cette complaisance ; nous n'y trouvâmes qu'une vieille femme qui l'occupe à présent pour le malheureux Francisque, qui en est devenu le propriétaire. Il paraît que Truguelin a beaucoup voyagé depuis le meurtre d'Olivier avec Marcan, son digne fils, qui, devenu homme, a développé l'affreux caractère de son père. C'est, nous a-t-on dit, pendant une longue léthargie de Truguelin, que son fils a vendu cette chaumière à un montagnard qui l'a recédée à Francisque. J'ai vu, mes amis, j'ai vu ces noirs souterrains où mon Olivier.... Grand Dieu! que de pleurs j'ai répandues sur la pierre qui couvre ses froides reliques! J'ai aussi couvert de larmes la tombe d'Emmelie, de cette soeur que j'ai perdue de vue dès l'âge de dix-sept ans, et qui repose là, près de son neveu... Tous ces cadavres, toutes ces horreurs ont altéré ma santé; et il n'est pas étonnant qu'en passant ici, je sois tombée malade dans l'auberge où monsieur le docteur a eu la bonté de me visiter. J'allais accomplir le plus grand des projets que puisse former la vertu contre le vice ; j'allais dévoiler au gouvernement tous les crimes de Truguelin, et demander vengeance de ce monstre, pour lequel je n'ai plus rien à ménager. Ma santé, que je vous dois, mon ami, me permet maintenant d'effectuer ce dessein. J'ai des papiers, des preuves assez fortes pour appuyer mes plaintes ; et dès demain, j'accompagne monsieur le docteur chez l'intendant, à qui je révèle tout. Il est tems de purger la terre des Truguelins, qui en font la honte et l'horreur. L'échafaud les réclame ; il faut le dresser, et donner un grand exemple. Mes amis, vous connaissez mes malheurs ; vous savez une partie du secret de la naissance de votre Coelina. N'avouerez-vous pas avec moi qu'il est difficile de rencontrer un homme plus vil que Truguelin ; et que ce n'est que dans des états despotiques comme celui-ci, qu'un aussi grand coupable a pu, jusqu'à présent, se soustraire à la vengeance des loix?..."

Chapitre 6

Eh bien, docteur, que pensez-vous des hommes? dit M. Dufour à son médecin, après qu'Olivia eut fini de parler. - C'est bien là le moment des réflexions! lui repondit brusquement le docteur ; il faut agir. - Sans doute ; mais avant d'agir, il faut parler, pour ne pas agir inconsidérément. Ce Truguelin! quel misérable! - Son nom seul me fait horreur. Il me semble qu'il peut passer en proverbe pour désigner un scélérat, comme le nom de Tartuffe , imaginé par Molière, signifie aujourd'hui un hypocrite, un faux dévot. - Cet homme-là est capable de tout. - Sans doute ; allez donc vous exposer à ses embûches criminelles, ainsi que vous en aviez le projet hier! - Je n'irai pas, certainement! il me tuerait, m'empoisonnerait, que sait-on? - Il en est capable. - Mon fils, mon pauvre Stéphany, est peut-être déjà tombé sous ses coups! - Je n'ose l'appréhender. - Allons ; il n'y a pas un moment à perdre. Il faut voir l'intendant, avec madame, dont j'approuve le ressentiment ainsi que les projets. - Ce n'est pas encore là mon avis. Avec un homme de l'espèce de Truguelin, il faut plus d'adresse que de force ; et, je le répète, quand, en le perdant, il ne se vengerait que sur l'un de nous, ce sont des regrets que nous devons éviter. - Que voulez-vous donc faire? le ménager? - Eh oui, sans doute, je veux le ménager quelques momens du moins, et j'en ai le moyen. - Voyons ce beau moyen? - Eh, mon Dieu! vous ne l'adopterez pas, s'il ne vous plaît pas : l'ironie est ici fort déplacée...... D'ailleurs, c'est à madame que je soumets mon opinion ; elle seule nous jugera, et je vais au fait. Truguelin tremble aujourd'hui que madame ne le perde ; il sent que son destin est entre ses mains : c'est par-là qu'il faut nous l'assurer. Il semble avoir quelque confiance en moi. Je ne le crains pas ; il n'a aucun intérêt à exercer sur moi ses noirceurs. J'irai le trouver encore une fois. Je lui persuaderai que le seul moyen qu'il lui reste d'enchaîner la discrétion d'Olivia, c'est de nous rendre Stéphany. A présent que je connais les crimes de ce scélérat, on ne me persuadera pas qu'il ignore ce qu'est devenu ce jeune homme : cela lui donnera d'ailleurs plus d'activité, plus de zèle à le faire chercher. S'il nous le rend, nous lui promettrons le silence et l'oubli : n'y consentez-vous pas, belle Olivia? - Monsieur.... je vous avoue que la seule passion qui règne aujourd'hui dans mon coeur, c'est le desir de la vengeance ; j'en ai besoin : j'ai tant souffert!..... - Eh, madame, sauvez Stéphany ; faites le bonheur d'une famille qui vous plaint et vous révère ; ce plaisir sera plus doux pour votre coeur que celui de perdre un coupable! - Il est certain, monsieur, que je donnerais mon sang pour voir Coelina heureuse ; mais encore faudrait-il retrouver cette fille de mon ancienne amie! - C'est le moins difficile. L'intendant a mis tous ses gens en campagne ; et peut-être, à l'heure où je parle, nous la ramène-t-on. C'est Stéphany qu'il faut arracher des mains des Truguelins, car ils l'ont ; ne doutez pas qu'ils ne l'aient. - J'ose en être sûre.... Au surplus, mon cher docteur, je vous ai trop d'obligations pour ne pas condescendre à vos moindres desirs ; faites, agissez, ordonnez, j'approuverai tout ; je ratifierai tout ce que vous aurez promis. - Avec cette assurance, je suis tranquille. Permettez, madame, que je vous offre un appartement chez moi, et daignez y rester : je craindrai moins les sourdes tentatives qu'on pourrait faire pour vous forcer au silence. Vous, mon cher voisin, rentrez chez vous, et fiez-vous à ma prudence, au zèle que j'ai de vous être utile, à l'ancienne amitié enfin qui me lie à vous et à vos enfans. Demain matin, Truguelin me verra......

M. Andrevon se tut : Olivia accepta franchement l'asile qu'il lui offrait, et M. Dufour revint chez lui, où Tiennette et Chrystin le mirent au lit ; car il était accablé de douleur et extrêmement fatigué.

Le docteur veut sortir de chez lui ; une femme l'arrête comme il met le pied dans la rue, une femme âgée et très-pauvrement vêtue, qui lui dit, les larmes aux yeux : Eh, monsieur, mille pardons! pourriez-vous m'indiquer en cette ville la demeure de M. Dufour? - De M. Dufour, mon enfant? eh, que lui voulez-vous? - Je meurs de douleur, monsieur, si je ne le vois, si je ne lui révèle un secret important. - Vous m'intéressez ; ce secret concernerait-il Coelina, ou son fils Stéphany? - Monsieur.... pardon.... j'ignore à qui j'ai l'honneur de parler. - A l'ami le plus intime de M. Dufour, au docteur Andrevon : vous en avez peut-être entendu parler? - Quelquefois, monsieur ; mon maître, le pauvre Francisque, m'a fait connaître votre bonté, votre généro... - Que dites-vous, votre maître, Francisque! vous serviez Francisque Humber? - Depuis sa naissance, mon cher monsieur, car c'est moi qui l'ai nourri. - Vous l'avez nourri, bonne femme! Ah! quel triste service vous lui avez rendu là!... Mais vous ignorez peut-être en quel lieu le rencontrer à présent? - Il est vrai, monsieur : depuis un jour, bien fatal, où je fus séparée de lui... - Entrez, ma bonne, entrez, je l'ai chez moi, votre maître ; oui, vous allez revoir Francisque ; mais en quel état, grand Dieux!... mort, presque mort, mon enfant : hélas! il n'a plus que quelques jours à vivre. - Malheureux!... ah, que je le voie, que je ferme au moins ses yeux après les avoir ouverts à la lumière du jour!

Le docteur conduit Perrine à Francisque, qui est hors d'état de la reconnaître. Son délire est effrayant ; le froid de la destruction glace déjà ses membres endoloris ; il ne voit rien, n'entend rien ; la pauvre Perrine le retrouve dans cet état déchirant!... elle pleure, elle se roule sur le lit de douleur où souffre son ami, et son désespoir arrache des larmes au sensible Andrevon. Cet homme généreux répand quelques gouttes d'une liqueur précieuse sur les lèvres du moribond;... il se calme, et bientôt il a assez de raison pour reconnaître sa bonne gouvernante. Comme ses gestes sont expressifs!... comme Perrine recouvre la joie et l'espérance! Le malade paraît desirer d'apprendre comment elle se trouve là, et le docteur prie Perrine de dévoiler la cause de sa fuite de la chaumière.

J'y étais restée seule, répondit Perrine ; mais lorsque j'ai vu Marcan et ses amis accourir vers moi, je me suis sauvée à la hâte, et j'ai bien fait ; car à peine avais-je marché une lieue, que je vis, en me retournant, la chaumière consumée par les flammes. Cette vue accrut ma douleur, et je tombai sans connaissance sur la neige d'un glacier que j'avais monté sans y penser. J'y restai long-tems privée de sentiment ; et, quand je revins à moi, je remarquai un montagnard secourable, qui s'empressait de me rendre à la vie. Je me lève ; impossible de marcher! j'ai cette jambe-ci totalement gelée... Le bon Savoyard me soutient jusqu'au prochain hôpital dans l'Argentière, et j'y suis restée jusqu'à ce jour. Ce n'est que ce matin que, pouvant un peu marcher, j'ai quitté l'Argentière : malgré les avis de tous les gens de l'art, je suis venue jusqu'à la chaumière. O surprise! elle n'était pas brûlée, ainsi que je me l'imaginais ; mais la porte en était fermée à clef. On m'a assuré qu'elle était inhabitée, et qu'on n'y avait revu ni le muet, ni personne de ceux qui me sont chers. Allons, me dis-je, allons trouver M. Dufour, et engageons-le à faire chercher lui-même l'infortuné Francisque? - Comment, interrompit le docteur, comment te flattais-tu, Perrine, que M. Dufour prendrait de l'intérêt à celui qui a déshonoré son frère? - Eh, monsieur... ceci, c'est mon secret... un mot aurait suffi pour cela... mais je ne le dirai à personne, pas même à M. Dufour, puisque j'ai retrouvé mon cher maître. - Perrine, je sais ce que tu veux dire, ce mot... il est relatif à la naissance de Coelina, n'est-ce pas? Il le sait à présent, M. Dufour ; il sait que, dans cette affaire, Francisque fut plus malheureux que coupable. - Enfin, je le revois, ce pauvre homme! O mon Dieu, comme je suis heureuse d'avoir rencontré M. Andrevon là-bas, dans la rue, de lui avoir adressé la parole! On dit toujours : Faute de parler, on meurt sans confession. - Tu m'y fais penser, Perrine : la naïveté de ton proverbe me rappelle que je dois donner à l'infortuné Francisque les dernières consolations de la religion. Reste près de lui ; je cours, je vais chercher un respectable ecclésiastique pour l'assister à ses derniers momens, qui, je l'appréhende, ne sont que trop prochains. Ce malheureux, s'il pouvait parler, on saurait ce qu'il souffre ; mais toutes les ressources de mon art échouent près de lui, et je n'attends son rétablissement, s'il a lieu, que du hasard seul.

Perrine reste près de Francisque, qui lui témoigne sa joie de le revoir, et le docteur revient bientôt, suivi d'un ministre des autels, qui donne le viatique au malade. Olivia est là; elle connaît les malheurs de Francisque, elle pleure, et cette cérémonie lugubre terminée, elle rentre avec le docteur, qui s'efforce de la consoler.

Le lendemain, par l'effet heureux de l'art du docteur et des consolations de la religion, Francisque se porte beaucoup mieux ; il donne même quelque espoir, et M. Andrevon, charmé de ce changement, part pour Servoz, où il va demander un entretien à Truguelin.

Il entre : Truguelin est avec son fils, et frémit, en voyant le docteur qui, lui-même, éprouve quelque émotion. Ah, vous voilà, monsieur, dit Truguelin? eh bien, sommes-nous assez malheureux! impossible de trouver les traces de Stéphany! - Est-il vrai, messieurs? quoi, ce jeune homme?... - Il faut qu'il soit caché dans les entrailles de la terre ; car mon fils a fait des recherches inimaginables. - Pourrais-je vous parler seul, monsieur? - Volontiers : vous avez sans-doute quelque chose d'heureux à m'annoncer? - Je viens combler vos voeux, si vous voulez vous y prêter. - Vous me charmez. Laisse-nous, Marcan : dans un moment tu viendras nous rejoindre.

Marcan se retire, et le docteur remarque que ce jeune étourdi lui lance un regard farouche : il en frémit involontairement, et quand il est seul avec son père, il lui adresse ce discours : M. Truguelin, à mon âge, on a l'expérience des hommes, et si je dois ajouter foi au récit que m'a fait Olivia de ses malheurs, vous m'avouerez qu'il m'est difficile de croire à votre sincérité. - Elle vous a donc raconté?.. oh, des mensonges! des mensonges grossiers, auxquels vous n'avez pu croire. - Il est certain que tant de perversité dans mes semblables est une chose qui n'entrera jamais dans mon esprit.... Quoi qu'il en soit, monsieur, vous m'avez prescrit vous-même de n'ajouter foi qu'à la moitié de son récit, et cette moitié est encore assez forte.... - Trop forte, monsieur, ouï, trop forte sans doute.... mais ne suis-je pas le plus malheureux des époux et des pères?.... Ma pauvre Emmélie, mon cher Olivier, que j'ai perdus à la fleur de leurs ans! - Comment! quels regrets formez-vous là! vous osez parler de ces deux victimes de votre brutalité! - Victimes, Emmélie, Olivier?... qui vous a dit?... - Que vous les aviez assassinés? c'est votre épouse elle-même. - Elle sait?... je croyais qu'elle ignorait... qui donc a pu l'instruire? - Un témoin de vos fureurs. - Je le vois, Michau existe, il a parlé! voilà encore un homme qui peut me perdre. - Oh! le coupable est tôt ou tard dévoilé; et du sein des tombeaux, du creux des rochers, il s'élève des dénonciateurs qui lui font entendre sans cesse ces mots redoutables : Vengeance!.. vengeance!.. - Vous me faites frémir!... homme vertueux et sensible, que faut-il que je fasse, que faut-il donc que je fasse pour arrêter la foudre prête à me frapper? - M'écouter, et suivre mes conseils. - Oh, parlez, parlez? Il me semble, en vous écoutant, que j'entende la voix d'un consolateur, d'un père, d'un Dieu tutélaire!

Truguelin était ému, pâle, tremblant. Andrevon vit qu'il était agité de la terreur des criminels, et il lui adressa ces mots avec force et énergie : Homme barbare, qui vous êtes élancé dans une mer de crimes sans redouter les orages qui amènent le jour de la vengeance, savez-vous que tout est contre vous? savez-vous que la juste punition du coupable est arrivée à pas lents pendant vingt-trois ans, et qu'elle est prête à vous réduire en poudre? Vous avez épousé, abandonné, persécuté Olivia ; Olivia existe ; elle crie : Bigame immoral, séducteur de l'innocence, homme sans foi, qui as abusé de l'autorité supérieure pour expatrier une infortunée, je reviens, et je t'accuse!...

"Dorcan, l'ancien compagnon de tes excès, existe à Chambéry ; mais il est revenu au repentir, à la vertu : il a connu tes complices, les deux Borneilles ; tu lui as fait les aveux de tes crimes ; il en a des preuves, des témoins ; il te crie à son tour : Je t'accuse!...

Michau, témoin de tes fureurs, des forfaits que t'ont fait commettre l'ambition, le libertinage et la cupidité, est prêt à te dire aussi, devant les ministres suprêmes des lois : Epoux barbare, père dénaturé, je t'accuse, je t'accuse!...

Enfin, homme féroce, les dépouilles sanglantes d'Emmelie et d'Olivia, enfermées dans les souterrains d'une chaumière qui t'appartenait ; leurs cadavres décolorés, mais non méconnaissables, sont là qui te feront entendre ces mots lugubres : Meurtrier féroce, assassin furieux, je t'accuse! je t'accuse!... je t'accuse!...

Toute la nature se dressera, s'il le faut, devant toi, pour te plonger dans l'abyme de maux que tu as mérités.... tu frémis!... écoute, sois prudent pour ta propre sûreté; rends-nous Stéphany, et le silence universel couvrira tes forfaits!"

Truguelin, au dernier degré de la terreur, se précipite aux genoux du docteur : Ah, monsieur! s'écrie-t-il, ne m'imposez pas une condition que je ne puis remplir : sauvez-moi, sauvez-moi ; mais n'exigez pas que je vous rende ce jeune homme que je ne possède point, dont j'ignore la destinée ; je vous le jure par tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, Marcan ne l'a point découvert ; c'est la vérité, l'exacte vérité; je l'atteste sur l'honneur! Andrevon, Andrevon! qu'on ne me perde pas, je vous en conjure à genoux, et je vous jure de fuir à jamais ces climats, de vivre repentant, au fond d'une sainte retraite, où j'expierai mes crimes par les plus rudes macérations.

Le docteur examine la lâcheté de ce scélérat terrifié, et il en sourit de mépris. Tu me trompes, Truguelin, lui dit-il ; tu as recours aux grimaces du repentir, et tes traits féroces démentent tes expressions. Tu ne veux que nous engager tous au silence, et tu ne penses pas un mot de ta prétendue conversion. Tu ne sais, dis-tu, ce qu'est devenu Stéphany? Barbare! peut-être est-il dans le séjour éternel qu'habitent Emmelie et le jeune Olivier!.... - Ah, monsieur! quel odieux soupçon! que ma main se dessèche, si elle a consommé un pareil forfait! - Ta main, malheureux! retire-la ; ôte-la de mes yeux : elle est encore tachée du sang de ton fils!.... - Par quelle fatalité faut-il que l'on m'ait cru, lorsque je déguisais la vérité, et que l'on m'accuse, lorsque je suis sincère? - Sort ordinaire des imposteurs! - Comme vous me traitez, monsieur! grands Dieux, comme on me traite! - C'est le commencement de ta punition. (Il se lève.) - Eh bien, on veut que j'égorge sans cesse, que je couvre mes crimes par d'autres crimes! on m'y force!... Et toi-même, vieillard sévère, intraitable, tu ne crains donc pas que cette main, habituée au sang, n'aille chercher ton coeur inflexible? - Tu peux m'immoler ; je suis sans défense, et chez toi.... mais d'autres sont là pour me venger, et l'expérience a dû te corriger de commettre des crimes inutiles. - Tremblez! je vous poursuivrai tous ; aucun de vous n'échappera à ma fureur, et j'amoncelerai vos cadavres avec l'oubli de mes crimes dans les entrailles de la terre.

Truguelin parcourait l'appartement en furieux, et le docteur commençait à craindre pour ses jours : il se hâta de calmer cet insensé. Truguelin, lui dit-il froidement, est-il bien vrai que vous ne pouvez nous rendre Stéphany? - Eh! s'il était en ma puissance...... - Est-il bien vrai aussi que votre fils n'a point attenté à ses jours? - Il ne l'a point rencontré; voilà cent fois que je vous le répète. - Eh bien, promettez-moi, si vous en recevez des nouvelles, de me les faire parvenir, et je vous promets à mon tour de ne rien négliger pour vous rendre la tranquillité. - Vous êtes un homme d'honneur ; je vous donne ma parole, et je reçois la vôtre : ouï, je vous jure que rien ne me coûtera pour faire de nouvelles recherches de Stéphany ; mais aussi, suspendez les coups qu'on veut me porter. Vous voyez mes remords : c'est la première fois que j'en éprouve ; et je croyais impossible qu'ils pussent entrer dans mon coeur : mais il est un moment où l'on ne se fait plus illusion. Le voile est déchiré; je vois mon coeur dans toute sa noirceur : oh! qu'il est affreux!.... M. Andrevon, permettez-moi de vous voir ; venez souvent consoler un coupable : c'est le devoir le plus saint d'un honnête homme. La nature de votre philosophie m'assure de votre discrétion, de votre bonté à me servir. L'excès de la vertu mène à l'excès de l'indulgence ; et, ô rapprochement bizarre! l'homme vicieux qui se repent n'a pas de confident plus sûr, d'ami plus zélé que l'homme de bien!

Le docteur regarda ce misérable avec pitié, et le quitta, au grand étonnement de Marcan, qui, voyant son père troublé, s'apprêtait à demander à M. Andrevon, s'il lui avait fait quelqu'insulte? Truguelin imposa silence à son fils par un seul regard ; et le docteur, ravi d'être sorti de ce repaire dangereux, se hâta de revenir à Sallenche, où il raconta à Olivia la scène violente qu'il avait eue avec son époux. Olivia et M. Dufour qui survint, furent d'avis de ne pas se fier du tout au prétendu repentir, ni aux belles promesses de Truguelin : en conséquence, il fut convenu qu'on frapperait les grands coups, et que le docteur irait, accompagné d'Olivia, demander à l'intendant un ordre d'arrêter Truguelin et son fils. En attendant, les surveillans les plus habiles furent mis en campagne ; et le docteur, ainsi qu'Olivia, se proposèrent de ne point sortir seuls, ainsi que de faire la plus grande attention aux mets qu'on leur servirait, quelque confiance qu'ils eussent en leurs domestiques.

M. Dufour apprit enfin que ce Francisque Humber, contre lequel il était si courroucé avant le récit de madame Senneville, était pour ainsi dire mourant chez le docteur ; et, quoiqu'il dût le plaindre, il eut encore la dureté de refuser de le voir. Que voulez-vous, dit-il au docteur qui le blâmait de tant d'opiniâtreté; c'est à cet homme-là que je dois tous mes malheurs ; puis-je le voir d'un bon oeil? Non ; tant que je n'aurai pas là près de moi mon Stéphany, et même Coelina, envers qui ma rigueur a été bien extrême, je ne pourrai prendre aucun intérêt à ce malheureux muet, qui nous aurait évité à tous bien des maux, s'il se fût fait connaître plutôt, et surtout s'il m'eût confié ses aventures. Jusques-là, qu'il reste chez vous, qu'il se passe de ma visite. Vous êtes un homme rare, vous, un ami bien étonnant! à la bonne heure ; vous avez plus de vertu que moi, celle sur-tout de l'indulgence. Eh! que m'importe à moi qu'un homme me rende malheureux par sa faute ou involontairement? Ses chagrins, ses grands regrets n'adouciront pas les miens, et je ne m'intéresserai jamais à qui fera couler mes larmes ou celles de ma famille. Avec tout cela, j'en reviens toujours à mon principe : on ne voit dans le moude que de pauvres malheureux par leur faute ; et celui-là est de ce nombre. - Et vous, mon ami? - Moi aussi, mon ami ; sans doute, je le suis à présent : tout cela ne serait pas arrivé, si je ne m'étais pas laissé emporter par un mouvement trop prompt de violence et d'indignation. Mais aussi, on m'apprend que Coelina est l'enfant de l'adultère : il fallait donc que je trouvasse cela charmant? - Oh, charmant! - Je devais dire apparemment : Ha, ha! c'est singulier, mais c'est égal ; mon frère fut une dupe, sa femme une femme sans moeurs ; mais c'est égal, mariez-vous toujours, mes enfans : comment donc? au contraire, je suis charmé d'avoir dans ma famille la fille d'un inconnu ; c'est beaucoup d'honneur pour moi!.... Voilà les sottises qu'il me fallait débiter sans doute? - Eh mais, qui vous demande tout ce fatras de niaiseries? exigeait-on que vous fussiez ravi, charmé, enchanté? Non, sans doute ; mais on pouvait desirer de votre part plus de raison, plus de retenue, plus de tendresse enfin pour Coelina que vous avez élevée, et moins d'emportement. - Eh bien, je suis comme cela, moi : j'ai de l'honneur ; j'ai ce malheur-là. - Voilà les hommes : s'ils s'accusent de quelques torts, ils assaisonnent leurs aveux de mille sophismes, pour donner à ces torts-là la plus grande raison du monde. Allez, mon voisin, vous êtes bien de l'étoffe des autres hommes! - Eh! qui n'en est pas? - Oh! vous avez raison.

M. Dufour rentra chez lui, où il fut étonné de voir Tiennette s'approcher de lui la larme à l'oeil, et tenant le coin de son tablier pour essuyer ses pleurs. Eh, bon Dieu, Tiennette! dans quel état te voilà! qu'as-tu donc? - Rien, monsieur...... c'est que je suis fâchée de quitter monsieur. - De me quitter? - Ouï, monsieur ; je vous prie de me donner mon congé, et de me permettre de partir tout de suite. - Comment! tu sors de chez moi? que t'ai-je donc fait pour mériter cet abandon? - Rien.... Monsieur a toujours eu bien des bontés pour moi ; mais..... c'est que..... (elle sanglotte) j'ai retrouvé mon mari. - Et tu pleures en me disant cela? Cette découverte-là te fait donc bien de la peine? - Au contraire, monsieur (elle sanglotte plus fort) , ça me fait une joie étonnante. - Ton mari, dis-tu? je ne savais pas que tu fusses mariée. - Vraiment, je ne l'avais pas dit à monsieur ; mais il y a quatorze ans que je le suis : je n'ai été qu'un an avec lui. - Et tu l'as retrouvé? - Ouï; je viens de recevoir une lettre que je vais lire à monsieur : il verra si je puis faire autrement que de le quitter. Cela me fait de la peine, à cause que monsieur est dans le chagrin. - C'est pour cela que tu m'en fais davantage? - Oh! c'est malgré moi, monsieur ; écoutez, écoutez ce qu'on m'écrit.

Nous reviendrons à cette lettre que Tiennette va lire à M. Dufour. Retournons à Coelina, qui quitte la chaumière de son père, pour aller avec sa mère et le bon Michau consulter sur son sort le vénérable hermite de la vallée Rosée. Elle va courir bien des aventures, notre Coelina ; et, si son sort et ses malheurs ont touché mon lecteur, je me fais un plaisir de ramener son attention sur cette intéressante créature.

FIN DU QUATRIEME VOLUME.

Tome 5 Chapitre 1

Tome cinquième

"La cloche sonne l'heure de l'hospitalité pour les voyageurs fatigués ; et c'est dans cette maison que le sort se plaît à réunir des infortunés de toutes les contrées.... Qui devons-nous y rencontrer?

TRISTAN-SANDY.

L'aurore avait fui devant le père du jour, la rosée avait rafraîchi les végétaux, et déjà les premiers rayons du soleil donnaient aux manteaux de neige des glaciers le vif éclat du diamant : mille feux étincelaient sur les monts voisins, et les oiseaux chantaient en choeur la naissance d'un beau jour. Coelina donne le bras à sa mère Isoline, et Michau accompagne ces deux infortunées, en portant leur léger bagage. Coelina frémit au moindre bruit qu'elle entend ; elle s'imagine voir à tout moment les sbires du despotisme l'arracher des bras d'Isoline, pour la plonger dans une dure captivité; elle témoigne ses craintes à Michau, qui lui répond toujours avec sa gravité ordinaire : Je crois que mademoiselle a tort de s'inquiéter : si mademoiselle était restée dans la chaumière, oh! je craindrais que mademoiselle n'y fût surprise ; mais nous l'avons quittée sagement ; nous prenons des chemins détournés, nous allons dans une ville déserte, nous suivons des sentiers que des chevaux ne peuvent parcourir ; il est donc probable que les archers ne pourront nous découvrir ; et si mademoiselle s'inquiète encore, je prendrai la liberté de lui dire qu'elle a le plus grand tort. - Cependant, Michau, s'il est écrit là-haut..... - Oh! voilà mademoiselle avec ses écrits! elle pense apparemment que la providence tient registre des événemens de la vie, comme le maître d'une hôtellerie inscrit les voyageurs. Eh! qu'est-ce que la providence a besoin de classer ainsi ses volontés? pourquoi se ferait-elle un mémorial de ce qu'elle veut qui arrive? est-ce qu'il lui est nécessaire de régler nos destinées, de nous mener à la lisière comme les petits enfans, et de ne nous faire faire qu'autant de pas qu'il lui plaît que nous fassions? Eh, mon dieu, notre sort est bien entre nos mains ; c'est nous qui le réglons, qui le rendons dur ou heureux ; notre calamité, comme notre félicité, tout vient de nous, et c'est notre prudence qui hâte ou précipite le moment du malheur. Voilà deux routes, par exemple ; si nous prenons celle ci, on nous y égorgera ; si nous suivons l'autre, nous arrivons sains et saufs. Y a-t-il quelqu'un, une voix même intérieure qui nous crie de nous acheminer dans celle-ci plutôt que dans celle-là, et ne sommes-nous pas libres du choix? Mais, me répondrez-vous, j'ignore que le bonheur ou le malheur m'attendent sur ces deux routes, et si je prends la mauvaise, c'est la fatalité, le sort, mon étoile qui m'y poussent : erreur! c'est souvent l'imprévoyance, l'irréflexion qui nous guident : c'est que nous n'examinons pas d'avance si cette route est plus coupée que l'autre par des précipices, des rochers ou des forêts. Suivez toujours un chemin plat, uni, qui offre à vos yeux un but au bout de son extrémité, et vous aurez moins de sujets de craindre. En un mot comme en cent, je n'accuse jamais le sort, mais l'étourderie, la témérité, l'inconséquence des hommes ; et lorsqu'il m'arrive malheur, je ne crie point après les étoiles qui n'en peuvent mais ; je m'accuse seulement, et je me dis : C'est ma faute, j'ai eu tort, très-tort, le plus grand tort.

Coelina n'adoptait point du tout la philosophie peu convaincante de cet original ; elle ne lui répondit point, et s'occupa de consoler sa mère, qu'elle voyait livrée à un sombre désespoir. Cette chaumière, lui dit-elle, ce chalet que nous quittons appartient à mon père ; il l'a habitée plus de deux ans. - Tu me l'as déjà dit, ma fille, et je gémis d'avoir été si près de mon amant sans que lui, ni moi, nous nous en soyons doutés. Est-ce qu'il n'entendait pas, comme tout le monde, le bruit continuel que je faisais avec mon cor et ma clochette? - Il l'entendait, ma mère ; mais faible de tête et d'esprit, entouré de gens peureux ou ignorans, il n'est pas étonnant qu'il n'ait pas cherché à en découvrir la cause. Il vous croyait d'ailleurs dans le tombeau ; et, en supposant qu'il pensât que quelque malheureux implorait son secours, il ne songeait point à le sauver ; il était trop pénétré de ses propres infortunes : mais hâtons-nous d'avancer ; j'aperçois là-bas des hommes attroupés ; leur aspect me fait trembler. - Que mademoiselle se rassure, reprit Michau, ce sont des pâtres qui conduisent leurs troupeaux sur les penchans des collines. - Comme le ciel est pur! ah! que mon coeur n'est-il aussi tranquille que la nature! - Il est innocent, mademoiselle ; il doit jouir de la même sérénité. Cependant mademoiselle est bien agitée : je vois qu'elle se soutient à peine!.... Voilà un ruisseau ; mademoiselle voudrait-elle boire un peu de cette eau limpide? - Non, Michau, non, marchons ; je ne me croirai en sûreté que lorsque je me verrai chez le vénérable hermite de la vallée Rosée. - Mademoiselle y sera plus rassurée en effet, à moins que nos pas n'y soient suivis. - Le penses-tu? - Je ne le crois pas. J'ai d'excellens yeux ; je regarde au loin dans ces vastes campagnes, et je n'y vois que des agriculteurs qui ne pensent pas à nous. - Qu'ils sont heureux! A l'abri des passions des hommes, ils n'en connaissent point les excès ; il n'y a chez eux ni victimes ni tyrans. - Aussi restent-ils toujours dans l'indigence. - L'indigence paisible n'est-elle pas préférable à l'opulence agitée, toujours avide de richesses? - Oh, ouï! mademoiselle a bien raison.

Tout en s'entretenant ainsi, nos trois amis quittent la droite de l'Argentière ; ils côtoyent la grange de Trélafin, et entrent bientôt dans le délicieux vallon du Tour, au bout duquel est la vallée Rosée. Ils y arrivent, et découvrent l'hermitage presque suspendu sur une chute d'eau qui va au loin arroser les gras pâturages et les végétaux nourriciers. Ils montent une espèce de sentier dont quelques marches sont taillées dans le roc, au pied de la haute montagne qui couronne l'hermitage, et ils entrent enfin dans cette sainte chaumière. Le vénérable hermite y lisait avec attention un livre de piété. Il lève les yeux, et remarquant deux femmes accompagnées d'un simple montagnard, il leur adresse ces mots : Qui ose interrompre mes exercices religieux? qui entre ainsi brusquement dans cette pieuse solitude? - Mon père, répond Coelina, pardon, mille fois pardon si.... - Approche, ma fille ; as-tu besoin des consolations de la pénitence? aurais-tu outragé ton créateur? voudrais-tu te reconcilier avec lui? - Mon père, nous ne croyons pas avoir péché, et cependant la colère divine nous poursuit! Vous voyez deux infortunées qui n'ont plus de recours qu'en vos prières et en vos saints avis. Vous vous rappelez, mon père, qu'il y a quelques jours que cet homme vint vous prier d'allumer les flambeau de l'hymen pour deux jeunes amans du Montanvert? - Ouï, je reconnais ce montagnard. J'avais suivi ses volontés : l'autel était paré, le bandeau nuptial y brillait, et les fleurs qu'émaillent les prairies décoraient déjà mon champêtre asile..... - Qui a pu vous empêcher de venir? pourquoi ai-je été forcé d'éteindre les feux que j'avais allumés? - Le malheur, ô mon père!.... la torche des furies est venue éblouir nos yeux délicats. Mon amant fut séparé de moi par des barbares qui le couvrirent de blessures ; et j'ai versé autant de larmes qu'il coule de gouttes d'eau dans cette source où vous vous désaltérez. - Jeune infortunée!.... quelle est cette femme? - C'est ma mère, c'est la malheureuse Isoline des Echelettes, dont peut-être vous avez entendu parler. - Que dites-vous? elle, Isoline! Grands Dieux! je la croyais dans la nuit du trépas. - Elle n'existait plus en effet pour le monde. Vivante, elle habitait les tombeaux, et ce n'est que d'hier que j'ai eu le bonheur de l'en arracher. - O Isoline!.... ai-je deviné le nom du barbare qui vous a persécutée, et n'est-ce pas l'infame Trugulin? - Lui-même ; mais comment savez-vous... - Asseyez-vous, mes enfans ; acceptez ce laitage, ces fruits, et daignez m'écouter..... Je fus vicieux autrefois, et c'est l'excès du vice qui m'a conduit à l'extrême vertu.....

Isoline, Coelina et Michau regardent avec étonnement ce vieillard qui connaît leurs malheurs. Ils acceptent les mets simples qu'il leur offre, et l'hermite continue : Mon nom va vous faire frémir d'horreur, mes amis ; mais je dois vous le dire, et vous apprendre que j'eus autrefois le bonheur d'être utile à votre enfance. Vous voyez en moi Dorcan de Chambéry, ce coupable correspondant du coupable Truguelin.... C'est la première fois que ce mur sacré est frappé de ce nom méprisable ; que ce soit la dernière, et que mon secret reste à jamais enseveli dans votre sein. Oui, je suis Dorcan, l'ancien ami de votre frère, autrefois le jeune compagnon de ses excès, l'agent complaisant de ses crimes. Il m'avait compromis dans plusieurs affaires sérieuses ; je voyais que les loix réclamaient deux coupables ; le bandeau de l'erreur tomba de mes yeux ; je vis mon ame à nu ; elle était affreuse. J'implorai le secours de la pénitence, et le ciel ne m'abandonna pas... il toucha mon coeur, m'appela au culte de ses saints autels, et mon ame épurée y vola toute entière. - Qui a donc pu produire cet heureux changement? - Vous allez l'apprendre ; écoutez-moi.

"Fils d'un banquier de Chambéry, auquel je succédai par la suite, jeune encore, je connus Truguelin, et son goût pour le libertinage se rapprochant parfaitement du mien, je devins son ami inséparable. Ensemble, nous fûmes la honte des moeurs et l'effroi des pères de famille. Après avoir entassé séductions sur séductions, il devint amoureux de la belle Olivia d'Orby ; quand je dis amoureux, j'entends qu'il desira abuser de son innocence, et qu'une fois ses voeux accomplis, il s'en dégoûta ; telle était l'ame de ce scélérat. Il avait épousé secrètement Olivia : bientôt la soeur de cette belle personne, Emmelie, devint sa seconde victime ; et pour l'avoir, il fit empoisonner son père par un Borneille, autre misérable de notre société. Les mariages ne coûtaient rien à Truguelin ; il avait affaire à des beautés vertueuses, qui exigeaient les noeuds de l'hymen ; et, forcé de consentir à leurs voeux, il espérait se débarasser successivement de ses femmes, effacer même jusqu'aux traces de ses crimes. Il était trop adroit pour les commettre, lui ; c'était ce Borneille, coquin subalterne, qui était chargé des assassinats, et qui s'en acquittait à merveilles. Pendant ce tems, seul à Chambéry, et mûri par l'expérience, je commençais à rougir de ma correspondance, et je ne la continuais avec Truguelin que parce qu'elle me procurait le moyen de veiller sur les talens et sur l'éducation de sa soeur Isoline, qu'il avait mise en pension près de moi. Olivia me vit ; elle me pria de lui donner des nouvelles de son séducteur : je reçus Olivia très-mal, et je ne la revis plus.

Cependant, j'avais fait connaissance de Pauline Desrives, que je brûlais d'épouser. Je rougissais de mes torts, et je desirais les réparer en entrant dans la classe des honnêtes gens. Truguelin vient à Chambéry ; il voit Pauline, et se propose de la séduire. J'ignore ses projets ; et, pour commencer ma conversion je signifie à Truguelin que les liens de notre ancienne amitié sont rompus, et que je le prie de ne jamais me revoir. Il me témoigne de l'humeur et se retire. Je savais qu'il ne venait à Chambéry que pour y chercher sa soeur, et la conduire au baron des Echelettes, dont il desirait l'alliance. Truguelin m'avait même raconté déjà, en riant, les malheurs d'Olivia, ainsi que le meurtre d'Emmelie, et c'était dès-lors que je lui avais voué la haine la plus prononcée et le mépris le plus profond.

Je le crois parti enfin ; je m'imagine être débarrassé d'une liaison dangereuse ; je retourne chez ma belle Pauline ; je la trouve dans les larmes. Qu'avez-vous, Pauline? - Dorcan, mon cher Dorcan, mon père veut me sacrifier. - A qui? - A un seigneur français qui voyage ici pour son agrément. Il m'a vue, il m'aime, dit-il ; il me demande à mon père, et mon père lui donne son consentement. - Pauline, quel est cet homme? - C'est un marquis de Vieux-vil, un homme que personne ne connaît. - Et cet homme doit t'épouser? - Mon père l'emmène demain avec moi à sa terre des Elites, et c'est là qu'il veut que notre hymen se célèbre. - Pauline, il faut te soustraire à ce coup d'autorité. Consens à devenir mon épouse, et suis-moi. - Si mon amant me proposait de manquer à tous les devoirs, je mépriserais mon amant ; mais si c'est mon époux qui m'ordonne de le suivre, je le suis!....

Pauline monte dans ma voiture ; je la conduis à une ferme isolée qui m'appartient, et je l'épouse secrètement. Cependant nos démarches ont été épiées. A peine avons-nous prononcé le serment de ne jamais nous séparer, qu'un particulier se présente ; c'est le père de Pauline. Nous frémissons!.... M. Desrives apprend qu'un noeud sacré unit sa fille à moi ; il devient furieux, nous donne sa malédiction, et se retire.

Quelques années s'écoulent ; je vis heureux avec ma Pauline, qui habite toujours la ferme où nous vîmes s'élever l'autel de notre hymen. Un jour, jour fatal!... je quitte Chambéry assez tard, je vole à l'asile champêtre qu'habite mon épouse. J'entre ; des cris affreux frappent mon oreille attentive : je pénètre dans une pièce dont un homme s'échappe soudain : je veux courir après cet étranger ; mais un tableau douloureux arrête mes pas... Mon épouse est baignée dans son sang. Dorcan, me dit-elle d'une voix expirante, ce misérable marquis est revenu ; il a voulu déshonorer ton épouse, et, nouvelle Lucrèce, j'ai préféré la mort à l'infamie ; ce fer que j'ai plongé dans mon sein....

Elle ne peut en dire davantage ; elle expire!... Pendant ce tems, le séducteur, qui a eu le tems de fuir, traverse la campagne sous mes yeux, et je reconnais Truguelin!.... Monstre! lui criai-je, que ne puis-je laver dans ton sang.... Il me répond : Sois prudent, Dorcan, et réfléchis! Songe que l'aveu de notre conduite commune peut te perdre avec moi!...

Il fuit, et je tombe dans le plus violent désespoir. Je ne sais comment on put m'empêcher de m'arracher la vie ; mais, revenu à moi, je formai soudain le projet de me confiner dans quelque retraite solitaire. Ce fut à cette époque que le jeune Olivier, fils de la malheureuse Olivia, vint me voir avec un fidèle serviteur. - Avec moi, interrompit Michau? - Ouï.... En effet, je crois te reconnaître. Tu accompagnais ce jeune homme à qui je dévoilai tous les crimes de son père. Je ne lui dévoilai que ceux qui concernaient sa famille : le dernier m'étant personnel, je n'en parlai point. Quelque tems après, j'entrai dans une abbaye de Bernardins, dont je devins prieur par la suite. C'était ce que je desirais ; car, ayant obtenu de mes supérieurs la permission de fonder un hermitage, je vins m'établir ici, où j'apportai les restes inanimés de mon épouse. Ils sont là, là, sous cet autel de verdure, dans une tombe que j'ai creusée moi-même dans le roc. Depuis six ans, je l'arrose journellement de mes larmes ; depuis six ans, je vis ici retiré, sous le nom de père André, étranger à tous les mortels. J'y vis des aumônes de mon ancien couvent, et des bienfaits des personnes charitables qui ont recours à mes pieuses consolations. Je ne suis plus Dorcan ; j'ai dépouillé le vieil homme ; et il semble que le ciel ait justifié pour moi la parabole qui dit qu'il y a plus de joie, dans le paradis, pour un coupable qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. La foudre, qui mutile les rochers voisins, a jusqu'à présent respecté ma chaumière. Sans me piquer de l'art de la divination, je perce souvent les voiles de l'avenir ; et, soit profondeur de jugement, soit inspiration prophétique, je prévois des événemens que le sort justifie. En un mot, en me rapprochant du ciel, j'ai perdu une partie de la grossièreté de mon enveloppe mortelle, et je ne vois plus ma vie passée que comme un précipice derrière moi, et dont je mesure en frémissant la profondeur. Voilà ce que je suis devenu, mes amis ; et si le ciel m'a accordé une faveur bien rare, c'est celle de vous revoir tous aujourd'hui!"

Isoline et Coelina se prosternèrent aux pieds de ce pécheur converti, et Coelina lui demanda qu'il voulût bien exercer en sa faveur le talent qu'il avait de prédire l'avenir. Père André y consentit ; mais Isoline, croyant qu'elle devait lui raconter ses malheurs et ceux de sa fille, voulut l'interrompre pour lui en faire le récit : A quoi pensez-vous, ma fille? lui dit ce solitaire : ne savez-vous pas que tout ce qui s'est passé sur la terre, depuis ma conversion, doit m'être absolument étranger? Je ne veux rien apprendre des vices de la société. Je ne veux m'entretenir que du ciel et des vertus de ceux qui l'honorent. Laissez là vos aventures ; je veux les ignorer, et je souffrirais trop si votre récit réveillait mes remords. Laissez-moi prier.

L'hermite s'agenouilla au pied de l'autel de verdure, et nos amis respectèrent son pieux recueillement. Il fut près d'une heure en méditation. Il se leva ensuite, prit nos amis par la main, les conduisit au bord d'un petit ruisseau, y jeta du sel ; puis, regardant couler la source, il s'écria avec un ton prophétique : O bonheur! encore une ame qui retourne au Seigneur ; mais le Seigneur repousse cette ame pécheresse : l'enfer s'ouvre, elle s'y engloutit!.... Qui retrouve-t-elle? une ombre sanglante! c'est son sang.... Ce misérable s'est fait justice... Paix! n'entendez-vous pas une cloche funèbre?... Ne voyez-vous pas cette église, ce monastère hospitalier?... Il devient l'asile de l'amour malheureux.... de la piété filiale.... Pour qui ces flambeaux qu'on allume? Sont-ce les torches de la discorde? Non, ce sont les flambeaux de l'hymen éteints déjà deux fois par les furies.... Mais quelle vapeur fétide vient obscurcir leur clarté?.... Dieu! la nature est en deuil.... Ce malheureux qui expire, il était mort trop de fois!...

L'hermite se tut, et une sueur froide glaça ses membres affaiblis ; il tomba sur la terre, et ne put que prier mentalement. Isoline et sa fille, aussi éclairées par ses prophéties qu'on l'était jadis par les oracles des anciens, se regardèrent, et ne purent rien concevoir à tout ce qu'il venait de dire. Il sortit de sa rêverie, et, reconduisant nos amis à l'hermitage, il écrivit ; puis, donnant une lettre cachetée à Coelina : Allez, ma fille, lui dit-il, conduisez votre mère à la sainte communauté qui avoisine l'hospice Saint-Bernard ; vous y retrouverez le bonheur. Cette lettre, que vous montrerez au frère gardien, vous ouvrira cet asile de piété, où le ciel m'apprend que vos maux finiront.

Coelina prit la lettre, salua l'hermite, et le quitta avec Isoline et Michau. Isoline faible, souffrante, ne pouvait prononcer un seul mot ; sa tête était aliénée : elle soupirait, regardait le ciel, et sa fille s'aperçut qu'elle était atteinte de la funeste maladie de l'idiotisme, que les eaux des glaciers rendent si commune dans cette province. Coelina et Michau, désespérés de cette fatale découverte, convinrent de se rendre au couvent que leur avait indiqué l'hermite, et dès ce moment ils en prirent la route. L'hermite leur assurait qu'à l'hospice Saint-Silfride tous leurs maux finiraient. Quelque peu de confiance qu'on dût avoir en des prophéties vagues et non appuyées de preuves, nos voyageurs ne risquaient rien de se réfugier dans cet hospie, où ils avaient entendu dire que les loix n'avaient aucune action sur ceux qui s'y retiraient : c'était déjà beaucoup pour Coelina, qui tremblait à tout moment de rencontrer les satellites de l'intendant, ou de tomber dans les mains des agens des Truguelins. Coelina et Michau avaient entendu raconter des choses étonnantes de cet hospice : on leur procurait les moyens d'y être bien reçus, ils devaient en profiter. En conséquence, ils se mirent en route ; mais, privés de toutes ressources pour subsister, il fut convenu entr'eux que Michau, conduisant Isoline par la main, intercéderait les ames charitables, et mandierait de légers secours jusqu'à leur arrivée à l'hospice. O situation déplorable pour Coelina! elle qui s'était vue, quelques-tems avant ; propriétaire d'une fortune considérable ; Coelina, élevée dans l'aisance, va promener aujourd'hui sa malheureuse mère, en demandant aux voyageurs le pain de la commisération, l'aumône de l'affreuse indigence!... Mais que ne peut la piété filiale!...

Michau ne voulait pas abandonner ces infortunées ; il ne pouvait travailler en marchant ; il consentit à tout. Suivons donc ces êtres intéressans dans le voyage pénible et douloureux qu'ils vont entreprendre, et voyons quels événemens leur ménage encore le ciel qui semble épuiser sur eux sa colère!

Il était presque nuit, lorsque notre petite caravane quitta l'hermitage de la vallée Rosée. Elle était déjà loin du village du Tour, et desirant gagner le Trient, par le chemin le moins fatigant, quoique le plus long, elle arriva à Poya, où elle passa la nuit. Le lendemain, ils traversèrent la vallée de Valorsine et la tête Noire, gorge fort obscure, dans laquelle ils admirèrent la chûte superbe de l'Eau-noire, rivière qui descend du Buent, et va former ensuite la chûte de Pissevache, chûte considérable, et l'une des plus belles de la Suisse. La rivière qui la forme, après avoir coulé quelque-tems sur un plan très-incliné, tombe d'un rocher élevé d'environ trois cents pieds : cet aspect est superbe, sur-tout du côté opposé au Rhône.

Isoline était si faible, qu'elle ne pouvait faire beaucoup de chemin : il fallut aller coucher au village de Trient. Cet endroit est moins un village qu'un hameau : la vallée y est riante ; séparée du monde entier par de hautes montagnes, les unes de glace, les autres tapissées par des forêts noires, on ne sait de quel côté en sortir. Le fond de la vallée de Trient est terminé par une montagne de glace peu difficile à gravir : elle est cependant peu connue des voyageurs : on y voit des Chamois et des Bouquetins qui y arrivent par la chaîne du col Ferer.

Le Chamois est un animal très-craintif, et par conséquent fort attentif sur ce qui peut lui nuire. Les Chamois vont communément par troupeaux de vingt ou trente ; et, tandis qu'ils paissent, l'un d'eux fait sentinelle sur une des hauteurs voisines, et est relevé par un autre, de quart-d'heure en quart-d'heure. Le factionnaire regarde sans cesse autour de lui avec un air d'inquiétude et de grande attention ; et, quand il soupçonne le moindre danger, il avertit le troupeau par un cri aigre : tous décampent aussitôt à la suite l'un de l'autre. Le Chamois se nourrit de différentes sortes d'herbes, et principalement de la plante alpine, appelée lichen rangiferinus , qui, en plusieurs endroits, couvre les sommets et les flancs des montagnes. Pour trouver cette nourriture dans l'hiver, ces animaux imitent le procédé du Rêne de Laponie, grattant la neige avec les pieds de devant, et la dégelant fréquemment par la chaleur de leur haleine, pour la forcer à découvrir la plante ; mais, lorsque l'épaisseur ou la dureté de la neige les empêchent de remuer la terre pour y chercher le lichen, ils broutent les branches des jeunes sapins. Dans l'été, le corps du Chamois est d'un brun jaunâtre, et le dessous de sa gorge est presque blanc : alors son poil est court et doux. En hiver, il devient long et d'un brun foncé, assez semblable à celui de l'Ours, ce qui le défigure entièrement. On en a trouvé aussi, mais bien rarement, qui étaient mouchetés et de différentes couleurs ; et dernièrement on en a tué, sur l'Engelberg, un qui était tout blanc. A tout autre égard, il était comme un Chamois ordinaire, et c'est un problême de savoir s'il était né blanc, ou si cette couleur était en lui l'effet de la vieillesse, Linnée a classé le Chmois dans l'espèce du Bouc, sous le nom de Rupicapra, ou Chèvre des montagnes. Il ne connaissait pas assez les Antelopes pour en former une classe, comme l'a fait Pallas, qui y a judicieusement placé ce quadrupède. L'exemple de Pallas a été suivi par Pannaut, et les zoologistes qui sont venus après lui.

Comme le Bouquetin est extrêmement rare, et qu'il n'habite que les lieux les plus élevés et les plus inaccessibles des montagnes, peut-être le lecteur sera-t-il curieux de connaître cet animal singulier. Ce quadrupède, qui a été découvert dans le quinzième siècle, dans le pays des Grisons, se trouve plus particulièrement aujourd'hui sur la chaîne des montagnes qui s'étendent depuis le Dauphiné jusqu'aux confins de l'Italie, en traversant la Savoie, et sur-tout la pointe des Alpes, voisine du Mont-Blanc, la plus élevée de toutes. Le mâle est plus gros que le Bouc domestique ; mais il lui ressemble beaucoup par sa forme extérieure ; sa tête est petite en proportion de son corps ; son museau est épais et un peu arqué. Ses yeux sont grands, ronds, pleins de feu et de vivacité; ses cornes noirâtres, grosses, et, quand elles ont atteint leur dernier degré de crue, elles pèsent jusqu'à seize et dix-huit livres, sont applaties par-devant, rondes par-derrière, et portent une ou deux lignes longitudinales en forme d'arrêtes, et plusieurs autres transversales, qui, à mesure qu'elles s'approchent de la pointe, cessent d'être aussi bien marquées, et ne forment plus que des noeuds ; elles sont de couleur brune. Sa barbe est longue et d'un brun jaunâtre ; ses jambes minces, ses sabots courts, creux en-dedans, et terminés en-dehors par un bord saillant, comme ceux du Chamois. Son corps est court, gros et fort ; sa queue courte, rase au-dessous, et couverte au-dessus de longs poils blancs à leur racine et sur les côtés, noirs au-dessus et à la pointe. Il a le poil du corps long, de couleur cendrée ; et l'on y remarque quelques poils blanchâtres. L'épine du dos est marquée par une ligne noire dans toute sa longueur, et il a une tache noire au-dessus du genou, et une autre au-dessous. Cependant la couleur de cet animal, comme celle de tout autre, doit nécessairement différer, suivant son âge et les lieux qu'il habite.

Les Bouquetins paissent, dans la nuit, dans les bois les plus élevés ; mais, dès que le soleil commence à dorer la cime des montagnes, ils quittent les pays couverts, et montent, en broutant, jusques sur les pics les plus hauts. Ils aiment à courir sur les flancs des montagnes exposées au midi, et se couchent dans les endroits, voisins du sommet, les plus susceptibles de recevoir de la chaleur. Lorsque le soleil a fait plus des trois quarts de sa course, ils recommencent encore à paître en descendant vers les bois, où ils se retirent, quand ils redoutent la neige, et restent tout l'hiver. Les Bouquetins se rassemblent quelquefois en troupes de dix, douze ou quinze, mais plus souvent en moindre nombre. A mesure qu'ils avancent en âge, ils recherchent davantage la solitude ; ils s'accoutument aussi peu-à-peu à résister aux plus grands froids, même à vivre entièrement seuls. Le cri ordinaire du Bouquetin est une espèce de sifflement aigre et court, assez semblable à celui du Chamois, mais qu'il prolonge moins. Quelquefois il fait un bruit approchant du ronflement, sur-tout quand ses petits bêlent.

On chasse le Bouquetin vers la fin de l'été et en automne, c'est-à-dire pendant les mois d'août et de septembre, époque à laquelle il est dans son meilleur état d'embonpoint. Il n'y a que les montagnards qui fassent cette chasse, vu qu'elle exige non-seulement que l'on puisse sans terreur voir au-dessous de soi les précipices les plus affreux, mais encore de l'adresse et un pied sûr pour franchir les passages dangereux et difficiles : il faut être bon tireur, et d'une constitution assez robuste pour supporter la faim, le froid et les fatigues qui sont inséparables de cet état. Les plus déterminés chasseurs de Bouquetins sont ceux qui vivent dans les montagnes du bas Vallais : j'en citerai pour exemple les habitans du Servan, village situé dans un lieu presque sauvage et tout-à-fait pittoresque, à quatre lieues de Volorsine, et à deux ou trois de Martigny. Ces excellens chasseurs, lorsque les Bouquetins ont quitté leurs montagnes, vont quelquefois les poursuivre jusques dans la vallée d'Aost. Deux ou trois chasseurs s'associent ordinairement pour ces dangereuses expéditions, et se munissent de carabines et d'un petit sac qui contient leurs provisions. Ils passent la nuit sur des rochers d'une hauteur prodigieuse, où ils se construisent une misérable cahute de gazon, et dorment sans feu, ni couvertures. Assez souvent il arrive qu'à leur réveil, ils trouvent l'ouverture de cette espèce de niche bouchée par deux ou trois pieds de neige. Quelquefois, en poursuivant un Bouquetin, ils se trouvent surpris par la nuit, au milieu des rochers et des précipices : alors ils sont obligés de rester debout, et de se tenir embrassés, pour se supporter l'un l'autre, et se tenir mutuellement éveillés jusqu'à ce que le jour reparaisse. Quand le Bouquetin est tué, les chasseurs le laissent réfroidir sur la place, lui arrachent les entrailles, et mettent, dans un des intestins, son sang, que les montagnards regardent comme un remède souverain contre les pleurésies, et autres maladies. Un grand Bouquetin, ainsi vuidé, pèse de cent quatre-vingts à deux cents livres, et la femelle seulement de soixante-dix à quatre-vingts.

Au-dessus de Trient, nos voyageurs entrèrent dans la route qui conduit directement au Vallais. Quel riche, quel beau spectacle ils eurent devant les yeux! Le chemin pénètre dans les bois, et arrive au sommet d'une gorge sauvage, qui, s'élargissant à mesure qu'on avance, laisse à découvert la superbe plaine de Vallais que le Rhône parcourt, et que des monts de glace terminent à un grand éloignement. Quelle confusion de montagnes on aperçoit au loin, entassées les unes sur les autres! l'aspect en est désert, affreux, mais sublime. On croirait voir les ruines et les débris de l'univers! La profondeur de ce tableau lui donne des effets d'optique singuliers : l'on y voit des compartimens de la plus belle verdure, et des touffes de bois qui enseignent les villages et les bourgs.

Plus près, de superbes montagnes cultivées jusqu'à leur sommet, des torrens qui les divisent et les découpent, des reflets de lumières opposées aux masses d'ombres, enfin le Rhône qui parcourt la vallée de la droite à la gauche ; tous ces sites divers offrent les plus grandes beautés.

Combien ces objets ravissent, comparés aux aspects sauvages des monts de glace qui dominent encore ce tableau! Quel contraste entre les sombres forêts du Trient et cette belle vallée! La scène qu'elle présente rappelle à l'imagination ces pays enchantés que décrivent les poëtes, séjour des graces et de la beauté, où tout est d'un fini précieux. L'autre au contraire n'offre qu'une nature uniforme, ébauchée, en débris, dont les créatures ne sauraient être que des espèces de monstres assortis au gigantesque des monts sourcilleux et de leurs énormes rochers. Toutes ces idées naissent à-la-fois ; car tel est le charme, telles sont les sensations différentes que ces magnifiques objets font éprouver! qu'ils sont beaux! qu'ils sont sublimes pour le philosophe, ami de la nature et de la contemplation!

Martigny, où nos amis se rendirent ensuite, est dans la plaine. Ils furent se reposer à l'auberge de M. Antoine, qui mit le plus grand zèle et la plus touchante activité dans les services désintéressés qu'il rendit à ces infortunés. De sa maison, ils jetèrent un coup-d'oeil sur le Trient, et convinrent unanimement que cette gorge élevée est en grand un modèle des plus beaux à transporter dans nos parcs et nos jardins. Quelle imposante confusion ils y remarquèrent! mais quelle hardiesse dans ces grands traits d'une nature immense! magnifique désordre, plus grand, plus beau mille fois, plus majestueux enfin que tout ce que l'art le plus sublime peut nous offrir!

De Martigny, nos voyageurs remontèrent la Drance jusqu'à Saint-Branchier, où l'on exploite une très-belle mine de plomb. Saint-Branchier est au confluent de deux autres vallées ; celle de Bagne, qui conduit à la fameuse vallée de glace de Chermotanne, et celle que l'on prend pour le Saint-Bernard. Au-dessus de Saint-Branchier, nos amis admirèrent le beau vallon d'Orsière, petite ville mal bâtie, mais dans une belle situation. De là, ils trouvèrent le chemin très-rapide jusqu'au bourg de Lidde, où ils s'arrêtèrent.

Coelina avait vu courir de loin des cavaliers vêtus en uniformes : la terreur frappa ses esprits : elle s'imagina que ce pouvait être les archers de l'intendant... cependant, avaient-ils le droit de traverser le Vallais pour y chercher une sujette de la Savoie? Quoi qu'il en soit, elle ne voulut point descendre dans une auberge, et se hasarda à frapper, dans Lidde même, à la porte de monsieur le prieur Muritz. Ce respectable ecclésiatique lui ouvre : Qu'avez-vous, mon enfant? vous me paraissez troublée! - Sauvez-moi, monsieur, sauvez ma mère et ce digne ami qui l'accompagne! - Que craignez-vous? - Daignez me permettre d'entrer, et je vous expliquerai le motif qui me force à prendre la liberté de vous déranger.

Le prieur fait entrer nos trois voyageurs. Coelina s'assied, raconte sommairement à M. Muritz une partie de ses malheurs, la crainte sur-tout qui la poursuit d'être atteinte par les suppôts du despotisme. M. Muritz s'attendrit ; et, non-content d'offrir à nos amis l'hospitalité, il les accable de prévenances et de bienfaits. Vous allez, leur dit-il, à l'hospice Saint-Silfride ; vous faites bien. Non-seulement vous n'y craindrez plus vos ennemis, puisque les satellites des despotes ne peuvent pénétrer dans ce lieu sacré, mais encore vous pourrez y consacrer vos jours aux pieux exercices, à la touchante hospitalité qui s'y pratiquent. Je puis vous recommander aussi au révérend frère gardien, qui est mon ami. Vous y serez bien ; ouï, j'espère qu'on vous y recevra très-bien.

Coelina avait eu raison d'appréhender la poursuite des cavaliers qu'elle avait aperçus. Elle les vit entrer dans Lidde ; et, quelques momens après, le prieur vint lui annoncer que c'était elle en effet qu'on cherchait ; mais il avait eu la générosité de détourner les pas de ces méchans. Ils rebroussaient chemin ; et, selon toute apparence, ils étaient persuadés que l'objet de leurs recherches était encore dans les vallées qui avoisinent Chamouny. Coelina remercia avec sensibilité cet honnête ecclésiastique, qui, remarquant l'état douloureux d'Isoline, dit à Coelina : Consolez-vous, mon enfant ; cette espèce de démence ne peut durer. Je vous assure qu'elle diminuera à mesure que vous vous éloignerez de ces climats. J'ai examiné ici les causes de cette funeste maladie que nous nommons crétinisme : elle n'est plus dangereuse dans ces contrées. L'eau de la Drance, qui arrose les terres calcaires de la vallée d'Entremont, semble guérir ce mal déplorable ; et les crétins, ainsi que les goîtres, diminuent à mesure qu'on s'éloigne de Martigny et du fond de la grande vallée du Rhône. A Saint-Bernard, ou à Saint-Silfride, votre mère infortunée recouvrera sa raison ; j'ose vous donner cet espoir consolant.

Le prieur, extrêmement touché des malheurs de ces êtres intéressans, les garda deux jours chez lui, et ne les renvoya que comblés de présens. Avant leur départ, il leur montra le riche cabinet qu'il s'est formé en minéralogie et en médailles prises sur le Saint-Bernard. Cette collection, où l'on trouve de précieuses médailles gauloises, parut à Coelina pouvoir devenir très-importante pour l'histoire.

Nos voyageurs, pénétrés de reconnaissance envers le vénérable pasteur de ce village, quittèrent Lidde, et firent une lieue pour s'élever au village de Saint-Pierre, le dernier qu'on rencontre de ce côté de la montagne. Ils y virent une colonne milliaire antique, qui a été trouvée sur le sommet du Saint-Bernard. Ils admirèrent de loin les glaciers de la Valsorey, qui descendent du mont Velan, l'une des sommités qui dominent ce passage. Ils remarquèrent, près de ces glaciers peu considérables, une espèce de bassin, nommé dans le pays la Gouille-à-Vassu, qui est vuide en été, et qui se remplit en hiver, lorsque les ouvertures sous le glacier, par où l'eau s'écoulait, sont gelées. Tous les ans cette masse d'eau s'écoule presque subitement, au commencement de l'été, et cause des ravages plus ou moins grands, suivant la rapidité avec laquelle cet abîme se vuide. L'eau, en se perdant sous les glaces qui bordent de deux côtés ce bassin, y laisse des cavernes très-belles. Ce bassin intermittent a dix-neuf toises de profondeur sur environ treize mille trois cents toises quarrées. Saint-Pierre est encore remarquable par les crevasses des rochers où se précipite la Drance : ces antres profonds semblent pénétrer jusqu'aux entrailles de la terre, et la rivière écumante augmente la beauté de ce spectacle que bien des voyageurs préfèrent à celui de la chute du Rhin.

Nos amis couchèrent à Saint-Pierre ; car Isoline ne pouvait pas faire plus de trois à quatre lieues par jour. Et le lendemain, avertis qu'ils avaient encore trois lieues de pays sauvage à traverser pour se rendre au mont Saint-Bernard, dont l'hospice Saint-Silfride était très-près, ils se remirent en route de très-grand matin. Quelle scène différente ils eurent sous les yeux! Ils s'aperçurent qu'ils passaient de la culture et de l'aspect des bois, à la nudité la plus absolue, à la région de l'hiver. Il leur fallut surmonter des rochers, et passer sur des murs de neige. La route n'est pas absolument rapide : cependant elle fatigue par sa longueur et le froid, qui augmente avec la vivacité de l'air. Plus de Sapins, plus d'Ifs, plus de Chenes, de Mélèses, plus de Génépis, de Lichens, de Rododendron, de Thalictron, de Saxifrages, de ces belles plantes alpines en un mot qui avaient jusqu'alors fixé leurs regards émerveillés. Des glaces, par-tout des glaces, des avalenches, des aiguilles suspendues, des masses de rocher qui projettent sur la tête et surplombent des précipices........ Un seul aspect donne quelque vie à cette nature mourante ; c'est la vue au loin de quelques troupeaux de vaches qui passent à la file, et qui ne paraissent pas si grandes que des brebis.

A deux lieues et demie de Saint-Pierre, c'est-à-dire, une demie-lieue avant le couvent de Saint-Bernard, ils rencontrèrent deux bâtimens voûtés. On leur apprit que l'un servait de retraite aux voyageurs surpris par des orages : les chanoines y laissent sans cesse de la nourriture qu'ils viennent renouveler lorsqu'elle est consommée. L'autre chapelle sert à inhumer les cadavres des personnes inconnues mortes dans la traversée. Cette chapelle funèbre attrista profondément nos amis.

Enfin l'hospice lui-même s'offrit à leurs regards, comme l'arche de Noé sur le sommet de la montagne, et ils y montèrent en bénissant la mémoire des hommes généreux qui ont construit cette maison à la hauteur de douze cent quarante-six toises : elle est certainement la plus élevée qui soit en Europe.

Chapitre 2

Coelina fut enchantée de la réception hospitalière que les religieux de l'hospice Saint-Bernard font continuellement à tous les étrangers. Quelle occupation plus digne d'éloges en effet que celle d'être un refuge pour les pauvres voyageurs, de les secourir dans les peines et les dangers de ce passage, d'envoyer des hommes au-devant d'eux, de dresser des chiens pour leur en montrer la route au travers des neiges et les brouillards qui assiégent ces hauts sommets! que d'hommes mourans rappelés à la vie! Mais, pour mieux apprécier la générosité des religieux, il faut entrer dans les détails de leur maison : il faut voir leur prévoyance active à rassembler des secours pour les jours malheureux, les approvisionnemens immenses en bas, souliers, linge, vivres, liqueurs, et ceux de bois que l'on fait venir d'une journée de distance à dos de mulet ; provision si nécessaire pour une région où le thermomètre a été vu, en août, et dans le milieu du jour, à un degré sous celui de la congélation. Il est le soir et le matin bien sûrement aux environs de ce point ; et, lorsqu'on sait que, durant les hivers, il y descend au dix-neuf ou vingtième degré, et que, dans les chambres, il y est pour l'ordinaire au onzième ou douzième, on ne peut qu'admirer le zèle de ces religieux pour l'humanité souffrante.

L'aspect le plus imposant de ces lieux extraordinaires, c'est celui qui termine la gorge du côté de l'Italie : on y voit des rochers qui semblent sortir du chaos ; quelques-uns sont isolés et dressés debout comme des huttes ; leurs formes étranges découpées ; les neiges qui s'amoncèlent dans leurs rayures, leur donnent une physionomie de vieillesse extrême ; et, si l'on porte ses pas à l'extrémité du lac, on y voit la gradation des montagnes en Piémont, ainsi que la route qui conduit à ces monts sourcilleux.

On apprit à Coelina les malheurs que causent aux voyageurs les terribles avalanches de neige, et Coelina ne se lassa point d'admirer les soins que les religieux donnent aux passagers ; les efforts qu'ils font pour les garantir des accidens que des bris fréquens de glace et le froid rendent trop communs ; la complaisance avec laquelle ils partagent les dangers de ceux qui, par bravade ou par d'autres motifs, veulent continuer la route, malgré leurs représentations ; les peines enfin qu'ils se donnent le jour et la nuit pour déterrer les malheureux qui ont été ensevelis sous des avalanches. Et ces hommes, au milieu d'une vie que, sans exagérer, on peut nommer de souffrance, se refusent tout, jusqu'à du feu en hiver, dans la crainte que les provisions qu'ils ont faites à dos de mulets pendant le court instant de leur été, ne suffisent pas. Coelina vit les beaux chiens qu'on a dressés pour découvrir les passagers sous la neige : leur physionomie imposante ne l'effraya pas, et elle caressa, de ses belles mains, ces animaux si utiles pour tracer les routes, lorsque les brouillards couvrent ces montagnes. Les religieux s'y trompenteux-mêmes, mais jamais les chiens.

Coelina n'avait pas l'intention de rester au mont Saint-Bernard ; elle savait que l'hospice Saint-Silfride était situé à une lieue au-delà: c'était à cet hospice qu'elle brûlait de se rendre, d'abord pour la franchise dont elle devait y jouir, en second lieu, parce que l'hermite de la vallée Rosée et le prieur de Lidde lui avaient assuré tous deux qu'elle y trouverait le bonheur. Un secret pressentiment l'en avertissait : elle quitta donc, avec sa mère et Michau, le couvent de Saint-Bernard, où elle avait passé deux jours, et elle prit la route de Chalet, où elle devait rencontrer Saint-Silfride sur les bords du Butier.

La descente du mont Saint-Bernard, du côté de Chalet, était très-rapide et dangereuse. Nos amis y rencontrèrent des religieux munis de lanternes, armés de pelles et de pioches, qui eurent l'humanité de les accompagner jusqu'à ce qu'ils fussent en sûreté. Coelina les remercia, et les quitta comblée de leurs bienfaits. Quand elle fut à Chalet, elle remarqua, avec la plus vive satisfaction, qu'ainsi que le lui avait fait espérer le bon pasteur de Lidde, la raison d'Isoline semblait revenir par degrés. Du silence de la stupidité elle passait par degrés au langage simple et touchant de la nature. Ses yeux, auparavant morts et inanimés, brillaient d'un feu nouveau. Elle parlait, et ne faisait plus entendre des mots interrompus et dénués de sens. Tout flattait en un mot Coelina de la guérison prochaine de cet être intéressant qu'elle n'avait dû ni pu encore interroger sur ses malheurs. Elle en causa devant elle avec Michau. Mon ami, lui dit-elle, remarques-tu que ma tendre mère recouvre peu-à-peu toutes ses facultés? - Je le remarque comme mademoiselle, et j'en suis au comble de la joie. - Elle pourra enfin nous raconter bientôt... - Si mademoiselle veut m'en croire, elle ménagera encore la sensibilité de madame la baronne des Echelettes ; car le souvenir de tant maux peut encore la plonger dans cette funeste maladie. - Eh, mon ami, veux-tu que j'ignore sans cesse les aventures de ma naissance, les malheurs de ma famille?... Toi-même, tu es d'une discrétion!... - Moi, je ne possède que très-peu de détails sur les événemens en question, et les dire à mademoiselle, ce serait lui apprendre trop de choses : il faudrait que monsieur votre père vous racontât l'histoire de sa vie, que madame la baronne fît la même chose, et alors je parlerais. Ce n'est plus ici comme à une certaine dame Olivia, à qui je racontai un jour des malheurs qu'elle ignorait. C'était l'épouse de Truguelin, Olivia ; elle en savait plus que moi, et je ne pouvais qu'éclaicir ses doutes. - Que parles-tu de l'épouse de Truguelin? interrompit Isoline ; je l'ai connue, mon ami, oh! bien connue, cette pauvre Olivia!.... Et son fils Olivier!.... grands Dieux! je le vois encore sous le couteau de son assassin. - Vous l'avez vu, madame? repliqua Michau. Comment cela se peut-il? J'étais là, moi, et je n'ai pas eu l'honneur de vous apercevoir. - Truguelin, Truguelin! poursuit Isoline..... Il m'assassine aussi.... Le voilà, le voilà près de vous! il tient un poignard encore teint du sang d'Emmelie, d'Olivier : oh! que je le hais!.... Mes amis, mes amis, il cherche mon coeur ; ne le voyez-vous pas?! oh! laissez-moi fuir ce monstre!.....

Isoline dit, et se sauve en courant. Michau la rejoint, la ramène, et la replaçant dans les bras de Coelina éplorée, il dit à cette dernière : Mademoiselle voit bien qu'en parlant à madame sa mère de ses malheurs, elle la replongerait dans la démence. Mademoiselle ne doit plus insister sur le récit de ses aventures ; mademoiselle aurait tort, très tort, le plus grand tort.

Coelina sentit que Michau avait raison ; et, après avoir consolé la malheureuse Isoline, elle continua sa route jusqu'à l'hospice Saint-Silfride, où elle arriva vers le milieu du jour.

Sur les bords du Butier, rivière qui borne le mont Saint-Bernard, est un rocher presque à pic et d'une hauteur prodigieuse. En face de ce rocher il en existe un autre de la même hauteur, et séparé du premier par un abîme affreux au fond duquel roule avec fracas un torrent écumeux. Sur le premier rocher est bâti une espèce d'hermitage avec une petite chapelle. Sur l'autre rocher est un jardin et une porte qui communique à un chemin rapide par lequel on monte, de la route de Chalet, à cet hospice consacré à Saint-Silfride. Pour communiquer, du jardin de l'hospice à la chapelle et au bâtiment qui en sont séparés par un abîme, on a construit un sentier, ou plutôt un pont de planches suspendues sur des bras de fer fixés dans le rocher. Qu'on se représente une gorge de douze pieds de large, de deux cents toises de profondeur, dont le fond est occupé par un torrent qui mugit entre les rochers, et qu'on imagine que les hommes ont réussi à y pratiquer un passage! Concevra-t-on encore que des hommes aient imaginé de se loger sur un rocher environné d'un précipice effrayant, et qu'on ait fait, de cette demeure escarpée, un asile à l'hospitalité?... Tel est pourtant l'hermitage de Saint-Silfride, dont je vais essayer de donner une description.

En gravissant le rocher du côté de Chalet, on trouve d'abord une porte de bronze au milieu d'une haute muraille. On sonne, un cénobite ouvre, vous introduit dans un jardin petit, mais bien cultivé, au milieu duquel est un oratoire qui renferme un tombeau révéré par les fidèles. De ce jardin, vous allez jusqu'à l'extrémité de ce rocher, où vous voyez l'abîme ouvert devant vos yeux. Cependant le pont de planches dont j'ai parlé tout-à-l'heure, vous facilite l'accès de la maison construite sur l'autre rocher en face. Cette maison consiste en sept ou huit chambres très-propres qui entourent une petite chapelle sur la porte de laquelle est une cloche qu'on sonne d'heure en heure.

Cet hermitage fut fondé par un saint cénobite qui obtint la permission de le construire du prieur de l'hospice Saint-Bernard, ecclésiastique qui, comme l'on sait, est crossé et mîtré! Le frère gardien de Saint-Silfride se nomme frère Ange : il est seul d'homme dans l'hermitage, qui est desservi par trois religieuses de l'ordre des Carmélites, auxquelles il dit la messe, et administre les sacremens de sa religion. Le but de cette institution est d'accueillir les infortunés que poursuit la rigueur non méritée des loix, qui n'ont point d'action dans l'intérieur de l'hermitage. Le voyageur qui s'y présente doit donner des preuves de son innocence et des persécutions qu'il éprouve. S'il est jugé plus malheureux que coupable, il est libre de rester dans la maison autant de tems qu'il lui en faut pour confondre ses calomniateurs, ses ennemis. Si l'on croyait que cet hospice dût être toujours rempli, on se tromperait. Les chefs y sont si délicats sur le choix de leurs hôtes, qu'il faut la plus stricte vertu pour y être admis. Votre examen dure trois jours ; au bout de ce terme, vous êtes congédié, si vous ne remplissez pas les formalités qu'on exige. Du reste, les voyageurs y sont défrayés de tout, et les soins les plus minutieux leur sont prodigués. Les infortunés se rendent de toutes les provinces voisines à ce saint hermitage, où ils trouvent réunies les consolations de la bienfaisance, de l'humanité et de la religion.

Coelina monte, avec Isoline et Michau, le rocher escarpé qui mène au jardin de la maison ; et le tintement lugubre de la cloche lui apprend qu'on y est dans le deuil et dans la douleur. Vous arrivez bien mal, mes amis, leur dit le vénérable cénobite, qui leur ouvre la porte de bronze ; nous allons enfermer dans la tombe la dépouille insensible d'une de nos religieuses qui était l'objet de notre respect et de notre amour. - Permettez-nous, mon père, répond Coelina, de joindre nos regrets et nos prières aux vôtres. La vertu n'est étrangère pour personne ; et c'est toujours un ami qu'on perd quand on pleure un être vertueux qu'on n'a même jamais vu. - Entrez, ma soeur, et restez dans cet oratoire jusqu'à ce que j'aie averti notre frère gardien.

Coelina et ses deux amis entrent dans l'oratoire, où ils s'agenouillent. Bientôt un religieux se présente ; c'est frère Ange : il a les yeux mouillés de larmes, et toute sa personne inspire l'estime et le respect. Voyageurs, leur dit-il, je ne puis vous entendre en ce moment : permettez que je rende les derniers devoirs à une femme bien malheureuse, et qu'une passion cruelle, l'amour, a conduite au tombeau. Si vous voulez me suivre cependant, vous serez témoins de nos larmes, de tous nos regrets. - Nous vous suivrons, mon frère. Vous parlez d'une victime de l'amour? ah! ce titre est bien fait pour m'intéresser....

Coelina confie Isoline aux soins de Michau : elle suit le religieux, qui la fait traverser le pont du torrent, et entre dans la chapelle, dont la cloche sonne le tintement de la mort. Cette chapelle est remplie de tous les voyageurs qui habitent l'hospice, et tous les regards sont tournés vers Coelina. Elle s'agenouille au pied de l'autel : les chants funèbres commencent, et les restes inanimés de celle qu'on pleure sont exposés aux prières des fidèles. Cette religieuse a le visage découvert, et ses traits annoncent qu'elle fut belle ensemble et sensible.... La messe funèbre est terminée ; le corps est enlevé, et conduit processionnellement jusqu'à l'oratoire de l'hermitage, au milieu duquel on voit s'élever un tombeau de forme antique. Ce tombeau est découvert, et l'on y dépose le corps de la religieuse. Ensuite tous les assistans s'étant rangés en cercle autour de ce cercueil qu'on a refermé, frère Ange prend la parole en ces termes:

Histoire d'une belle Savoyarde.

O vous tous qui m'écoutez, voyageurs qui trouvez un asile dans le saint hermitage ; et vous, soeur Aimée, soeur Saint-Elme, compagnes de l'infortunée que nous venons déposer dans sa dernière demeure, écoutez-moi..... Vous ignorez les malheurs qui ont traversé les jours d'Amélina ; vous ne savez pas ce qu'une passion funeste lui a causé de maux?... Vous n'avez jamais peut-être éprouvé les feux de l'amour? De l'amour!..... Comment ce mot profane est-il sorti de ma bouche dans ce temple de piété, où le nom seul de l'Etre suprême doit être prononcé?.... Eh bien, c'est une passion du coeur humain ; et Dieu, qui les pardonne toutes au pécheur repentant, ne me défendra point de parler de celle-ci, qui du moins est avouée de la nature.

Vous pleurez tous Amélina ; elle fut votre compagne, votre amie : apprenez ses malheurs ; et, s'ils arrachent de vos yeux des larmes de sensibilité, mon oraison funèbre aura produit son effet ; mon but sera rempli.

Amélina naquit dans nos montagnes d'un père simple cultivateur. André, c'était son nom, était resté veuf de bonne heure ; et l'éducation d'une fille embarrassait cet homme un peu rustique, mais vertueux. Une grande dame de Chambéry, nommée madame de Mirval, a qui André rendait quelques légers services, vit Amélina, et la prit en amitié. Madame de Mirval était veuve, et n'avait point d'enfans : elle prit chez elle la jeune fille d'André, et l'éleva comme la sienne propre. Quelques années après, André, qui était sûr du bonheur de sa fille, quitta le pays brusquement, sans qu'on sût pourquoi ni où il allait ; et Amélina, après l'avoir pleuré quelque tems, se livra aux consolations que lui offrit sa bienfaitrice, sa seconde mère. Amélina avait dix-huit ans lorsqu'elle fit la connaissance de Prosper, fils d'un voisin de sa bienfaitrice, et qui venait souvent avec son père passer les soirées chez madame de Mirval. Prosper était jeune et bien fait ; Amélina était belle et sensible : tant de rapprochemens lièrent ces jeunes gens, qui bientôt s'adorèrent avec ardeur. Prosper était artiste et sans biens, ce qui charmait Amélina. Privée de fortune aussi, elle se flattait que l'hymen viendrait bientôt mettre le sceau à son amour ; et elle ne voyait pas de motifs pour que sa bienfaitrice ni le père de Prosper s'opposassent à leur union. Ces jeunes gens s'aimaient donc ; ils se l'étaient dit cent fois, et ne se le répétaient jamais assez. Tous les jours ils se voyaient ; et, sans parler à leurs parens de leur tendresse, ils attendaient le moment favorable de leur demander la bénédiction nuptiale.

Sur ces entrefaites le père du jeune homme, qui voulait avancer son fils dans les arts, lui signifia l'ordre de partir pour Rome, où il desirait qu'il se perfectionnât dans la peinture. Prosper pâlit, et supplie son père de différer son voyage. Le vieillard insiste. Il a obtenu l'agrément du gouvernement pour faire recevoir son fils à l'académie de peinture de Rome ; il ne veut pas que Prosper manque cette occasion de s'instruire. Prosper se trouble : il balbutie les mots d'amour, d'hymen ; son père l'accable de son courroux. Vous vous moquez de moi, monsieur, lui dit-il ; est-ce à votre âge, est-ce à vingt ans qu'on songe à se marier? Acquérez d'abord des talens ; faites-vous un état, et vous vous établirez après. Vous voulez être époux et père, et vous ne songez pas aux moyens de donner une existence à votre famille? Si vous formez les projets d'un jeune étourdi, je dois effectuer ceux d'un père sage, à qui l'âge a donné de l'expérience. Vous partirez, monsieur, et cela dès demain matin. Dans deux ans d'ici vous reviendrez, et alors nous verrons....

Prosper se retire en soupirant. Il pense bientôt qu'en effet il est trop jeune encore pour contracter les noeuds de l'hymen : il adore la peinture d'ailleurs, et on lui offre les moyens de se perfectionner dans cet art sublime ; et puis deux années sont bientôt écoulées. Il aura vingt-deux ans alors ; Amélina en aura vingt ; il la retrouvera fidèle, plus belle encore, chez sa digne bienfaitrice, et tous deux seront heureux..... Ces réflexions consolent et décident Prosper : il vole chez Amélina, et lui fait part de ce contre-tems ; mais en même tems il lui détaille toutes les raisons qui en diminuent à ses yeux l'amertume. Tu me seras fidèle, lui dit-il ; je reviendrai constant, plus savant, plus digne de toi, et rien ne pourra plus s'opposer à notre bonheur. - Ah, Prosper! il faut que tu aimes bien faiblement, pour envisager si tranquillement l'absence et l'éloignement! Seule je gémis de ce malheur imprévu ; c'est que, seule, je sais aimer. - Amélina! peux-tu outrager aussi cruellement mon coeur? peux-tu le croire plus indifférent que le tien? Amélina, je suis homme ; je dois penser, réfléchir : puis-je t'épouser sans état? Il m'en faut un, et c'est pour mieux te mériter que je te quitte.

Amélina pleure ; Prosper est attendri : il a néanmoins le courage de lui faire ses adieux ; et il quitte son amante livrée à la douleur, à des pressentimens funestes qu'elle ne peut bannir de son faible coeur.

Prosper est parti ; et deux ans vont s'écouler avant qu'Amélina le revoie. Deux années! ce sont deux siècles quand on aime!.... Amélina ne peut se consoler ; et sa bienfaitrice s'aperçoit bientôt du changement qui s'opère dans ses traits si charmans. Madame de Mirval, bien éloignée de deviner le véritable motif de la douleur de sa fille adoptive, s'imagine que le séjour de la ville l'ennuie : elle l'emmène à la campagne ; rien ne peut la distraire. Enfin madame de Mirval exige qu'Amélina lui confie la cause secrète de son chagrin ; et cette jeune personne, sincère et confiante, se précipite à ses pieds : elle lui avoue son amour pour Prosper, et lui témoigne la douleur qu'elle éprouve de ce retard. - C'est cela? répond la bonne dame ; que ne m'as-tu parlé plutôt, ma chère fille! tu serais mariée à présent, et ton amant n'aurait point fui de ce séjour.... Ouï; j'avais assez de crédit sur l'esprit de son père ; et cet hymen, plus flatteur pour lui que tu ne le penses, aurait obtenu son consentement.... Mais voilà ce que c'est que la jeunesse : jamais confiante envers ceux qui ne veulent que son bonheur ; toujours dissimulée, toujours des secrets, des mystères...... Les amans ont comme cela des réserves..... A présent, il n'est plus tems : le père de Prosper est parti d'hier..... - Parti? - Ouï, mon enfant ; il est allé rejoindre son fils à Rome : il veut s'y fixer près de lui. - S'y fixer, grands Dieux! - Pour toujours. Il a tout vendu ici ; et je crois que jamais le père ni le fils n'y reviendront. - Ah, madame! - J'en suis fâchée pour toi, Amélina ; mais aussi, pourquoi ne m'avoir pas dévoilé plutôt le secret de ton coeur? Suis-je ta mère, moi? suis-je un tyran à tes yeux? et ne suis-je pas plutôt ton amie? - Ah, ma bienfaitrice! - Eh bien, une amie doit-elle avoir des secrets pour une amie?..... C'est bien affreux ; Amélina! et je n'espérais pas être si mal récompensée de mes soins.....

Amélina voit quelques larmes mouiller les paupières de madame de Mirval ; elle se jette dans ses bras, et la conjure de lui pardonner une réserve que la pudeur et la timidité naturelles à son sexe lui avaient imposée. Madame de Mirval l'embrasse, et cherche à son tour à la consoler : mais Amélina ne peut supporter l'idée de ne revoir jamais son amant ; et elle passe les jours et les nuits livrée à la plus sombre douleur.

Cependant madame de Mirval tombe dangereusement malade. Les médecins consultés lui apprennent qu'elle n'a plus que quelques jours à vivre, et l'engagent à faire ses dernières dispositions. La bonne dame en profite. Elle dicte son testament à un notaire ; ensuite elle s'enferme seule avec Amélina, et lui tient ce discours : Mon enfant, je t'ai adoptée ; tu es ma fille : cependant je ne puis oublier que j'ai un neveu de qui je n'ai reçu que des marques de tendresse. Ce neveu, je serais injuste de le déshériter ; mais, pour allier le devoir d'une bonne parente avec le sentiment de tendresse qui me lie à toi, j'ai cru devoir laisser à mon neveu mes biens immeubles qui sont considérables ; et à toi, mon argent comptant. Ne pleure point, mon Amélina ; il faut bien que je finisse, mon âge ne me permettant pas de vivre encore long-tems : ne pleure donc point, et ouvre ce tiroir.... bon.... apporte-moi ce coffret.... là: il est bien lourd? c'est qu'il est bien garni. Il y a là-dedans de l'or et des bijoux pour plus de cinquante mille francs ; ils sont à toi : c'est l'héritage que je dois te laisser en bonne mère, puisque ton père s'est rendu étranger pour toi. Quand tu m'auras fermé les yeux, tu emporteras cela, et tu iras..... écoute, tu iras à Rome retrouver Prosper ; tu montreras ce coffret à son père, et je t'assure qu'il se fera un bonheur de t'unir à son fils. Hein! cela te paraît-il sagement arrangé? Eh bien, toujours des pleurs?.... Amélina, tu n'es pas raisonnable ; tu m'affliges, au lieu de me raffermir contre la mort qui va me saisir. Tu prétends apparemment que c'est moi qui dois te consoler? cela serait fort!.... Allons, du courage, ma fille ; monte cela dans ton appartement : j'ai mis sur le tout un papier de ma main, qui prouverait, si après moi il y avait quelques contestations, que je t'ai fait don de cet argent et de ces bijoux. Va, mon enfant, et reviens me trouver ; mais surtout point tant de pleurs : ce serait me faire sentir trop cruellement ma triste situation.

Amélina, qui pensait plus à la perte qu'elle allait essuyer, qu'au riche don qu'on lui faisait, suivit l'ordre de sa bienfaitrice, et vint ensuite l'accabler des témoignages de sa vive reconnaissance. Le soir, la généreuse madame de Mirval fut administrée, et le lendemain elle expira dans les bras de sa fille adoptive. Quelques jours après, l'héritier légitime se présenta : c'était un homme honnête et probe. Amélina lui montra le legs qu'elle avait reçu : son titre était en règle ; l'héritier lui en témoigna sa joie, et poussa même la complaisance jusqu'à faire à notre héroïne de légers cadeaux sur la toilette de sa tante.

Amélina, comblée ainsi d'égards et de présens, donna de justes regrets à la perte de sa bienfaitrice, et songea ensuite à suivre l'avis qu'elle lui avait donné. Ouï, se dit-elle, je vais à Rome ; je mets ma fortune entre les mains de mon amant, et je lui dis : Me voilà, Prosper : es-tu fidèle? Je reviens constante : sois mon époux, et que la fortune et l'amour viennent au secours des arts, toujours ingrats envers ceux qui les cultivent!....

Amélina, fière de son projet, prend congé de tout le monde, met son coffret sous son bras, et part. Elle va être heureuse sans doute : qui peut s'opposer à sa félicité? La jalousie, la haine, la vengeance? elle n'a pu donner lieu à aucune de ces viles passions des hommes. Elle ne connaît que Prosper, elle n'a vu que Prosper, et ne veut connaître désormais que Prosper!........ Vous allez voir quels moyens un monstre employa pour la perdre, et, avec elle, son amant, le jeune homme le plus intéressant.

Tout se sait dans la vie, soit par les caquets des domestiques, soit par notre propre imprudence. Un fripon apprend qu'Amélina est propriétaire d'une somme de cinquante mille francs, et soudain il forme le projet le plus bisarre pour s'en emparer.

Amélina, ne voulant pas voyager avec son trésor, le dépose chez un banquier probe et connu de la ville : Je vous le redemanderai, lui dit-elle, quand j'en aurai besoin. Elle ne prend sur elle que l'argent nécessaire pour voyager, et elle se met en route. Le soir du premier jour de son voyage, sa voiture la descend à une auberge d'un petit village sur les confins de la Savoie. Il y avait plusieurs voyageurs dans cette auberge. Une vieille femme s'approche de notre héroïne, et lui dit à demi-voix : Vous n'irez pas à Rome, Amélina : le ciel vous ménage un bonheur inespéré.

Amélina veut demander à cette femme l'explication de ces mots ; la vieille se retire, et disparaît : Amélina, ne pouvant concevoir ce qu'on a voulu lui dire, se met au lit, et trouve, à son réveil, sur sa table, le billet suivant:

"Si vous êtes Amélina, fille d'André du mont Sallinge, attendez ici vingt-quatre heures seulement : on viendra vous découvrir un grand secret."

Que signifie ce billet? de quelle part vient-il? de quel secret y parle-t-on? Amélina ne connaît personne ; et, persuadée que ces avis partent de quelque méchant qui veut la faire tomber dans une embûche, elle ne s'en décide pas moins à suivre sa route dès l'aurore. En effet, elle part avec sa voiture, et va dîner à dix lieues plus loin. Cette nouvelle auberge dans laquelle elle se trouve, est remplie de monde. Au moment où elle y descend, un particulier, qui remonte en voiture pour partir, dit brusquement à son domestique qui arrange quelques malles : Courtois, ménagez donc cette valise ; vous-savez qu'elle renferme les présens que le jeune Prosper de Rome fait à son épouse.

Amélina, frappée de ce nom de Prosper, s'écrie : Comment, monsieur?... - Que me veut mademoiselle? - Monsieur ne parle-t-il pas d'un nommé Prosper, de Rome? - Ouï, mademoiselle. - Un peintre? - Un peintre. - Est-ce qu'il est.... marié? - Bon, il y a déjà quinze jours qu'il l'est. Il a épousé une Italienne, une femme charmante. - Que dites-vous? Quoi..... - Pardon, mademoiselle, si je ne puis m'arrêter. Il faut que je parte sur-le-champ.

L'inconnu dit, monte dans sa voiture, et s'éloigne, au grand mécontentement d'Amélina, qui est restée saisie de douleur. Prosper marié! cela est-il possible? Mais est-ce bien lui? Il peut se trouver à Rome plusieurs personnes de ce nom. Amélina communique ses doutes et ses réflexions à sa femme-de-chambre qui voyage avec elle ; mais cette fille est gagnée par les intrigans qui veulent circonvenir sa maîtresse : elle répond qu'il n'est que trop vrai que Prosper est marié, qu'elle l'a su de ce même Courtois, domestique de l'étranger qui vient de partir. Courtois est de son pays ; elle l'a rencontré à l'auberge précédente. Il lui a raconté toutes les circonstances de ce mariage, et elle n'en a pas parlé à sa maîtresse dans la crainte de lui causer du chagrin. Amélina, confiante et bonne, ordonne à sa femme-de-chambre de lui dire ce qu'elle sait de cet hymen, et cette femme lui fait un roman. Amélina est au désespoir. L'ingrat, s'écrie-t-elle! au moment où j'allais lui porter mon héritage! Il m'a trompée ; il ne m'aimait point!... Quel coup! j'en mourrai ; mais avant d'expirer de douleur, je veux confondre l'ingrat : j'irai, je lui parlerai, je lui dirai : J'étais fidèle et constante ; mon coeur, je te l'apportais ; ma fortune, je t'en faisais l'hommage, une autre t'a rendu parjure ; Amélina vient mourir à tes yeux.... Je cesserai d'être ; et, si ma mort ne lui coûte point quelques larmes, au moins elle fera naître des remords dans son barbare coeur. Partons, Elvine.

Elvine veut en vain s'opposer à ce projet insensé. Amélina y persévère. Elle ne prend aucune nourriture ; et, au moment où elle va remonter dans sa chaise, on lui remet une lettre. Elle décachète, et lit:

"Amélina, vous ne voulez pas attendre l'homme qui doit vous réveler un mystère étonnant? Il n'est qu'à quelques milles derrière vous. Songez que votre bonheur est entre ses mains."

Que me veut-on? s'écrie Amélina. Est-ce au moment où j'ai la mort dans le coeur, qu'on doit me persécuter? Qu'on me laisse, je veux être seule et ignorée dans toute la nature.

Elle poursuit sa route, et à quelques lieues de là une roue de sa chaise se brise. Désespérée de ce contre-tems, Amélina entre dans une chaumière voisine, en attendant qu'on raccommode sa voiture ; mais on ne trouve point de charron aux environs ; il faut attendre qu'on aille en chercher un au loin ; tout cela tient un tems considérable. La nuit arrive, et Amélina est obligée d'accepter l'hospitalité que lui offrent les agriculteurs chez lesquels elle est descendue.

Le lendemain matin, la même vieille femme qu'elle a déjà vue, se présente à ses regards, et lui dit d'un son de voix effrayant : Il arrive, Amélina : le voile va se déchirer ; dans un moment vous ne vous appartiendrez plus!

Cette femme se retire : Amélina la suit pour l'interroger ; un étranger se présente, et donnant sa main à notre héroïne, il la force à rentrer chez elle, en la regardant avec des yeux fixes, et qui annoncent qu'il a quelque chose à dire. Que me voulez-vous donc, monsieur? lui demande Amélina effrayée. - N'êtes-vous pas la fille d'André du mont Sallinge? - Ouï. - Elevée à Chambéry par madame de Mirval? - Il est vrai. - Lisez ce papier?

Elle développe ce papier mystérieux qu'on lui présente, et croit y reconnaître l'écriture de son père, qu'elle a perdu de vue depuis bien long-tems : on lui écrit:

"Je me fais un devoir, Amélina, de vous apprendre que vous n'êtes point ma fille. Ma femme se chargea de vous dès votre naissance ; elle vous nourrit de son lait, et nous perdîmes de vue les auteurs de vos jours. Ils viennent de me redemander leur enfant, je le leur rends. Soyez donc soumise à celui qui vous fit naître, et ne me regardez plus que comme l'appui de votre enfance."

ANDRE BENNING.

La surprise d'Amélina est extrême : elle regarde l'étranger qui lui remet cette lettre fatale, et ne peut que s'écrier : Quel est donc mon père? - Ces bras qui s'ouvrent pour te serrer sur ce coeur palpitant ne te disent-ils pas qu'il est devant tes yeux? - Vous, mon père!.....

Amélina tombe dans les bras de l'inconnu, qui lui prodigue mille caresses : Ouï, Amélina, ajoute-t-il, tu es ma fille, et ta mère fut cette madame de Mirval qui t'accabla de tant de bienfaits. Quoiqu'elle fût bien plus âgée que moi, je l'adorai, et, pendant que l'hymen réclamait sa tendresse, tu devins le fruit de notre amour. Ne sois donc pas étonnée de l'héritage qu'elle t'a laissé: c'était sa fille qu'elle dotait. Amélina, ce secret ne pouvait s'enfermer dans son tombeau ; c'était l'époque où je devais te le révéler : embrasse donc ton père, et jure-lui de faire le bonheur de ses jours!....

Amélina, interdite, ne sait si elle doit se livrer aux sentimens de la nature, ou aux regrets de rencontrer un maître, un directeur de ses actions : cependant les principes de vertu qui germent dans son coeur lui font un devoir de la pitié filiale. Elle verse des larmes de sensibilité, et promet à son père de ne jamais se séparer de lui. C'était ce que desirait l'intrigant. Je sais, ma fille, lui dit-il, que tu as aimé, que tu aimes encore un jeune homme de Chambéry qui te fit de belles promesses, ainsi que les prodiguent les jeunes gens ; mais j'ai appris aussi que Prosper est établi, marié même à Rome ; ainsi tu ne dois plus penser à cet ingrat que pour le détester. Suis donc la nouvelle carrière qui s'ouvre devant toi. Viens avec ton père, et dédommage-le, par la plus vive tendresse, des pleurs que lui ont coûté la nature et l'amour malheureux. Viens donc, Amélina ; mais songe dès ce moment que tu as retrouvé un père et non un tyran, que je ne veux jamais être que ton ami, et qu'en te conformant aux loix de l'honneur, tu seras plus libre, près de moi, que tu l'aurais jamais été seule.

Amélina promet d'être soumise et docile ; mais elle ne sait pourquoi son coeur ne lui dit rien en faveur d'un père : bien loin d'éprouver un commencement de respect et d'amitié, son coeur se serre, bat violemment, et la contrainte, la méfiance, la terreur même y prennent la place de la tendresse. Elle cède néanmoins à sa destinée, et ce mot de la vieille glace ses sens : Dans un moment, vous ne vous appartiendrez plus. Elle ne le sent que trop qu'elle ne s'appartient plus, la timide Amélina! un autre a des droits sur elle, et cet autre témoigne une tendresse qui paraît apprêtée ; son sourire est forcé, la fausseté est peinte dans tous ses traits.... N'importe, c'est son père ; elle doit obéir et se taire. Elle se hasarde à lui demander son nom. L'étranger hésite : Pour le moment, répondit-il, je ne puis t'apprendre que celui de Destanges ; c'est le second nom que je porte : un jour tu connaîtras celui que la fatalité me force à te céler encore. Sois confiante, Amélina, et respecte mes secrets.

Amélina avait lu quelques romans, et vingt fois elle se félicitait de n'être point impliquée dans les intrigues des héroïnes de ces livres souvent attendrissans. Aujourd'hui elle se voyait elle-même une héroïne de roman, et elle gémissait de sa triste destinée. Elle n'ajouta point néanmoins de nouvelles questions ; et après avoir appris cet événement à Elvine, qui joua l'étonnement, elle monta avec cette fille perfide dans la voiture de M. Destanges, qui la fit revenir sur ses pas. Après trois jours de marche, M. Destanges s'arrêta à la porte d'une espèce de ferme située à quatre lieues de Chambéry, et dit à Amélina que c'était là son séjour habituel. Ce séjour habituel était une véritable masure ; ce qui fit craindre à notre Amélina que son père ne fût pas fortuné. Il lui avoua en effet qu'autrefois négociant, il était maintenant ruiné par des banqueroutes, et lui fit entendre que l'héritage de madame de Mirval lui serait bien utile pour rétablir ses affaires. Amélina, qui croyait devoir tout à son père, eut d'abord l'intention de lui offrir toute la somme qu'elle avait mise en dépôt chez son banquier. Cependant un heureux pressentiment la porta à ne lui en céder qu'une partie. En conséquence, prétextant le besoin qu'elle aurait de sa fortune pour un établissement, elle ne consentit qu'à un cadeau de dix mille francs, ce que l'intrigant accepta, non sans humeur, et sans garder, au fond de son coeur, un ressentiment de cette réserve d'Amélina. Cette jeune personne poussa même la prudence jusqu'à ne point vouloir donner à Destanges sa procuration pour toucher ; elle voulut aller elle-même à Chambéry, et pria son prétendu père de l'y accompagner. Je ne le puis, répondit celui-ci qui avait de fortes raisons pour ne pas se montrer dans cette ville ; mais je te donnerai pour guide le fils d'un de mes amis, un jeune orphelin dont je suis le tuteur, et qui possède toutes les qualités de l'esprit et de la figure. - Mon père, dois-je, avec un jeune homme.... - C'est un second moi-même. Je veux t'en faire la connaissance ; il te plaira : je l'attends ce matin ; je suis sûr qu'il te plaira.

En effet, un jeune homme se présente : il se nomme Paulin : il est grand, bien fait, et il a vingt ans! Que de titres pour plaire à une jeune personne! Mais un coup-d'oeil que jette sur lui Amélina, lui rappelle Prosper, et la comparaison est toute à l'avantage de ce dernier. Prosper était doux, timide, respectueux ; Paulin est avantageux, vif, léger, et son ton est très-cavalier avec les femmes. Il ne parle que par périphrases ; il a des mots précieux, des protestations, des sourires, des réticences indécentes ; en un mot, ce n'est pas là Prosper!..... Amélina fait quelque accueil à ce jeune étourdi ; et, suivant l'ordre de son père, elle part avec lui pour Chambéry. En route, Paulin fait mille complimens à sa compagne de voyage ; et, loin de la toucher, il l'ennuie, et lui paraît suffisant et très-haïssable. A Chambéry, Amélina se rend avec lui chez son banquier, homme âgé, l'ancien ami de madame de Mirval. Monsieur, lui dit-elle en soupirant, je viens vous prier de me donner cent piastres d'or. - Volontiers, Amélina ; mais avez-vous l'emploi de cette somme qui fait une brêche sensible à votre fotrune? - Monsieur.... je ne puis avoir aucun secret pour vous ; c'est pour mon père. - Votre père, Amélina? André serait revenu? Mais un homme de son état a-t-il besoin de tant d'argent? - Ce n'est plus André, monsieur ; je ne suis plus sa fille, ainsi que je le croyais. - Bon Dieu, quel mystère! - Ma mère... Que ce secret reste à jamais renfermé dans votre sein, ma mère fut cette chère madame de Mirval, votre amie. - Vous vous moquez, mon enfant? Madame de Mirval n'a eu aucun fruit de son hymen. - L'amour lui en avait donné un, et c'est moi. - Allons, quel conte! Madame de Mirval!... la vertu même!.... Je l'ai connue jeune : c'était un modèle de décence et de sagesse!

Paulin pâlit ; Amélina s'en aperçoit : Qu'avez-vous, monsieur? - C'est que... Mademoiselle, je suis fort étonné que vous fassiez à ce vieillard une confidence de cette espèce : mon tuteur ne vous a-t-il pas ordonné de cacher ce mystère à tout le monde? Pourquoi ternissez-vous la mémoire de votre bienfaitrice? - Aux yeux de son ami, répond le banquier, ce ne serait point la compromettre! - Allons, monsieur, interrompt Paulin, c'est de l'argent qu'on vous demande, et c'est tout. Voilà la quittance de mademoiselle ; dépêchez-vous?...

Le banquier regarde, tout étonné, Amélina et Paulin. Il se tait, donne les cent piastres, et ne peut que dire tout bas à notre héroïne ; Amélina:... seriez-vous la dupe de quelqu'intrigant?

Amélina est déconcertée ; Paulin l'emmène, et ces deux jeunes gens sont de retour chez Destanges sans s'être dit un seul mot. Destanges a un secret entretien avec son pupille, et, pendant ce tems, Amélina qui pense aux dernières paroles du banquier, flotte, incertaine, entre mille doutes qui oppressent son coeur. On vient lui annoncer qu'il faut quitter cet asile solitaire, et Amélina soupire.

Destanges la conduit à une maison de campagne située à cinq lieues de là; et, dans cette nouvelle demeure qu'habite aussi Paulin, elle s'aperçoit que ses démarches sont épiées. Elle écrit au banquier, elle écrit même à Prosper, qu'elle accable de reproches ; ses lettres sont interceptées sans qu'elle s'en doute ; et, quelques jours après, Destanges, dont le ton est devenu plus froid, plus sévère, l'avertit qu'elle ait à se préparer à épouser Paulin. Amélina, désespérée, se jette aux genoux de ce perfide, et lui proteste que, malgré l'infidélité de Prosper, elle l'adorera jusqu'au tombeau : elle le conjure de ne pas la sacrifier. Destanges est inflexible ; il lui jure à son tour que, si elle s'oppose à ses volontés, il lui fera éprouver les traitemens rigides dont les loix accablent les enfans rebelles. Sur ces entrefaites, Elvine lui procure un moment d'entretien avec un de ses amis qui arrive de Rome. Il n'est que trop vrai, lui assure ce voyageur, que Prosper est époux, et qu'il sera bientôt père. Amélina, confiante envers Elvine, agitée en tout sens, circonvenue par une foule de traîtres, timide naturellement, et incapable d'une longue résistance, finit par consentir à l'hymen qu'on lui propose.

Destanges, au comble de la joie, l'accable de caresses : Paulin, qui l'aimait en effet (Amélina l'a cru du moins), lui jure à ses genoux une tendresse, une constance à toute épreuve, et l'infortunée signe le contrat qu'on lui présente sans même le lire ; on a soin de la distraire pour l'en empêcher. Son hymen se célèbre ; et, le lendemain, son époux va lui-même chercher le reste de l'héritage d'Amélina, chez le banquier de Chambéry, qui le lui remet en voyant son titre d'époux.

Deux mois s'écoulent, et un matin, ô surprise! Amélina voit entrer dans son appartement son père et son époux ; ce dernier se jette à ses genoux ; Destanges la serre dans ses bras, et lui fait un cruel aveu : "Amélina, nous avons besoin tous deux de votre tendresse et de toute votre indulgence! L'amour extrême de ce jeune homme qui vous avait vue sans que vous vous en doutassiez, m'a fait jouer auprès de vous un rôle dont je rougis, et que la nature peut seule excuser! Je vous ai trompée, Amélina! ...La lettre d'André que je vous ai montrée n'était que supposée ; vous n'êtes point ma fille, et ce jeune homme n'est point mon pupille.

- Grands Dieux!.. - Je m'appelle Truguelin, et vous êtes l'épouse de Marcan qui est mon fils..."

Ici, Coelina, Isoline et Michau interrompirent frère Ange pour s'écrier : Truguelin! ...

Frère Ange, étonné de cette interruption, les regarde, et leur dit froidement : Etrangers,

que signifie cette exclamation? Si vous connaissez ce Truguelin, ce Marcan, si vous êtes liés avec ces misérables, sortez de cette enceinte sacrée ; et ne la profanez plus par la présence des amis de ces êtres vicieux! ...

Coelina, honteuse des soupçons du frère gardien, interdite des regards que tous les assistants lancent sur elle, s'agenouille aux pieds de l'orateur : Mon frère, lui dit-elle, daignez pardonner au cri involontaire de notre indignation : ce Truguelin, bien loin d'être notre ami, fut notre persécuteur à ma mère et à moi : oh! daignez continuer, et souffrez qu'après, au tribunal de la pénitence, je vous révèle les rapports douloureux que j'ai eus avec les méchans dont vous parlez.

Frère Ange regarda Coelina avec attendrissement, lui fit signe de la main d'aller se remettre à sa place, et continua son récit en ces termes:

" Vous jugez tous de l'état d'Amélina après ce funeste aveu! Elle veut adresser des

reproches à Truguelin, à son fils. Ce dernier la serre dans ses bras, l'appelle sa chère épouse, et lui rappelle qu'elle porte dans son sein un gage de son union : C'est l'amour, ajouta-t-il, l'amour ardent que tu m'as inspiré , ô mon amie! Un motif aussi flatteur pour toi ne doit-il pas te faire excuser les moyens qu'il a suggérés? Amélina!...n'en es-tu pas moins ma femme, la fille de mon père? Oh! pardonne, pardonne, et que l'hymen te fasse oublier les ruses de l'amour!

Amélina se rappelle soudain Prosper ; elle devine que la nouvelle de son mariage est

Controuvée comme le reste, et des pleurs coulent en abondance de ses beaux yeux. Truguelin et son fils se retirent : on lui envoya Elvine, qui protestant qu'elle ignorait cette intrigue, s'efforce de consoler sa maîtresse. Elle ne le peut : Amélina jure qu'elle fuira des perfides, qu'elle ira plutôt au bout de l'univers, et, pendant plusieurs jours, elle s'enferme chez elle, refusant de voir qui que ce soit : la fièvre cruelle vient brûler son sang, un transport douloureux agite son cerveau, et Amélina touche les portes de la mort. Marcan, qui aime vraiment, lui fait prodiguer tous les secours de l'art qui guérit ; elle revient à la vie ; elle renaît à la douleur.

Peu-à-peu, touchée des preuves de tendresse de son époux, elle s'habitue à le voir;

mais elle ne peut l'aimer. C'est Truguelin sur-tout qu'elle abhorre ; Truguelin est jamais

banni de sa présence, et son nom seul allume son sang, désorganise sa raison. Truguelin, qui a le prix de sa perfidie, se passe aisément de la vue de sa bru, et Amélina recouvre la santé.

Un jour qu'elle est assise sur le seuil de la porte de son manoir champêtre, accompagnée seulement d'Elvine, un pauvre se présente tout déguenillé, et implore sa compassion. Pendant qu'elle lui donne quelque légère pièce de monnaie, le mendiant lui glisse une lettre dans la main.

Etonnée de sa hardiesse, elle va lui rendre ce billet ; mais bientôt l'idée qu'on peut lui donner un avis secret, fait qu'elle se contient, et cache le papier aux regards curieux d'Elvine, qui heureusement n'a pas aperçu l'action du mendiant. Celui-ci se retire, et Amélina, rentrée chez elle, lit ce billet mystérieux, où elle reconnaît, un tressaillement de joie, l'écriture de son cher Prosper.

"Infidelle Amélina! on t'a trompée, et tu as eu la faiblesse de te laisser séduire, d'oublier l'ami de ton coeur! l'ami qui, malgré la calomnie, t'avait gardé sa tendresse et sa foi!

Je devrai te fuir, t'oublier ; mais je t'adore, et je te plains. Apprends, Amélina, quels sont les monstres qui ont égaré ton coeur et ta raison : Truguelin a assassiné ou proscrit Olivia, Emmelie, deux soeurs qu'il avait épousées ; il fut le bourreau de son propre fils ; il causa la mort de l'épouse vertueuse de Dorcan, mon ami, qui m'a détaillé ses crimes....Marcan, dirai-je ton époux? est le complice des excès de son père...Voilà les monstres qui t'ont associée à leur infamie...Amélina! tu es perdue, si tu ne les fuis. Je ne te demande pas de voler dans les bras de ton amant ; il n'est peut-être plus pour toi qu'un étranger : mais ta propre sûreté exige que tu te sépares de ces malheureux. Je reviendrai demain."

PROSPER

Amélina ne peut croire aux crimes détaillés dans cette lettre : elle la relit plusieurs fois, et croit que ses yeux trompent son esprit...Enfin, Prosper existe : c'est lui qui a pris un déguisement pour la prévenir des dangers qu'elle court...Que faire Amélina? Attendre son amant, et fuir avec lui les êtres vicieux auxquels la fatalité l'a livrée. Il reviendra demain!...Que demain est encore loin des voeux d'Amélina!

Cette infortunée vit entrer chez elle son époux, qui lui annonça que dans deux heures elle et son père allaient l'accompagner en France, où il se rendrait. En vain Amélina, désespérée de ce voyage inattendu, lui objecta-t-elle sa convalescence, son état de grossesse ; il lui fallut se soumettre, et obéir. Elle renonce donc à ses projets de fuite, à Prosper, au bonheur, et monte en voiture avec ses tyrans.

Faible, toujours languissante, elle passa ainsi deux années à voyager avec eux de contrée en contrée. Elle était devenue mère ; mais heureusement pour elle le ciel lui avait retiré ce fruit infortuné de la séduction. Au bout de deux années donc, Truguelin et son fils la ramenèrent en Savoie ; mais non dans la maison où s'était célébré son hymen, dans une simple chaumière de la vallée de Chamouny, chaumière qui était l'effroi des montagnards voisins, et qu'on disait rougie du sang de plusieurs victimes du féroce Truguelin. Ce fut là que ce misérable tomba dangereusement malade. Une sombre léthargie vint engourdir ses sens ; et Marcan, qui crut son père mort, le fit enterrer, et vendit sa chaumière à un paysan. Le lendemain du jour de cette vente, Marcan et Amélina, se trouvant à une lieue de là dans le dessein de retourner à leur maison près de Chambéry, virent entrer dans leur auberge une espèce de fantôme vêtu de blanc. Amélina tomba évanouie, et Marcan reconnaît son père qui a quitté le séjour des morts, pour venir l'accabler du poids de son indignation. On ne

conçoit pas comment ce moribond a eu la force de se lever, et de faire une lieue à pied, en s'informant apparemment des voyageurs qu'il cherchait. On l'avait couché découvert totalement, suivant l'usage du pays, dans sa bière, qu'on avait différé de ranger auprès des autres : quoi qu'il en soit, il revint. Marcan le fit traiter par des gens de l'art, et il échappa à la mort pour tourmenter de nouveau les vivans.

Amélina, toujours souffrante et malheureuse, ne lui en prodigua pas moins les soins de l'humanité; et il ne revint à la vie, que pour la punir des bienfaits. Le moment du malheur approchait ; Amélina devint sa victime.

Parmi la foule de curieux qu'attira à l'auberge de Marcan le bruit merveilleux d'un mort qui était revenu, il se présenta un jeune homme qu'Amélina reconnut soudain : c'était Prosper. Elle jette un cri, feint d'éprouver une douleur subite ; et Prosper, qui lui fait signe de se taire, s'approcha d'elle avec les autres curieux pour la secourir. Je reviendrai tous les jours ici, lui dit-il tout bas ; faites-moi savoir vos intentions.

Il disparaît ; et le lendemain, Amélina l'aperçoit dans l'auberge : elle lui remet un billet qui lui apprend qu'elle est prête à le suivre par-tout. Quelques jours se passent sans qu'elle puisse effectuer son projet de fuite. Un moment favorable se présente néanmoins ; elle se glisse dans la foule, et va rejoindre son ami qui l'attend à un quart de lieue avec un excellent cheval de selle. Allons, lui dit Prosper, allons, sans perdre un moment, nous réfugier à l'hospice Saint-Silfride ; quand nous serons là, nous ne redouterons rien de nos ennemis, et nous pourrons implorer l'assistance des loix pour dissoudre un mariage formé par l'intrigue et la perfidie.

Il dit, monte sur son coursier, y place son amie en croupe derrière lui, et les voilà qui chevauchent sans s'arrêter. Cependant Truguelin, malgré sa maladie, a reconnu, parmi les étrangers qui le visitent, le jeune Prosper, qu'il a vu souvent à Chambéry. Marcan court annoncer à son père qu'Amélina vient de se sauver. Le vieillard a l'imprudence de l'exciter contre Prosper, en lui signalant, en l'assurant qu'Amélina ne peut être partie qu'avec lui. Soudain l'idée de l'hospice Saint-Silfride, dont Amélina dans ses reproches lui avait souvent parlé, vient s'offrir à l'esprit de Marcan. Il prend un cheval léger, le pique, et atteint vers les bois de Lidde le couple amoureux qui se sauve. Un combat furieux commence entre les deux rivaux, malgré les cris d'Amélina qui veut les séparer. Ils se portent des coups violens ; et quel spectacle pour la malheureuse Amélina! c'est Prosper qui tombe baigné dans son sang!...Le bruit de quelques voyageurs vient effrayer Marcan, qui s'efforce en vain d'enlever Amélina. Marcan se sauve, et l'amante de Prosper a recours à ces voyageurs qui passent, pour les engager à relever le blessé, à le porter jusqu'ici, où cette petite caravane arrive plongée dans la douleur. Amélina me raconte ses malheurs ; j'en frémis, et prodigue tous mes soins au jeune Prosper, qui, vers le soir, recouvre, mais pour un moment, l'usage de la parole. Les momens me sont chers, nous dit-il à nous tous assemblés autour de lui ; je n'ai qu'un instant à vivre : où est Amélina? Près de vous, répondis-je. Suis-je enfin, est elle aussi dans cet asile de piété consacré aux infortunés? - Vous y êtes. - Ecoute, Amélina ; je t'ai adorée, je t'adore encore ; c'est pour toi que je perds la vie, et ce sacrifice me coûte moins, puisque je suis sûr de te laisser tranquille loin des perfides qui m'ont enlevé ta main. Telles sont mes intentions ; daigne les respecter et les suivre ; consens à te consacrer dans cet asile au culte des autels : et vous, mon frère, veuillez l'y recevoir ; joignez-y le bienfait de déposer mes cendres dans cet oratoire, et qu'Amélina vienne tous les jours y consacrer une heure à la méditation. L'amour malheureux ne peut blesser la religion, et mon ame jouira des souvenirs de mon amie. Vous me le promettez, mon frère ; tu me le promets, Amélina?...Adieu! ... mort, je serai encore près de toi ; et Dieu, que j'entrevois déjà sur son trône auguste, m'accorde la grace de te le prouver.

Il dit, et expire, au grand regret de notre communauté et de tous nos hôtes. Rien n'était plus beau que ce jeune homme ; rien n'était plus intéressant! ...Il était sept heures du soir alors ; nous arrachâmes Amélina de ce spectacle affreux, et nous lui donnâmes soeur Aimée et soeur Sainte-Elme, pour l'empêcher de se livrer à son désespoir. Jaloux de suivre les dernières volontés du plus malheureux des amans, je lui fis ériger ce tombeau que vous voyez au milieu de nous, et nous l'y déposâmes avec toute la pompe, tous les regrets que méritaient ses vertus et ses malheurs.

Quelques jours après, Amélina, livrée à une douleur muette, non moins cruelle que les éclats du désespoir, me conjura de lui accorder la faveur de prendre le voile de nos soeurs. J'en obtins la permission de mes supérieurs, et cette victime de l'amour et de la séduction se prépara à cet auguste sacrifice. Le jour fixé pour la cérémonie, nous avions eu beaucoup d'affaires toute la matinée, et j'avais été obligé de remettre la prise d'habit à l'après-midi. D'abord une procession funèbre vint faire le tour de ce tombeau, et retourna à la chapelle où l'attendait la vierge du Seigneur. Elle était pâle, défaite, presqu'inanimée. Je lui demande si elle renonce pour jamais au monde. Elle prononce le ouï qui l'enchaîne aux autels : sept heures sonnent, et soudain une musique mélodieuse se fait entendre. Frappés de ce phénomène, nous observons tous le plus profond silence. Cette harmonie angélique semble venir de l'oratoire, entrer dans la chapelle, et résonner aux oreilles de soeur Amélina. La musique mystérieuse cesse ; et, persuadés que les anges chantent en choeur, le dévouement d'une ame au Seigneur, nous entonnons des chants sacrés. L'auguste cérémonie est terminée ; nous revenons au tombeau de Prosper. Soeur Amélina s'y prosterne. Ombre de mon ami! s'écrie-t-elle à haute voix, j'ai suivi tes voeux ; j'appartiens désormais aux autels ; je vais vivre et mourir près de toi : ombre de mon ami, es-tu satisfaite?

La même harmonie qui s'était fait entendre dans la chapelle, recommence, et semble sortir du fond du tombeau de Prosper...Glacés d'effroi, tous les assistans observent le silence ; et moi, stupéfait de ce phénomène, je découvre la tombe de Prosper, où je n'aperçois aucun changement. Seulement, l'harmonie mystérieuse se tait. Soeur Amélina se précipite sur le tombeau découvert. Elle soulève le linceul qui voile les traits de son amant : ô surprise! je vois, comme Amélina, je vois les yeux du cadavre s'ouvrir : il fixe Amélina de l'air le plus tendre ; puis soudain ses paupières se referment, et la mort reprend son empire sur ce cadavre animé sans doute un moment par un souffle divin. Frappé de l'idée de cette léthargie qui avait engourdi tous les sens de Truguelin, je fis venir des médecins habiles qui, après avoir examiné la froide dépouille de Prosper, assurèrent qu'elle avait perdu tout principe de vie...D'où venait donc ce phénomène singulier? de nos esprits troublés, ou de la volonté du ciel? Prosper, avant d'expirer, avait dit à Amélina que Dieu lui accorderait la grace de prouver qu'il serait sans cesse près d'elle ; était-il inspiré d'un sentiment prophétique? avait-il en effet la faculté de recouvrer quelques étincelles de la vie, pour témoigner encore sa tendresse à son amante? Tous les historiens nous assurent qu'Abeilard, au moment où l'on déposa dans son tombeau le corps inanimé d'Héloïse, ouvrit les bras pour l'embrasser. On a donc vu déjà des phénomènes de ce genre, et Dieu, à qui rien n'est impossible, peut permettre de tems en tems aux morts de parler aux vivans qu'ils ont chéris pendant le cours de leur triste vie.

Depuis ce tems, soeur Amélina n'a jamais manqué de venir chaque jour méditer une heure près du tombeau de Prosper, et tous les jours elle a vu ou entendu des phénomènes nouveaux. Un soupir profond du cadavre la glaçait d'effroi. Tantôt la cloche de la chapelle faisait entendre, à sept heures précises, le tintement de la mort, sans que personne y touchât. Hier encore, hier, à l'heure où la malheureuse Amélina est expirée, un cri lugubre est sorti de ce tombeau, et s'est fait entendre de tout le monde. Ce cri, répété trois fois, a répandu la terreur par-tout l'hospice. Et, une heure après, à sept heures, toujours à sept heures, une trompette, celle du jugement sans doute, a fait entendre dans les airs ses éclats bruyans!...Touchans prodiges de la constance, affection tendre de deux êtres vertueux que les hommes ont séparés, et que rejoint le tombeau!...Nous venons enfin de réunir Amélina à Prosper ; et, en plaçant la soeur que nous pleurons, dans cette tombe, auprès de son ami, j'ai cru entendre, moi, deux gémissements très-distincts ; mais il est possible que mes esprits déjà préoccupés se soient formé cette illusion.

Quoi qu'il en soit, je vous ai fait connaître les malheurs de deux êtres intéressans : vous avez connu l'un ; soeur Amélina a vécu au milieu de vous : vous avez tous apprécié ses vertus touchantes, ses qualités hospitalières, la bonté de son coeur, la pureté de son ame : combien vous devez la regretter! combien vous devez détester les

deux monstres qui ont causé les maux! et le feu du ciel ne tombe pas sur ces têtes coupables!...Ils seront punis, ils le seront ; et si le crime et la vertu se trouvaient confondus après la mort, si la nuit d'un sommeil éternel couvrait également les forfaits du coupable et les belles actions de l'homme vertueux, il faudrait nier l'ordre de la nature, et condamner le grand architecte de l'univers, qui n'a pas apporté tant de perfection à son ouvrage pour l'abandonner aux hasards des événemens, à l'espoir de la même récompense, au niveau du même traitement. Non, mes amis, le crime, le désordre, la destruction rompent l'équilibre des choses ici bas ; cet équilibre ne peut se rétablir là-haut que par une juste séparation des bons et des méchans. La beauté, la bonté forment l'essence de la nature ; elle doit bannir tout ce qui contrarie son but auguste et sacré.

Amélina, Prosper, vous êtes réunis ; nous avons suivi vos voeux ; notre devoir est rempli. Puissent vos froides reliques transmettre à la postérité la constance de votre amour, et notre respect pour vos restes précieux! Malheur, mes amis! malheur aux sacrilèges qui violent les tombeaux, et foulent aux pieds la cendre des morts! Ils avilissent l'humanité; ils dégradent leur être propre ; ils oublient que la pompe, le respect et une sainte terreur, voilà ce que mérite, voilà ce qu'inspire l'homme plongé dans son dernier asyle, l'homme que n'anime plus le souffle divin de la vie!"

Chapitre 3

Frère Ange a terminé son récit, qui a arraché des larmes de tous les yeux. Chacun se retire, et Coelina reste seule avec lui. Vous m'aviez interrompue, ma fille, lui dit-il, et j'aime à croire que c'est l'excès de la surprise qui vous a portée à cette irrévérence. Vous avez donc connu ce Truguelin? - Ah, mon père! écoutez-moi.

Coelina raconte au religieux ce qu'elle sait de ses malheurs, de ceux de sa mère, et de l'infortuné Francisque. Frère Ange, qui l'a écoutée avec attention, se récrie sur la méchanceté du frère d'Isoline, et ne peut croire qu'il existe des hommes aussi criminels. Il n'a aucun droit ici, ajouta-t-il, ni lui, ni les loix. Sans elle, lui ou Marcan seraient venus me redemander la soeur Amélina, et c'est en cela que je bénis tous les jours le but de notre sainte institution. Malheureuse Isoline! combien tu as souffert!...Eh quoi! elle ne peut se rappeler ses aventures! Une démence funeste glace sa mémoire, désorganise son cerveau! Infortunée! allons, vous ne me quitterez pas que vous ne soyez vengée. Rien ne vous manquera ici ; restez-y, mes enfants, et que les rapports que vous m'offrez avec la soeur Amélina me consolent de la perte de cet ange du ciel. - Mon frère? - Que désirez-vous, Coelina?... Oh! permettez-moi de remplacer ici cette soeur Amélina que votre récit m'a tant fait admirer? Secondez la vocation dont Dieu pénètre mon ame? Souffrez que je revête ses habits sacrés, et que je me consacre à mon tour au culte des autels? Une place reste près de soeur Aimée et de soeur Sainte-Elme : qui plus que moi est appelée à la remplir? Privée de mon père, de mon cher Stéphany, que puis-je devenir sur cette terre où j'ai perdu fortune, parens, amis, tout le bonheur? L'exemple d'Amélina m'a touchée : elle aimait comme moi! Elle fut la victime de mes persécuteurs ; elle fut ma parente, puisqu'elle épousa le fils de mon oncle. O mon frère! il est des graces d'état qu'elle a connues ; j'ose les envier, et vous demander sa place dans cette maison. - Ma fille, vos voeux font honneur à votre coeur ; mais je vous engage à bien réfléchir avant d'agir. Amélina avait perdu son amant ; le vôtre, vous n'êtes pas certaine qu'il n'existe plus. S'il revient ; si le sort vous permet de vous unir, ô Coelina! combien vous regretterez le noeud fatal qui vous attachera à nos autels! Attendez, Coelina ; j'espère...- Vous me faites penser, mon frère...j'ai ici deux lettres pour vous ; l'une du vénérable hermite de la vallée Rosée, l'autre du bon pasteur de Lidde. - Donnez? ...

Frère Ange lit les deux lettres ; une d'elles le frappe sur-tout ; c'est celle de l'hermite. Il fixe Coelina : Cet homme, lui dit-il, fut un grand pécheur ; mais il se repentit, et maintenant on le dit inspiré du ciel. Que veut-il me dire, en m'assurant que je puis, d'un mot, finir vos tourmens? Ce mot, s'il me l'indiquait, votre félicité serait bientôt complète. Je le vis dernièrement au retour d'un voyage que je fis à Genève. Il me parut tellement mystique, que je le crus fou. Il ne parlait qu'en parabole, et je crus entendre l'oracle profane de Delphes, tant ses discours me semblèrent obscurs et vagues. Un mot de moi, dit-il, peut vous rendre heureuse! je ne l'entends pas, et je vais lui écrire pour qu'il m'éclaircisse cette phrase. Je vous quitte, Coelina, et vous confie, vous, votre mère et votre ami, aux soins de frère Anselme, ce vieux cénobite qui vous a ouvert nos portes de bronze. Je monte chez mon malade, le plus intéressant jeune homme que j'aie vu de ma vie. Il faut qu'il ait bien souffert, cet infortuné; et quoiqu'il ne m'ait pas confié ses secrets, je pense que c'est un amant aussi tendre, aussi malheureux que le fut Prosper.

Frère Ange sortit, et frère Anselme vint conduire nos amis dans l'hermitage, où il les installa dans deux cellules fort agréables, et dont la vue, dominant sur le pont, sur le torrent, laissait voir entièrement le jardin et l'oratoire. On leur servit un très bon repas, et nos amis s'entretinrent jusqu'au soir de l'heureux changement qui venait de s'opérer dans leur situation. Enfin, dit Michau, j'espère que mademoiselle me croira maintenant? elle voudra bien me faire l'honneur de m'accorder confiance.

En quoi, Michau? - Mais sur-tout n'ai-je pas indiqué à mademoiselle la conduite qu'elle devait tenir, les routes les plus sûres qu'elle avait à prendre? Ce n'est point le hasard qui m'a fait la conduire avec tant de bonheur ; c'est ma prudence, et parce que je connais un peu tous les chemins. Voilà mademoiselle dans une maison où elle n'a plus rien à redouter : elle y est bien, et si mademoiselle y prend le voile, elle y jouira d'une sécurité constante. J'approuve beaucoup le projet qu'a mademoiselle de se faire religieuse ici. - Ouï, Michau? je suis charmée que tu me donnes ton avis. - Que peut-il arriver à mademoiselle? Elle ne craint plus les Truguelins, M. Dufour, l'intendant, le diable, personne.- Eh, Michau! pourrai-je jamais y oublier Stéphany? - C'est vrai, mademoiselle ; mais il y a toute apparence que Stéphany est perdu pour vous. Il est retourné chez son père, il n'y a pas de doute. Il finira par devenir indifférent pour vous, sensible pour une autre ; et si son souvenir troublait encore mademoiselle, mademoiselle aurait tort, très-tort, le plus grand tort.-Où prends-tu, Michau, ces soupçons injustes sur le compte de Stéphany? T'a-t-il donné sujet de le juger aussi légèrement . - Non, mademoiselle ; mais je connais le coeur humain . - Pas toujours, mademoiselle. On m'a toujours dit que c'était de très mauvais livres. - C'est l'opinion de bien des gens qui parlent sans réfléchir. C'est un roman, dit-on ; et, parce que c'est un roman, on regarde l'ouvrage futile, dangereux même, et l'on ne sait gré à un auteur, ni de son imagination, ni de ses détails, ni de son plan, ni du but moral qu'il s'est proposé. Sil a peint un grand scélérat, on dit : Un pareil personnage n'existe pas dans la société, ou, s'il y est, son exemple passe le but que s'est proposé l'auteur de corriger ceux qui lui ressemblent, parce que chacun se dit : Je ne suis pas scélérat à ce point-là, ou, si j'ai la bonne-foi d'en convenir, je suis plus adroit au moins...On a tort, Michau ; le tableau d'un grand crime, l'indignation qu'il excite, frappent toujours sûrement l'ame d'un coupable : ils réveillent ses remords, et c'est quelque chose. Si l'auteur, au contraire, a retracé un personnage très vertueux, le détracteur des romans n'est pas content encore, parce que, selon lui, personne ne ressemble à ce portrait-là. Que faut-il donc faire pour lui plaire? Le but d'un écrivain qui travaille pour les moeurs, est pourtant de peindre le vice ou la vertu : si l'on prend des caractères intermédiaires, on manque toujours son but. Les hommes, mon ami, les hommes sont plus près d'abjurer un vice, que de se corriger d'un ridicule ; et l'excès du crime est plus près du repentir, que la continuité d'un défaut. Regarde ce Dorcan : c'était un misérable, il est devenu un saint personnage, outré peut-être ; mais sa conversion exagérée est une forte preuve en faveur de ce que j'avance. Les femmes, dérangées dans leur jeunesse, finissent par devenir dévotes ; les jeunes avares deviennent prodigues, et les prodigues se jettent dans l'avarice. Un vice se corrige donc toujours par une vertu souvent plus outrée que tiède ; il faut donc peindre les vices à grands traits pour qu'ils fassent plus d'impression. Voilà mon avis sur les romans, que j'ai néanmoins peu lus, et auxquels je ne croyais guères fournir un jour un sujet!

Mademoiselle raisonne très-bien sans doute sur les romans ; cependant je crois qu'on pourrait réfuter quelques objections de mademoiselle ; car...- Oh! laisse-moi...tu viens d'ajouter à ma douleur, en me peignant Stéphany indifférent, infidèle peut-être! - Cela fait du chagrin à mademoiselle? j'en suis désolé; c'est ma faute ; j'ai tort, le plus grand tort ; mais je n'ai pas dit que je l'assurais. Qui sait d'ailleurs où il est à présent? s'il n'est pas encore entre les mains des Truguelins, s'il est guéri de ses blessures, ou mort!...

- Mort!...ah! que tu m'affliges! - Voilà encore ma langue...Pardon, mademoiselle ; je me tais, je ne parle plus.

Michau se tut, et fit bien. Coelina engagea sa mère à goûter les douceurs du sommeil.

Pour elle, elle pensa toute la nuit aux Truguelin, à l'histoire d'Amélina ; et, frappée des prodiges qu'on lui avait racontés sur Prosper, elle crut entendre l'harmonie mystérieuse, le tintement de la cloche, les soupirs profonds et la trompette éclatante. Le jour la surprit dans ses rêveries, et elle se mit à sa croisée, d'où elle examina l'hospice et ses environs.

C'est donc ici, se dit-elle, la retraite du juste persécuté! c'est donc ici l'asile du malheur! il y a donc ici quatre victimes des Truguelin! Deux reposent dans cet oratoire, deux autre gémissent en attendant que le ciel daigne agréer leurs voeux et leurs projets de se consacrer à son culte. Plus loin, ici, là, près de moi, sont des autres victimes des passions des hommes. Ils se partagent donc tous en persécuteurs et en persécutés! La moitié du monde fait le malheur de l'autre, et tous les mortels ne sont occupés qu'à se garantir réciproquement de leurs embûches ; qu'est-ce que c'est donc le coeur humain? Est-il en effet, comme le disait hier frère Ange, le plus bel ouvrage du créateur? Est-ce un ouvrage bien admirable qu'un être si imparfait? et ne le voit-on pas partager avec les animaux la rapacité, la débauche et l'amour de la destruction? Ces fléaux, répandus sur la terre, s'emparent de tout ce qui respire ; il semble qu'ils soient inhérens à l'air que respire tout ce qui est animé. Quand ce Michau viendra me dire que soi-même on fait son malheur!...C'était aussi la philosophie de M. Dufour qui cause ses propres malheurs ; mais Stéphany! mais moi! moi, par exemple, suis-je l'auteur de ma naissance? ai-je pu me choisir mes parens? ai-je pu empêcher la liaison, coupable peut-être, de ma mère avec Francisque? dois-je être punie de leurs erreurs, s'ils en ont commises? Me voilà pourtant renversée sur les marches de l'autel conjugal, obligée de fuir, de chercher l'indigence avec les vêtements du bonheur et de l'opulence ; me voilà, tantôt consolant un père muet, aujourd'hui conduisant une mère insensée, dévouée à ces deux infortunés auteurs de mes jours, demandant le pain de la commisération, éloignée, pour jamais sans doute, d'un ami que j'adore : me voilà enfin plus malheureuse que les filles des plus pauvres habitans de nos montagnes ; et cela, pour les fautes des autres!...Ce qu'il y a de plus douloureux, c'est que j'ignore les événemens qui m'ont donné l'existence! Mon père et ma mère les connaissent ; l'un ne peut parler, et l'autre est presque en démence : Michau pourrait m'en instruire ; c'est un original qui a des scrupules, des réserves qui n'appartiennent qu'à lui. Et je ne gémirais pas sur mon sort!...Allons, il faut se fixer ici même! remplaçons Amélina dans cette sainte maison. J'ai trop de rapprochemens avec elle pour ne pas imiter son pieux dévouement. Que ma mère y vive près de moi, et qu'un jour mes cendres déposées dans cet oratoire, près de celles des amans Savoyards, fassent dire au voyageur attendri : Elle aima ; elle fut la victime de l'amour et de la piété filiale.

Coelina est interrompue dans ses réflexions par l'aspect d'un étranger qui sort de la maison, traverse le pont, le jardin, et va se prosterner à la porte de l'oratoire. Cet étranger, habitant de l'hermitage sans doute, est vêtu de blanc, et ce qu'il offre de singulier, c'est que sa figure est voilée. Il a l'air faible, languissant ; sa démarche annonce la douleur. Il s'agenouille sur le seuil de la porte de l'oratoire, lève les mains au ciel, et prie...C'est quelque amant sans doute infortuné comme Prosper ; car cette chapelle ne reçoit les voeux que de ceux qui ont aimé. Coelina suit tous les mouvemens de cet étranger, qui lui inspire, sans qu'elle cherche à en approfondir le motif, le plus vif intérêt. Elle l'examine, cherche à découvrir quelques-uns de ses traits ; elle ne le peut ; le solitaire est couvert d'un voile blanc épais, impénétrable!...

Après qu'il a médité près d'une heure, il se lève ; le bruit qu'on fait dans la maison, où chacun est en mouvement, l'effraie ; il rentre précipitamment, et on ne le voit plus.

Coelina, émue de ce touchant spectacle, confie sa mère aux soins de Michau : elle descend, et rencontre frère Ange qui descend à la chapelle pour y faire la prière du matin. Mon frère, lui dit-elle, pardonnez ma curiosité. Vous connaissez sans doute les malheurs de tous ceux que vous recevrez dans ce pieux hermitage? Daignez me dire quel est cet infortuné que j'ai vu tout-à-l'heure, voilé, ce qui m'a beaucoup étonnée, et priant au pied de l'oratoire d'Amélina? - Je sais ce que vous voulez dire, ma fille : tous les matins, ce jeune homme allait méditer de même à l'oratoire lorsqu'il ne renfermait que les cendres de Prosper ; mais, s'étant lié ici avec soeur Amélina, il n'est pas étonnant qu'il mette plus de zèle et de constance à remplir ce devoir sacré. - Quel est-il? - Je l'ignore : Amélina le savait ; ils s'étaient raconté réciproquement leurs aventures.- On ne sait ce qu'il est?- Je l'ignore : Amélina le savait ; ils s'étaient raconté réciproquement leurs aventures.- On ne sait ce qu'il est, ce qu'il a souffert? Mais pourquoi ce voile? Couvre-t-il ainsi ses traits toute la journée? - Toute la journée, quand il se voit exposé aux regards curieux des autres voyageurs. Il a si peur d'être reconnu, d'être forcé à sortir d'ici! Il me persécute aussi pour que je l'associe à mon pieux ministère, il veut abjurer le monde, et vivre pour Dieu, pour l'exercice de l'hospitalité...Ma fille, il faut qu'il ait éprouvé bien des maux! et si jeune!...- Quel âge? - Pas encore vingt ans. - O infortuné! - Il veut mourir, me dit-il à tout moment...Eh! tenez, je puis vous montrer le tombeau qu'il s'est creusé dans un coin de notre jardin. Mais tout le monde se rend à la prière ; joignez-vous aux fidèles, et souffrez que je diffère de vous montrer la tombe de mon protégé. Je l'appelle mon protégé; car, de tous les hôtes que nous avons ici, c'est celui qui m'inspire le plus de tendresse et d'intérêt.

La cloche de l'hermitage tinte l'oraison angélique, et la chapelle se remplit des voyageurs qui habitent la maison. Coelina y cherche en vain des yeux le solitaire voilé, à sa démarche : il n'est pas là: elle est convaincue qu'il n'est point descendu. Elle prie, répète les versets sacrés ; et, quand la prière est finie, elle cherche frère Ange pour lui faire de nouvelles questions ; mais frère Ange a des affaires pressées qui l'occupent. Il monte même sur sa mule, et Coelina le voit sortir tout-à-fait de l'hospice, pour aller remplir au dehors quelque devoir de son ministère. Frère Anselme lui apprend que, non-content de recevoir à l'hospice les juste persécutés, frère Ange va encore solliciter pour eux auprès des juges, des tribunaux ; et que l'estime, le respect qu'on lui porte, lui font souvent gagner des procès que vingt années n'avaient point vu terminer.

Coelina, ignorant l'époque du retour de frère Ange, rentre auprès de sa mère, qui, gardant toujours un silence stupide, l'afflige par la douleur que lui cause cette espèce de démence intermittente. Frère Anselme, versé dans l'art qui guérit, est le médecin, le chirurgien de l'hospice ; Coelina l'appelle, le consulte, et elle apprend avec la plus vive satisfaction, que cet homme habile se flatte de rendre en peu de jours la raison à la pauvre Isoline. Il a guéri mille personnes livrées au plus triste crétinisme : celle-ci ne peut résister à sa science, à la bonté de ses traitements, Frère Anselme entreprend donc cette cure, et remarque avec plaisir la douceur et la confiance de son malade. Sur le soir, Coelina descend du jardin. Sept heures sonnent ; elle se sauve de l'oratoire dans la crainte d'en entendre sortir les gémissements dont a parlé frère André; et, livrée à ses réflexions, elle côtoye le bord du jardin qui domine le torrent depuis le pont jusqu'à la clôture. Tandis qu'elle sonde des yeux la profondeur de cet abyme où roule avec fracas une eau écumeuse et rapide, elle remarque, en bas, sur une pointe de rocher, le même solitaire qu'elle a vu, le matin , prier à l'oratoire. Cet infortuné, penché sur la pierre où il est descendu on ne sait par quel chemin, paraît prêt à se précipiter dans l'abyme. Quoique toujours voilé, il est aisé de voir qu'il lève ses regards vers le ciel, et qu'il implore avant d'achever sa destruction, qu'il médite sans doute. Coelina jette un cri, et court vers la maison pour appeler du secours. Frère Anselme, quelques domestiques, à qui elle apprend le motif de sa terreur, reviennent avec elle au torrent...Effroi général!...L'inconnu n'est plus sur la pierre...S'est- il jeté dans l'onde écumante?...A-t-il cessé d'être? Tous les regards suivent le cours rapide des flots, et semblent les interroger...Rien, aucun indice...Frère Anselme revient à l'hermitage, monte à la chambre de l'inconnu, et l'y trouve appuyé sur son lit, et baigné dans les larmes. Frère Anselme redescend pour rassurer Coelina, ainsi que ceux qui l'ont accompagné dans sa recherche au torrent ; et Coelina, émue de cette aventure, revient en rapporter à Michau toutes les circonstances.

C'est quelque fou, lui dit Michau.- L'excès de l'amour est-il la folie? - Qui a dit à mademoiselle que cet étranger aime? - Ce ne peut être que ce motif : il va prier tous les jours au tombeau des amans. - S'il aime sans espoir, c'est un fou. - Michau , j'aime aussi, j'aime sans espoir, et, si je n'avais une mère, cet excès d'amour pourrait me causer la mort. Je serais dons insensée? - Pardon, mademoiselle, j'ai tort, le plus grand tort ; je ne pensais pas que mademoiselle est un modèle d'amour et de constance...Mais, pour changer de propos, je demanderai à mademoiselle si elle sait qui a creusé une espèce de trou, de tombeau peut-être, que j'ai vu tantôt là-bas au fond du jardin? Ce qui m'a fort étonné, c'est que j'y ai trouvé un chiffon de soie couvert d'inscriptions si mal écrites, que je n'ai pu les déchiffrer. - Cette tombe, c'est sans doute celle dont m'a parlé le frère gardien. C'est encore cet infortuné, que tu traites de fou, qui se l'est creusée...Ce chiffon de soie, pour me servir de tes expressions, ces inscriptions, tout cela peut-être appartient à son amie...Michau, je brûle de voir ces témoignages de la constance ; conduis-moi à cette tombe, et sur-tout garde-toi de tourner en ridicule à mes yeux l'amour, qui brûle mon coeur, l'amour, le plus beau sentiment de la nature. - O mademoiselle! c'est une faute dans laquelle je ne retomberai plus. Venez, mademoiselle! c'est là-bas, du côté de ces saules pleureurs.

Coelina suit Michau ; mais un mouvement se fait dans le jardin. C'est frère Ange qui revient, et ramène avec lui un voyageur à qui il a accordé la faveur d'habiter l'hermitage. Coelina tourne ses pas vers le frère gardien ; elle le salue...Ciel! qui voit-elle en ce voyageur qui l'accompagne!...Truguelin!...

Elle tombe sans connaissance.

Michau, qui a bien reconnu aussi le monstre, se hâte de reporter sa maîtresse auprès de sa mère, dans sa chambre, où il l'enferme. Coelina reste long-tems privée de tous ses sentimens, et frère Ange, que son accident a effrayé, s'empresse, après avoir installé le voyageur dans la maison, de se rendre à l'asile où la pauvre Coelina verse un torrent de larmes. Il se fait connaître ; on lui ouvre. Qu'est-ce, mon enfant? dit-il à Coelina ; qu'avez-vous?- Ah mon frère! souffrez que nous sortions tous d'ici. Permettez que nous partions sur l'heure. Nous sommes perdus si nous ne nous sauvons!.. - Qu'y a-t-il donc Coelina? Avez-vous éprouvé ici quelque désagrément, quelque insulte? O mon frère! un mot va vous éclairer...Mais, dois-je le prononcer? - Parlez, ma fille : que craignez-vous? Ne suis-je pas le maître absolu de vous rendre la tranquillité , si cela est en mon pouvoir? Parlez, vous dis-je. Quel est donc ce voyageur dont l'aspect vous a causé une si forte révolution?...- Mon frère, vous allez frémir!...Vous avez estimé Amélina? vous prenez quelque intérêt à mes malheurs? ...Apprenez donc que l'homme amené ici par vous, fut le persécuteur d'Amélina et le mien...C'est Truguelin!...- Truguelin!...O mon dieu!.. - Oui, mon frère, c'est Truguelin lui-même, le frère de cette femme infortunée que vous voyez privée de sa raison!...- Le misérable!...il me trompe! il abuse de ma confiance, de ma sensibilité!...Je le rencontre sortant de Saint Pierre, pâle, égaré: Mon frère, me dit-il, suis-je près de l'hospice Saint-Silfride?- Très près, lui répondis-je, et, si vous y desirez quelque chose, vous ne prouvez pas mieux vous adresser qu'à moi ; car j'en suis le chef... Il tombe à mes pieds ; il me fait un roman, se donne un autre nom, me forge des persécutions sans nombre qu'il dit éprouver ; et moi, je l'amène ici! Grand Dieu! que la présence d'un pareil scélérat ne souille pas plus long-tems ton temple auguste! qu'il sorte à l'instant, et que le soleil ne le retrouve pas dans cette sainte maison!

Frère Ange veut sortir ; Coelina l'arrête : Mon frère, vous allez le chasser?...Je tremble!...s'il m'a reconnue, s'il sait que c'est moi!...- N'appréhendez rien, mon enfant. Je ne crains personne. Les méchans ne peuvent nuire ici à qui que ce soit : celui-ci, quelque haine qu'il vous porte, ne peut se venger de vous au pied de nos saints autels. Vous saurez bientôt comment je traite les coupables assez perfides pour abuser de ma bonne-foi.

Il dit, sort, rassemble tous les voyageurs dans le jardin de l'hermitage ; puis il y fait appeler Truguelin ; mais celui-ci qui a reconnu Coelina, qui se doute de l'affront qu'on lui prépare, refuse de suivre l'ordre du frère gardien. Frère Ange l'envoie chercher par quatre domestiques qui l'amènent enfin, le tenant, pour ainsi dire, au collet. Quand ce misérable est près de l'oratoire, frère Ange en fait ouvrir les portes ; puis il adresse ce discours à Truguelin:

" Vous m'avez trompé, monsieur : vous avez déguisé votre nom, et abusé de ma compassion. Savez-vous où vous êtes, Riviolle Truguelin?..."

A ce nom de Truguelin, un cri d'indignation générale s'élève. Frère Ange continue:

" Savez-vous que vous êtes ici dans des lieux tout pleins de l'horreur qu'inspirent vos forfaits? Là-bas gémit cette jeune Coelina, votre nièce, que vous avez arrachée à l'autel nuptial, privée de son bien-faiteur, de son père, de son amant!...Près d'elle languit dans les égaremens de la plus triste démence, Isoline des Echelettes, votre propre soeur, qui ne doit sa triste existence qu'à la petite filiale. - Quoi! interrompt Truguelin en frémis-fusant, Isoline existe!... - Ne m'interrompez pas...Ici, dans cet oratoire, reposent les cendres de deux amans que vous avez séparés, trompés, calomniés. Levez-vous, ombres de Prosper et d'Amélina!... venez faire pâlir votre persécuteur, et saisissez les torches des furies pour le chasser de ces lieux que souille son aspect!"

Ici, plusieurs des assistans assurèrent qu'ils venaient d'entendre des cris aigus sortir du fond du tombeau. Frère André sentit ses cheveux se dresser sur son front. On fit le plus profond silence, et n'entendant rien, frère Ange poursuivit : Leurs mânes plaintifs viennent de te proscrire, homme indigne de la clémence divine. Sors, sors de cette sainte retraite ; va porter ailleurs ton repentir ; s'il existe, il est trop tardif! Que ton souffle impur n'infecte plus l'air qu'on respire en ces lieux, et rends graces au ciel de ce que les loix, qui n'ont point d'action dans cet intérieur, ne me permettent pas de te livrer à leur juste vengeance."

Vengeance! vengeance! tel fut le cri unanime de tous les assistans ; et Truguelin, accablé de honte, de mépris, mit les deux mains sur son front, et sortit. Il entendit les reproches sanglans que lui adressèrent tous les voyageurs qui l'accompagnèrent jusqu'aux portes de bronze... Elles se refermèrent sur lui, et la sérénité reparut dans l'hermitage, troublé un moment par la présence d'un scélérat!

Coelina apprit cette scène, et son bon coeur se la reprocha. Elle fit la conversation des habitans de l'hospice, et la nuit vint les plonger tous dans le sommeil de l'innocence.

Le lendemain matin, Coelina qui s'était mise, non sans motif, à sa croisée, aperçut encore le solitaire voilé qui venait rendre ses hommages aux cendres des amans. Il parut extrêmement agité, et regarda plusieurs fois les portes de bronze qui s'étaient, la veille, ouvertes en un moment et refermées sur Truguelin. Coelina ne put deviner le motif qui fixait les regards du solitaire sur ces portes antiques : elle le vit ensuite venir aux bords du torrent, en mesurer la profondeur, et elle frémit. Le solitaire quitta bientôt ces bords escarpés, et rentra.

Cependant la fumée de l'encens se répand par-tout dans l'hermitage : les cierges sont allumés ; la chapelle tendue de noir appelle les hôtes de la maison à un service funèbre. Chacun s'y rend, tout le monde, excepté toujours le solitaire. Coelina y descend avec sa mère et Michau. Ils assistent à une messe solennelle que chante le frère gardien pour le repos des ames de Prosper et d'Amélina : des larmes coulent de tous les yeux à l'aspect du lugubre cénotaphe, et la procession vient faire le tour de leur tombeau dans l'oratoire. Le son lugubre de la cloche, les chants religieux, la sombre couleur des ornemens, l'odeur de l'encens, tout portait l'ame au recueillement de la douleur. Coelina fut attendrie ; et, rentrée chez elle, il lui fut impossible de marcher davantage. Elle resta près de sa mère, sur laquelle les traitemens de frère Anselme opéraient visiblement : frère André vint ensuite rendre une visite à nos amis.

Après s'être entretenu avec eux de la hardiesse de Truguelin, et de l'opprobre dont on l'avait abreuvé, premier châtiment de ses forfaits, il ajouta : Je croyais lui avoir nombré toutes ses victimes renfermées dans cet asile consacré à l'hospitalité: j'en oubliais une dont j'ignore les malheurs, mais qui me paraît aussi intéressante que les autres. - Laquelle, mon frère? demanda Coelina. - Ce jeune homme, cet infortuné voilé que vous avez vu déjà... - Eh bien? - Lorsque je lui ai appris l'audace de Truguelin, et sa réception ici, il s'est écrié: Le monstre! venait -il s'abreuver de mon sang? accroître mes tourmens? - Quoi! lui ai-je demandé, vous connaissez aussi Truguelin? - Il est mon plus mortel ennemi!...J'ai voulu lui faire de nouvelles questions ; il s'est tu, et m'a prié de respecter ses malheurs.

Mon frère, interrompit Coelina, ce que vous me dîtes là!...Souffrez que je parle à cet infortuné? - Impossible, mon enfant ; il ne veut voir personne, et ne sort jamais que lorsqu'il est sûr de ne rencontrer qui que ce soit. - Quoi, mon frère, il ne fut pas témoin hier de la scène de Truguelin? - Il reposait chez lui, et ne l'a apprise que par moi. Il est encore faible, souffrant : il m'a conjuré de le laisser se dérober à tous les regards. Il ne veut apprendre les noms ni les aventures d'aucun de nos hôtes ; et lorsque je cherche à le distraire en lui racontant quelque anecdote relative aux voyageurs, il m'interrompt pour me répéter ce qu'il m'a dit cent fois. J'ai assez de mes infortunes, me dit-il, sans m'appitoyer sur celles des autres... Je le quitte, et il s'enferme pour éviter d'être dérangé. - Quel est donc ce jeune homme?...Mon frère, vous m'avez promis de me faire voir la tombe qu'il se creuse journellement : oh, daignez m'y conduire?- Je le veux bien, mon enfant : suivez-moi : que Michau vous accompagne : vous verrez tous deux jusqu'où va la philosophie et le mépris de la vie dans un amant malheureux.

Frère André marche devant : Coelina et Michau le suivent : ils prennent tous trois la route du tombeau ; mais, à moitié chemin de l'oratoire, une femme court, poursuivie par frère Anselme, qui lui crie d'arrêter. Laissez-moi, lui dit-elle, laissez-moi? Vous m'avez dit qu'il était ici? Je n'aurai pas fait tant de chemin pour ne pas le voir!...

Cette femme court toujours, aperçoit Michau, et se précipite dans ses bras.

Chapitre 4

Voyons donc cette lettre, Tiennette, dit M. Dufour à sa gouvernante. Comment! tu étais mariée, et tu ne me dis pas cela en entrant chez moi? - Vous vous rappelez, monsieur, que vous ne vouliez pas d'une femme mariée chez vous. D'ailleurs, c'était alors comme si je ne l'étais pas ; car j'étais séparée de mon mari, et tout me persuadait que j'étais veuve.-Et parce que tu retrouves ton mari, il faut que tu me quittes? - Oui, monsieur, il est dans l'indigence ; c'est à moi de le secourir. Ecoutez, écoutez ce qu'on m'écrit?

Tiennette ouvre une lettre, et lit:

" Je puis enfin vous annoncer une bonne nouvelle, Tiennette ; votre mari existe, mais dans l'indigence : il sort de chez moi : hâtez-vous d'aller le rejoindre! Je connais trop votre tendresse pour lui, pour douter que vous ne fassiez diligence. Il ignore que je vous écris, que vous êtes même encore de ce monde. Allez, Tiennette ; vous le retrouverez à l'hospice Saint- Silfride, sur les bords du Butier, près du mont Saint-Bernard, où il se rend, par mon conseil, accompagné de quelques personnes qui vous sont bien chères. Je suis charmé, Tiennette, de vous donner cette preuve de mon ancienne amitié, et de faire, en réunissant deux époux malheureux, une action qui plaît au ciel. Je ne m'explique pas davantage ; mais votre voyage à Saint-Silfride comblera tous vos voeux, en faisant plus d'un heureux"

L'HERMITE de la Vallée Rosée .

Cette lettre, ajouta Tiennette, m'est parvenue tout-à-l'heure par un montagnard du village du Tour, à qui l'hermite l'a confiée pour me la remettre. Monsieur sent bien que je ne puis différer d'aller rejoindre mon pauvre Michau. - Ah! ton mari s'appelle Michau? - Ouï, monsieur, un bien brave homme, oh, le plus honnête homme! - Et quel est cet hermite qui t'écrit? - Un de mes anciens bienfaiteurs de Chambéry, qui, depuis quelques années, a pris la vie solitaire et religieuse.- Cet hospice Saint - Silfride...Il me semble que j'ai entendu parler de cela. Ah! ouï, je me rappelle ; frère Ange, le gardien de cette maison, a même demeuré chez moi il y a dix ans, précisément à l'époque où je t'envoyai à Genève pour t'informer des Montlys, pour tâcher de découvrir si l'on n'y avait pas ramené mon jeune élève, mon cher Grancise. Je ne te dis pas alors quel intérêt m'attachait à ce jeune homme qu'on m'a ravi, à l'âge de quinze ans, tout formé! Ah, Tiennette! ce souvenir m'arrache encore des larmes! Sa perte fut le principe de tous mes malheurs! - Monsieur s'écarte de ce qu'il voulait dire : vous parliez du frère gardien de Saint Silfride? - Ah! ouï; je disais que cet ecclésiastique s'est reposé quelques tems ici, en passant par Sallenche pour retourner à son hermitage. C'est un singulier hospice que celui-là! tous les innocens qu'on poursuit ou proscrit, y trouvent un refuge assuré...Eh mais, cela me fait penser!...Si Coelina, si Stéphany s'étaient cachés dans Saint-Silfride?...Ils sont prévenus de ma rigueur, des ordres de l'intendant...Pour Stéphany, blessé par Marcan, il n'est pas possible qu'il se soit rendu à cet hospice ; mais Coelina!...Ecoute, Tiennette : tu vas justement à Saint - Silfride? promets-moi, mon enfant, de m'avertir si tu y rencontres Coelina, ceux qui me sont chers?...Peu s'en faut que je ne me décide à t'accompagner.

- Cela est inutile, monsieur, puisque j'y vais. Si j'ai quelque bonne nouvelle à vous apprendre, je me hâterai de le faire. - L'hermite t'apprend que Michau y est accompagné de quelques personnes qui te sont bien chères : si c'était mon fils, ou Coelina! - Cela n'est pas présumable, monsieur : Michau ne connaît ni Stéphany, ni Coelina : non ; ce sont plutôt des amis ou des parens de mon mari, que j'ai connus autrefois.- N'importe, écris-moi toujours, Tiennette, aussi-tôt que tu seras arrivée. Je compte sur ta parole? - Je vous la donne , monsieur. - Eh bien, pars : je me contenterai des services de Chrystin, jusqu'à ce que tu reviennes, si cela se peut ; car, si le sort te force à te remettre en maison, j'espère bien que tu n'en choisiras pas une autre que la mienne? - Ah, monsieur! pourrais-je oublier vos bontés, et l'attachement que je vous ai voué?... Tiennette va sortir ; son maître la rappelle : Ecoute donc, Tiennette? Tu ne m'as pas raconté l'histoire de ton mariage? Il paraît qu'il a été traversé par quelque accident? - oh ouï, monsieur, et si vous voulez m'écouter...- Volontiers ; je suis prêt à t'entendre.

"Vous saurez donc, monsieur, que je suis née en Savoie, dans un petit village près de Chambéry. J'avais dix ans environ, lorsque mon père, extrêmement pauvre, et chargé d'enfans, me dit un jour : Poulitte ( Poulitte était mon nom : vous savez bien, monsieur, que c'est vous qui m'avez donné celui de Tiennette?). Mon père me dit donc : Poulitte, te voilà grande à présent, il est tems que tu songes à me débarrasser de toi, et à gagner ta subsistance : tiens, voilà une Marmotte que j'ai prise dans nos montagnes ; mets-la dans cette boîte, que tu passeras autour de ton col, au moyen de cette sangle, et va-t-en à Paris. Tu feras danser ta Marmotte autour de ce petit bâton, et tout le monde te donnera de l'argent. Tu m'en enverras, entends-tu? quand tu en auras plus qu'il ne t'en faudra, et tu auras soin sur-tout d'être toujours bonne fille, bien honnête et bien sage : le ciel te bénira!

Je pleurai : mon père n'y fit pas attention : je mis la Marmotte dans sa boîte, et je partis. Avant de commencer mes aventures, je ferai peut-être bien de donner à monsieur une description de la Marmotte, cet animal dormeur, qu'on connaît bien mieux dans nos montagnes que de ce côté-ci. J'ai eu le tems de l'étudier ; et c'est plutôt son moral que son physique dont je veux parler à monsieur, car monsieur sait bien comment cela est fait.

La Marmotte, très-commune dans les montagnes de la Suisse, sur-tout dans le pays des Grisons et sur les Alpes, habite les montagnes les plus hautes et les plus inaccessibles : elle préfère les vallées petites et étroites, sur-tout celles qui sont exposées au sud ou à l'ouest, comme étant les plus chaudes, et elle évite les endroits humides. Au commencement du printems, sortie de son trou, où elle a dormi tout l'hiver, elle descend dans les lieux les plus bas où la végétation est précoce, et remonte, en été, sur les sommets isolés des rochers, et dans des cavernes solitaires. Elle se nourrit d'herbes et de racines, sur-tout du plantain des Alpes, de l'anétis des montagnes, du pied-de-lion des Alpes, de l'oseille des montagnes, du lin, du trèfle et de la camomille des Alpes. Lorsqu'elle est privée, comme la mienne l'était, elle mange presque de tout, excepté de la chair : quand elle boit, elle élève la tête, comme les oiseaux, et regarde de tous côtés avec une attention craintive : elle boit très-peu, et c'est ce qui la rend si grave : elle préfère à toutes choses le beurre et le lait.

Au point du jour, les vieilles Marmottes, les matrones de l'espèce, sortent de leurs trous pour aller paître, et vont ensuite chercher leurs petits, qui courent de tous côtés, se poursuivent les uns les autres, s'asseyent sur leurs pattes de derrière, et restent dans cette attitude en regardant le soleil d'un air de satisfaction. Les Marmottes aiment beaucoup la chaleur ; et quand elles se croient en sûreté, elles restent étendues au soleil pendant plusieurs heures. Avant de ramasser l'herbe, soit pour leur nourriture, soit pour garnir les trous où elles passent l'hiver, elles s'asseyent toutes en cercle sur leurs pattes de derrière, et examinent long-tems de tous les côtés : à la moindre alarme, la première pousse un cri aigu qui se communique de l'une à l'autre, et toutes s'enfuient sans le répéter une seconde fois. Les chasseurs, en imitant ces sifflemens, s'approchent facilement à une portée de fusil.

La Marmotte a la vue perçante, et découvre un objet de très-loin : elle ne fait jamais le moindre mal aux autres animaux, et elle fuit quand elle est poursuivie. Quand ces animaux craignent d'être inquiétés, ils quittent en troupe leurs trous, et courent, de montagne en montagne, jusqu'à ce qu'ils trouvent un endroit pour se creuser de nouvelles demeures ; mais lorsqu'ils voient que la fuite leur est devenue impossible, ils se défendent courageusement contre les hommes et contre les chiens, et attaquent, à coups de dents et de griffes, tous ceux qui osent les approcher.

Les Marmottes vivent toujours en société: elles ont pour l'été et pour l'hiver des retraites qu'il est facile de distinguer, les premières restant ouvertes pendant toute l'année, et les dernières étant fermées vers la fin de septembre. Dans leurs habitations d'été, on trouve quantité de fumier, et point de foin ; dans celle d'hiver, on trouve au contraire beaucoup de foin, et jamais de fumier. On voit, auprès de ces dernières, un monceau considérable de terre qui s'accroît tous les ans en raison de la grandeur de l'habitation, et de l'augmentation de la famille.

Pour former ces habitations, monsieur, vous ne savez pas comment elles font? Elles creusent d'abord la terre avec beaucoup de vitesse et de dextérité: elles en rejettent ensuite une partie, donnant au reste de la consistance, et s'ouvrent un passage étroit et solide ; un trou de six à sept pouces de diamètre leur suffit. L'intérieur du terrier a depuis huit jusqu'à vingt pieds de longueur : il y a d'abord un passage qui a environ cinq ou six pieds de l'entrée, se divise en deux, dont l'une conduit à une petite cavité, l'autre au dortoir. Le passage et ces deux galeries sont toujours sur une ligne droite, à moins qu'un rocher ou quelqu'autre obstacle n'oblige l'architecte à donner une autre direction à son ouvrage. La chambre est ronde ou ovale, voûtée, et assez semblable à son four. Elle a depuis trois jusqu'à sept pieds de diamètre, et elle est plus grande ou plus petite, suivant que la famille est plus ou moins nombreuse. Le plancher est couvert de foin, et c'est sur ce lit que les Marmottes passent l'hiver à dormir.

Lorsque, vers le commencement d'octobre, elles se retirent dans cette habitation, elles prennent bien soin d'en boucher l'entrée, de manière que l'air ne puisse y pénétrer, avec un ciment composé de terre mêlée de pierres et de foin. Si l'on ouvre cette chambre trois semaines après qu'elle est fermée, on trouve les Marmottes placées sur le foin, les unes auprès des autres, et roulées en boules sur elles-mêmes, comme les hérissons ; elles ne donnent pas la moindre apparence de vie : on en trouve ordinairement depuis cinq jusqu'à seize ensemble. Quelquefois, mais rarement, deux familles occupent le même terrier : il est beaucoup plus rare encore de trouver une Marmotte seule dans un trou. Si on les expose à la chaleur, elles se réveillent. Les Marmottes privées ne dorment pas pendant l'hiver ; mais, à l'approche de cette saison, un instinct naturel les excite à ramasser des matériaux pour se faire une demeure. Les Marmottes sauvages entrent, au mois d'octobre, dans leurs habitations d'hiver, qu'elles ne quittent que vers la fin de mars, ou au commencement d'avril. Lorsqu'elles ôtent le ciment qui les tenait enfermées, elles ne le poussent pas au-dehors ; elles le tirent au contraire dans l'intérieur, et transportent probablement, dans la petite cavité, les matériaux qui, autrement, obstrueraient le passage principal.

Elles s'accouplent aussi-tôt qu'elles sont sorties de leurs trous. On voit, dans le mois de juin, ou juillet au plus tard, de jeunes Marmottes grosses comme des rats.

Il est vraisemblable qu'elles ne mangent pas, tant que dure leur léthargie ; car on trouve, au printems, la même quantité de foin dans leurs habitations d'hiver, qu'en automne. Celles que l'on prend pendant l'hiver sont minces, et ont l'estomac absolument vide. Monsieur sait bien que la chair de la Marmotte est bonne à manger, et que sa peau sert à faire des fourrures?

Je partis donc avec mon animal dormeur, et je fis danser la Marmotte dans toutes les villes par où je passai. J'étais enfant, et assez bien ; mon âge, ma petite figure, mes chansonnettes, tout excitait l'intérêt de ceux qui s'arrêtaient pour me voir, et je ramassais beaucoup de petite monnaie. Je courus ainsi la France, l'Espagne, l'Angleterre pendant six ans, et je retournai dans nos montagnes, grande et formée. Mon père, à qui, suivant son ordre, j'avais envoyé de tems en tems l'excès de mon bénéfice, n'existait plus, et je revins, pour me trouver à la tête de deux frères et de trois soeurs, tous plus jeunes que moi.

Ah! voilà notre soeur Poulitte! tel fut le cri général de mes frères et soeurs. Un voisin obligeant qui avait eu la bonté de cultiver le petit champ de mon père en attendant mon retour, me rendit ce quartier de terre, et je devins la maîtresse de la maison. Occupée uniquement du soin de la jeune famille, dont j'étais, pour ainsi dire, la mère, je ne pensais qu'à mes travaux journaliers, et l'amour n'était pas encore entré dans mon coeur. Un jour que mes petits enfans étaient allés jouer dans les montagnes, ils rentrèrent, mais tristes et versant des larmes. Le motif de leur chagrin, c'est qu'ils avaient perdu leur plus jeune frère, et qu'ils ne savaient ce qu'il était devenu. Ils me content ce malheur. C'est en jouant, m'ajoutent-ils, qu'il s'est éloigné de nous, et que nous l'avons perdu de vue ; nous l'avons appelé, cherché par-tout, mais en vain ; nous voilà, et sans lui!...

Je leur fais les reproches qu'ils méritent, et je me rends soudain, avec le plus âgé, à la place où ils ont égaré leur frère. Je l'aperçois qui vient à moi. Il est accompagné d'un jeune homme qui le tient par la main, et semble chercher, des yeux, ses parens avec inquiétude. Ah, monsieur!lui dis-je, vous avez la bonté de le ramener?

Le jeune homme me regarde, paraît frappé de mes traits, et reste interdit. Je ne puis deviner ce qui lui fait garder le silence : il le rompt à la fin, et balbutie quelques mots : Madame est donc la mère de cet enfant? - Non, monsieur, sa soeur et sa seconde mère ; car il n'a plus d'autre parent que moi : - Je l'ai trouvé là-bas...pleurant...je m'estime heureux de m'être intéressé à son abandon, de le ramener à mademoiselle.

Je regarde à mon tour l'inconnu, dont les yeux brillent d'un feu singulier ; et ses traits et toute sa personne produisent sur mon coeur un effet subit qui m'interdit, comme à lui, la parole : Vous êtes bien obligeant, lui dis-je gauchement, et je vous remercie bien de tant de peine. - De la peine, mademoiselle! ah! cela m'a ménagé un bien grand plaisir! - Lequel? - Celui de voir mademoiselle.

Je rougis ; il rougit aussi, et tous deux nous gardons le silence ; il le rompt le premier : Mademoiselle demeure-t-elle loin d'ici? - Là-bas, au pied de cette montagne. Et monsieur? - J'ai le bonheur d'être voisin de mademoiselle. J'habite cette maison de campagne que vous voyez là-bas, au bord de ce bois.

Monsieur est le maître de cette maison? lui dis-je en soupirant.- Non, mademoiselle. J'y sers un maître, un homme bien original, et que je quitterais si je trouvais à m'établir ; mais personne ne veut de moi ; pas une pastourelle de ces campagnes qui veuille accepter mon coeur. - C'est que monsieur ne l'a peut-être pas proposé? - Il est vrai que je n'ai pas rencontré encore une personne plus digne que mademoiselle d'entendre cette proposition.

Je me tais, et il se tait aussi, comme honteux de son indiscrétion : par un effet d'une sympathie réciproque, il m'avait donné son bras ; je l'avais accepté, et il me reconduisait sans que j'y fisse attention. Mademoiselle marche bien? me dit-il d'un air gauche, et comme pour relever la conversation.- Il est vrai, monsieur, et je m'aperçois que je vous donne une peine inutile : je puis aller très-bien seule. - Mademoiselle veut donc me faire du chagrin? Il serait bien malheureux pour moi qu'après avoir rendu un léger service à mademoiselle, elle me privât du bonheur de l'accompagner jusques chez elle. - C'est trop honnête, monsieur ; mais je n'habite pas une belle maison moi ; une chaumière, voilà mon asile. - C'est celui de l'innocence et de la beauté... Je suis bien fâché à présent d'avoir rencontré mademoiselle! - C'est que je ne suis plus le même que ce matin. Je vais m'en retourner avec du chagrin.- Du chagrin? - A moins que mademoiselle ne me permette de venir souvent m'informer de sa santé? - C'est une politesse, de la part de monsieur, qui ne peut que me flatter. - Nous voilà donc arrivés à votre porte, mademoiselle? - Oui, monsieur ; voilà ma chaumière : voulez-vous y entrer? - Volontiers, mademoiselle. - Vous n'y verrez que l'enfance et la misère : ce tableau...- Est bien fait pour toucher mon coeur!

Il entre ; je lui sers du laitage qu'il accepte. Il me regarde sans rien dire, et je n'ai pas la force de lui adresser une parole. Je vois seulement que nos coeurs s'entendent ; et que, si son aspect a fait une grande révolution en moi, mes traits ont produit sur lui le même changement. Il se retire bientôt, en me promettant de revenir, et après m'avoir appris qu'ils s'appelle Michau, qu'il est au service de monsieur Destanges, etc.; etc.

Je ne dormis pas la nuit, ni lui non plus. Le lendemain matin, je le vis entrer ; et, après m'avoir demandé, pour entamer sans doute la conversation, des nouvelles de ma petite famille, sur-tout du petit bonhomme qu'il avait trouvé, il me regarda, et me dit d'un air timide : Mademoiselle a-t-elle bien passé la nuit? - Non, monsieur. - Ni moi non plus. - J'ai rêvé. - J'ai rêvé aussi...à une personne qui a touché mon coeur pour la vie.-A un jeune homme qui me paraît bien estimable. - Ce jeune homme... est-il de ces montagnes? - Tout près d'ici. - Quand donc une femme sensible en dira-t-elle autant de moi? - Quand vous aurez assez d'intelligence pour la comprendre. - Il ne faut pas de l'intelligence pour cela, mais de l'amour-propre, et je n'en ai pas du tout. - Monsieur est bien fait pour en avoir. - Mademoiselle me flatte ; mais je ne pourrais croire que mademoiselle, par exemple, se fût occupée de moi toute la nuit. - Monsieur, on pense toujours aux personnes qui nous ont rendu des services.

Si, c'est à ce titre!...- A quel titre monsieur voudrait-il donc qu'on pensât à lui? - Mademoiselle me coupe la parole : je ne puis lui répondre. - Parlez, monsieur. A votre tour, pourrais-je connaître la personne qui a causé votre rêverie? - Oh! mademoiselle la connaît. - Elle existe dans ces campagnes? - Connaissance...d'hier. - D'hier!...c'est un amour bien prompt. - Qui prouve en faveur de celle qui l'inspire. - Peut-être la facilité de monsieur à s'enflammer. - Non ; j'ai et aucune ne m'a inspiré l'amour que je ressens pour madem...pour la personne. - Et cet amour-là serait capable de vous enchaîner dans les noeuds de l'hymen? - Dès demain. - Quoi! quand même votre amante n'aurait point de bien? - Je n'en ai pas plus qu'elle, ainsi nous voilà sur le même niveau : quelques épargnes de mes gages, voilà ce que je possède. Je quitterais mon maître. - Monsieur aurait tort. Mademoiselle pense-t-elle que j'aurai tort? Le plus grand tort : eh bien, voilà qui est fini, je garderai ma place, quoique l'homme que je sers me déplaise beaucoup ; mais je resterai près de lui. - Et monsieur fera bien. - Je ne lui dirai pas même que je suis marié. - Encore mieux . - Et je viendrai ici voir mon épouse, quand j'en aurais le tems.- C'est très-bien ; mais monsieur parle comme si la chose était faite ; il dit même qu'il viendra ici?...( Il rougit et se tait ) Est-ce que monsieur a déjà le consentement de celle qu'il aime? ( Même silence .) Si monsieur me disait? c'est peut-être mon amie ; je lui parlerais. ( Il me regarde avec des yeux pleins d'expression .) Monsieur n'a pas assez de confiance en moi pour...

Il me prend la main, je la lui laisse, et je continue...S'il est en mon pouvoir d'attendri cette personne en faveur de monsieur, je m'en ferai un plaisir. - Mademoiselle ne m'entend pas?- Faites-vous donc comprendre? - Je ne le puis ; j'ai une maudite timidité! mon Dieu, comme cela me nuit toujours! - Il faut donc que la personne vienne dire à monsieur : Je vous aime, Michau ; voulez-vous m'épouser?- Oh! si elle avait la bonté de faire cela, elle me mettrait bien à mon aise! - Peut-être est-elle aussi timide que vous? - Il faut le croire. Mademoiselle, je pense vous deviner, et cela me donne assez de fermeté pour me jeter à vos pieds. - Que faîtes-vous? ( Il est à mes genoux )- J'ose donc apprendre à mademoiselle que c'est elle que...je ne puis...

Il se lève, et sort sans finir l'aveu qu'il a commencé. Je le regarde s'éloigner, et je gémis d'une timidité aussi extraordinaire dans un homme. Il me plaît beaucoup cependant, et je sens que tout mon bonheur serait de l'épouser. Je passe la journée et la nuit encore à penser à lui, et le lendemain je le vois revenir.

Mademoiselle, me dit-il en entrant sans me dire seulement bonjour, est donc maîtresse de ses actions? - Maîtresse absolue. Sans père ni mère, ni oncle, ni supérieur? - Personne n'a de droits sur mes volontés. - C'est bien heureux! c'est absolument comme moi. Suisse d'origine, j'ai, à Fribourg, ma mère, qui ne se mêle pas plus de moi que si je n'existais pas. - C'est-à-dire que monsieur n'aurait pas besoin de son aveu pour se marier? - O mon Dieu, non! je puis faire tout ce que je veux. C'est...bien agréable. - Ouï, c'est...comme dit mademoiselle. A propos, mademoiselle a -t-elle mieux passé cette nuit-ci que l'autre? - Pas mieux, monsieur. Mademoiselle a pensé à cet homme...estimable dont elle me parlait hier? - J'y pense toujours ; mais il est timide!...- Ah! on n'est pas maître de cela. - Je le sens par moi-même. - Mademoiselle est timide aussi? - Au point que mon coeur palpite seulement en entendant parler celui... que j'aime. - Mes genoux, tenez mes genoux se ploient sous moi en écoutant les accens de celle...que j'adore. - Je vois l'aveu de son amour prêt à s'échapper de ses lèvres. - Je m'aperçois qu'elle est sensible pour moi, plutôt à l'amant à commencer. - Ouï; mais quand l'amant ne le peut, l'amante serait bien estimable de le mettre sur la voie. - C'est ce je fais autant qu'il m'est possible ; et mes yeux seuls devraient lui dire... - Ah, mademoiselle Poulitte! ne me regardez pas avec ces yeux-là; il en jaillit un feu qui me brûle! - Ah, monsieur Michau! c'est un aveu que vous me faîtes, n'est-ce pas? - Point du tout, mademoiselle ; je n'oserais prendre tant de liberté.

Il baisse les yeux, les détourne sur les enfans qui sont près de lui, et se met à les caresser. Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que cette petite me ressemble?

- Beaucoup ; mais elle n'aura jamais votre beauté, vos grâces. - On ne lui en dira pas moins un jour : Je vous aime. - Si on en a la force. - Ah! tous les hommes ne sont pas aussi timides que vous. - Parce que toutes les femmes n'en imposent pas comme mademoiselle.- Voilà qui est plaisant : c'est-à-dire que j'ai l'air haute apparemment, impérieuse? - Point du tout ; c'est une modestie, un certain respect que vous inspirez, au point...- Que ma présence interdit, n'est-ce-pas? Je commence à croire qu'elle ne produit cet effet là que sur des gens bien...innocens. - Mademoiselle a de l'humeur? - Eh qui n'en aurait pas? - Je ne m'attendais guères à une querelle de la part de mademoiselle! - C'est vous qui l'excitez! - Parce que je n'ose pas dire à mademoiselle que je l'aime? - Mais c'est le dire cela. - Pas du tout. Au surplus, mademoiselle pourra le prendre comme elle le voudra. - Allons, en voilà bien que vous vous fâcheriez, si l'on osait vous faire un pareil aveu.- Mais pourquoi le présumez-vous? - Je n'en ai peut-être pas une preuve? D'ailleurs, moi qui ne craindrais pas une armée je crois, je tremble comme la feuille devant une jeune fille! - C'est trembler devant l'ennemi qu'on a vaincu. - Hein? plaît-il?...Je n'ose donner un sens favorable à ce que vient de dire mademoiselle. - Je vous répondrai à mon tour : Donnez-lui le sens que vous voudrez. - Je vois que je déplais à mademoiselle? je vais prendre la liberté de me retirer. - Quand vous voudrez.- J'ai fâché mademoiselle? c'est ma faute ; j'ai tort, très tort, le plus grand tort. C'était son expression favorite. Quand le bon Michau s'accusait, il avait toujours tort, très-tort, le de plus grand tort. Cet original sortit, et me laissa livrée à la douleur ensemble et au dépit. Je l'aimais, je le lui disais, et il ne voulait pas m'entendre. J'étais presque décidée à ne plus le recevoir, lorsque, vers le soir, on me remit de lui un billet conçu en ces termes:

" Si mademoiselle Poulitte est libre de ses occupations demain matin, je prendrai la liberté d'aller la chercher pour la conduire à notre maison de campagne, et lui faire voir les beaux jardins qu'elle renferme. Mon maître, M. Destanges, est allé faire un voyage de quelques mois ; il m'a laissa seul ici : je puis disposer de toute la maison. Mademoiselle Poulitte y consentira peut-être à une chose que je n'ose ni lui demander de vive voix, ni confier au papier. Son serviteur soumis pour la vie,"

BERNARD MICHAU

Peu ferme dans mon projet de ne plus voir cet homme singulier, je répondis machinalement à mon commissionnaire : Il peut venir, je l'attendrai.

Quelle était cette chose qu'il n'osait dire ni écrire? L'aveu de sa flamme sans doute, que je brûlais d'entendre et d'encourager. La nuit me parut longue, et le soleil plus lent qu'à l'ordinaire dans sa course : il brille enfin. Je confie mes frères et soeurs au même voisin qui a pris déjà soin de leur enfance ; et après avoir tiré du coffre tous mes plus beaux atours, je m'en pare, non par une sentiment de coquetterie habituelle, mais pour achever mon homme, et lui arracher enfin l'aveu que je désire. Il entre, et reste extasié en voyant la blancheur de mes vêtemens. O mademoiselle Poulitte! me dit-il, que vous êtes belle comme cela! que de grâces, que de fraîcheur!

- Me trouvez-vous bien en effet, M. Michau , Croyez-vous qu'ainsi vêtue, je puisse rencontrer quelqu'un plus hardi que vous, qui me dise : Poulitte, je vous adore? - Mademoiselle. je ne voudrais pas du tout vous voir rencontrer ce quelqu'un-là . Pourquoi? Puisque vous ne me le dites pas, vous, que vous m'aimez, avez-vous le droit d'empêcher un autre de me l'apprendre? - On n'est pas jaloux sans amour. - Il y en a, dit-on ; mais je ne suis pas de ce nombre là. - C'est-à-dire que vous êtes jaloux de moi, parce que vous m'aimez, n'est-ce pas? - Mademoiselle...Eh bien? - Vous me trouveriez bien injuste, bien aveugle sur-tout, si je vous haïssais. - Il est vrai ; mais de la haine à l'amour il y en a bien des degrés.

- Mademoiselle...partons. - Partons, monsieur.

Mon original se taisait ; l'aven expirait de nouveau sur ses lèvres ; il était pâle, tremblant : j'eus pitié de son état, et je le suivis. Nous ne nous entretînmes en chemin que des merveilles de la nature, et des beautés des sites qui nous environnaient. Il ne laissait échapper aucune occasion de me faire des complimens très-flatteurs ; mais le mot que je désirais ne sortait point de sa bouche. Nous arrivâmes à la maison de ce M. Destanges, où Michau m'avait préparé une très belle colation. J'y trouvai quatre de ses parens, qui me reçurent très-bien ; et je visitai avec eux d'abord les jardins, qui me parurent très-beaux. Nous revînmes ensuite à la maison, où Michau me proposa d'entrer dans la chapelle, qui renfermait de beaux tableaux : nous entrons dans cette chapelle, où un prêtre se dispose à dire la messe. Ha, ha! me dit Michau, c'est notre aumônier qui vient, selon son usage de tous les jours, célébrer le service divin. Voulez-vous entendre sa messe? - Volontiers.

Je m'agenouille près de Michau, et le prêtre commence sa cérémonie sacrée. Vers le milieu, il s'arrête, se retourne ; puis s'adressant à Michau, il lui dit : Bernard Michau, espérez-vous le bonheur en prenant Poulitte Deschamps pour votre femme? - Ouï, répond Michau très-vite et à haute voix.

Etonnée de cette sortie imprévue, à laquelle je ne suis pas préparée, je veux parler ; le prêtre me fait signe de me taire, et me dit : Et vous, Poulitte Deschamps, voulez-vous prendre Bernard Michau pour votre mari? - Mais... Répondez ; je ne puis vous permettre, au pied des autels, que deux mots : ouï ou non. - Cependant...- Ouï ou non, vous dis-je. - Eh bien, monsieur, ouï...puisque toute explication est confondue dans ce mot.

Michau, dont le coeur battait violemment avant ma réponse, saute de joie, fait des extravagances, m'appelle sa petite femme... Je veux lui parler : le prêtre nous impose silence à tous deux ; et, nous ayant réunis sur les marches de l'autel, il termine la cérémonie de ce bizarre mariage. J'apprends ensuite que les quatre parens de Michau, qui sont là, n'y sont appelés que pour nous servir de témoins ; et nous signons tous six les papiers nécessaires, pour consolider ce lien civil et divin.

Quand nous sommes sortis de la chapelle, je témoigne à Michau mon étonnement sur-tout ce qui vient de se passer. Il me répond que, se voyant dans l'impossibilité de m'avouer son amour, de me demander ma main, il a imaginé ce moyen pour en finir. Il avait mis dans sa confidence le prêtre, ses parens, et son bonheur se trouvait enfin décidé. Si je ne vous avais pas tant aimé, mon cher Michau, j'aurai pu trouver fort extraordinaire...Eh! si je vous avais refusé, si j'avais dit non ?...- Je me serais jeté à vos pieds, tous mes amis en auraient fait autant, et nous vous aurions attendrie ; mais je prévoyais que cela n'arriverait pas ; j'étais trop sûr d'être aimé de vous : vous me l'aviez assez témoigné, et, sans ma maudite timidité, tout cela se serait passé autrement : vous êtes enfin mon épouse, Poulitte, et je suis le plus heureux des hommes.

Voilà un mariage terminé comme on n'en voit guères, n'est-ce pas, M. Dufour? J'ai voulu vous en raconter les détails, parce que tous ceux à qui j'en ai fait part, l'ont trouvé vraiment extraordinaire. Toute autre femme, à ma place, aurait fait des reproches à Michau, aurait retardé la cérémonie ; mais j'aimais! ...J'étais désolée de ne pas entendre un aveu que je voulais ratifier par le don de ma main : cet aveu se trouvait tout entier dans le ouï de Michau ; pouvais-je dire non? nous n'en aurions jamais fini.

Me voilà donc l'épouse de mon amant! Je restai quelques jours dans la maison de M. Destanges, absent heureusement pour nous, et je revins ensuite, avec Michau, à ma chaumière, où je retrouvai mes enfans. Michau me donna les moyens de les placer tous en Suisse auprès de Berthine , sa mère. Je les envoyai à cette bonne femme, qui les occupa et m'en débarrassa. Cependant Michau voulait, ou quitter sa place, ou cacher son mariage à son maître. Ce M. Destanges, sur lequel Michau ne s'est jamais bien expliqué avec moi, était un homme bizarre, qui changeait de nom suivant que le dérèglement de ses moeurs l'y contraignait : Michau le détestait ; mais élevé très-jeune par cet homme, il avait l'habitude de son service et de son caractère : il avait d'ailleurs une partie de sa confiance, et Michau l'employait à l'empêcher souvent de commettre de nouvelles fautes. Quand j'interrogeais Michau sur M. Destanges, mon époux me répondait qu'un jour il me ferait connaître cet homme plus particulièrement ; mais que, malgré son amour pour moi il craignait trop l'indiscrétion naturelle à mon sexe pour me confier des secrets dont dépendaient l'honneur et la liberté même de son maître. Je restai donc dans ma chaumière, et Michau garda sa place. Je ne vis qu'une fois, et dans une circonstance que vous allez connaître, ce M. Destanges ; et, ce qu'il y a de singulier, c'est que j'ai trouvé à M. Truguelin, quand je l'ai vu ici, une ressemblance étonnante avec cet ancien maître de mon mari. Il m'est venu souvent dans l'idée, depuis, que ce pouvait bien être M. Destanges lui-même, qui, disait-on, changeait de nom suivant qu'il avait besoin de jouer de nouveaux rôles.

Je passai une année avec mon cher Michau, et j'aurais été, toute ma vie, la plus heureuse des femmes, sans un événement singulier qui nous a séparés jusqu'à ce moment.

Une nuit, que j'étais endormie profondément, je suis réveillée tout-à-coup par les cris de mes voisins. Je m'éveille, et une clarté éblouissante m'apprend que le feu exerce ses ravages sur notre hameau. Je me lève à la hâte, j'emporte mes petits effets les plus précieux, et ma chaumière devient bientôt, comme les toutes les autres, la proie des flammes. J'étais seule, sans mon époux : désespérée, je cours jusqu'à la maison où Michau repose près de M. Destanges. Je frappe à coups redoublés. Les domestiques étaient apparemment trop endormis pour m'entendre : un particulier descend, me reçoit ; c'est M. Destanges lui-même. Je demande Michau. Lui, qui ignore le mariage de son domestique, reste fort étonné; il me fait entrer chez lui ; mes traits apparemment font quelque impression sur cet homme corrompu : il veut abuser de la situation pour me déshonorer. Je me débats ; il a la cruauté de me frapper : je m'écrie ; il met un mouchoir dans ma bouche, et, dans mon état d'évanouissement, je ne sais s'il consomme son affreux forfait. La nuit n'a pas encore fait place à l'aurore, lorsque ce misérable me traîne, presque mourante, jusqu'à sa chaise de poste, dans laquelle il monte avec moi. Je ne sais où il me conduit, j'ignore seulement si j'existe!...A la pointe du jour, le barbare a la férocité de m'abandonner au milieu d'un bois épais ; et malgré mes cris, malgré mes larmes et le nom de mon mari que je prononce mille fois, je le vois disparaître à mes yeux!...

Voilà, voilà, M. Dufour, ce qui m'est arrivé, et ce qui m'a causé des regrets bien cuisans!...Je restai long-tems faible et souffrante dans ce bois, où je cherchai en vain une issue ; je ne pouvais marcher qu'à peine. A la fin, j'en sortis, et m'informant du lieu où j'étais, on m'apprit que j'étais à dix lieues de Chambéry. Je reviens sur mes pas, dans l'espoir de faire savoir mes malheurs à Michau. J'arrive à quelques toises de la maison de Destanges, où je n'ose entrer. Le messager que j'y envoie, m'apprend que Destanges a quitté, ce matin même, cette maison avec tout son monde. On ne sait de quel côté il est allé voyager... Quel embarras pour moi! Me voilà privée de Michau, qui sans doute ignore et l'incendie de la chaumière, et l'atroce conduite de son maître. Je retourne au hameau où était, la veille, mon paisible asile. Il n'y reste pas une masure. L'imprudence d'un montagnard a causé la ruine totale de ses voisins...Je n'y possède plus rien ; mais on me remet une lettre de Michau, qui m'apprend que son maître l'a réveillé de bonne heure, et qu'il a été forcé de le suivre, dans un voyage dont il ignore et le but et le terme. Michau me prie de rester dans ma chaumière, et m'assure qu'il m'y donnera souvent de ses nouvelles.

Je comprends que l'infame Destanges a fui la province, dans la crainte de m'y voir revenir et révéler ses crimes, et je me doute que son voyage sera long. Je me mets en service chez un laboureur, et j'attends. Un an s'écoule sans que je reçoive des nouvelles de Michau, comme il me l'as promis ; et désespérant de jamais le revoir, je me décide à chercher une condition meilleure. Votre maison se présente, monsieur, et quoiqu'elle soit éloignée du lieu témoin de mes malheurs, je désire y entrer. Vous m'agréez ; vous me donnez le nom de Tiennette, et me voilà. Depuis ce tems, monsieur, le correspondant que j'ai conservé près de Chambéry n'a pu ou n'a pas voulu m'instruire du sort de mon époux. J'ai seulement appris depuis, qu'après avoir quitté Destanges, il est passé en Suisse, d'où son canton l'a envoyé, en qualité de soldat, au service de la France. Sa mère, Berthine, de Fribourg, est morte depuis long-tems, et mes frères et soeurs, que j'ai aidés, même de mes épargnes ici, autant que je l'ai pu, sont tous grands établis dans le pays. Telle est l'histoire de mon mariage, monsieur ; tel est le sinistre événement qui m'a séparée de Michau. Aujourd'hui on m'apprend son asile ; je le retrouve et je vole dans ses bras. Vous concevez bien à présent, monsieur, que rien à mes yeux n'est préférable à ce bonheur que j'ai tant désiré depuis treize ans!"

Quel homme affreux! s'écria M. Dufour quand Tiennette eut fini de parler ; quel homme exécrable, que ce Destanges!.. Non, il n'y a qu'un Truguelin qui soit capable de tant d'atrocité!...Tu dis que tu as cru reconnaître Destanges en Truguelin? il se pourrait bien que ce fût lui ; car ce dernier a tant pris de faux noms et de déguisements! Il me parlait souvent de toi, le monstre! Il cherchait même à se divertir près de moi, sans doute parce que ta présence le gênait, et qu'il voulait te faire chasser. C'est lui, oh! c'est lui ; et si je voyais ton époux, ce Michau que je ne connais pas, mais qui, je le sais, a été autrefois au service de Truguelin, je suis sûr qu'il me dirait que Truguelin et Destanges sont la même personne. - Comment, monsieur! vous croyez que Michau a été au service de Truguelin? - Il y était encore à l'époque de la mort d'Isoline ; il y a de cela dix à onze ans. - Et moi, je ne l'ai jamais vu à la baronnie des Echelettes!- Que veux-tu? tu n'y allais point ; tu restais toujours ici, toi. Tu n'as jamais vu Isoline? - Jamais ; on m'en a beaucoup parlé. Comment! Michau était au service de Truguelin! O mon Dieu! si c'était ce scélérat qui... - Cela se peut, Tiennette ; au surplus, tu le sauras. Ton époux n'a plus de motif pur te cacher le véritable nom de ce Destanges ; il t'apprendra tout : va, Tiennette, va, ma pauvre enfant, retrouver ton mari ; je ne t'en empêche plus, et je loue au contraire ton empressement et la constance de ta tendresse pour cet homme dont l'originalité m'a beaucoup diverti dans ton récit.

Tiennette fit son petit paquet, dit adieu à son maître, qui lui fit quelques petits présens, et le quitta pour se rendre à l'hospice Saint-Silfride.

Chapitre 5

Allons, madame, il faut partir, dit le docteur Andrevon à Olivia qu'il éveille, et qui, comme l'on sait, demeure chez lui : voilà le soleil qui commence à dorer nos glaciers ; il faut partir, madame, pour la Bonneville, où nous devons demander en entretien particulier à monsieur l'intendant. - Ouï, monsieur, il faut les frapper ces coups que redoute le perfide Truguelin ; il est tems que le crime subisse son juste châtiment ; allons tout révéler au magistrat. J'ai plus de preuves qu'il ne faut à ce que j'avance, pour mérite confiance.

Le docteur fait atteler son mulet à sa chaise : il y place Olivia, et les voilà en route pour la Bonneville. Ils y arrivent, trouvent l'intendant, et obtiennent de lui une longue audience. L'intendant écoute avec attention le récit que lui fait Olivia de ses malheurs, et des crimes de Truguelin. Tantôt il verse des larmes de sensibilité, tantôt il frémit d'indignation ou d'horreur. Quand elle a terminé sa narration, l'intendant s'écrie : Le monstre!

Il appelle son secrétaire, le fait écrire, signe, et dans un moment l'ordre de l'arrestation de Truguelin est donné à des archers qui partent pour l'exécuter. Toutes les mesures sont si bien prises, la maison de Truguelin doit être circonvenue avec tant d'adresse, qu'il est impossible que lui, ni son fils, trouvent le moyen de s'échapper. D'autres courriers sont mis en campagne pour chercher de nouveau l'infortuné Stéphany, et pour fouiller sur-tout les souterrains de la chaumière de Francisque, où l'on veut traîner. Truguelin au pied du tombeau d'Emmelie et d'Olivier. Quand tous ces arrangemens sont faits, le docteur et Olivia prennent congé de l'intendant, qui, quoique brusque et assez dur, leur donne mille preuves de son estime et de sa sensibilité, en les assurant qu'il va s'occuper avec activité de cette affaire essentielle pour les moeurs et pour l'ordre social.

Le docteur et sa compagne reviennent le même soir à Sallenche, où ils se rendent chez M. Dufour. Ce vieillard, satisfait des bonnes nouvelles qu'on lui apporte, apprend à ses amis l'histoire de Tiennette, et son départ pour l'hospice Saint-Silfride. Vous m'y faîtes penser, interrompt le docteur. Si Truguelin allait se réfugier dans cette maison inabordable pour les ministres des loix!.. Je sais bien qu'on ne l'y logerait que trois jours seulement ; que les chefs de cet utile établissement n'y reçoivent que des innocens persécutés, et que les informations qu'ils prendraient sur Truguelin ne seraient pas à l'avantage de ce misérable ; mais, pendant ce tems, il pourrait se mettre en mesure pour machiner de nouveaux pièges ; des moyens de se soustraire à nos coups, peut-être de se venger de nous. Il faut mettre des gardes en embuscade autour de l'hospice Saint-Silfride, afin que, si Truguelin ose s'y présenter, ou s'il en était chassé, il ne pût nous échapper. Je retourne chez moi, mon voisin ; le chef de brigade de Sallenche, chargé des ordres de l'intendant, n'est pas encore parti ; je vais l'engager à faire guetter aussi Truguelin aux environs de Chalet, sur les bords du Buttier, tout autour de l'hospice.

Ce projet paraît très-sage à M. Dufour, à Olivia, et le docteur court soudain chez l'officier de Sallenche, pour le lui communiquer. Il revient ensuite chez lui, et s'informe de l'état du malheureux Francisque. Il va toujours moins mal, et donne quelque espoir. Perrine ne le quitte pas, et la vue de cette femme, qui lui a témoigné tant d'attachement, console le malade. Olivia et le docteur montent dans leur appartement, pour se livrer aux douceurs du sommeil, en attendant l'effet des poursuites que l'intendant va faire contre les Truguelins.

Cependant ceux-ci ne sont pas tranquilles dans leur demeure de Servoz. Truguelin père éprouve déjà des remords sérieux. La terreur qu'il ressent du retour de sa première femme, Olivia ; la fermeté des reproches du docteur ; la crainte qu'il a de l'indiscrétion de Michau, de Dorcan, qu'il sait bien s'être fait hermite, de tous les témoins de ses crimes en un mot, le livrent à l'effroi, à l'attente du malheur ; et ce coupable impérieux est devenu bas, craintif et rampant, comme le sont tous les scélérats. Il craint tout le monde, son fils lui-même, et n'ose lui communiquer ses divers entretiens avec le docteur Andrevon. Il ne lui dit point non plus combien il éprouve de terreur : il est seul, seul avec le souvenir de ses crimes, et des remords qui le déchirent. L'âge des passions est passé chez Truguelin ; le voile de l'illusion est déchiré: il se juge tel qu'il est, et son jugement est peut-être plus sévère pour lui-même, que ne le sera celui des hommes qui vont prononcer sur son compte. Oh! combien il voudrait rappeler ses victimes à la vie! obtenir son pardon de celles qu'il a persécutées, et qui existent encore! Il se jetterait à leurs pieds ; il ferait mille bassesses pour les attendrir : rien ne lui coûterait. Mais elles sont inflexibles ; et ce mot je t'accuse! retentissent sans cesse à son oreille!..

Il est livré à ces réflexions douloureuses, lorsque son fils, aussi lâche que lui, entre pâle et défait dans son appartement : Mon père, s'écrie-t-il, mon père, nous sommes perdus! Ce misérable Andrevon nous aurait-il trahis? Francisque aurait-il dévoilé vos persécutions? Les morts ont-ils parlé, en un mot?- Comment! Tu m'effraies! - Mon père, on a vu des archers déguisés tourner leurs pas vers cette maison ; d'autres armés, en uniforme, les suivent : tout annonce qu'on cherche à nous arrêter. - Que dîtes-vous? Ah, ciel! c'est vous qui me perdez! vous, avec vos passions! Ce mariage d'Amélina, Prosper sont à l'hospice Saint-Silfride ; ils auront parlé. - C'est plutôt vous qu'on cherche, monsieur. Olivia est revenue ; cela doit aussi vous effrayer. - Il vous sied bien de me parler de mes torts, vous qui avez presque assassiné Stéphany! Ce jeune homme se sera plaint quelque part où il soit, et vous allez me déshonorer. - Il y a long-tems que je le serais, monsieur, si votre conduite avait été dévoilée. Malheureux! vous me manquez! vous abusez de l'état d'inquiétude où je suis! Ne voyez-vous pas que j'ai bien assez de mes craintes, sans avoir encore à essuyer vos reproches?... Ils s'approchent, dîtes-vous!.. Olivia, tu veux me perdre! Andrevon, homme sans foi, tu n'as point tenu ta promesse! Allons, il me regarde là! Il faut fuir, monsieur ; il faut fuir! - Ils ne m'auront que mort! - Et moi aussi...il est sûr qu'ils ne m'arracheront d'ici que privé de la vie! - Je vous l'ai dit cent fois, monsieur ; les demi-mesures ne valent rien, quand on commet des crimes : il ne faut jamais épargner ceux qui peuvent nous perdre ; et quand le sang coule une fois, il ne coûte pas plus d'en répandre à flots! - Belle maxime!...Elle me fait frémir.- Ah! vous êtes bon encore de frémir, monsieur! Ne sont-ce pas vos principes? N'est-ce pas vous qui m'avez appris cette morale-là? Misérable jeune homme!... - Quels yeux vous me faîtes! N'allez-vous pas me tuer aussi, moi, après avoir égorgé ma mère? - Otez-vous de mes yeux! vous vous joignez aux furies qui déjà dévorent mon coeur! - Ah! voilà les remords! Et vous vous vantez d'avoir du caractère! J'en ai plus que vous, et vous le verrez.

Le jeune homme se retire. Truguelin, troublé au-delà de toute imagination, monte à son donjon, aperçoit en effet de loin, de très-loin, une troupe armée, et ne doute pas qu'elle ne soit envoyée par la justice pour l'arrêter. C'est le retour d'Olivia qui le perd. Il se reproche de n'avoir point immolé cette femme ; il s'accuser de n'avoir pas commis assez de crimes ; et, pour en éviter les poursuites, il prend un habit rustique, et se prépare à fuir sous ce déguisement. Deux heures entières s'écoulent dans la fluctuation de ses idées. Il va sortir enfin ; mais un bruit étrange, qui se fait dans sa cour, attire son attention de ce côté. Il aperçoit une troupe d'archers qui veulent saisir son fils. Marcan, voyant qu'il est dans l'impossibilité de leur échapper, tire un pistolet, se brûle la cervelle, et tombe sans vie sur la terre. Quel spectacle pour Truguelin! Il lui rend toute son énergie. Truguelin se précipite par une fenêtre, sur le derrière, dans un bois épais qui borde sa maison, et le voilà qui court, à toutes jambes, jusqu'à ce que la nuit favorable lui permette de s'arrêter au fond d'une sombre caverne, où il se jette sur la terre écumant de sueur et de rage. La mort de Marcan, dont il a été témoin, frappe ses esprits agités. Il verse des larmes de désespoir : il accuse le ciel, les hommes, sa destinée, et gémit sur ses crimes, qui l'ont plongé dans cette situation déplorable. Au point du jour, il sort de sa caverne, rencontre un pauvre bûcheron, et se jette à ses pieds, le prenant apparemment pour un des satellites qui le poursuivent. Ne me perdez pas, lui crie-t-il ; au nom de Dieu, ne me perdez pas!...

Le bûcheron croit voir un brigand qui l'implore ; il est saisi d'effroi, se sauve, et laisse Truguelin à genoux dans l'attitude la plus suppliante. Truguelin reconnaît son erreur, se lève, et continue sa route vagabonde par le Col-de-Balme, le Trient, Saint-Branchier, par le chemin, en un mot, qui conduit à l'hospice Saint-Silfride, où il a dessein d'aller. Jamais il ne suit la route battue où il peut être reconnu : il gravit les rochers, les montagnes, se fraie des chemins nouveaux sur la glace, sur la neige, partout : il franchit les torrens, saute sur les précipices, tombe, se relève, et son courage est bientôt au-dessus de ses forces. Il arrive enfin à Saint Pierre, qu'il tourne pour ne point entrer dans le village. Il aperçoit un ecclésiastique, et le reconnaît pour frère Ange, qu'il a vu autrefois : il se jette à ses pieds, se donne un autre nom, fait une histoire au frère gardien, qui, séduit par ses larmes, son désespoir, ses protestations d'innocence, le fait monter en croupe sur sa mule derrière lui, et l'emmène ainsi à son hermitage, le but des voeux de Truguelin. On a vu plus haut comment il est reçu dans cet hospice, l'affront sanglant qu'il y a essuie, et la manière honteuse dont il est chassé. Troublé de nouveau par les réponses qu'on vient de lui faire, par l'aspect du tombeau d'Amélina, de Prosper, et par la nouvelle imprévue de l'existence de sa soeur Isoline, il sort de l'hospice, court les bois de Chalet, et s'arrête, haletant de douleur, épuisé par la fatigue, sur le bord d'un torrent écumeux, dont il mesure la profondeur avec l'oeil du désespoir.

On n'oublie pas qu'il est déguisé en montagnard...Une brigade d'archers s'approche de lui ; Truguelin la voit, frémit ; mais habitué à la dissimulation, il se raffermit, et, loin de fuir, s'approche des satellites. Cherchez-vous quelqu'un, leur dit-il, mes bons messieurs? - Oui, bon homme, répond le chef. N'aurais-tu pas vu passer un fugitif, un certain Truguelin que nous avons l'ordre d'arrêter? - Oui-dà, mes bons messieurs, j'ai entendu parler de cet homme là. C'est un grand coupable, à ce que tout le monde dit. - C'est un scélérat que réclame la justice. - Elle fait bien ; elle fera bien, très-bien la justice! Si vous voulez que je vous le dise, il est dans ce moment à l'hospice Saint-Silfride, d'où je sors. - Je m'en suis douté. Camarades, nous aurions dû battre d'abord les bois de Chalet qui bordent le Buttier : le voilà qui nous échappe! - Ouï, il vous échappe! oh! il vous échappe, c'est sûr!.. mais ça ne sera pas pour long-tems ; car je crois bien qu'il ne restera pas à Saint-Silfride plus des trois jours prescrits aux voyageurs pour prendre sur eux des informations. - Tu as raison. Je parlerai d'ailleurs au frère Ange ; je lui ferai connaître le monstre à qui il a donné l'asile destiné seulement aux innocens. Allons-y, camarades ; espérons que le respectable frère Ange nous rendra ce misérable qui souille l'air de sa maison.

La brigade se remet à galopper, et laisse Truguelin qui respire, se rassure, et s'applaudit de la ruse qu'il a employée. Il espère avoir au moins un jour devant lui, trois, si les archers ne peuvent pas parler au frère gardien, à moins que l'on n'ait mis plusieurs troupes en campagne après lui, et qu'il ne tombe d'embuscade en embuscade. Il est altéré, brûlé d'une fièvre déchirante, et point d'eau!...Il fouille la terre, et en exprime l'humidité sur sa langue desséchée! Oh! comme il souffre! Marcan mort!... mort sous ses yeux! Tous les témoins de ses crimes existant! La justice instruite de ses forfaits! Il s'écrie : Le voilà donc le jour du malheur! Plus de refuge pour le coupable! Ces mots terribles résonnent sans cesse à mon oreille : Vengeance! vengeance! je t'accuse! je t'accuse!...

Il se tait, et mille échos des monts voisins répètent autour de lui : Je t'accuse! je t'accuse!

Il croit que ce qu'il entend tient du merveilleux ; que les manes de ses victimes le poursuivent par-tout : ses cheveux se dressent d'horreur sur son front décoloré; il fixe la terre, et se dit : Là, là, dans le sein de cet argile, dans le néant de la vie, je trouverai encore des accusateurs! J'en ai jusques dans les entrailles de la terre!...O mon Dieu! mon Dieu!..

C'est la première fois qu'il implore un Etre suprême auquel il n'a jamais pensé. La terreur le rend à la religion ; il n'attend plus des hommes que malheur, il implore du ciel pardon et miséricorde : O mon Dieu! s'écrie-t-il, toi, dont depuis si long-tems je n'ai pas prononcé le saint nom! vois mes remords, mes regrets, mon repentir tardif, mais sincère! N'est-il donc plus d'espoir pour le coupable?... Ah! si tu me laisses vivre encore, je te jure de te consacrer mes vieux jours, comme l'a fait Dorcan. Dorcan fut non moins coupable que moi ; Dorcan cependant t'a touché; tu lui as donné ta grace efficace : Mon Dieu! sauve-moi, sauve-moi, et je te promets de me couvrir à jamais de cendre et de poussière!

Ce n'était pas un semblable dévouement qui pouvait plaire au créateur de l'univers ; aussi la consolation n'entra-t-elle point dans le coeur de Truguelin : cette douce faveur ne descend du ciel que pour calmer l'infortuné, victime de la scélératesse des hommes ; elle est inconnue aux tyrans de leurs semblables. Dieu repoussa donc la prière de Truguelin, et voulut que la coupe de l'amertume se répandit à grands flots dans son ame.

Il s'efforce de marcher, sans savoir où il va. La nuit le surprend dans de vastes forêts ; et, pour combler son inquiétude, un orage affreux vient accroître l'obscurité des ombres épaisses qui l'environnent. Des éclairs étincelans sillonnent les nues, dont les cataractes ouvertes inondent la terre. Les éclats bruyans de la foudre tombent par-tout, brisent des arbres, réduisent en poudre les merlettes élevées aux carrefours pour indiquer les routes ; et Truguelin, sur la pointe d'une roche qui s'élève au milieu de ces forêts, semble lutter seul contre les débris, les torrens, la destruction totale qui roule à ses pieds. Sa tête s'affaiblit, son imagination se trouble : il croit la nature entière conjurée contre lui ; il s'imagine que tous les élémens sont déchaînés pour la perte d'un homme ; et, dans le délire de sa raison , il aperçoit, à la clarté des éclairs qui se multiplient, une ombre gigantesque qui d'approche de lui. Cette ombre, pâle et sanglante, il la reconnaît ; c'est celle de Marcan, de son propre fils. Elle s'avance. Deux torches ardentes semblent remplacer ses yeux, et des serpens dévorent son coeur découvert dans sa poitrine. Truguelin, lui dit-il, je suis condamnée à des tourmens éternels, et mon malheur est ton ouvrage! Tes principes, ta conduite, tes pernicieux conseils ont fait de ton fils un monstre tel toi. Je t'attends, je t'attends! Avant que le soleil éclaire deux fois, dans sa course périodique, ce monde qui nous a réprouvés tous deux, nous nous rejoindrons! Truguelin! tu vas dormir près de moi ; je t'attends, je t'attends!...

Le spectre disparaît ; et cette vision, effet sans doute du trouble d'un esprit prévenu, effraie Truguelin au point qu'il tombe, privé de sentiment, sur le rocher, et roule, sans s'en douter, presqu'en bas, où il est submergé dans les ravins qui coulent de tous les vallons. Il roule avec les eaux écumeuses, et l'excès de son danger lui rend toute sa raison.

Cependant la nature reprend son empire sur la chaos ; elle chasse au loin les nuages qui portent la foudre. L'horizon se découvre, et l'ordre général renaît. On ne voit plus que les débris qu'a laissés l'orage, et les ravins qui se creusent par-tout des lits avec un fracas épouvantable. Ces torrens, qui se grossissent à chaque instant du bris des avalanches et de la fonte des neiges, effraient tous les habitans des campagnes, qui se hâtent de fuir, avec leurs troupeaux, ces lieux où se débordent les urnes des Dieux des fleuves ; et l'effroi, la consternation règnent par-tout...

Un des ces montagnards aperçoit un homme luttant contre les flots avec des efforts surnaturels ; il en a pitié, et lui jette une corde, que Truguelin saisit à l'instant. Ce cordage favorable le ramène au port, et il reste quelque tems, privé de connaissance, aux pieds de son bienfaiteur. Il revient à lui ; et, voyant auprès de lui l'homme secourable à qui il doit la vie, il embrasse ses genoux en le remerciant d'un secours qu'il ne devrait pas regarder comme un bienfait dans sa position ; mais il ne peut renoncer à l'existence : c'est la faiblesse des lâches. Le bon montagnard le met sur le dos de son mulet, et l'emmène à sa chaumière, située à l'une des extrémités de la forêt. Là, Truguelin est placé dans le lit même de son hôte, et les soins les plus tendres lui sont prodigués. On lui apprend qu'il est dans un des chalets du Val-d'Eau, lieu nommé ainsi à cause des ravins terribles qu'y forment des orages très-fréquens. Truguelin profite des secours de l'hospitalité; mais il craint qu'un long séjour dans le même endroit lui devienne funeste. Il tremble dans son lit au moindre bruit qu'il entend ; les éclats de voix de ceux qui parlent au-dehors lui semblent les accens effrayants des archers qui le cherchent. Le vent lui-même se change à son oreille en coups de sifflet ; il éprouve, en un mot, la pusillanimité, la terreur du crime.

Vers le soir, son hôte étant auprès de son lit avec sa femme et ses enfans, un étranger se présente. Cet étranger ne l'est pas pour le montagnard : c'est un de ses voisins qui revient d'un petit voyage, et qui veut lui souhaiter le bonsoir avant de rentrer chez lui. Eh bien, mon voisin, lui dit le montagnard, vous revenez de Genève ; avez-vous vu quelque chose de nouveau en route? - Ouï, sans doute ; j'ai été témoin d'un événement singulier. Tout près de Servoz, les gardes de l'intendant voulaient arrêter un nommé Truguelin ; dont le nom seul, m'a-t-on dit, est l'effroi de ce canton. Ce Truguelin s'est échappé; et les gardes, ainsi que le habitans du pays, désespérés de la fuite de ce méchant homme, ont mis le feu à sa maison ; elle brûle encore : c'est un tableau vraiment étonnant. Chacun veut avoir sa part de cette action : les hommes, les femmes, jusqu'aux petits enfans, tous jettent des brandons allumés dans cette vaste maison ; et l'on prétend qu'au milieu de cet incendie, brûle le corps de Marcan, fils de ce Truguelin, et qui s'est défait à l'approche des gardes venus pour l'arrêter avec son père. Cela fait vraiment une révolution dans le canton, et il n'est personne qui ne raconte quelque trait odieux de la part de ces misérables.- On n'a donc pas pu se saisir de ce Truguelin? - Impossible jusqu'à présent : mais il ne peut s'échapper long-tems ; plus de deux cents hommes sont à sa poursuite : il y en a dans cet endroit ; je les ai vus tantôt : ils vont, dit-on, visiter toutes les maisons.

Qu'on juge de l'état de Truguelin pendant le récit de cet événement! Son fils, dont le cadavre se consomme au milieu des débris de sa maison...lui-même prêt à tomber dans les mains de ses ennemis! Son ame est au digne degré de la terreur, et pourtant son hôte va lui porter un nouveau coup.

Voisin, dit cet hôte à son ami, je ne connais que trop ce Truguelin dont tu parles : je ne l'ai jamais vu ; mais il a fait le malheur d'une soeur bien chère qui m'a élevé, de Poulitte Deschamps, qui avait épousé Michau, le domestique de ce monstre. Truguelin se nommait Destanges . J'appris d'abord que ce Destanges avait traité ma pauvre soeur de la manière la plus affreuse ; et j'ai su depuis, que ce Destanges et Truguelin étaient le même homme. Juge, mon ami, si je dois me réjouir de ce qui lui arrive! Si je tenais ce misérable, je serais capable de le livrer moi-même à la justice, qui le réclame. Et ...en parlant de cela, j'ai recueilli ce matin dans nos forêts un voyageur,...si c'était lui...Parlez, monsieur ; comment vous nommez-vous, et d'où venez-vous? Truguelin, quoiqu'interdit, à la force de répondre : Eh, mon ami! que me demandez-vous? ai-je l'air d'un scélérat? pouvez-vous me confondre avec ce Truguelin, dont je connais les crimes mieux que vous, dont j'ai moi-même hier dénoncé les traces aux archers qui le cherchaient? Je m'appelle Mirval, moi ; et je suis le parent de madame de Mirval, que tout le monde a connue, il y a quelques années, à Chambéry.

- Certainement, répond l'hôte, je l'ai bien connue, cette respectable femme ; et, si vous êtes son parent, vous avez sans doute entendu parler des malheurs que ce même Truguelin a causés à la jeune Amélina, élevée par madame de Mirval? - Ouï, j'ai su cela ; et vous devez bien présumer que je déteste Truguelin plus que vous encore : mais pour Dieu, mes amis, laissez-moi me reposer ; il est tard : demain, je voudrais continuer ma route ; une bonne nuit me mettra en état de vous remercier de vos bontés, et de partir.

L'hôte emmena son ami ; et Truguelin, resté seul, chercha dans sa tête un moyen de se soustraire à ces visites que l'on allait faire dans toutes les chaumières du Val-d'Eau. Il se lève, tout faible, tout souffrant qu'il est ; et, sortant à pas lents de sa chambre, il descend dans la cour de la chaumière, dont les murs faits en terre n'ont à-peu-près que deux pieds de haut. Il va les franchir, se sauver ; une voix qu'il entend le glace d'effroi : Arrête, lui crie un homme qui s'était caché près d'un puits : arrête, misérable! Je me suis douté que tu étais l'homme qui a déshonoré ma soeur, et je me suis blotti dans ce coin pour épier tes démarches.

L'hôte, car c'est lui, tient Truguelin vivement ; et celui-ci, troublé, trouve assez de forces encore pour renverser cet homme sur la mardelle de son puits, et pour l'y précipiter. Tandis que ce montagnard, victime de sa générosité, roule jusqu'au fond du puits, Truguelin s'élance dans la campagne, et court à toutes jambes, malgré l'obscurité d'une nuit profonde. Je ne sais si, pour le moment, le montagnard fut retiré du puits, ou s'il y perdit la vie ; c'est Truguelin que je suis.

Le malheureux gémissait sur la fatalité qui le poussait sans cesse à de nouveaux forfaits. Il descendit à la pointe du jour dans le vallon, au fond duquel il aperçut une chapelle, espèce d'hermitage bâti sur l'arche d'un pont qui dominait le torrent. Sachant que, dans presque toute la Savoie, les églises, les hermitages sont des asiles sacrés où les satellites de la justice osent entrer rarement, il se proposa d'aller demander l'hospitalité au saint homme qui desservait cette chapelle isolée de toute habitation à deux lieues à la ronde. Il descend donc le vallon, et arrive à la porte de l'hermitage. Il y avait, écrit sur la porte de ce petit bâtiment construit sur un pont, ainsi que je l'ai dit:

"C'est ici le seul passage de ce torrent, nommé Sans-Fonds par son extrême profondeur. Il faut traverser cet hermitage, si l'on veut passer par ici en Piémont ; mais on n'entre point dans cet asile de piété, sans se livrer aux exercices de la prière et de la pénitence."

C'est justement ce que je cherche, se dit Truguelin ; j'ai besoin de prier, de confesser mes fautes, et d'en obtenir le pardon.

Comme il se dispose à entrer dans la chapelle qui est ouverte, il entend qu'on en sonne la cloche, qui rend un tintement funèbre. Il entre toujours, et voit un vieil hermite couché sur le carreau, faible, souffrant, et tenant la corde de la cloche, qu'il a beaucoup de peine à tirer.- Qu'avez-vous, mon père? lui demande Truguelin. - Mon frère, lui répond l'hermite d'une voix éteinte, je me meurs : je n'ai plus...qu'un moment à vivre, et je sonnais cette cloche pour obtenir du secours de quelque voyageur...quoiqu'il soit bien rare d'en voir dans cette vallée. - Comment! êtes-vous seul ici? - Absolument seul...Depuis quarante ans, je dessers cet hermitage, sans le secours de qui que ce soit. - Et quels secours pourrais-je...- Je l'ignore...je souffre trop...je me meurs ; voilà tout ce que je puis vous dire...

Il vient tout de suite en pensée à Truguelin de prendre la place de l'hermite, de se déguiser, et de se cacher dans son asile sacré...Mais il est pressé, Truguelin ; il faut qu'il exécute son projet sur-le-champ. ...Le misérable!...Mon lecteur frémit!. Je ne lui détaillerai point ce nouveau crime...Que l'hermite soit mort ou non, il est précipité dans le torrent ; et Truguelin se revêt de ses habits, de sa longue barbe qu'il a coupée et tressée : le voilà en un mot changé en un anachorète très-âgé et vraiment méconnaissable. Il parcourt ensuite son étroit asile, et remarque avec satisfaction un amas de provisions qui lui prouvent que le défunt ne jeûnait pas dans sa retraite.

Vers midi, un jeune montagnard vient sonner à la porte de l'hermitage que Truguelin avait fermée. Il ne sait s'il doit ouvrir. Son coeur bat violemment : il regarde à travers une grille à jour, fixée dans la porte, et voyant que la figure du voyageur lui est absolument étrangère, il ouvre ; mais, pour n'être point découvert, en cas que l'hermite fût connu du jeune pâtre, il croise ses mains, et enfonce sa tête dans sa poitrine. Père Adolphe, lui dit le pâtre, je vous demande pardon de vous interrompre ; mais je viens vous redemander les deux cents florins que je vous ai confiés hier. Il me paraît que le père de Marie n'a pas voulu les accepter?.... Le père de .... pardonnez-moi, mon fils, il les a acceptés ; ô mon Dieu! il les a pris avec une grande satisfaction.- Que dîtes-vous, père Adolphe? cela n'est pas possible. Je viens de le voir ; il m'a traité encore d'une manière!...Ah! qu'est-ce que j'ai fait là! - Je vous l'ai déjà dit, mon fils, vous avez eu tort.- Tort! eh, il faudrait donc n'avoir pas un coeur pour voir Marie impunément! - Vous avez tort de l'aimer, puisque son père...- Il veut toujours que je l'épouse.- Eh bien, épousez-la. Eh, le puis-je? Vous savez bien que je ne le puis...ma femme, mes enfans...- Sans doute. - Je vois Marie, je l'adore ; époux coupable, j'ose séduire cette innocente. Elle porte un gage de mon amour ; si ce n'est qu'avec de l'argent que je puis calmer le père, et il ne veut pas accepter deux cents florins ; la somme est pourtant énorme.- Je vous dis qu'il les a pris.- Mais non, mon père, puisque je viens de le voir. - Il vous a trompé. Hier, comme vous m'aviez chargé de cette négociation, je l'ai vu, je lui ai fait entendre raison. Il a pris l'argent, et m'a promis de ne point ébruiter le déshonneur de sa fille. - C'est donc un fripon? - Apparemment que c'est un fripon. Retournez-lui parler de ma part, et s'il vous soutient...- J'y cours mon père...Mais qu'avez-vous? votre organe me paraît bien changé? vous ne me regardez point...- C'est que je suis en méditation, mon fils, et malade, oh! très-malade. Laissez-moi prier, et retirez-vous. - S'il me nie avoir reçu l'argent, je vous l'amènerai, mon père. - Amenez-le-moi.

Le jeune pâtre se retire, et Truguelin, embarrassé d'abord de ses questions, se félicite d'avoir deviné l'affaire qui l'amenait, et de s'en être débarrassé de cette manière. Il ne craint cependant que le mensonge qu'il lui a fait d'abord, et qu'il s'est vu forcé de soutenir. Si le père de cette Marie dont il parle, n'a pas en effet reçu l'argent, il reviendra avec le pâtre, et ce sera un nouvel embarras pour Truguelin. Il verra au surplus ; il trouvera peut-être un moyen d'accorder ces deux ennemis. Cependant il résulte de cet événement que l'hermite avait deux cent florins chez lui : où les a-t-il mis? dans quel endroit? Truguelin a tout examiné dans l'intérieur de l'hermitage ; il n'a pas trouvé cette somme qui lui serait bien utile dans sa situation! il cherche encore, et trouve à la fin la bourse précieuse sous l'autel même de la chapelle, où l'hermite l'avait déposée, sans doute dans la crainte qu'on ne la lui prît.

Truguelin, tout proscrit qu'il est, sent réveiller son antique amour pour l'or. Il se persuade qu'avec cet argent, il pourra se soustraire aux poursuites qu'on exerce contre lui ; et, dans la crainte d'être découvert, ou forcé à quelque explication par le pâtre, s'il revient, il jette le froc, reprend ses habits, traverse l'hermitage, et monte le vallon de l'autre côté; muni des deux cents florins.

La nuit allait couvrir la nature, et Truguelin qui marchait au hasard, ne découvrait aucun village, aucun hameau autour de lui. Un torrent arrête ses pas, il ne sait plus de quel côté les tourner, et n'aperçoit qu'un simple chalet, qui paraît être l'asile de quelque gardien de troupeaux. Il se décide à y entrer. Un pâtre s'y trouve seul, et Truguelin le reconnaît. C'est ce même voisin de son hôte du Val-d'Eau, celui qui revenait de Genève, et qui avait raconté la nouvelle de l'incendie des propriétés de Truguelin à Servoz. Ce pâtre, instruit de la brutalité que Truguelin avait exercée sur son ami, en le précipitant dans son puits, le reconnaît à son tour ; et, se jetant sur lui, il lui dit : Misérable! te voilà donc! Tu espérais apparemment, en me demandant l'hospitalité, me traiter comme ton malheureux hôte du Val-d'Eau!...Je te recevrai ici ; mais pour t'y garder jusqu'à ce que j'aie pu te livrer aux ministres des loix dont tu fuis la rigueur.

Il dit, et pendant que Truguelin reste interdit de cette rencontre imprévue, il sort, l'enferme sous la clef, et, sonnant fortement de son cornet, il voit bientôt accourir tous les pâtres des environs. Une triple haie de gardes champêtres se trouve aussi-tôt formée autour de la masure que Truguelin veut en vain dégrader, et il lui devient impossible de s'échapper.

Tandis que son nom vole de bouche en bouche à la ronde avec l'effroi qu'il inspire, le misérable Truguelin se livre à l'excès de son désespoir. Vous avez vu, souvent, lecteur, le tigre mis en cage, tourner sans cesse dans sa prison, se frapper la tête contre les barreaux de fer qui le retiennent, rugir et ouvrir une gueule qui semble vouloir s'humecter du sang de ceux qui le retiennent? Tel est Truguelin : lassé d'implorer la compassion de ses gardes, il les accable d'injures : les blasphèmes, les malédictions, les imprécations sortent de sa bouche écumante, et il brise tout ce qu'il rencontre sous sa main. Cependant, une cohorte armée, composée de plusieurs brigades d'archers, se précipite vers le chalet. Truguelin entend les pas précipités des chevaux : il ne peut voir ceux qui viennent, puisque sa prison n'offre point de fenêtre, mais il devine que ce sont les satellites de l'intendant, et sa rage redouble. Trop lâche jusqu'alors pour s'arracher à la vie, l'excès de son danger lui en donne le courage. Il prend un poison subtil, dont il est toujours muni, le délaye dans une jarre de grès qu'il trouve pleine d'eau ; et non-content d'avaler à longs traits ce breuvage mortifier, il brise le grès et le broie sous ses dents avec le délire et le désespoir.

Les archers arrivent, félicitent les paysans de leur avoir facilité la prise d'un aussi grand coupable. On ouvre sa prison, on le trouve étendu sur le sol, livré aux convulsions de la mort. Laissez-moi, s'écrie-t-il d'une voix faible, laissez-moi mourir. Un poison sûr vient de me soustraire aux chaînes que vous me préparez...Je meurs... Que ma fin terrible serve d'exemple aux hommes qui, comme moi, n'écoutent que leurs passions... qui tombent de crime en crime pour couvrir leurs excès!...Mânes d'Emelie, d'Olivier, ô vous tous que j'ai persécutés, vous êtes vengés...Vous n'avez plus rien à craindre : Marcan n'existe plus, et Truguelin expire...Mon fils, mon fils!...tu m'entends!...je te rejoins!

Il dit, et n'offre plus qu'un cadavre informe, défiguré par l'action rapide du poison... Personne ne le plaint ; on regrette seulement que l'échafaud n'ait point reçu son dernier soupir. Les archers, les paysans dressent un procès-verbal de cet événement ; et le corps de cet homme féroce, qui s'était fait un jeu de l'honneur, de la vie de ses semblables, est précipité dans le même torrent où flotte encore la dépouille inanimée de l'hermite sa dernière victime.

Oublions , s'il se peut, ces scènes d'horreur, et revenons à nos amis, que nous verrons, par la suite, nous entretenir encore de maux que leur a causés le barbare Truguelin.

Chapitre 6

Nous avons vu plus haut que Coelina et frère Ange, accompagnés de Michau, se rendaient à la tombe que s'était creusée le solitaire voilé dans le jardin de l'hospice Saint Silfride. Une femme tombe dans les bras de Michau, en s'écriant : Le voilà, je le retrouve enfin. - C'est Poulitte, dit Michau! - C'est Tiennette, s'écrie à son tour Coelina! - Et vous aussi, Coelina, reprend Tiennette! Quoi! je retrouve ensemble mon époux et mon amie!- Tiennette, vous êtes la femme de Michau?- Ouï, vraiment, mademoiselle, répond Michau, c'est ma femme, ma chère femme que j'ai perdue de vue depuis treize ans! - Grand Dieu! quel coup du sort! Qui t'envoie, Tiennette? est-ce M. Dufour? est-ce l'espoir de revoir ton mari?- Eh, mademoiselle, répond Tiennette, M. Dufour pouvait-il deviner que vous étiez ici? Ce n'est donc pas lui qui m'envoie ; mais c'est cette lettre que j'ai reçue de l'hermite de la vallée Rosée, chez lequel vous vous êtes arrêtés apparemment tous deux. - Il est vrai, Tiennette, et cet homme mystique, qui ne parle et n'agit qu'en paraboles, aura reconnu Michau : c'est lui qui nous ménage une surprise aussi agréable!- Vraiment, monsieur Dorcan eut autrefois des bontés pour nous, dans le tems que nous demeurions près de Chambéry. Il savait notre mariage, lui ; et s'il n'avait pas quitté tout-à-coup le pays, j'aurais, par son moyen, découvert bien plutôt mon cher Michau.

Le lecteur devine les questions qui se font de part et d'autre. Tiennette satisfait à toutes : elle apprend à Coelina que monsieur Dufour et le docteur sont décidés à perdre Truguelin, ainsi qu'une dame Olivia, dont elle ignore les aventures. Olivia, s'écrie Michau, Olivia! Je vous les apprendrai, moi, les malheurs de cette femme intéressante : vous les connaîtrez, et vous vous intéresserez à cette infortunée.- M. Dufour , poursuit Tiennette, a bien obtenu l'ordre de faire chercher par-tout Coelina ; mais ce n'est point pour attenter à sa liberté, c'est pour la revoir, pour réparer ses torts envers elle, dont il se repent tous les jours.

- Est-il vrai, Tiennette? - Oh, très-vrai, mademoiselle. Ce pauvre vieillard! il ne vit plus : il ne fait que gémir, pleurer continuellement. J'ai vu cela, moi, et c'est ce qui me chagrinait de le quitter dans un moment aussi critique pour lui!...Mais c'est sur-tout Stéphany qu'il demande, ô Stéphany!...Si nous avions là Stéphany, je suis bien sûre qu'en retournant près de M. Dufour, la première chose qu'il ferait serait de vous unir tous deux. Mais sans Stéphany!...N'importe, je lui écrirai ; je le lui ai promis : il saura que je vous ai retrouvée, que vous êtes prête à vous jeter dans ses bras...- Garde-t-en bien, Tiennette! Non, qu'il ignore que tu m'as revue! Puis-je abandonner ma mère, Tiennette! Non, qu'il ignore que tu m'as revue! Puis-je abandonner ma mère, Tiennette, la malheureuse Isoline, dont l'état de stupidité va te percer le coeur? Puis-je aussi présenter, à M. Dufour cette épouse coupable de son frère? Non, Tiennette, non ; mon intention est de me consacrer au culte des autels ; rien ne pourra m'en faire changer. Vous irez, vous deux Michau, à Sallenche, où vous voudrez ; vous êtes libres, vous, mes amis ; mais moi, je ne m'appartiens pas, je suis toute à ma mère. - Et n'êtes-vous rien pour votre père, pour ce malheureux Francisque Humber qui attend son heure fatale là-bas, chez le docteur Andrevon? - Mon père serait chez le docteur? - Ouï, mademoiselle, avec Perrine, sa compagne fidèle : je l'ai vue ; c'est une bien bonne femme.- Francisque chez le docteur! - Quel homme, quel homme excellent que cet Andrevon! Il n'y a pas deux coeurs comme celui-là. Ah, mademoiselle! que vous lui avez d'obligation! - J'en serai toute ma vie pénétrée de reconnaissance. - C'est chez lui que vous devez vous rendre d'abord. Ne craignez rien de l'intendant, des ordres ; bah! tout cela n'était que pour vous retrouver : vous voilà, le but est rempli, et l'on est bien loin de songer à vous faire le moindre mal. - Tiennette, ma mère! Coelina, votre père qui meurt sans vous voir! Ah, Coelina! c'est celui-là qui mérite bien votre tendresse! Que n'a-t-il pas souffert pour vous! - Tiennette, tu me persuades : ouï, je dois fermer les yeux de mon père ; et Isoline elle-même se fera un bonheur de revoir cet infortuné, dont, tu ne le croiras pas, j'ignore les malheurs.- Quoi! toujours! personne n'a voulu vous instruire? - Personne, pas même ton mari qui sait tout. - Michau sait tout! voilà qui est bien singulier! Il ne m'a jamais parlé de tout cela autrefois. - Ma chère femme, répond Michau, ce n'était pas mon secret : je ne devais le confier à personne.

Nos amis, en s'entretenant ainsi, revinrent à l'hospice, accompagnés toujours du frère gardien, qui prenait le plus vif intérêt à tout ce qui les concernait. Isoline vit Tiennette qui ne la connaissait que de nom ; et la triste Isoline, dont la guérison faisait des progrès rapides, grace aux soins de frère Anselme, fit beaucoup d'accueil à cette bonne gouvernante qui avait élevé sa fille. La journée se passa en récits, en confidences réciproques : il ne fut plus question de la visite de la tombe du solitaire, visite qu'avait interrompue l'arrivée de Tiennette, et cette femme sensible passa la nuit dans l'hermitage, où tout le monde goûta le repos de l'espoir et de l'innocence.

Le lendemain matin, nos amis tinrent conseil. Il fut décidé, entr'eux, que , sans écrire à M. Dufour, ils se rendraient tous quatre chez le docteur Andrevon, pour y fermer les yeux au malheureux Francisque, s'il en était tems encore. Le docteur, ami sûr et sensible, les recevra aussi bien sans doute qu'il reçoit Olivia. Il leur ménagera une entrevue avec l'irritable M. Dufour, et sans doute il obtiendra de lui qu'il rende sa tendresse et sa protection à Coelina. Il est vrai que nos amis ne pourront lui rendre Stéphany, Stéphany! qui coûte autant de regrets et de larmes à Coelina qu'à M. Dufour ; mais le sort, qui se lasse de les persécuter, leur procurera peut-être le bonheur de retrouver cet intéressant jeune homme dont la présence ferait tant d'heureux!...Voilà qui est décidé, et c'est l'après-midi même que nos amis vont quitter l'hospice Saint Silfride, où ils ont été si bien reçus : l'état désespéré d'un père, et l'espoir du bonheur les rappellent à Sallenche ; il faut y retourner.

Frère Ange entre chez Coelina ; Mon frère, lui dit cette aimable personne, nous avons goûté chez vous tous les charmes de la plus touchante hospitalité; daignez agréer notre éternelle reconnaissance, et nous permettre de quitter votre maison. - La mort trop prochaine peut-être de mon père, et le désir de le réunir, à ses derniers momens, à sa chère Isoline. - Votre but est louable, Coelina ; je ne vous retiens donc plus. Je regrette seulement que vous n'assistiez pas à l'auguste cérémonie qui se prépare, et qui doit se célébrer tantôt. - Laquelle, mon frère? Ce jeune homme, que vous vous plaisez à nommer le solitaire...- Eh bien, mon frère? -- Tantôt, il prend l'habit de mon ordre ; tantôt, il renonce entièrement au monde pour se consacrer à Dieu, au culte de ses saints autels. - Il s'y est déterminé? - Il m'a conjuré d'en hâter le moment : j'y ai souscrit ; mais il faut qu'il m'ait inspiré un bien tendre intérêt ; car je ne sais encore ni son nom, ni ses malheurs, qui lui ont donné tant de résignation. Il ne se fait connaître à moi que sous un prénom vague sans doute, et m'a promis de me révéler ses infortunes aussi-tôt qu'il aurait acquis le caractère sacré qu'il ambitionne. C'est donc aujourd'hui qu'il prononce ses voeux en présence de plusieurs de mes supérieurs, et c'est aujourd'hui que je le connaîtrai : voyez quelle confiance je lui prouve!...Et vous ne serez pas témoins de ce saint dévouement? - Daignez m'en dispenser, mon frère? Quand même je ne serais pas appelée auprès de mon père par son état désespéré, état qui ne me permet pas le moindre retard, ce que vous m'apprenez de votre protégé, car c'est aussi le nom que vous lui donnez, me fait trop de peine pour me permettre d'assister à sa pieuse abnégation de tout ce qui lui est cher. Il aime, et il renonce à celle qu'il aime, au monde, et aux jouissances, aux consolations que son âge lui permettrait encore d'espérer dans la société! Ah! mon frère! quel triste tableau! Quoique déterminée naguère à prendre le voile de vos soeurs, je ne puis voir, sans douleur, dans les autres, un sacrifice que j'aurais la force de consommer. Et d'ailleurs, les voeux religieux ont toujours été à mes yeux la chaîne la plus lourde que les hommes puissent s'imposer. Je ne conçois pas comment, créature si fragile, agitée par tant de passions diverses, l'homme a pu se croire assez fort pour consacrer toute sa vie à la solitude, à des exercices pieux, à des macérations destructives de la santé? Pardon ; mais je regarde ce sacrifice comme le comble du fanatisme et de la superstition.

- Je suis bien de votre avis, Coelina, mais en ce qui concerne seulement les ordres monastiques inutiles à leurs semblables, occupés uniquement de la méditation, disons mieux, de l'égoïsme et de la fainéantise : ouï, des voeux tels que ceux-là sont vraiment insensé; je dirai plus, coupables. Jurer qu'on ne vivra que pour soi, qu'on s'engraissera dans l'oisiveté, qu'on s'isolera de ses semblables, et croire qu'avec cela on gagnera le royaume du ciel, c'est une sottise que ; quelque jour, les hommes sentiront la nécessité de réprimer ; mais ici, le cas est bien différent. Mes voeux, ceux des chanoines de l'hospice Saint Bernard, ceux en général de tous les ordres hospitaliers, sont saints, respectables, agréables à Dieu, utiles aux hommes, et nécessairement même pour assujétir à des travaux pénibles des religieux, qui pourraient s'en dégoûter, s'ils n'y étaient forcés par un serment auguste prononcé au pied des autels. Notre vie est plus active que celle de l'homme le plus occupé dans la société. Nous recevons, les voyageurs, nous les cherchons même, nous les guidons, consolons les malheureux, soutenons les faibles, encourageons les forts : nous travaillons pour leur procurer gratuitement toutes les choses nécessaires à la vie : nous sommes vraiment leurs pères, leurs amis les plus tendres, et de pareils titres ne peuvent convenir ni à des égoïstes, ni à des paresseux. Voilà l'emploi que va prendre mon jeune ami : n'est-il pas estimable ; et, au lieu de vous attendrir sur son prétendu sacrifice, ne devez-vous pas vous en réjouir, puisqu'il va procurer un ami de plus à l'humanité souffrante?

Coelina sentit que la comparaison qu'établissait frère Ange entre les moines utiles et les moines fainéans, était juste : elle lui demanda pardon de la sortie un peu vive qu'elle avait faite contre l'état monastique en général ; et Michau saisit cette occasion pour dire avec infiniment de respect à Coelina, que mademoiselle avait eu tort, très-tort, le plus grand tort...Coelina n'en pria pas moins frère ange de lui permettre de sortir de sa maison. Le respectable religieux y consentit à regret, et la combla de présens, ainsi que ses amis.

Coelina accepta donc le dîner qu'il lui fit servir ; et soudain, après ce repas dont ils avaient tous besoin, nos amis prirent leurs petits effets, et sortirent au moment où la cloche de l'hospice appelait tous les voyageurs la chapelle pour y voir la prise d'habit du jeune solitaire. Coelina frémit ; quelque chose lui parlait intérieurement en faveur de ce jeune homme, et c'était justement l'intérêt qu'il lui inspirait qui la faisait fuir un lieu où il allait consommer un si triste sacrifice.

Elle sort à la hâte avec sa mère et les deux époux réunis ; et les portes de bronze se referment sur elle. En s'éloignant de l'hospice, elle entendit les chants religieux ; et le silence qui souvent coupait ces chants solennels, lui faisait craindre que ce ne fût le moment où le solitaire prononçaient le ouï fatal. Elle marche cependant, et son intention étant de prendre à Chalet une voiture où des mulets pour côtoyer la vallée d'Entremont, jusqu'à Saint-Branchier, elle dirige vers la ville les pas de sa petite troupe.

Déjà elle est à une lieue passée de l'hospice, lorsqu'elle voit accourir vers elle un Chien, qu'elle reconnaît soudain pour le Chien fidèle de Stéphany! Coelina connaissait l'instinct surnaturel de cet animal ; et, le voyant la caresser, elle ne put douter que Stéphany ne fût très-près d'elle. Elle caresse à son tour le pauvre Bon-ami, qui appartenait à son amant : elle le prend dans ses bras, il ne veut pas y rester. Elle le pose par terre, il court devant elle, et reprend la route de l'hospice en la regardant, comme pour lui dire : Viens donc par-là; c'est là que nous le retrouverons.

Emue, étonnée, Coelina pense soudain au jeune solitaire, et une réflexion subite venant tout-à-coup desiller ses yeux, elle s'écrie : Si c'était lui! - Qui, demande Michau? - Stéphany! - Je l'ai souvent pensé comme mademoiselle. - Et pourquoi ne me l'as- tu pas dit, Michau? Voilà la première fois que j'y pense ; il serait bien étonnant en effet!...Si c'était Stéphany ; ne m'aurait-il pas vue plusieurs fois? n'aurait-il pas ça que j'habitais la même retraite que lui? - Je prie mademoiselle d'observer que le solitaire sortait rarement, toujours seul et voilé; qu'il ne voyait personne ; qu'il ignorait en un mot jusqu'au nom de ses voisins : voilà ce que nous a dit le frère gardien. - Tu as raison...O inspiration divine! si c'était lui, Michau!...Si c'était lui, il ne serait plus tems ; il ne s'appartient peut-être plus au moment où je parle : il ne serait jamais à moi!...- Et, n'importe, mademoiselle, courons. - Oui, oui, retournons à l'hospice ; suivons cet animal par-tout où il ira : pardon, ma mère, pardon de ce retard, à cette idée, insensée peut-être, qui m'a frappée ; mais c'est Stéphany que nous cherchons ; c'est le fils d'un homme dont notre bonheur dépend. O ma mère! suivons cet emblême de la fidélité; il nous égarera moins que les hommes!

Isoline consent à tout ; et voilà nos quatre amis qui suivent le fidèle Bon-ami, qui, marchant devant eux, s'arrêtant pour les attendre, reprenant sa course quand il les voit s'approcher, prend, chose extraordinaire! justement la route de l'hermitage.

Tout en marchant, Coelina parle ainsi à ses amis : Si les gens du monde, ces gens froids, peu observateurs, qui n'accordent aucun instinct au Chien, ce fidèle ami de l'homme, nous voyaient ici en suivre un avec tant de confiance, d'espoir et d'activité! si j'écrivais jamais mes aventures, et que j'y misse un épisode sur les qualités de Bon-ami, le lecteur jeterait là le livre, sourirait de pitié, et se moquerait de moi ; mais s'il était sensible, ami des animaux fidèles et intelligens, ils s'attendrirait sur la rencontre inopinée que nous faisons de cet animal, et desirerait même l'avoir sous yeux pour le flatter de sa main! Il est si intéressant en effet ce pauvre Bon-ami! J'ai entendu raconter à son maître des choses surnaturelles sur cet animal vraiment Alpin. Vous le voyez, sa taille est élégante ; son habit couleur de Martre, son panache semblable à celui d'un Ecureuil, le distinguent de ses pareils : ses yeux sont ardens, mais bons ; son courage est à toute épreuve, et son adresse à gravir les rochers, à franchir les crevasses, égale presque celle des Chamois : il prend les Marmottes et s'en nourrit : il est généreux, et sépare les Moutons lorsque, rassemblés en bataille, on les voit marcher de front les uns contre les autres, et finir par faire des victimes ; il prend alors la dé pas en campagne, il fait le manège en courant, dans le jardin, après l'ombre des hirondelles, et de celle de ses oreilles qu'il a toujours au vent. Enfin, dans un voyage que fit, il y a trois ans, Stéphany avec lui, il retournait à Sallenche, n'était plus qu'à deux lieues de cette ville, lorsqu'il vit son Chien courir en avant, revenir à lui transporté de joie, lui exprimer qu'il avait reconnu les traces de son père : et en effet, M. Dufour était venu jusques-là à la rencontre de son fils ; mais ne le voyant pas, il avait repris le chemin de la ville, et cependant il y avait huit mois qu'il était séparé de Stéphany. Encore un mot sur cet intéressant animal.

"Il y a avait huit mois qu'il était sorti de son pays avec Stéphany, à l'époque que je viens de vous citer. Il y retournait ; et, sur la route de Saint-Branchier, Stéphany fut surpris de le voir s'élancer devant un Mulet et son conducteur : il crut que ses aboiemens venaient de la colère ; mais jugez de sa surprise en voyant que ce n'était que des caresses qu'il leur faisait! il les avait reconnus pour être de Sallenche ; et le Mulet, de son côté, non moins reconnaissant, se prêtait avec complaisance aux témoignages bruyans de son affection. Dès qu'une fois il a vu quelqu'un chez son maître, il le reconnaît, et toutes les connaissances de la maison sont les siennes. Il devinait lorsque Stéphany devait aller en voyage, et souvent Stéphany lui en cachait les préparatifs, pour éprouver ce degré surprenant de sagacité, sans jamais le trouver en défaut. Il faisait aussi des visites à Sallenche, dans notre voisinage : un jour, une dame, pour l'éprouver, lui ayant fermé la porte au nez, il n'y retourna jamais, malgré les plus pressantes et les plus sincères invitations".

Tel est cet animal étonnant, et tout ce que je vous dis sur son compte, Tiennette, vous l'attestera comme moi. Tenez, tenez, le voyez-vous dresser ses oreilles, regarder de tous côtés? Il guette les gens mal intentionnés ou mal vêtus, et vous le verriez nous prévenir, par ses aboiemens, de quelque approche dangereuse...Le voilà qui s'arrête ; il regarde l'hospice qui s'élève là-bas en face de nous. Il agite sa queue, il nous regarde, il semble dire toujours, et on ne me l'ôtera pas de l'idée : C'est là, c'est là qu'est mon maître!...Voyez comme il court sur ces glaces! comme il nous témoigne sa joie de nous avoir rencontrés!.

Coelina se tut ; et, pour éprouver le Chien, elle prit un autre chemin que celui qu'il suivait : Bon-ami s'arrête, il se plaint, il couche ses oreilles, il ne quitte pas sa route, et bien loin de suivre Coelina, il poursuit son chemin, en s'arrêtant de tems en tems, comme pour lui dire que c'est celui-là qu'il faut prendre. Coelina, frappée de l'idée qu'elle va retrouver son amant, connaissant d'ailleurs l'instinct de son conducteur, suit ses pas avec sa famille, et arrive ainsi jusqu'aux portes de bronze de l'hospice, que Bon-ami gratte avec ses pattes, avec l'air de la plus vive impatience. Coelina sonne ; frère Anselme lui ouvre : Qu'est-ce, ma fille? auriez-vous oublié quelque chose? - Ouï, mon frère, il est vrai : veuillez me permettre... - Allez, ma soeur, allez ; mais je vous avertis que tout le monde est à l'église : la cérémonie va finir : attendez, vous parlerez à notre frère gardien.

Coelina, sent son coeur battre violemment : elle suit toujours le Chien, qui, au lieu de traverser le pont qui conduit à la chapelle, flaire, cherche par-tout dans le jardin, et s'arrête à la tombe qu'y creuse le jeune solitaire, et dont on a parlé à Coelina. Coelina court vers cette tombe, et reste frappée d'étonnement en y trouvant la ceinture de soie qu'elle a donnée, quelques mois avant, à son amant. Ciel! c'est lui, s'écrie-t-elle! malheureux Stéphany! il ne sera plus tems, je t'ai perdu pour jamais!...

Elle dit, et se précipite dans la chapelle, au moment où le célébrant, se trouvant vers le solitaire, lui dit : Répondez, mon fils ; voilà le moment de dire ce ouï qui doit vous consacrer à Dieu!...

Le jeune Profès ouvre la bouche ; il va prononcer des voeux éternels ; Coelina s'écrie : N'achève pas, n'achève pas, ô Stéphany! reconnais ta Coelina!...

Tout le monde est interdit ; Stéphany, (car c'est lui en effet) tourne les yeux, voit Coelina, quitte l'autel, et se jette aux pieds de son amante : Toi ici! toi, Coelina, lui dit-il, et dans quel moment!...- Ciel!...Stéphany, le sacrifice est-il consommé?... - Dans l'instant, Coelina, dans l'instant il l'était! Je te revois, je te trouve, ô mon Dieu!...

Ces deux amans sont confondus dans les bras l'un de l'autre ; Tiennette les soutient, pendant que Michau secourt Isoline, que cette scène émeut sensiblement ; tous les assistans sont attendris ; les prêtres eux-mêmes ; et frère Ange, s'approchant du couple heureux, ne peut que dire : Est-il possible! Quoi, Coelina, c'est ce Stéphany dont vous m'avez parlé, qui était l'objet de vos regrets?...Qui donc a pu vous instruire au moment même où vous alliez le perdre? - Ah, mon frère! son fidèle ami ; cet animal intéressant que vous voyez là, à ses pieds, lui prouver sa joie de le revoir!...Stéphany, est-il tems d'espérer encore? Est-ce aux autels à Coelina que tu consacres tes jours? - Coelina, peux-tu douter?...Oh, ma vocation n'était que le désespoir de l'amour malheureux. Je te retrouve ; tu l'emportes sur Dieu, et cette préférence ne peut allumer sa colère : il nous a faits l'un pour l'autre, et sa volonté vient de se manifester dans cette rencontre inopinée.

Stéphany s'adresse ensuite aux prêtres et au frère gardien : Mes frères, leur dit-il, me permettrez-vous d'abjurer ici le transport sacré qui m'y avait amené? souffrirez-vous que je me retire de cet autel auguste, non moins religieux, mais libre et tout entier à l'amour? Ce mot fatal qui m'y enchaînait, j'allais le prononcer : il est expiré sur mes lèvres ; et celui j'aime pour la vie , l'a remplacé. Mes frères, daignez me pardonner toutes les peines que je vous ai causées : quelque part où je sois, je n'oublierai jamais vos soins obligeans ; et Dieu, qui m'avait touché, me permettra d'être toujours honnête homme, fidèle à ma religion, comme à Coelina.

Les prêtres, peu contens, se taisent ; mais frère Ange, plus philosophe, moins fanatique que ses supérieurs, presse Stéphany dans ses bras. Allez, mon fils, lui dit-il, allez serrer au plutôt les noeuds de l'hymen, plus convenables à votre inclination, même à l'ordre social, que ceux que vous alliez former. Dieu ne veut point d'un sacrifice qui peut coûter des regrets éternels ; il veut être servi librement, et repousse des voeux forcés. O Stéphany! homme peu confiant! si vous m'aviez parlé plutôt, combien de maux vous nous auriez évites à tous!...

Stéphany prodigue les témoignages de sa reconnaissance au frère gardien, qui l'emmène chez lui avec Coelina, Isoline, Tiennette et Michau. Une partie des voyageurs les y suivent ; et là, après que Coelina a présenté Isoline à son ami que cette rencontre attendrit jusqu'aux larmes, Stéphany prend la parole en ces termes:

"Tu te rappelles, Coelina, le moment fatal où Chrystin vint nous apprendre la poursuite de Marcan, et les ordres que mon père avait obtenus pour nous faire arrêter tous deux? Nous allions faire arrêter tous deux? Nous allions former les noeuds de l'hymen, déjà rompus une fois ; l'hermitage de la vallée Rosée nous attendait ; l'autel était préparé pour recevoir nos sermens, et les flambeaux de l'hymen étaient allumés...Soirée funeste!...nuit affreuse!...Nous nous séparons à la hâte ; et moi, sous l'habit d'un montagnard que Michau m'a prêté, je cours à l'Arveiron, dans le dessein de le traverser avant que mes ennemis puissent m'atteindre ; impossible : je vois accourir vers moi quelques cavaliers, et je reconnais Marcan à leur tête. Rival que j'abhorre, me crie-t-il de loin, n'espère pas te soustraire à ma vengeance sous ce vain déguisement ; ma haine te connaîtrait, fusses- tu au bout de l'univers! Ne crois pas que j'aime encore Coelina, et que ce soit pour l'obtenir que je veuille te voir succomber sous mes coups : mais tu as causé ses malheurs, les tiens et les nôtres ; tu nous as forcés à révéler le secret de sa naissance, qui la ruine, et détruit tout l'espoir que nous fondions sur sa main : tout ce désordre est ton ouvrage ; tu en seras puni..."

Il dit, ce misérable, et veut me porter un coup mortel. J'arrache l'arme de ses complices, et je commence une rigoureuse résistance ; mais le nombre m'accable ; je suis blessé; je tombe dans mon sang qui ruissèle ; et ces brigands me jettent, privé de connaissance, dans un voiture, où monte Marcan lui-même, et qu'accompagnent ses amis à cheval. Comme il dut jouir, cet infame Marcan, en contemplant près de lui son rival expirant, insensible, plongé déjà dans l'anéantissement de la mort!

Comme il dut compter mes plaies, sourire à mes souffrances, et repaître ses yeux féroces de mon sang qui coulait à grands flots!...J'ignore quelle route ils prirent ; mais lorsque je recouvrai ma faible raison, je me trouvai dans un appartement inconnu, en face de Truguelin lui-même. Jugez de ma douleur, de mon effroi! ma langue reste glacée dans ma bouche : j'entends cet homme affreux qui semble adresser à son fils quelques reproches, à moi, quelques paroles de consolation : elles me font horreur! Je lui fais signe de me laisser mourir ; et soudain, soit que Truguelin fût touché véritablement de mon état, soit plutôt qu'il voulût jouir, ainsi que son fils, de ma triste situation, il me fit coucher dans un lit, appela une femme domestique, qui étancha mon sang et banda mes plaies ; puis il se retira avec le farouche Marcan, en me promettant de revenir me voir le lendemain."

"Tout faible, tout souffrant que j'étais, je conservais la faculté de réfléchir, et je frémissais en pensant que j'étais au pouvoir de mes plus mortels ennemis. La terreur me donna des forces ; et, détestant la vie, je préférai mourir loin de ces barbares...Je me lève à-peu-près vers les deux tiers de la nuit ; la femme qui me garde s'effraie de mon imprudence : je saute sur un fusil chargé qu'on a laissé par mégarde, et sans se méfier de moi, dans l'appartement. Malheureuse! dis-je à cette femme, ouvre-moi ces portes, donne-moi une clef de celles de la maison, ou tu es morte!..."

"La vieille femme pâlit, chancelle, tombe, et veut crier...J'appuie sur son estomac le bout du canon du fusil ; et, le doigt sur la batterie ; je vais lâcher le coup qui peut me perdre...Ma fureur, l'état où je suis, tout décide cette femme timide ; elle m'ouvre l'appartement, m'accompagne au jardin, me donne la clef d'une petite porte de derrière qu'elle me montre, et veut se retirer. Quoique désespéré, la prudence ne m'abandonne pas : j'exige que cette malheureuse sorte avec moi ; et lorsque nous sommes tous deux dans la campagne, je referme la porte, et rejette la clef par-dessus le mur dans l'intérieur du jardin ; puis, donnant à ma compagne tout ce que j'ai d'argent, je la laisse aller. Elle se sauva d'un côté; et moi, je fais, avec bien de la peine, quelques pas dans le premier sentier qui s'offre à ma vue."

Il fallait avoir la raison aussi exaltée que l'avais par ma douleur et mes blessures, pour former un pareil projet, pour l'entreprendre et y réussir. Il m'était impossible d'aller bien loin ; je le sentis trop tard : mes plaies s'étaient rouvertes, mon sang ruisselait par-tout ; et, le désespoir n'ajoutant plus au peu de forces qui me restaient, je tombai étendu sans connaissance sur la terre, après avoir fait environ quatre à cinq cents pas, ce qui était beaucoup. Il faisait grand jour lorsque je revins à moi : j'ouvre les yeux, et je vois un vénérable religieux qui me prodigue tous les soins de l'humanité. O mon fils! me dit cet homme charitable, si jeune encore, quel ennemi cruel a donc pu verser votre sang avec tant de barbarie?

Je ne puis répondre, et il n'en continue pas moins ses soins officieux. Il verse sur mes plaies quelques gouttes d'une liqueur qu'il porte sur lui ; il étanche mon sang, en arrête la source, bande mes yeux en les couvrant de plantes Alpines qu'il arrache près de nous, et dont il connaît la vertu ; puis, me soutenant dans ses bras, il réitère la question. Mon père ; lui dis-je d'une voix faible, vous voyez une victime de l'amour... qu'un rival furieux...Je vous entends. Vous me paraissez bien intéressant, mon frère ; je jurerais que vous ne vous êtes point attiré vos malheurs. Dieu, mon père, Dieu m'en est témoin!

- Vous avez de la religion, et mon fils ; c'est bien. Qu'ils sont cruels ceux qui vous persécutent!...Avez-vous des parens? - Ouï, mais éloignés d'ici, et qui font mon malheur par la résistance qu'ils opposent à mon hymen. - Je comprends. Peut-être, mon fils, peut-être ont-ils des motifs sages, louables? - Ah, mon père! des préjugés...l'ambition...- C'est ce qu'on voit tous les jours...Au surplus, je saurai tout, mon fils ; j'espère que vous me communiquerez vos chagrins ; et, s'ils ne sont pas mérités, je pourrai les adoucir...Levez-vous, mon fils ; vous devez être un peu soulagé? - O mon père! combien je suis reconnaissant! je souffre moins en effet : mais qui donc vous a envoyé vers moi, ange du ciel? - La Providence sans doute, mon cher fils. Je reviens de la Bonneville, où j'avais des affaires à traiter avec l'intendant : j'en ai fait quelques-unes aussi dans ces environs ; et je retournais à mon couvent, lorsque vos plaintes, vos gémissemens m'ont engagé à me détourner de ma route. Je vous ai trouvé étendu sur l'herbe que vous rougissiez de votre sang ; et au moyen de quelques secrets que je possède dans l'art de guérir, j'ai eu le bonheur de vous rappeler à la vie, qui, sans moi, allait vous échapper. - Homme généreux!...qui donc êtes-vous? - Vous voyez en moi le frère gardien de l'hospice Saint - Silfride : avez-vous entendu parler de l'hospice Saint - Silfride? - Très peu, mon frère. - Eh bien, venez vous y rétablir près de moi ; à moins que vous ne désiriez que je vous conduise ailleurs. - Ah, mon frère! votre proposition...je l'accepte avec joie. Je n'ai plus d'asile, plus de parens, plus d'amie, ô mon frère! achevez votre ouvrage, et daignez me recevoir dans cette sainte maison, qui, je le sais, est le refuge des innocens persécutés. - C'est cela mon fils : ouï, tel est le but de notre institution ; mais il faut mériter nos bienfaits, notre protection. Le méchant, poursuivi par les loix, est repoussé de notre sein. Mon fils, j'espère que vous vous ferez connaître assez avantageusement..., et d'ailleurs, votre jeunesse, votre candeur, ces traits où se peignent la vertu, la franchise, tout me parle en votre faveur. Venez, ma chaise est à deux pas d'ici ; je vais vous y placer ; et quant à vos blessures, qu'elles ne vous inquiètent pas ; aucune n'est dangereuse ; et je me flatte de vous rendre la santé en très-peu de tems, même en route.

"Je regarde cet homme secourable, et mes yeux sont l'interprète de ma vive reconnaissance. Vous le voyez près de vous, mes amis, c'est frère Ange : convenez-en avec moi, est-il un homme sur la terre plus respectable?..."

Tous nos amis serrèrent les mains de frère Ange, qui pria Stéphany de continuer, et d'abréger sur-tout ses éloges qui blessaient sa modestie. Stéphany poursuivit ainsi son récit:

"J'aperçus au loin, en me retournant, les murs du sombre manoir de Truguelin, que je venais de fuir, et je poussai un cri. Qu'avez-vous, mon fils? me dit mon bienfaiteur.

- C'est là, là, qu'habitent le crime et la férocité: ah! fuyons, mon frère, fuyons : je crains à tout moment que ces portes ne s'ouvrent, et ne vomissent sur nous les furies de l'enfer! - C'est donc là que vous avez été blessé? - Là, ouï, mon père dans ce réceptacle de tous les forfaits ; c'est là qu'on m'a traîné mourant, pour se repaître de mes derniers soupirs. - Oh, l'horreur! Suivez-moi, mon fils".

"Frère Ange guide ma démarche chancelante jusqu'à sa chaise, où il me place avec bien de la peine ; il y monte ensuite, et fait voler sa voiture, qui nous mène, en quelques heures, à un hermitage situé entre les villages du Tour et de l'Argentière. Mon bienfaiteur m'apprend qu'il a quelques mots importans à dire au religieux qui dessert cet hermitage situé dans la vallée Rosée."

"Je soupire, en pensant au sort heureux qui, la veille, m'attendait dans cet hermitage, et nous y descendons. L'hermite, vieillard vénérable, reçoit mon bienfaiteur avec les signes du plus profond respect. Ils s'entretiennent tous deux, en secret, de quelqu'affaire de religion ; et l'hermite vient ensuite joindre ses soins obligeans à ceux dont m'accable déjà, mon bienfaiteur. Ah, mon père! dis-je à l'hermite, hier vous deviez me rendre un service bien différent! - Quoi! c'est pour vous, mon fils, qu'un montagnard du Montanvert est venu me prier de parer l'autel de l'hymen? - Pour moi, mon père, et pour la personne la plus intéressante, la plus à plaindre! - Ah, mon fils! qui a donc pu changer en noirs cyprès les myrthes de l'amour?"

" Je raconte aux deux religieux, sans nommer personne, par excès de prudence, qu'au moment où j'allais être uni à celle que j'aime, un rival féroce est venu m'attaquer, me blesser, et me conduire chez lui, où il espérait sans doute achever de m'arracher la vie. Ce court récit paraît satisfaire mes bienfaiteurs, qui me demandent mon nom et celui de ma famille. Je ne sais quelle retenue m'empêche de me découvrir, et je me contente de leur donner un de mes prénoms, que j'attribue aussi à l'auteur de mes jours : je crus devoir prendre ces précautions, encore plein de terreur des poursuites qu'on exerçait contre moi, et du piège où j'étais déjà tombé."

" Nous quittâmes le vieil hermite de la vallée Rosée, et nous arrivâmes ici, dans cet hospice secourable, où frère Ange acheva ma guérison par des traitemens sûrs et les plus douces consolations. Dans les premiers momens de mon séjour ici, un voyageur, qui ne fit qu'y passer, raconta dans la maison qu'il avait été témoin de l'incendie d'une chaumière au pied du Montanvert, et que, depuis ce moment, le muet qui l'habitait, sa fille, leurs amis, personne n'avait reparu dans cette chaumière abandonnée. Cet événement, dont le bruit parvint jusqu'à moi, me plongea dans la plus profonde douleur. Je me persuadai que Coelina était devenue la proie des flammes, ou la victime de ses tyrans ; et je versai des torrens de larmes, qui, depuis, coulèrent continuellement de mes yeux. Déterminé à ne jamais revoir le monde, je formai le projet de me consacrer au culte des autels, et les conseils de la pieuse et sensible Amélina, qui seule ici connaissait mes malheurs, attendu qu'ils avaient la même source que les siens, me fortifièrent dans ce projet. Amélina mourut ; je n'eus pas la force d'assister à ses funérailles, et je ne pus voir Coelina. Toujours seul, toujours fuyant l'aspect des étrangers, je ne m'occupais qu'à pleurer ou à creuser ma dernière demeure. Mon bienfaiteur ignorant que mon amante était cette même Coelina qui logeait chez lui, ne pouvait m'instruire du bonheur que le ciel me ménageait. Que vous dirai-je, mes amis? soit originalité, soit effet de la faiblesse de mes organes flétris par le malheur, je ne voulus confier mes aventures au digne frère Ange, quand le jour même où j'aurais prononcé mes voeux. Il m'aimait, je lui inspirais le plus vif intérêt, la plus douce confiance ; il respecta mes secrets, et consentit à tout. J'allais te perdre, Coelina, si le sort ne t'eût ramenée ici au moment où j'ouvrais la bouche pour prononcer le ouï fatal. O Coelina! que j'ai souffert de te croire pour jamais séparée de moi! Coelina, unissons-nous désormais comme le lierre et l'ormeau. Bravons ensemble les orages de la vie, et que le même tombeau nous renferme un jour, comme il réunit aujourd'hui les cendres de Prosper et d'Amélina, ces modèles de la constance! ..."

Quand Stéphany eut fini de parler, Coelina lui raconta ce qui s'était passé depuis leur séparation ; tout ce qu'elle savait de ses aventures et de celles de sa mère. Il n'est pas étonnant, ajouta-t-elle ensuite, que l'hermite de la vallée Rosée, qui savait que le bonheur nous attendait ici, nous y ait tous envoyés. Il t'avait vu passer souffrant, allant à l'hospice avec le généreux frère gardien. En supposant qu'il ne sût pas alors ton nom et tes aventures, il a appris tout cela par moi, qui suis allée chez lui quelques jours après toi : il a jugé que ce Stéphany blessé dont je lui parlais, était le même jeune homme qui s'était reposé chez lui avec frère Ange ; et voilà l'explication de ces mots qu'il m'adressa d'une manière si prophétique : Allez, ma fille ; conduisez votre mère à la sainte communauté qui avoisine l'hospice Saint - Bernard ; vous y retrouverez le bonheur! Si cet homme bizarre ne parlait pas sans cesse d'un ton énigmatique, il m'aurait communiqué ses soupçons, et j'aurais volé près de toi avec la certitude de te trouver ; mais il a voulu apparemment éprouvernotre patience à tous deux! Nous sommes réunis enfin, mon Stéphany ; et voilà ma mère, voilà Tiennette aussi qui a retrouvé son cher Michau. Stéphany!...il me reste à rejoindre un père, un père infortuné dont il est certain que ma triste naissance a causé les malheurs! Puis-je l'abandonner, Stéphany? N'est- il pas de mon devoir de lui fermer les yeux, si le ciel m'en laisse le tems? de lui rendre Isoline, si Dieu veut encore prolonger ses jours? Dis, Stéphany? Et ton père, M. Dufour!...peux-tu vivre chargé de sa haine, peut-être de sa malédiction paternelle? Ne dois-tu pas, au contraire, voler à ses genoux, lui rendre son fils, et cette Coelina qu'il a proscrite dans un premier mouvement d'égarement, mais dont il regrette tous les jours l'absence? Ecoute Tiennette, Stéphany? Elle te dira que M. Dufour s'est repenti cent fois de son emportement ; qu'il ne croyait pas que je prendrais à la lettre un ordre de le fuir, ordre dicté par la colère et l'étonnement. Tiennette te dira que ce vieillard ne peut exister sans son fils ; qu'il le plaint sans cesse, et qu'il n'a eu recours à l'autorité que pour le retrouver, que pour me retrouver aussi. Elle t'apprendra que le docteur Andrevon, son ami, est notre appui, notre protecteur, le plus généreux des hommes. Stéphany! et tu allais pourtant renoncer, pour la vie, à cet ami précieux, à moi, à ton père, imprudent! à ton père, dont tu fais couler les larmes! O Stéphany! allons tous rejoindre Francisque et Perrine chez le docteur Andrevon ; allons-y tous, mon Stéphany! Que le docteur soit notre appui, notre introducteur, notre avocat auprès de M. Dufour ; et il gagnera la plus honorable des causes, en réunissant le père aux enfans. Nous n'avons plus rien à craindre des Truguelins ; ils sont, dit-on, poursuivis par les loix. Si les gens de l'intendant nos rencontrent, nous leur apprendrons que nous nous proposons de remplir le but qui les anime, et ils ne feront que nous accompagner chez le meilleur des pères et des bienfaiteurs ; mais un heureux pressentiment me fait espérer que nous arriverons à Sallenche sans rencontrer ces satellites, découragés sans doute dans leurs recherches qui ont été inutiles depuis tant de jours. Tel est mon avis, Stéphany : je le vois appuyé par Tiennette, par Michau, par Isoline elle-même, qui brûle de revoir celui qui a tant souffert pour elle : l'approuves-tu, Stéphany?

Stéphany hésita de répondre pendant quelques momens. Il objecta à la fin que s'il retournait chez M. Dufour, pour se voir de nouveau séparé de sa Coelina, pour perdre à jamais l'espoir de devenir son épouse, il préférait l'exil et la retraite : Pense donc, Coelina, ajouta-t-il, que mon père ne peut être revenu de ses préjugés : son esprit est entier, absolu, et ne change pas aisément d'opinion, quand il a cru devoir en adopter une. Il nous recevra sans doute avec sensibilité; mais il me gardera chez lui, te proscrira peut-être encore, ou nous défendra de nous voir, et nous jurera que jamais il ne consentira à notre union : quel nouveau coup, Coelina! il vaut mieux suivre le projet que nous avions formé d'abord dans la chaumière, avant l'aventure qui nous a séparés : allons tous chez le saint hermite de la vallée Rosée ; demandons lui la bénédiction nuptiale ; et ne nous présentons qu'époux aux yeux d'un père irrité, qui sera forcé alors de consentir à un lien formé, et ne pourra nous chasser sans proscrire l'un et l'autre, sans encourir le blâme et l'indignation de tout le monde. Tel est aussi mon avis, Coelina ; et ce ne peut être qu'à cette condition que je retournerai à Sallenche. - Y penses-tu, Stéphany? Ne vois-tu pas que déjà le ciel a repoussé nos voeux, parce que sans doute ils n'avaient pas l'aveu d'un père? Ouï, déjà le malheur nous a chassés des autels, et tu veux y retourner, pour y retrouver peut-être encore le malheur! Stéphany! les enfans rebelles attirent sur leurs têtes coupables la malédiction des hommes et du ciel ; leur encens se change en noire vapeur, et les flambeaux qu'ils allument sont, dans leurs mains, les torches des furies! Stéphany! je suis déjà trop coupable d'avoir fui mon bienfaiteur : c'est ma fuite indiscrète qui l'a privé de son fils, qui a causé ses chagrins et les nôtres!... Quand, à l'époque dont tu parles, nous avions le projet de nous unir à l'hermitage de la vallée Rosée, nous ne connaissions que les persécutions dont on nous menaçait, sans savoir quel motif les suscitait ; nous ne voyions alors qu'un père irrité: aujourd'hui c'est un père désespéré qui redemande ses enfans à toute la nature, peut-être dans le projet de les unir, ou du moins qui sera forcé d'en venir là, s'il ne veut pas les perdre de nouveau. Il nous saura gré de notre soumission, de notre confiance en lui, et la généreuse amitié de son docteur achèvera de l'y déterminer. Stéphany, je veux m'offrir pure, irréprochable à ses yeux. Il avait ordonné à Tiennette de lui écrire, si par hasard elle retrouvait l'un de nous : que Tiennette n'écrive point ; que nous nous rendions tous en secret chez les docteur, et que nous le chargions de nous négocier le pardon et l'aveu de M. Dufour. Il réussira, l'estimable Andrevon, et nous retrouverons mon père, et nous serons tous réunis! Coelina insista sur son projet. Frère Ange le trouva dicté par la saine raison, par les vertus filiales ; il exhorta Stéphany à y consentir : Tiennette, Michau, Isoline elle-même appuyèrent les sages avis de Coelina, du frère gardien ; et, pour achever de déterminer Stéphany, frère Ange voulut accompagner lui-même nos amis chez le docteur Andrevon, et chez M. Dufour qu'il avait connu autrefois. Mon devoir, ajouta ce respectable ecclésiastique, est de consoler les infortunés, de faire cesser leurs malheurs par tous les moyens possibles : je le remplis en vous conduisant à votre père ; j'amène sur vous l'horizon du bonheur ; et, si je quitte ma maison pour exercer ce devoir, j'y reviens l'ame satisfaite, et prête à rendre le même service à d'autres malheureux. Souffrez donc que je vous accompagne ; ma présence d'ailleurs peut vous être utile en route contre les attaques des sbires chargés de vous arrêter : je leur répondrais de vous ; et mon caractère connu, j'ose dire estimé, les forcerait à se retirer. Acceptez-vous ma conduite?

Tous lui répondent qu'ils craignent de le déranger de ses saintes occupations. Celles-ci, leur répond-il, en est une non moins sacrée. Si j'abandonne un moment ici mes travaux journaliers, c'est pour me livrer à d'autres non moins pressans, et qui sont de mon ministère. Je ne vous demande qu'une heure pour régler quelques détails nécessaires, et je pars avec vous.

Nos amis acceptèrent l'offre généreuse du frère gardien ; et, pendant qu'il vaquait à des ordres indispensables, puisqu'il allait être absent quelques jours, nos héros s'entretinrent de sa bonté, de ses vertus hospitalières, de son esprit, en un mot, de toutes les qualités qui brillaient dans sa personne. Ils remercièrent la providence de leur avoir fait rencontrer un bienfaiteur, un protecteur aussi zélé, et ils sentirent qu'il n'est point de maux éternels pour l'innocence.

Frère Ange revint : il était prêt à partir ; en conséquence, après avoir traversé le jardin de l'hermitage, où Stéphany reprit, dans la tombe qu'il s'était creusée, la ceinture précieuse que lui avait donnée Coelina, frère Ange plaça Isoline près de lui dans sa chaise. Coelina et Tiennette montèrent ensemble sur une mule très-douce, et Stéphany, ainsi que Michau, prirent chacun un mulet. Ainsi montée, notre petite caravane reprit la route de Martigny, et se trouva le lendemain dans la vallée de Chamouny, non loin du Montanvert, où elle jeta un regard de douleur sur la chaumière de Francisque, témoin de tant de crimes et de tant de malheurs.

Il ne leur arriva aucun accident jusqu'à Sallenche, où ils se présentèrent chez M. Andrevon, ainsi que nous le verrons dans le volume suivant.

FIN DU CINQUIEME VOLUME.

Tome 6 Chapitre 1

Tome sixième

"Le ciel s'ouvre : une vive lumière brille du coté de l'orient : quel est donc cette clarté éblouissante?.... c'est un regard de l'éternel, qui vient se fixer sur les derniers momens de l'homme vertueux!"

FAREB.

Eh bien, Francisque, comment te trouves-tu aujourd'hui? dit le docteur Andrevon au pauvre muet qu'il va visiter dans sa chambre.

Le muet fait signe qu'il va beaucoup mieux ; mais en même tems il met la main sur son coeur, et tourne la tête, comme pour dire que sa maladie est là, et qu'elle est mortelle. Que fait-il là? demande le docteur à Perrine ; il me semble qu'il écrit. Est-ce qu'il a assez de force et de raison pour écrire? - Ouï, monsieur, répond la bonne femme. Depuis hier il ne fait que cela. Il a vu un encrier et du papier sur cette commode : il m'a fait signe de le lui apporter, et toute la journée d'hier, ainsi que toute cette nuit, il n'a pas quitté la plume. - Il faut qu'il se porte à merveilles : j'en suis enchanté; cela me donne beaucoup d'espoir. Mais sont-ce des lettres qui l'occupent? que peut-il écrire avec tant de constance et d'opiniâtreté? - Demandez-le-lui, monsieur ; car, pour moi, je n'ai pas voulu l'interrompre, attendu qu'il me paraît que ce travail l'occupe beaucoup, sur-tout sa tête, qu'il frotte de tems en tems avec l'humeur d'un homme qui n'a pas de mémoire, et qui cherche à se rappeler quelque chose.

Le docteur s'approche de Francisque : Mon ami, lui dit-il, suis-je indiscret en te demandant à voir ce que tu fais là?

Francisque lui présente, en le tenant toujours, le cahier sur lequel il écrit. Andrevon y lit : Suite des mémoires de ma triste vie ..... Ah! bon cela, dit le docteur ; nous te connaîtrons enfin : mais pourquoi mets-tu suite?

Francisque écrit sur un papier séparé: Le commencement est fait jusqu'à l'époque de mon séjour chez M. Dufour, sous l'habit d'un pauvre mendiant.

- Et ce commencement, l'as-tu?

- On le trouvera après ma mort.

- Où? en quel endroit?

- Je l'indique ici.

- Ne peux-tu me le dire?

- Ouï, homme généreux : je n'ai plus de ménagemens à garder, plus de secrets à cacher, sur-tout au plus estimable des hommes. J'ai perdu ma fille ; depuis dix ans la mort m'a ravi sa mère : je suis seul dans la nature ; je ne puis craindre, au moment de mourir, les poursuites des Truguelins : je révélerai tout, tout!..... et l'on verra que je suis innocent autant que malheureux.

- Je le crois ; mais tu ne me dis pas où tu as déposé le commencement de tes mémoires?

- Dans la chaumière de Chamouny, sous la seconde marche des souterrains, dans un coffret de fer doublé de liége. Perrine le trouvera.

- Pourquoi l'as-tu caché avec tant de précautions?

- Dans la crainte que, si ces mémoires étaient découverts et publiés avant l'époque que j'attendais, ils ne perdissent Coelina, et moi avec elle.

- Comment cela?

- Vous le saurez ; vous connaîtrez mes malheurs, et vous gémirez sur la fatalité d'une destinée qui m'a poussé malgré moi dans l'abyme de l'infortune.

- Cela ne te fatigue-t-il pas d'écrire?

- Beaucoup ; mais si la mort, qui va me saisir, attend que j'aye fini, completté mes mémoires, mes voeux seront comblés.

- Tu as donc bien des secrets à révéler?

- Affreux! inconcevables! et qui mettront dans tout son jour la perversité du coeur humain.

- Des Truguelins?

- De ces monstres.

- Je l'avais toujours dit, moi, que tu étais le blessé du Nant d'Arpennaz? Tu le niais pourtant!

- J'avais de fortes raisons que vous connaîtrez.... mais les momens me sont précieux. Ce n'est qu'avec une peine difficile à croire, que j'arrange quelques phrases dans ma tête, pour les transmettre au papier. Daignez ajouter à vos bienfaits, en me laissant encore quelques momens de tranquillité, jusqu'à ce que le ciel m'appelle à un repos éternel.

- Je le veux bien, mon ami ; et puissent tes mémoires, mis sous les yeux de M. Dufour, ramener à toi le coeur de cet homme bizarre, que les plus honteux préjugés dominent toujours!

Le muet lève les yeux au ciel, en serrant ses lèvres, comme pour dire : Cet homme est bien injuste. Je reçois une lettre de lui, ajoute le docteur : il me mande qu'il vient de lui prendre un accès de goutte si fort, qu'il craint, si elle lui remonte dans la poitrine, d'en être étouffé. Je cours chez lui ; en attendant mon retour, je vais t'envoyer Olivia : cette femme sensible et bonne te tiendra compagnie.

Le muet fait signe qu'il n'a besoin de personne, attendu qu'il veut écrire. J'oubliais en effet, poursuit le docteur, que tu m'as prié de te laisser seul. J'y consens donc, et me retire. Adieu, homme que tes malheurs rendent bien respectable à mes yeux! poursuis ton ouvrage ; mais, pour ne pas te fatiguer, ne le surcharge point de réflexions : les faits seulement, les faits ; voilà tout ce que tu dois nous transmettre.

Le docteur, charmé de ce qu'enfin on pourrait percer bientôt le voile qui couvrait la naissance de Coelina, quitta Francisque, et se rendit chez M. Dufour, accompagné d'Olivia, qui venait de recevoir une lettre de l'intendant.

Bonjour, mon voisin, dit en entrant le docteur à M. Dufour : eh bien, qu'est-ce? nous sommes donc malade? - O mon cher docteur! combien j'ai besoin de vos soins!...... cette nuit il m'a pris un accès si douloureux, que je me suis cru à mon dernier moment. Vous me voyez dans mon fauteuil comme j'y étais il y a deux mois. Impossible de marcher, mon cher ; impossible que j'aille seulement d'ici là. - Ce ne sera rien, votre poulx est bon ; cette attaque se passera comme les autres. Je m'étonne qu'elle vous ait repris si-tôt, cette maudite goutte. - Que voulez-vous? je suis abreuvé d'amertume, toujours dans l'inquiétude, toujours de nouveaux chagrins. Cette Tiennette que j'avais depuis si long-tems, qui était justement ce qu'il me fallait, elle me quitte à son tour, et je suis seul! - Pouvez-vous blâmer le desir qu'elle a de rejoindre Michau, son mari? - Michau! s'écrie Olivia, serait-ce celui qui servit autrefois Truguelin? - Je l'ai pensé: cependant Tiennette ne l'a jamais connu qu'au service d'un nommé Destanges. - Eh bien, Destanges et Truguelin sont le même homme ; c'est un nom qu'il avait pris autrefois pour nouer de nouvelles intrigues. - Là, voyez-vous, quel scélérat! qui l'aurait dit que Tiennette était encore une de ses victimes? - Au surplus, interrompit Olivia, ce misérable est puni : il n'existe plus, ni son digne fils non plus. Voici ce que me mande l'intendant.

Olivia lit une lettre dans laquelle l'intendant lui apprend la fin tragique de Marcan, ainsi que celle de Truguelin, qui ne s'est livré que mort aux gardes et aux paysans qui l'avaient arrêté. Olivia poursuit : Les relations que j'avais eues autrefois avec cet homme détestable, avaient rappelé ma sensibilité. J'étais disposée à déplorer son sort funeste. Il s'est fait justice : mes larmes ne doivent plus couler que sur les malheurs des infortunés qu'il a persécutés. Oh! si l'on se rejoint dans la nuit du tombeau!.... quel aspect pour ma soeur Emmelie, pour mon fils Olivier!.... Les ombres elles-mêmes doivent fuir cette ombre coupable ; et, ou il dort, ou il est livré, dans l'éternité de l'autre vie, aux plus affreux supplices. - Comment, madame! interrompit M. Dufour, Truguelin n'est plus, et c'est hier soir qu'il s'est empoisonné!... - Hier soir, monsieur ; la nouvelle en est venue cette nuit à monsieur l'intendant, qui me l'a transmise tout-à-l'heure par le même courrier qui la lui avait apportée. Truguelin n'a pu tomber sous le glaive des loix ; mais le magistrat n'en desire pas moins que la publicité de ses crimes devienne un exemple terrible pour les coupables. Il me demande s'il est possible de rédiger un court récit de tous ses forfaits. Moi, je ne puis publier que ceux que je connais. Si Michau, si Francisque, si tous ceux en un mot qui connaissent la vie de ce monstre pouvaient se joindre à moi, nous en ferions un écrit affreux sans doute, mais utile aux moeurs. Croyez-vous que l'on puisse.... - Francisque, répondit le docteur, travaille maintenant à donner tous les éclaircissemens que nous desirons depuis si long-tems : nous allons connaître enfin l'histoire de ses amours avec Isoline, et la part que les Truguelins ont prise à tout cela. Francisque jure toujours qu'il est innocent. - Innocent, dit M. Dufour! vous voilà encore, vous, docteur, avec votre innocence, avec votre sotte crédulité! Peut-on être innocent quand on a déshonoré le lit d'autrui ; là, voyons? et ne mérite-t-on pas tous les malheurs qui peuvent suivre un crime semblable? C'est dans ce fait-ci que je trouverais les Truguelins moins condamnables ; car il est clair qu'ils n'ont persécuté Francisque, que pour se venger de ce qu'il avait séduit, déshonoré Isoline. Ils n'ont fait là que ce que tout homme d'honneur aurait fait à leur place. - Sans doute, tout homme d'honneur aurait puni l'amant de sa soeur ; mais tout homme d'honneur n'aurait pas assassiné, mutilé, que sais-je ce qu'ils n'ont pas fait, ces Truguelins? - C'est ce que votre protégé nous apprendra. - Mon protégé, M. Dufour! il est étonnant que vous appeliez Francisque mon protégé, quand je ne connais cet homme que par les relations qu'il a eues avec votre famille, quand je ne le reçois que pour vous, que pour lui ménager le retour de votre amitié, et le bonheur de sa fille. En vérité, mon voisin, vous avez des expressions!.... - Justes, mon voisin. Doit-on avoir quelque pitié pour un pauvre malheureux qui a fait un enfant à la femme d'un autre? - Qui sait comment..... - Parbleu, il l'a fait comme on les fait! cela est-il si difficile quand un surborneur couche avec une épouse criminelle?.... Ah! pardon, madame. Je ne pensais pas que je parlais devant vous.... Je me laisse emporter ; mais c'est qu'aussi il n'y a que le docteur pour être indulgent comme cela, pour voir la candeur de l'innocence dans le crime le plus avéré, dont un enfant est la preuve la plus claire. En vérité, il me ferait dire des sottises. - Dites donc que vous continueriez à en dire ; car vous ne faites que cela depuis un moment. - Bien obligé..... Ha çà, est-ce pour aggraver mon mal, ou pour le guérir, que je vous ai prié de vous donner la peine de passer? - Oh, la peine! vous savez bien, mon voisin, que je me fais toujours un plaisir de vous voir. - Ouï, et de me quereller, n'est-ce pas? - C'est que vous êtes tellement humoriste, tellement irritable.... - Sans doute, je suis un homme qu'on ne peut pas voir, à qui on ne peut pas dire un mot : j'ai un caractère odieux! - Insupportable toujours par moment ; mais comme vos amis savent que vos légers ridicules ne viennent que de l'excès d'une probité rigide, ils vous écoutent avec patience, et ne vous en chérissent pas moins. - Ils sont bien bons. - Mais..... vous devez leur savoir quelque gré de leur indulgence. - En vérité, je ne croyais pas inspirer un sentiment si humiliant. Mais laissons cela ; car vous disputeriez jusqu'à demain, vous! Voyons, toujours point de nouvelles de Stéphany, ni de Coelina? - Aucune. Le magistrat pourtant fait bien des recherches. Ils sont peut-être dans quelque maison religieuse. - J'ai pensé qu'ils pourraient bien s'être réfugiés à Saint-Silfride : ils en ont eu tout le tems. - Cela se pourrait bien ; mais nous le saurons par Tiennette, puisqu'elle y est allée. - Elle m'a promis de m'écrire ; et sans doute, demain ou après demain nous recevrons d'elle une lettre qui levera ou éclaircira nos doutes. - Il faut bien l'espérer.

Le docteur se lève pour sortir ; mais il se rappelle qu'il oublie le principal motif de sa visite : A propos, mon voisin, dit-il à M. Dufour, je savais bien que j'avais une prière à vous faire ; mais à présent elle devient inutile. - Pourquoi? dites toujours? - Je pensais, en étourdi, que vous aviez encore Tiennette, et je voulais la prier de venir passer quelques heures auprès de mon malade, de ce pauvre Francisque. - N'a-t-il pas cette vieille femme qui dit l'avoir élevé? - Sans doute ; mais j'aurais envoyé Perrine à Chamouny, chercher dans la chaumière du Montanvert, le manuscrit que Francisque y a caché sous une marche des souterrains. Je brûle d'apprendre les aventures de cet homme singulier. - Bon! eh, qu'avez-vous besoin de tout ce fatras? - Pour connaître le mystère de la naissance de Coelina. - Encore sur ce point? Mais ce mystère, il n'y en a pas de mystère ; tout cela est bien clair, ce me semble : Coelina est la fille de l'adultère, voilà tout. - Quel homme! mais pourquoi cet acte de naissance fait sous le nom de Francisque? Pourquoi toutes ces persécutions des Truguelins? Pourquoi ces ménagemens que Francisque observait envers eux? Pourquoi cette longue tenue de Francisque qui a caché si long-tems l'origine de sa fille ; pourquoi?...... - Ah, pourquoi, pourquoi? Vous m'en demandez plus que je ne puis vous en dire. - C'est donc pour cela, homme inconcevable, qu'il est nécessaire de lire ses mémoires... Au surplus, je me passerai de Tiennette ; j'ai ma gouvernante ; elle veillera auprès du malade ; je n'en enverrai pas moins Perrine à Chamouny. Bonjour. - Bonjour!..... Vous partez, et nous ne décidons rien sur l'hospice Saint-Silfride? - Non : attendons que Tiennette écrive. - Et si elle n'écrit pas? - Nous verrons alors, nous..... verrons : serviteur.

Le docteur se retire avec un peu d'humeur : il emmène Olivia, qui admire l'amitié qui unit ces deux hommes, quoiqu'ils se disputent sans cesse. C'est que leurs coeurs s'entendent, si quelques ridicules irritent leur esprit : c'est que tous deux sont bons, sensibles, obligeans, et que, si M. Dufour offre quelques nuances de moins de sensibilité que le docteur, le docteur connaît assez le coeur de M. Dufour pour savoir le mener, en faire ce qu'il veut. L'espèce de petite vanité que lui donne cet empire, le flatte et le porte à redoubler de zèle dans les services qu'il s'empresse de lui rendre. Tel est l'homme ; il a toujours quelque faible par où l'on peut le prendre : le faible du docteur, c'est de mériter la reconnaissance, et de forcer ses amis à des obligations. C'est sans doute un faible bien estimable et bien rare aujourd'hui.

De retour chez lui, le docteur manda Perrine, et la pria de se transporter sur-le-champ à la chaumière du Montanvert, et de lui apporter le précieux manuscrit qu'il desirait tant connaître. Perrine lui représenta que ce qu'il exigeait d'elle était impossible : à son retour à la chaumière, elle en avait trouvé la porte fermée à clef ; elle ignorait qui possédait cette clef, que Francisque n'avait pas non plus, et elle savait que l'accès de la chaumière était impossible sans cette clef, qui peut-être était tombée dans des mains infidèles. Cet obstacle fit beaucoup de peine au docteur, qui sentit que nul que Francisque ne pouvait le lever. Il attendit donc tout du tems, qui commençait à découvrir peu-à-peu le voile qui, depuis des années, couvrait tant d'intrigues.

Le lendemain, tout était calme dans la maison du docteur : Francisque, mieux portant, continuait d'écrire, Perrine filait près de lui, et Olivia faisait la partie de cartes de son hôte, lorsqu'un religieux se présente, et demande à parler en particulier à M. Andrevon. Le docteur fait passer cet ecclésiastique dans son cabinet : tous deux s'y asseyent, et le religieux parle ainsi à M. Andrevon : je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous, monsieur ; mais mon nom et ma profession sont peut-être parvenus jusqu'à votre oreille : Je suis frère Ange, frère gardien de l'hospice Saint-Silfride, au pied du mont Saint-Bernard. - Ah, mon frère! qu'est-ce qui me procure le bonheur de voir un homme aussi généralement estimé? - Monsieur est l'ami de M. Dufour de Sallenche? - Son ami le plus intime. - Il est bien injuste, M. Dufour! - En quoi, mon frère? - Il a proscrit la vertu, la candeur, l'innocence ; il a chassé de chez lui cette intéressante Coelina! - Ne m'en parlez pas, mon frère ; vous m'en voyez encore pénétré de regrets ; mais... Coelina a donc l'honneur d'être connue de vous? - C'est elle qui m'envoie, elle et son amant, le jeune Stéphany. - Stéphany! grands Dieux! Stéphany est retrouvé! vous savez où il est? - Ouï, je le sais ; mais je ne puis le dire qu'après que vous m'aurez assuré que sa liberté, non plus que celle de Coelina, ne courent aucun danger. - Aucun, mon frère, aucun : eh, qui songerait à persécuter encore ces amans? - Votre ami peut-être, M. Dufour. - Oh, je vous réponds de sa joie, du desir de les rendre heureux. - Par.... l'hymen? - Par l'hymen, je n'oserais vous l'assurer. Ce vieillard tient à des systêmes, à des préjugés!.... Mais, avec le tems, nous en viendrons à bout, nous l'y déciderons. - Coelina et Stéphany étaient heureux, tranquilles chez moi ; je ne veux pas me reprocher de leur avoir fait quitter un séjour de quiétude pour les replonger dans de nouveaux malheurs, pour les exposer à une nouvelle séparation, aux coups rigides de l'autorité paternelle. Peut-être que quelque chose pourra fléchir le coeur de M. Dufour ; c'est le retour d'Isoline, sa belle-soeur. - Que dites-vous, mon frère, d'Isoline? - Je dis, mon frère, qu'Isoline des Echelettes existe, et qu'elle revient à Sallenche avec Coelina, Stéphany, Michau et Tiennette elle-même. - Cela est-il croyable? O Francisque! quel jour heureux pour toi! - Cet infortuné voit donc encore la lumière du jour? - Ouï, ouï, mon frère ; mais daignez me raconter par quels moyens? - Je ne puis vous en dire que ce qu'on m'a appris à moi-même ; mais vous en saurez assez pour desirer de contribuer au bonheur de cette famille malheureuse.

Frère Ange répète au docteur les récits que lui ont fait Coelina, Stéphany : il y ajoute l'histoire d'Amélina, l'arrivée de Truguelin au couvent, la juste réception qu'on lui a faite, le desir de Stéphany de prendre l'habit des religieux hospitaliers, enfin sa reconnaissance avec Coelina, opérée par l'instinct surnaturel d'un animal fidèle ; frère Ange n'oublie rien, et le docteur, attendri jusqu'aux larmes, s'empresse d'appeler Olivia : Elle est de la famille, dit-il, Olivia? Madame, venez, oh! venez joindre vos remerciemens aux miens ; voilà un vénérable religieux qui nous rend tous nos amis.

Nouvelles explications avec Olivia, nouveaux détails ; enfin frère Ange sort un moment, et rentre avec Coelina, Stéphany, Isoline, Michau et Tiennette, qui se précipitent tous au col et dans les bras de leur tendre ami Andrevon. Quand les premiers momens d'effusion sont passés, le docteur considère Isoline avec cet attendrissement mêlé de respect, qu'inspire toujours l'aspect d'un infortuné. O malheureuse Isoline! lui dit-il, votre faible raison pourra-t-elle soutenir la vue de l'homme qui a tant souffert depuis le moment où vous l'avez rendu père?

Isoline était bien rétablie : elle avait même déjà révélé à Coelina le secret de sa naissance : elle protesta au docteur que le bonheur de retrouver Francisque toucherait son coeur sans aliéner de nouveau sa raison : mais elle objecta elle-même que, dans l'état de Francisque, c'était lui qu'il fallait ménager, le laisser toujours écrire, et le préparer par degrés à une reconnaissance dont l'effet subit pourrait abattre ses facultés, s'il ne le plongeait dans le tombeau. Cette observation d'Isoline satisfit bien ses amis, qui virent qu'elle avait recouvré sa raison en entier. Tout le monde fut de son avis, et le docteur fut chargé de ménager l'entrevue d'Isoline avec Francisque, comme on le pria de sonder les dispositions de M. Dufour avant de lui apprendre le retour de tous ceux qui lui étaient chers. La nouvelle de la mort terrible des Truguelins frappa nos voyageurs ; mais elle ne put les affecter. Depuis long-tems la voix du sang était étouffée par le cri de la vengeance dans l'ame d'Isoline et de sa fille.

Le docteur, enchanté de ce que sa maison servait de réunion à tant d'estimables infortunés, ne voulut pas qu'ils en sortissent ; il s'arrangea pour leur procurer des chambres, des lits, et son ame jouit du plaisir de la bienfaisance.

Aussi-tôt qu'il apprit que Coelina possédait la clef de la chaumière du Montanvert, il chargea Michau d'y aller avec Perrine, chercher le manuscrit de Francisque ; Perrine et Michau partirent sur-le-champ, en promettant de faire diligence, et tout le monde se livra aux douceurs du repos.

Le docteur se présente chez M. Dufour. Eh bien, mon voisin, lui dit-il, vous triomphez ; vos enfans sont enfin retrouvés ; mais je vous avertis que si vous ne consentez à leur hymen, vous les perdez de nouveau et pour toujours. - Que voulez-vous dire? Vous savez où ils sont? Coelina et Stéphany sont réunis? - Ils sont réunis ; votre fils est guéri de ses blessures : tous deux brûlent de voler dans vos bras ; mais ils veulent savoir si ce sont pour eux des bras paternels, ou ceux d'un tyran. - Ha, ha! voilà qui est assez plaisant! c'est-à-dire que mes enfans me font la loi, et qu'ils mettent leur retour chez moi à des conditions? - Prenez garde que je ne vous ai pas dit cela ; mais comme ils ne veulent ni ne peuvent vous forcer à les unir, vous ne pouvez à votre tour les contraindre à rentrer chez vous. - C'est fort bien ; je ne suis pas père, n'est-ce pas? Je n'ai pas d'autorité sur mon fils? les loix ne seconderont point mes volontés? - Il est un point où s'arrête l'autorité paternelle, celle même des loix. - Lequel, s'il vous plaît? je n'en vois pas. - J'en vois un puissant, insurmontable : c'est l'état monastique qu'ils peuvent embrasser. - Comment! Stéphany se ferait moine? Il prendrait un état de fanatisme, de paresse?... Et quand cela serait, est-ce qu'on prend les jeunes gens dans les couvens sans l'aveu de leurs parens? - Il en est un, ouï, il est une sainte maison où les jeunes gens peuvent prononcer des voeux sans l'autorisation de leurs parens, lorsque ces parens sont injustes et inexorables. - J'entends ; ils sont à Saint-Silfride? Vous avez reçu une lettre de Tiennette?... Mais je les recouvrerai ; j'écrirai au frère gardien, que je connais ; je le verrai, s'il le faut, et il me les rendra. - Il ne vous les rendra pas ; je le connais aussi, moi ; je sais qu'il ne vous les rendra pas, s'il est sûr que votre intention soit de les séparer de nouveau. - Docteur, j'aimerais beaucoup mieux qu'on me laissât libre de mes actions, sans me les prescrire. - On vous laisserait cette liberté, si l'on vous connaissait un coeur assez exempt de préjugés pour faire le bonheur de deux amans infortunés. - Vous voulez donc que je vous signe la promesse de les unir pour obtenir de vous la permission de les revoir? Cela ne sera pas. - Homme bizarre! c'est ainsi que vous prenez l'heureuse nouvelle que je vous apporte, nouvelle qui flatterait tout autre père que vous? - Croyez-vous que j'y sois insensible? ne sentez-vous pas mon coeur battre violemment? ne voyez-vous pas le feu qui brille dans mes yeux? Toute la tendresse paternelle n'est-elle pas empreinte sur ma personne? Cruel ami! c'est vous qui en comprimez l'essor, en me prescrivant des loix, au lieu de me donner des conseils. - Et quels conseils voulez-vous que je vous donne? Vous répéterai-je ceux dont je vous ai fatigué cent fois? et ne vous ai-je pas vu assez obstiné dans vos honteux préjugés? Quand je vous dirais : Il faut les unir ; vous me répondriez ce que vous m'avez toujours répondu, que Stéphany ne doit point recevoir la main de l'enfant de l'adultère? Voilà votre grand mot ordinaire.... Eh bien, je ne vous conseille plus rien ; je ne vous prescris plus de conditions ; je vous apprendrai seulement que vos enfans sont, depuis hier, chez moi, ouï, chez moi ; mais qu'ils n'en sortiront que lorsque vous aurez donné votre consentement à leur hymen. - Qu'entends-je!... Ah, mon ami! ils sont ici, chez vous? - Ouï, monsieur, chez moi, avec votre Tiennette et son mari. Le digne frère gardien de Saint-Silfride les a accompagnés ; et, ce qui vous surprendra bien davantage, c'est qu'ils ramènent cette même Isoline des Echelettes, la veuve de votre frère, cette femme qu'on a crue morte, et qui n'était qu'enfermée dans une prison, sous des fers dont le barbare Truguelin l'avait chargée. - Arrêtez, arrêtez, mon ami?... Tant de coups à-la-fois! mon Dieu, que d'événemens!...... Isoline! quoi..... cette femme coupable existe! - Coupable! toujours ce mot ; dites donc malheureuse?... Isoline coupable! eh, n'a-t-elle pas assez expié cette faute?... - Il est certain : mais pourquoi Truguelin l'avait-il enfermée? - Voilà ce que nous ignorons encore ; mais nous le saurons bientôt ; j'ai tout arrangé pour que le voile se déchire en entier. Voilà, monsieur, ce que je devais vous apprendre : vous agirez comme il vous plaira ; mais je vous préviens que ma porte est fermée aux ennemis de mes amis ; ils en ont trop comptés déjà! je ne l'ouvrirai qu'à leur père, qu'à leur père tendre, sensible, philosophe, et disposé à serrer les noeuds de l'hymen préparés déjà par l'amitié. - Docteur!... je devrais me fâcher de ce que vous prétendez que je ne serais pas le maître de mes enfans, même chez vous... - Non, monsieur, non ; nulle puissance ne pourrait les arracher de mes mains. - Coelina, à-la-bonne-heure ; elle ne m'appartient nullement ; elle a son père, sa mère, et je ne suis qu'un étranger pour elle ; mais Stéphany!..... qui pourrait le retenir malgré moi?.... Vous êtes un homme bien obstiné, qui semblez prendre à tâche de me faire donner au diable ; mais en même-tems vous êtes un ami bien rare! O mon cher Andrevon! que vous êtes estimable à mes yeux, même quand vous semblez nier mon autorité paternelle!...... Vous voulez donc qu'ils soient heureux? Je n'ose vous le promettre ; mais je crains votre empire sur mon coeur, qui vous admire et vous chérit : docteur, conduisez-moi vers mes enfans, que je les presse dans mes bras, contre mon sein, et qu'ils ne voient en moi qu'un père : hein? ( il sourit )à ce titre, voudrez-vous bien m'ouvrir votre porte? - A l'instant, mon ami, à l'instant même.......Je vous retrouve enfin, M. Dufour ; ouï, c'est bien vous, vous-même : voilà votre coeur quand iln'est égaré ni par les sophismes, ni par les préjugés. Allons, mon ami, donnez-moi la main. Nousréussirons, ouï, nous réussirons, si vous vous rendez à mes prières, à celles de tous ceux que vousaimez, et sur-tout aux sages avis du protecteur de vos enfans, ce digne frère Ange, que vous devezrespecter autant qu'il mérite de l'être, et l'est en effet de tout le monde.

M. Dufour était au comble de la joie ; mais il ne pouvait marcher ; il fallut que le docteur et Chrystin le montassent sur sa mule. Chrystin s'y plaça en croupe pour maintenir le vieillard, et le docteur conduisit doucement la mule par la bride. Tous trois arrivèrent bientôt à la maison du docteur, où Chrystin porta son maître jusqu'à un fauteuil dans le salon. A l'instant, M. Dufour vit tomber à ses genoux, qu'ils mouillèrent de larmes, Stéphany, Coelina, Tiennette et Isoline elle-même, que sa rougeur faisait assez distinguer. Quel moment pour le vieillard!... Il va nuire à sa santé, si l'on ne se hâte de faire cesser les effusions de ceux qui embrassent ses genoux : Relevez-vous, mes enfans, leur crie-t-il d'une voix étouffée, relevez-vous, mes amis ; vous me faites trop de mal!... Oh, ménagez-moi ; je meurs, je meurs si vous continuez à me prodiguer tant de tendresse que je n'ai pas méritée.

Ce tableau est bien touchant pour le docteur, frère Ange, et Olivia qui en sont témoins! Ils s'empressent de relever Coelina et Stéphany, qui, des pieds de monsieur Dufour, volent dans ses bras. Il répond à leurs caresses ; et, voyant Isoline qui s'éloigne : Approchez-vous, lui dit-il, femme infortunée, que je n'ose juger sans avoir entendue ; approchez-vous : venez aussi sur mon coeur. Quelle que soit votre conduite, vos malheurs en ont effacé la honte, et je ne puis oublier que vous avez été l'objet des affections de mon frère.

Isoline fait tomber dans le sein du vieillard des larmes que Coelina s'empresse d'essuyer ; mais elle n'en peut tarir la source dans tous les yeux qui versent autour d'elle des pleurs de sensibilité. Cette scène émeut M. Dufour, au point que, de lui-même, et pour la première fois, il demande à voir Francisque. Pour celui-ci, lui répond le docteur, je vous prie de m'accorder seulement un moment pour le préparer à des surprises trop fortes peut-être pour son état douloureux. J'y monte ; je vais chez lui, et je vous dirai s'il est possible de lui causer tant de bonheur, sans craindre l'excès de sa sensibilité.

Pendant qu'Isoline et Olivia renouvellent leur ancienne connaissance, pendant que M. Dufour embrasse ses enfans, et s'entretient tendrement avec tous nos héros, le docteur se présente chez Francisque, qu'il a confié aux soins de sa propre gouvernante. Eh bien, mon ami, lui dit le docteur, comment cela va-t-il? tu n'écris plus?

(Le muet montre son manuscrit, en faisant signe qu'il l'a terminé.)

Tu n'as rien oublié?... Non?.... Tant mieux : j'ai envoyé chercher ton premier manuscrit à la chaumière. Tu parais étonné? Tu sembles me demander comment, n'en ayant pas la clef, je pourrai me procurer cet écrit précieux? Je l'ai maintenant cette clef : quelqu'un qui t'est bien cher vient de me l'apporter. Ah, voilà que tu me fixes avec des yeux curieux et inquiets! Si je te dis quel est ce quelqu'un, cela te fera peut-être trop de révolution. Ecoute, mon ami, tu devais bien penser que ta fille, quelque part où elle fût, volerait ou dans tes bras ou dans les miens! Elle est revenue en effet, cette pauvre Coelina... Tu veux te lever sur ton séant? Reste, reste, mon ami ; modère l'excès de ta surprise et de ta joie. Ouï, Coelina est ici ; mais elle n'est pas aussi infortunée qu'elle l'était lors de votre séparation : elle a ramené Stéphany à M. Dufour, et tu penses bien que le vieillard a pardonné.... Je vois que tu brûles de parler, de m'interroger? Eh bien, prends du papier : voyons, je satisferai à toutes tes questions.

Francisque prend une plume et écrit : "Qu'avez-vous dit, ô mon bienfaiteur! Coelina et Stéphany sont ici avec M. Dufour qui pardonne?" - Ils sont tous ici. Tu ignorais l'asile que ta fille et son amant, sans s'être communiqué leur projet, avaient choisi pour se soustraire à leurs ennemis? Ils se sont rencontrés tous deux, mon ami, à l'hospice Saint-Silfride. Tu as sans doute entendu parler de l'hospice Saint-Silfride? - "Ouï, et je m'étonne qu'il ne me soit pas venu dans l'idée d'y aller." - On ne pense pas à tout ; ainsi nous voilà heureux. Il n'y a pas de doute que M. Dufour ne consente à présent à l'union de nos jeunes gens. Ton but est rempli, n'est-ce pas? - "Ouï; mais par quel chemin y suis-je parvenu?... Vous vous flattez, mon cher docteur, en espérant que M. Dufour unisse nos enfans : vous ne connaissez pas la hauteur de ce vieillard, ni les préjugés dont il est l'esclave?" - Je sais tout cela ; mais s'il ne se rendait pas à nos instances, il ne pourrait résister aux sages avis de frère Ange, le respectable gardien de l'hospice Saint-Silfride, qui s'est déclaré le protecteur de nos amans, et qui est venu ici avec eux. - "Quel bon coeur!... L'innocence trouve donc encore des appuis!" - Eh, qui en aura, si ce n'est la vertu malheureuse?... Ainsi, tu vois que le bonheur sourit enfin à ta famille, qui ne desire plus que ton prochain rétablissement pour oublier ses infortunes... Il ne manquerait plus rien à sa félicité, si ton Isoline pouvait quitter l'asile des tombeaux! - "Quel souvenir me rappelez-vous là! Ah, M. Andrevon! ménagez-moi ; je sens que mes maux redoublent en pensant à cette femme que j'ai tant aimée!"

Le docteur se recueillit un moment pour examiner les traits du muet. Il s'aperçut que le nom seul d'Isoline, prononcé devant lui, produisait sur ses sens affaiblis plus de révolution que la nouvelle du retour de ses enfans. Le docteur eut recours à

Un feu nouveau brilla dans les yeux du muet, qui regarda le docteur avec l'air de la surprise et de l'effroi. Il reprit néanmoins sa mélancolie habituelle, et il écrivit : "Je vous écoutais, docteur, et je croyais déjà pouvoir espérer ; mais, en réfléchissant, je sens qu'il n'est que trop vrai qu'elle n'est plus. Son époux, tout le monde a été témoin de sa mort, et moi-même j'ai pleuré bien long-tems auprès du tombeau qui renfermait ses froides reliques." - Ecoute donc, Francisque ; tout cela ne prouverait rien ; l'on a vu des gens dont on publiait la mort, qui se portaient très-bien ; et il n'est pas rare d'entendre dire qu'on a mis des bûches dans des cercueils à la place de ceux qu'on avait soustraits à la société, pour des motifs d'intérêt et de vengeance. - "Ah, si cela pouvait être dans ce cas-ci!" - Les Truguelins, mon ami, étaient capables de tout! Et tu dois voir, toi qui sais mieux que moi les motifs qui les guidaient, s'ils avaient alors un but pour agir ainsi? - "En effet... vous me faites penser!... ô mon Dieu!... ouï, ils avaient un motif.... Mais on pourrait fouiller encore aujourd'hui le tombeau d'Isoline, dans la chapelle du château des Echelettes?" - Je crois, mon ami, que si on le faisait, on ne trouverait qu'une pierre, car le bruit court qu'Isoline respire. - "Elle existerait, ô mon Dieu!" - Ouï; mais si elle était là, devant toi, l'excès de ta joie serait capable d'abréger tes jours! - "Non, oh, non : j'ai tant souffert, j'ai éprouvé tant de révolutions accumulées les unes sur les autres, que l'excès de la joie ne peut pas m'être plus funeste que l'excès du désespoir." - Tu le crois? et moi je le craindrais! - "Que voulez-vous dire, docteur? Sauriez-vous qu'Isoline.... l'auriez-vous vue?... serait-elle près de moi?"

Le docteur se tut, et regarda son malade. Il vit ses yeux s'animer, son coeur battre violemment, ses lèvres s'ouvrir comme pour articuler des mots ; et, pour adoucir l'effet de la surprise, il se décida à le laisser réfléchir seul, pendant quelques minutes, sur les ouvertures qu'il venait de lui faire. En conséquence, il sortit en lui disant : La Providence, mon ami, se lasse de persécuter les bons ; rien ne lui est impossible. Je vais revenir avec M. Dufour, Stéphany, Coelina, Tiennette et Michau, que tu as bien connu autrefois....

Le docteur sortit de la chambre de Francisque. Au bout d'une heure, il remonta chez lui avec les personnes qu'il venait de lui promettre d'amener, et la reconnaissance de Francisque avec ses enfans fut des plus touchantes sans affecter son être endolori. M. Dufour lui témoigna beaucoup d'intérêt, et il y parut très-sensible. Coelina lui dit ensuite : Mon père, rien ne manque plus à mes voeux ; car j'ai retrouvé ma mère. La voilà près de vous.

Ici, ce que le docteur craignait arriva, malgré toutes les précautions qu'il avait prises. Isoline, non moins émue que Francisque, s'approche de lui ; Francisque l'aperçoit ; mais une pâleur mortelle le plonge dans l'anéantissement de la mort.

Il perd connaissance!

Isoline se jette sur lui ; elle l'appelle, elle lui prodigue tous les soins de la tendresse : ils sont inutiles. Le docteur, plus heureux qu'elle, parvient, avec des gouttes dont il connaît le secret, à rappeler son malade à la raison. Francisque ouvre les yeux, voit Isoline, et la reconnaît pour cette fois ; mais il la fixe avec des regards stupides, où se peignent encore des signes de terreur : C'est moi, Francisque, lui dit Isoline, oh! c'est bien moi! Je te touche, tu le vois ; je t'embrasse, je te serre contre mon coeur : je presse une de tes mains sur mes lèvres, tandis que ta fille inonde ton autre main des larmes de la piété filiale. Infortuné Francisque! nous voilà donc réunis après dix-sept années de souffrances!...

Le muet veut se lever sur son séant : chacun l'aide à prendre cette position : il regarde toujours comme pour chercher à se persuader que ce n'est pas elle. Son oeil est sec ; on voit que ses larmes, amoncelées sur son coeur, ne peuvent s'ouvrir un passage jusqu'à ses yeux rouges et brûlans. Isoline, effrayée de son état, est prête à perdre connaissance à son tour. Ses amis veulent l'arracher de ce tableau douloureux. Francisque, qui s'aperçoit qu'on va l'éloigner de lui, saisit une de ses mains, et l'attire fortement à lui... Il veut parler, et ne peut que faire entendre : Ah! ah! ah!... Il pleure enfin ; il est moins oppressé, et ses lèvres couvrent de baisers la main chérie qu'il tient toujours. Isoline tombe dans ses bras ; et cette réunion douloureuse d'un homme privé de la faculté de parler, avec une femme naguère insensée, touche jusqu'aux larmes tous les spectateurs de cette scène. Bientôt le malade se calme. Il prend du papier, son fidèle interprète, et il écrit, mais d'une main tremblante : "Isoline, Isoline! si j'ai jamais senti le malheur de mon état, c'est dans ce moment, où j'ai une foule de choses à te dire, et que je ne puis exprimer. Te voilà! le ciel t'a rendue à ton amant malheureux! Que dis-je? il ne l'est plus! il est le plus heureux des pères ; qu'il soit aussi le plus fortuné des époux! Mes amis, ô mes amis! ne me refusez pas de m'unir, avant mon heure suprême, à celle que j'aime, par les noeuds sacrés de l'hymen, sur-le-champ, je vous en supplie ; à l'instant même ; demain peut-être il ne sera plus tems."

- Demain, lui répond le docteur, demain, Francisque, je t'assure que tu existeras, que tu seras en état de former un lien auquel nous consentons tous. Il est tard, Francisque ; j'exige que tu prennes du repos ; tu en as besoin, et tu suivras mes avis si tu veux te conserver pour ta fille, pour ton épouse. - Vos avis sont des ordres pour moi, ô le plus estimable des hommes! mais qu'on ne me prive pas d'Isoline, ou je meurs! - Eh bien, à-la-bonne-heure ; elle restera près de toi ; j'y souscris : mais que vos entretiens soient doux, tranquilles ; et n'abrégez pas vos jours à tous deux par un excès de sensibilité. - Nous vous le promettons, répondit Isoline ; mais ne nous privez pas de ces doux momens que nous avons tant achetés!....

Le docteur laissa Isoline près de Francisque avec sa gouvernante ; puis il rentra chez lui avec Olivia, frère Ange, Stéphany, Tiennette et M. Dufour. Ce dernier accable le docteur des témoignages de sa vive reconnaissance et de sa tendresse ; puis il veut rentrer chez lui, et emmener Stéphany. Le Docteur arrête ses pas : Mon ami, lui dit-il, je vous demande pardon si je vous rappelle nos conventions. Je vous ai protesté que je ne laisserais sortir Stéphany de chez moi, qu'époux de Coelina ; prenez garde que je tiens à ma parole, à mes projets, et que j'enfermerais votre fils ici, plutôt que de vous le céder avant un hymen qui comble nos voeux à tous. - Mais, mon cher docteur, lui répond M. Dufour, me rendez-vous assez peu de justice pour me croire capable de m'opposer au bonheur de ces jeunes gens? Les parens de Coelina une fois mariés, l'honneur est sauvé, les moeurs sont satisfaites, les loix divines et humaines observées : je n'aurai donc plus de motif pour refuser mon consentement. Je vous donne ma parole que..... - Je crois beaucoup sans doute à votre parole, mon voisin ; mais je suis plus sûr de mon projet : attendez jusqu'à demain. Demain nos amans seront unis avec Isoline et Francisque ; je vous rendrai alors votre Stéphany : jusques-là il restera chez moi, où vous le savez tranquille et bien en sûreté. - Voilà qui est bien singulier, interrompt M. Dufour avec humeur!.... M. Andrevon, vous me traitez comme un homme à qui on ne reconnaîtrait ni foi, ni probité.

M. Andrevon, dit à son tour Stéphany, oh! daignez me permettre de suivre mon père : j'ai besoin de pardon, de toute son indulgence, et je sens que mon coeur.... - Non, mon cher Stéphany, répond le docteur, vous n'obtiendrez rien non plus ; vous resterez ici près de votre amante et de vos amis ; vous souffrirez cette contrariété, si c'en est une pour vous!....

Stéphany se tait ; M. Dufour se fâche : frère Ange sourit, et le calme un peu, en lui disant qu'il appuie le projet du docteur. Le poids que donnent à frère Ange son caractère et son exacte probité, en imposent à M. Dufour. Il se retire en murmurant : Au moins, dit-il d'un air sombre, on ne me refusera pas ma pauvre Tiennette? - O mon cher maître! volontiers, répond Tiennette, je vous suivrai par-tout ; je suis veuve avec cela pour cette nuit, car mon pauvre Michau ne revient que demain du Montanvert. - C'est-à-dire que tu me quitteras dès que ton mari sera revenu? - O mon cher maître! j'ose vous prier au contraire de me permettre de finir mes jours près de vous. - Folle, est-ce que cela se peut? Que tu fermes mes yeux, voilà tout ce que je te demande. - Bon maître!.... - Ha çà.... adieu, mes amis ; adieu, Stéphany, Coelina..... on me dira peut-être quand on me permettra de disposer de mes enfans? - Leur hymen, lui répond le docteur, vous rendra toute votre autorité sur eux. - Ouï, pour me la faire perdre à l'instant.

M. Dufour appela Chrystin, qui le plaça sur sa mule devant lui, et Tiennette retourna avec lui habiter son ancien asile.

Le lendemain, M. Dufour et Tiennette entrèrent chez le docteur : ils y trouvèrent Perrine et Michau, qui revenaient de Chamouny avec le précieux manuscrit. M. Dufour apprit avec peine que Francisque était très-mal. Isoline avait passé la nuit près de lui ; mais tant de surprises avaient causé au malade une si forte révolution, que le docteur lui-même désespérait qu'il passât la journée. Malgré le danger qu'il courait, M. Dufour, toujours guidé par ses préjugés, exigea qu'on lui lût les aventures de Francisque et d'Isoline, avant de permettre que frère Ange les unît, ainsi qu'il s'y préparait. En conséquence, nos amis, après avoir déjeûné auprès du lit de Francisque, observèrent le plus profond silence ; et le docteur, réunissant les deux manuscrits du père de Coelina, en fit la lecture à haute voix.

Si je donnais ces deux manuscrits tels qu'ils furent lus par le docteur, il y manquerait bien des explications qui furent données alors verbalement par Isoline, Olivia et Michau. J'ai donc préféré réunir tous ces récits, et en faire un petit corps d'histoire, ainsi que va le voir mon lecteur, impatient sans doute, depuis long-tems, de connaître le secret de la naissance de notre héroïne, et le motif des persécutions du barbare Truguelin.

Chapitre 2

L'AMOUR ET LA HAINE.

NOUVELLE.

Et j'étais père, et je ne pus mourir!....

Le baron de Echelettes avait épousé, ainsi qu'on l'a déjà vu, à l'âge de soixante ans, la belle Isoline, qui n'en avait que vingt-quatre. Le baron, affaibli moins par l'âge que par de nombreuse infirmités qui devaient le mener bientôt et insensiblement au tombeau, espérait, se flattait néanmoins d'obtenir de l'hymen un héritier de son nom et de ses grands biens ; mais sa tendresse et son espoir se trouvant déçus, Isoline communiqua ses craintes à son frère Truguelin, de qui elle dépendait, et à qui elle était, par timidité, absolument soumise. Le baron avait stipulé dans son contrat, que s'il mourait sans enfans, sa fortune rentrerait dans sa famille, et sa veuve ne jouirait que d'une modique rente de mille ducats. Truguelin, ambitieux et cupide, craignit que sa soeur et lui (car il ne vivait que des bienfaits d'Isoline) perdissent une fortune qui avait été l'unique but de ses voeux en établissant Isoline. Il consulta le médecin du baron : ce médecin prit à son tour l'avis de ses confrères ; et, après plusieurs consultations secrètes, ignorées du baron, il fut décidé, par les gens de l'art, que monsieur le baron des Echelettes, loin d'avoir la faculté de devenir père, pouvait mourir d'un moment à l'autre dans les accès de goutte et d'apoplexie qui lui prenaient souvent. Truguelin, désespéré de cette décision, se retira chez lui, et réfléchit.

La fortune d'Isoline était la sienne propre, puisqu'il y puisait à volonté; Truguelin avait en outre un fils, en bas âge il est vrai, mais qu'il pouvait unir un jour à l'héritière du baron, si son épouse obtenait une fille de son hymen. Tout cet espoir s'évanouissait devant l'impuissance du vieillard : il fallait à sa mort, très-prochaine peut-être, se contenter d'une modique rente de dix mille francs à-peu-près, payable seulement pendant la vie d'Isoline, tandis qu'on pouvait se procurer une fortune perpétuelle de plus de cent mille livres de rente!... L'intrigue était l'occupation favorite de Truguelin : fertile en moyens qui ne lui manquaient jamais, il en imagina un bizarre, difficile peut-être dans son exécution, mais immanquable. Après avoir bien mûri son projet, il entra chez madame des Echelettes, à qui il demanda un entretien particulier.

Ma soeur, lui dit-il, j'ai réfléchi à ce que vous m'avez cent fois répété sur votre époux, sur-tout à la fatale décision des docteurs assemblés. Il est prouvé que vous ne deviendrez jamais mère avec un homme que vous pouvez même perdre au premier moment. Isoline, quel coup pour vous! voir passer en d'autres mains une fortune immense, et ne garder qu'une modique rente qui s'éteindrait avec vos jours! Ma soeur, est-ce que cette idée ne vous fait point frémir? est-ce qu'il est possible de renoncer à la fortune, à la grandeur, aux jouissances qui la suivent? Vous êtes jeune, Isoline ; veuve peut-être à vingt-cinq ou vingt-six ans, vous auriez toute votre vie à gémir de n'avoir point suivi les conseils d'un frère qui vous aime : écoutez-moi donc! - Parlez, mon frère! - Puisque l'hymen vous refuse ses dons précieux, il faut que l'intrigue vous les procure ; il faut, à tout prix, que vous deveniez mère, et que vous trompiez ainsi, par une ruse légitime en pareil cas, et votre époux, et la fortune prête à vous échapper. Je ne vous proposerai point de former une liaison de coeur, ni de demander à l'amour ce que vous ne pouvez obtenir de l'hymen ; cette chaîne, toujours longue, toujours éclatante, blesserait l'honneur, le devoir conjugal, et pourrait devenir dangereuse si elle était découverte. D'ailleurs, je crois que votre coeur ne s'est donné encore à personne? - A personne, mon frère. Seule dans ma pension, occupée des arts, je n'ai jamais pensé à l'amour ; et si je ressens aujourd'hui quelque tendresse, ce n'est que pour mon époux, à qui je la dois. - Vous faites très-bien ; mais, tout en aimant votre époux, vous seriez bien dupe de négliger vos intérêts pour un vain préjugé. Il faut l'aimer comme un ami, et en voir un autre comme époux. - Que me proposez-vous? - Attendez ; je ne veux point, je vous le répète, que vous fassiez un amant. Belle comme vous êtes, vous pourriez enchaîner un indiscret dont les imprudences nous perdraient. Non, Isoline, c'est un étranger, un inconnu, le premier venu à qui nous devons nous adresser. Il faut que vous surmontiez votre timidité, vos préjugés pour obtenir en une nuit ce que l'hymen ne vous donnerait pas en vingt ans. - Grand dieu! moi, je me livrerais.... - Quel danger pouvez-vous courir avec un homme que vous n'aurez jamais vu, que j'aurai soin ensuite d'éloigner de vous pour jamais? Isoline, ce n'est qu'un moment de complaisance que je vous demande, et ce moment décidera du sort de votre vie entière. Il faut abandonner tous les systêmes, tous les préjugés ; l'honneur n'est qu'un vain mot quand il nuit à notre félicité; et d'ailleurs, je ne desire pas que votre liaison soit éternelle : une nuit seulement, voilà ce que je vous demande, et avec un inconnu que vous ne reverrez plus. - Je ne sais, mon frère, comment vous pouvez me proposer une action aussi contraire aux moeurs qu'aux loix sociales. Moi, introduire un enfant étranger dans la famille de mon époux! me livrer, sans honte, sans pudeur, comme les prostituées, au premier venu!... Ah, ciel! cette idée seule couvre mon front d'une rougeur ineffaçable! Non, mon frère, non, n'espérez pas me convaincre : ce que vous me proposez là est criminel ; je n'y consentirai jamais!

Truguelin lance d'abord un regard d'indignation à la pauvre Isoline, qui devient tremblante : il se rapproche d'elle ensuite, et, lui prenant la main, il lui dit avec douceur : Mon enfant, j'ai pitié de ta faiblesse et de tes systêmes de pudeur, de décence, de tous les grands mots possibles que tu employes sans en sentir la portée. Ecoute-moi donc, Isoline ; tu n'es encore qu'un enfant en comparaison de ton frère, qui a trente-cinq ans, plus d'âge par conséquent, et plus d'expérience que toi. Qu'est-ce que c'est que les moeurs, les loix sociales? Les moeurs ne sont que relatives au pays qui les consacre ; les loix sociales ne sont que des freins qui varient suivant les peuples et les climats : ce qui est crime ici ne l'est pas dans l'Asie, ni dans l'Afrique ; et ce que nous nommons vice, serait puni ailleurs par des loix contraires aux nôtres. On est coupable dans un pays, d'un crime qui serait érigé en vertu dans un autre. On punit le bigame dans l'Europe ; et la bigamie est une loi dans presque tout le levant. L'amour des rois est un devoir dans une monarchie, c'est un crime dans une république. La plus lourde sottise des Européens, c'est la honte du cocuage ; chez d'autres peuples, les maris engagent les étrangers à se servir de leurs femmes ; et c'est un honneur pour ces maris, quand vous les avez bien faits cocus. Tu le vois, Isoline, ce sont les préjugés des hommes qui ont forgé les crimes et les vertus ; ils se sont dit : Défendons cela ; et soudain ce qu'ils ont défendu est devenu un vice, un crime à leurs yeux. Est-ce que l'homme fort, et doué d'un grand caractère, doit s'embarrasser de ces contrariétés, de ces nuances qui distinguent les peuples de la terre? Il a son opinion, ses goûts et sa philosophie, et il suit sa philosophie, ses goûts et son opinion : tout ce qu'il doit faire, c'est d'éviter l'éclat ; c'est de ne pas heurter de front les préjugés de ses concitoyens ; c'est de sauver les apparences en un mot. Isoline, le mystère cache tout ; et ce vieil adage est très-vrai, qui dit que ce n'est pas pécher que pécher dans l'ombre. D'ailleurs, ici, il n'est question ni de péché, ni de crime ; c'est une mesure de prudence, voilà tout ; ce n'est point ravir au vieux baron sa fortune, puisqu'il en jouit pendant sa vie ; c'est la faire passer uniquement entre les mains de son épouse, ainsi qu'il aurait dû le stipuler : bien au contraire, c'est le ramener aux loix de tous les peuples, dont il s'est écarté; car, entre époux, les biens sont communs par-tout ; seul il brise cette union unanime des biens comme des coeurs ; il rompt l'équilibre de la société; c'est une action très-morale, que le faire rentrer dans les usages de son pays : ainsi tu vois, Isoline, que nous servons les loix et les moeurs, bien loin de les blesser.

Isoline l'écoute, et il ne peut la persuader. Je vous admire, monsieur, lui dit-elle ; vous avez l'art de vous faire un jeu des principes, de tous les devoirs. Le premier de tous, c'est de suivre les loix de son pays, sans s'embarrasser des peuples, sauvages ou non, qui nous sont étrangers. La loi a voulu que deux époux se fussent mutuellement fidèles, et cette loi là me paraît être plus dans la nature que celles qui font d'une famille une société d'étrangers. Je ne pense pas.... - Isoline, si tu veux me faire de la morale, tu penses bien que je saurai te répliquer, et qu'ayant plus d'esprit que toi, je réduirai à rien tous tes beaux raisonnemens. Nous ne sommes pas ici dans une chaire, à discuter des points sur le fonds desquels nous ne pouvons nous accorder. Tu penseras tout ce que tu voudras, tu te croiras coupable ou non, un seul mot doit te décider, c'est ton intérêt, sotte que tu es, c'est ton intérêt ; c'est ton bonheur à venir. Tu seras bien avancée avec ta vertu, quand, pendant le cours de la longue carrière qui t'est ouverte, tu mourras de faim pour ainsi dire! Il est vrai que tu te consoleras avec ton honneur! c'est un beau consolateur que tu auras là, et qui te dédommagera bien de la fortune! Isoline, songe que nous sommes sans biens, que je suis père, et qu'il vaut bien mieux que les grandes richesses d'un sot fassent notre bonheur, plutôt que de les laisser passer dans des mains étrangères. Je ne te le cache point, je suis ambitieux, et c'est autant pour moi que pour toi, que je desire la fortune et le bonheur. Avec le bon coeur que je te connais, je serai sûr au moins que mon fils Olivier, que mon petit Marcan ne manqueront jamais, s'ils viennent à me perdre. Et qui sait, Isoline, si le sort te donnait une fille, et qu'un jour l'hymen vît unir le cousin et la cousine ; hein? Est-ce que cette idée ne te sourit point? Isoline, faisons mieux que notre père, qui s'est ruiné par les faillites d'un commerce mal dirigé; enrichissons nos parens, nos enfans, et remplissons ainsi le but de la nature : allons, Isoline, plus de préjugés : cédons au destin qui t'appelle au doux plaisir de la maternité: qu'un moment de honte ne te prive pas d'une vie entière de bonheur ; mais de la prudence sur-tout ; et sur la prudence, tu peux t'en rapporter à mon adresse. Ecoute ; il est arrivé ce matin à Chède un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, grand, bien fait, fortement constitué, et de la figure la plus intéressante. Je me suis informé secrètement de son sort. C'est une espèce d'aventurier, qui n'a ni père, ni mère, aucun parent, aucun ami dans le monde. Il vient de Suisse, et va en France, où l'appelle son amour pour les arts. Voilà l'homme qu'il nous faut. Je te promets de lui faire voir tant de pays en l'emmenant et en l'éloignant d'ici, que jamais il ne pourra découvrir ton asile. Ton vieux mari est à Genève ; il n'en doit revenir que dans deux jours ; profitons de son absence ; deviens mère, Isoline, et que le silence le plus profond couvre cette affaire que je me charge de conduire.

Isoline se récrie toujours contre le crime qu'on veut lui faire commettre : Truguelin emploie encore tout son esprit à la convaincre ; mais voyant qu'il ne peut la persuader que faiblement, il a recours aux menaces, à la violence, et la pauvre Isoline, habituée à trembler devant lui, promet de lui obéir. Dirai-je tout? Dirai-je qu'elle avait vu, le matin, passer devant elle, sans en être aperçue, ce même jeune homme qu'on lui proposait, et que la vue de cet intéressant étranger avait fait sur son coeur la plus profonde impression? Toute la journée elle avait eu devant les yeux les traits touchans de cet aimable inconnu, et il lui avait fallu toute sa vertu pour repousser avec l'effroi le desir de le connaître plus particulièrement, et l'amour qui commençait à entrer dans son coeur. Fidèle à l'honneur, à la foi qui l'engageait à son époux, elle s'était promise de résister à sa curiosité; et, décidée à s'enfermer chez elle pour éviter de rencontrer encore le dangereux voyageur, elle y pensait encore, malgré elle, au moment où Truguelin vint lui faire la plus étrange des propositions. L'idée de son amour si-tôt né, et si-tôt satisfait, faisait battre délicieusement son coeur ; mais en même-tems ce coeur était serré, comprimé par la honte, par cette terreur secrète, cette voix intérieure qui avertit toujours la vertu au moment qu'elle va perdre sa pureté.

Pendant qu'elle est livrée à la foule de réflexions qui l'assiégent, Truguelin songe à l'exécution de son plan ; d'abord il gagne Sophie, la femme-de-chambre de madame des Echelettes. Sophie est une de ces femmes de moyenne vertu, dont on fait tout avec de l'argent. Sophie promet le secret, et Truguelin n'est pas embarrassé de l'y forcer s'il s'aperçoit qu'elle ait le plus léger desir de le trahir. Truguelin aurait bien pu engager Isoline à quitter, pour un jour, son château, à venir coucher dans quelque maison de campagne ; mais ce déplacement pourrait paraître suspect, et servir de preuve au baron, s'il se doutait un jour que l'enfant qu'on desire n'est pas de lui. Il vaut mieux rester, ne rien changer aux usages du château, pour avoir réponse à tout. Il prend de loin ses précautions, Truguelin, et l'on verra par la suite qu'il avait pensé à tout, excepté à l'unique chose qui pouvait nuire à son projet.

Pendant que la timide et craintive Isoline se livre, en victime, à tout ce qu'on exige d'elle, le jeune homme à qui l'on ménage une bonne fortune est tranquille dans son auberge, bien éloigné de soupçonner ce qui doit lui arriver. Francisque, c'est son nom, voyage en effet pour son agrément, avec une femme d'un âge fait, qui l'a nourri de son lait, et qui a juré de ne jamais l'abandonner. Francisque, occupé uniquement des arts, veut voir la France, et desire, en y allant, passer par Sallenche, où il s'informera d'un bienfaiteur qui lui a été bien cher. Sa bonne gouvernante, Perrine, lui a proposé un mariage à Genève : c'est la fille d'une dame qu'elle a servie. Roselle, ainsi s'appelle la jeune personne, a quelque fortune, des talens, et doit faire le bonheur d'un homme honnête. Perrine a déjà écrit en faveur de son protégé. Le père de Roselle a répondu que, si Francisque était tel qu'on le lui désignait, il ne serait pas éloigné d'en faire son gendre. Francisque n'a point de bien ; mais il est peintre : il fait des portraits, des tableaux, et peut, en se fixant, gagner une fortune convenable à celle de Roselle. Voilà donc qui est décidé: Francisque ira se présenter à Genève au père de Roselle ; s'il en est agréé, il épousera et renoncera à son voyage en France ; s'il est refusé, il partira pour cette belle contrée de l'Europe : mais il n'est pas possible que Francisque soit refusé; Perrine le lui assure, et tout le prouve dans les lettres du père de Roselle.

On se doute bien que notre jeune peintre ne voyage pas infructueusement : par-tout il observe les beautés de la nature ; par-tout il dessine, et il est dans un pays où tout fixe, tout appelle les regards et le crayon de l'artiste. La belle rampe de Chède occupe en ce moment l'attention de Francisque. Il laisse Perrine à son auberge, et retourne, après son dîner, dessiner les superbes points de vue qui embellisent cette gorge montueuse et entourée de précipices. Il travaille, il admire, il est heureux!

Jouis, pauvre Francisque, jouis de la tranquillité de ton coeur, et des douceurs que font goûter les arts ; jouis, admire le soleil couchant qui dore le sommet des aiguilles ; vois cet éclat brillant qui t'environne ; toute la nature est en feu ; et que la nuit, qui l'efface par degrés, te trouve encore plongé dans ta méditation : mais cette nuit s'épaissit, Francisque ; elle t'avertit de retourner à ton asile. Tu écoutes?..... c'est le couvre-feu de la cloche de Passy : frémis ; elle sonne la dernière heure de ton bonheur.....

Francisque s'aperçoit que l'obscurité l'empêche de distinguer les objets : il frémit en effet : hélas! c'est un pressentiment de l'événement qui va faire couler ses pleurs. Il se lève pour se rendre à son auberge qu'il doit quitter le lendemain matin ; quatre hommes, dont les figures sont voilées, se présentent à lui : cette rencontre l'effraie ; il est sans armes, et ne peut se défendre. Ne craignez rien, Francisque, lui dit l'un de ces particuliers ; on est bien éloigné d'en vouloir à vos jours ni à votre bourse, encore moins à votre liberté; on ne veut que vous procurer un bonheur peu commun : mais il faut que vous montiez dans cette chaise, ou vous êtes mort. - Scélérats! - Nous ne sommes point des scélérats ; vous ne voyez que les agens d'une belle et puissante dame à qui vous avez su inspirer la plus forte passion : on ne vous demande qu'un moment ; demain vous serez rendu à vos projets, à vos voyages ; et nous attestons le ciel de la vérité de ce que nous vous disons. - Misérables! laissez-moi fuir. - Impossible ; nous vous aurons mort ou vif.

Francisque, entouré des quatre inconnus, veut se débattre ; par-tout des pistolets et des armes blanches arrêtent ses efforts. Un coup de pistolet est même tiré près de son oreille (pour l'effrayer sans doute). On lui proteste qu'il n'éprouvera aucun malheur. Il ne peut résister au nombre, à la force, et il se laisse enlever, porter dans la chaise de poste, où ses ravisseurs lui bandent les yeux après lui avoir lié les mains. Deux des étrangers montent près de lui ; un troisième est à cheval, et le quatrième derrière la voiture. En cet état, pâle, défait, presque sans connaissance, Francisque demande, d'une voix faible, ce qu'on attend de lui? - Rien que de très-agréable pour vous, lui répond en souriant une voix qui lui semble appartenir à un homme bien élevé. Je vous proteste de nouveau, mon cher Francisque, que vous allez être le plus heureux des hommes, et que vous me remercierez de vous avoir causé quelques momens de trouble. - Cependant la manière dont on me traite.... - C'était le seul moyen qu'il y eût à prendre pour vous avoir. - Apprenez-moi au moins..... - Je vous l'ai déjà dit ; une jeune dame de la plus rare beauté vous a vu ; vous lui avez plu ; et, pendant l'absence d'un tuteur sévère, elle desire vous voir, vous entretenir..... Vous devez m'entendre? - Mais, cette dame, où m'a-t-elle vu? - Dans vos promenades sentimentales de ce matin. ( Truguelin croyait ne prendre qu'un prétexte, car il n'était point dans la confidence d'Isoline ).- Je ne me rappelle pas.... - Je le crois bien ; les artistes ne regardent que le ciel et lesmontagnes ; ils ne font pas plus d'attention à une jolie femme!.... - Vous leur rendez bien peu dejustice. ( Il se remet un peu .)Qui donc est plus amateur de la beauté, que l'artiste connaisseur des belles formes et de laperfection?.... - Vous me charmez.... je vois que vous êtes tel qu'on le desire. Ami du sexe etgalant..... là, bien, remettez vos sens. Je crois qu'à mon langage on ne peut me prendre pour unbrigand?.... je suis seulement..... complaisant, si vous voulez : mais je ne puis rougir du rôle que je joue ; j'aurais vu mourir d'amour la dame que je sers ; et, pour la conserver, rien ne peutrépugner à ma délicatesse. - Qui que vous soyez, vous croyez sans doute abuser un enfant, ou un fat?Me présumez-vous assez vain pour croire au conte que vous me débitez? - Je vous jure, Francisque,que rien n'est plus vrai ; vous allez voir par vos yeux, et vous me rendrez justice.

Tout en causant ainsi, la voiture roulait ; mais celui qui la conduisait avait l'ordre de faire beaucoup de chemin, de monter des collines, de descendre des vallées, traverser des ponts, de faire en un mot comme s'il avait une longue route à parcourir. Truguelin, car c'était lui-même qui s'entretenait dans la chaise avec Francisque, Truguelin, pendant ce tems, cherchait à prévenir les conjectures de son prisonnier, en lui faisant accroire qu'ils prenaient la route de Genève : Déjà à Maglan, disait-il au conducteur! tu vas comme le vent! Tourne à gauche... bien!....

Francisque était triste, et attendait les événemens avec la plus mortelle inquiétude. Enfin, après trois heures de voyage, la chaise s'arrête. On en descend le prisonnier, qu'on fait monter, par un escalier dérobé qui donne sur une porte de derrière, dans un appartement, où on le laisse seul, avec la liberté d'arracher le voile qui couvre ses yeux. Francisque ôte son bandeau, et se voit en effet dans un magnifique salon très-éclairé, et devant une table qui lui offre les mets les plus délicats. Convaincu à la fin qu'on lui a dit la vérité, il se raffermit, et examine le délicieux logement où il est. Des tableaux très-précieux sont les premiers objets qui fixent ses regards, et il les arrête bientôt sur le portrait d'une femme qui lui paraît très-belle. Est-ce là, se dit-il, la maîtresse de cette maison, ou plutôt n'est-ce pas quelque vieille folle, dont la tête est gâtée par les romans, et qui voudrait me forcer... jamais!... Cependant, si c'était celle dont j'admire les traits, j'avoue....

Francisque sourit, et bientôt il voit entrer un particulier dont la physionomie lui est inconnue, mais dont il reconnaît la voix. Eh bien! lui dit Truguelin, vous ne soupez pas? - J'admirais la figure charmante que ce portrait..... - C'est celui de la dame en question ; hein! comment la trouvez-vous? Heureux mortel!...... - Est-il vrai?...... Ha çà, tout ceci n'est qu'une plaisanterie sans doute? - Non, mon cher ; tout cela est très-sérieux, du dernier sérieux!.... - Et l'on veut?..... - Ouï!..... Etes-vous si à plaindre? Cependant, comme la dame est de très-haut parage, il faut, mon ami, que vous ignoriez son nom, sa demeure et son état. - Mais où est-elle? - Un moment, jeune homme, un moment : soupez, vous en avez besoin!.... Permettez-vous que je vous tienne compagnie? - Volontiers, monsieur, volontiers.

Francisque est jeune ; à son âge, on se fait bienvîte à tout. Il est étonné sans doute, étourdi d'un événement aussi extraordinaire ; mais le but auquel on veut l'amener le fait sourire, et il prend son parti. Le voilà donc qui mange de très-bon appétit, et s'entretient avec Truguelin, qui lui monte la tête, en lui racontant des aventures pareilles à celle-ci, et en assaisonnant son récit de mille propos libertins. Ces discours licencieux, la fumée de plusieurs vins excellens, tout frappe le cerveau du jeune homme, qui finit par rire de bon coeur, et par former les desirs les plus ardens. Une porte s'ouvre : Truguelin prend Francisque par la main, et le fait entrer dans un boudoir des plus galans, où la dame, dont il a vu le portrait, s'offre couchée à ses regards.

Madame, dit Truguelin à la tremblante Isoline, le voilà celui que votre coeur adore : oh! rappelez votre santé qui nous est si chère. Elle allait mourir, Francisque!.... et tenez, voyez comme ses yeux, à votre aspect, brillent d'un feu nouveau!.... - Madame, pardon.... permettez.....

C'est tout ce que peut dire Francisque, qu'un bon repas et la nouveauté de cet événement rendent tout confus.

Isoline fait entendre ces mots d'une voix faible : Monsieur, vous devez trouver étrange.... bien étrange sans doute... la démarche qu'on vous fait faire, ainsi que la conduite hardie qu'on me prescrit... - Pour sa santé, interrompt Truguelin.

Isoline continue : Vous voyez ma rougeur!... je ne sais pour qui je vais passer à vos yeux? - Pour la femme, répond Francisque, la plus aimable et la plus belle que j'aie vue de ma vie! - Vous me flattez.... Mais ne me confondez pas avec ces femmes qui se font un jeu de l'honneur et des moeurs ; oh! en grace, ne me méprisez pas?..... - Moi, vous mépriser, madame! eh! je ne puis que vous aimer : voilà le seul sentiment que vous sachiez inspirer. - Je vous ai vu, monsieur ; et, je vous l'avouerai, j'ai su vous distinguer du commun des hommes. Je me suis dit : S'il est aimable, il doit être respectueux, honnête et sensible..... O monsieur! je n'aurais jamais dû permettre la conduite qu'on a tenue envers vous ; combien j'en rougis!... - Belle personne! jugez-moi assez délicat pour ne point abuser... ( Il se jette à genoux près du lit d'Isoline. )

Truguelin veut sortir avec la femme-de-chambre. Isoline effrayée, s'écrie : Vous me quittez, monsieur!.... Ah! de grace, emmenez cet homme, ou je vous suis!....

Elle dit ; et en voulant se lever, elle dévoile, sans le vouloir, des trésors que Francisque dévore des yeux. Elle s'aperçoit du motif de son attention, rougit de son désordre ; et, pendant qu'elle cherche à le réparer, Truguelin et Sophie se retirent, en prétextant qu'ils ont des ordres indispensables à donner.

Quelque voile que je mette sur cet endroit de mon récit, il m'est impossible de déguiser la vérité à mon lecteur ; mais il m'entendra assez, s'il convient qu'à l'âge de Francisque, jeune, échauffé par les fumées du vin, les desirs et la singularité de cette aventure, il aurait profité, comme lui, de cette bonne fortune....

Deux heures s'écoulent, pendant lesquelles Isoline a cassé toutes les sonnettes, sans doute pour appeler à son secours. Truguelin lui envoie Sophie. Cette femme entre, et dit à Francisque : Il faut vous retirer, monsieur ; on l'exige, et l'on vous attend là-dedans.

Francisque est désespéré; mais il sent qu'il ne doit point faire d'éclat, et il se rend dans l'appartement où il a soupé. La porte du boudoir se referme sur lui ; Truguelin s'approche, ne lui fait aucune question, et l'engage à le suivre. Francisque, confus, interdit, n'ose point lever les yeux sur lui, tant il est vrai qu'une faute nous humilie toujours aux yeux de ceux même qui l'ont causée.

Truguelin bande les yeux à Francisque, qui se laisse conduire, avec la plus grande docilité, jusqu'à la chaise de poste, où il monte, accompagné seulement alors de deux personnes qui ont ordre de ne pas lui adresser un mot, de ne répondre à aucune de ses questions. Truguelin lui-même conduit la voiture ; et, après l'avoir fait rouler une heure environ, il s'arrête à l'entrée d'un bois épais, y dépose son prisonnier, remonte dans la chaise, et disparaît avec ses gens.

C'est ici que le pauvre Francisque, toujours confus et interdit, regrette qu'on l'ait choisi pour être le héros de cette étonnante aventure. Il sent qu'il est le jouet de quelques intrigans, et cherche à deviner le motif d'un pareil enlèvement. Est-ce en effet par un excès d'amour que l'inconnue l'a introduit jusques dans son boudoir? Il lui a semblé, au contraire, que cette femme souffrait, et obéissait à quelqu'ordre supérieur : elle a versé des larmes ; elle a témoigné plus de crainte et de douleur, que de véritable tendresse! Quel est donc cet homme qui a conduit Francisque, qui a soupé avec lui? Ce ne peut être un mari, ni un père : ce n'est pas non plus un domestique ; à moins que ce ne soit quelque secrétaire, quelqu'intendant.... Si cette femme aimait, n'aurait-elle desiré ne voir qu'une seule fois son amant? Pourquoi le renvoyer avec les mêmes précautions qu'on a prises pour l'amener? Elle se contente donc d'une seule entrevue? A moins qu'elle ne se propose de l'envoyer chercher comme cela de tems en tems suivant sa commodité!..... Mais non, cette femme n'est point une femme sans moeurs ; c'est une victime sacrifiée pour quelque motif..... impénétrable!....

Ainsi réfléchit Francisque ; et tout-à-coup se rappelant l'histoire de ce fameux masque de fer, sous Louis XIV, auquel on a donné tant d'interprétations, il s'arrête à l'idée que la dame inconnue pourrait bien être mariée à quelqu'homme impuissant, et qu'elle desire devenir mère. C'est Francisque qu'on a choisi pour cette oeuvre mystérieuse, il n'y a pas de doute ; et Francisque a été peut-être assez heureux pour remplir le but qu'on s'est proposé. Cette femme est vertueuse, oh, très-vertueuse!... Et comme elle est belle! Quel chef-d'oeuvre de la nature! Cette dame, aux yeux d'un artiste, est le modèle de la perfection!.... Et Francisque ne l'aurait admirée qu'une fois! Il ne la reverrait plus! Non ; elle a fait une trop profonde impression sur son coeur, pour qu'il renonce à l'admirer, à l'adorer. Et s'il est père, Francisque, il l'ignorera donc? Peut-il vivre à présent loin de l'objet qu'il a possédé, et qui, peut-être, va lui donner un titre qu'il a toujours ambitionné, qui est le comble de ses voeux? Non, Francisque n'abandonnera pas sa conquête aussi facilement qu'on l'a cru sans doute. On a voulu se jouer de lui, l'employer comme un instrument qu'on brise quand on n'en a plus besoin : il a trop d'amour à présent ; il prouvera qu'il a de la constance et de la fermeté. Le bonheur a passé devant lui comme un éclair ; il va suivre cet éclair, et tâcher de découvrir sa source. Cette femme si jeune, si belle, qui l'a abreuvé de tant de délices, il l'adore ; oui, c'est pour la vie qu'elle est dans son coeur ; et il la retrouvera, dût-elle aller se cacher au bout du monde! Nouvel exemple que la jouissance accroît l'amour : Francisque ne pense plus à son mariage projeté avec Roselle de Genève ; il renonce à son voyage en France, et ne veut plus s'occuper que de chercher sa belle inconnue. Cependant, si elle est sous la puissance d'un mari, d'un père, d'un tuteur, d'un supérieur quelconque, il est trop délicat pour faire un éclat qui pourrait la perdre. Il ménagera sa réputation, sa vertu, ses intérêts ; il ne veut que la voir, en secret s'il le faut, l'aimer, et le lui dire.

Francisque n'est donc plus un artiste heureux et tranquille ; c'est un amant passionné, fougueux, dont le coeur, la tête, dont toutes les facultés ne sont plus qu'à l'amour. Toutes les passions, assoupies jusqu'alors dans son coeur, se réveillent à-la-fois : leur explosion est terrible ; elle embrâse tout son être ; il brûle!

Cependant il ignore en quel lieu on l'a déposé. L'aurore ne paraît point encore, et un faible crépuscule, qui blanchit le sommet des arbres, annonce seulement le retour de la lumière. Quel est ce bois épais à l'entrée duquel il est descendu? Francisque, qui connaît toute la Savoie, ne se rappelle point ce site obscur et tortueux. Est-il en effet du côté de Genève? A-t-il encore beaucoup de chemin à faire pour regagner son auberge, où la pauvre Perrine meurt sans doute d'inquiétude de n'avoir pas vu rentrer son maître la veille? Il faut attendre qu'il passe quelqu'un, et marcher au hasard pour trouver une route battue.

Francisque fait quelques pas, et bientôt il a le bonheur de rencontrer un pâtre qui va conduire son troupeau sur le sommet du vallon voisin. Cet homme lui apprend qu'il est près du Nant d'Arpennaz, et à deux lieues au plus de Sallenche. Le pâtre a la complaisance de remettre Francisque sur la grande route ; et, dans le desir de faire cesser l'inquiétude de la bonne Perrine, il se rend à la hâte à Chède, où il arrive une heure après le lever du soleil.

Tout était en désordre dans son auberge ; Perrine y avait tenu tout le monde éveillé. Elle pleurait ; elle appelait son cher Francisque, et c'était la première fois qu'il s'était absenté aussi long-tems sans l'en prévenir. Elle le revit enfin, et sa joie éclata. Francisque lui raconta ensuite en particulier l'aventure surprenante qui lui était arrivée ; et Perrine, étonnée, s'écria : C'est donc cela qu'il est venu, hier matin, un particulier qui m'a long-tems questionnée sur vous? Comme il n'y a rien à cacher dans ce qui vous regarde, je lui ai dit, moi, que vous étiez sans parens, sans fortune, peintre et voyageur. Je n'ai pas vu de mystère à cela, d'autant plus qu'il me témoignait s'intéresser beaucoup à vous, et qu'il me promettait de vous faire faire cinq à six portraits à Sallenche, où il a des connaissances. Je l'ai remercié, moi ; et cependant, comme je remarquais de l'affectation dans ses questions, j'ai eu depuis quelqu'inquiétude ; et, cette nuit, on ne m'aurait pas ôté de la tête que cet homme-là vous avait joué quelque mauvais tour. - N'est-ce pas un homme d'environ trente-cinq ans, vêtu d'un habit bleu à galons d'argent? - Oui, monsieur ; habit bleu, galons d'argent, chapeau bordé en argent aussi ; c'est cela même. - C'est mon homme. - Quelques gens de l'auberge, qui l'ont vu me parler, m'ont assuré qu'ils le connaissaient. - Ha, ha! pourrais-tu me faire parler à ces gens de l'auberge? - Volontiers, monsieur.

Perrine descend pour chercher un voyageur et un garçon de l'auberge ; tous deux lui avaient dit connaître l'étranger : le voyageur était parti, et quant au garçon de l'auberge, son maître venait de le renvoyer pour quelque faute : il n'était déjà plus dans la maison ; il était donc impossible que Perrine et Francisque fussent éclairés. Celui-ci, désolé, n'en jure pas moins de chercher toute sa vie la belle inconnue ; mais, comme il était très-fatigué, il se mit au lit, où il dormit jusqu'au soir.

A son réveil, Perrine lui apprit qu'un étranger, qu'elle n'avait point vu, était venu demander de ses nouvelles au maître de l'hôtellerie, et s'informer sur-tout si Francisque était parti, s'il avait l'intention de faire un long séjour à Chède, ou d'en sortir bientôt pour continuer ses voyages? L'hôte avait répondu qu'il ignorait tout cela, et l'étranger s'était retiré. Francisque ne douta point que ce questionneur ne fût envoyé par la belle inconnue : il en conclut qu'on desirait son départ, et il jura de rester ; cependant il se promit d'aller faire de fréquentes excursions du côté de Maglan, dans les environs de Genève, sur les confins de la Savoie, de ne s'arrêter en un mot que lorsqu'il aurait découvert celle à qui son existence entière appartenait maintenant. Francisque avait fixé long-tems le portrait de la dame, il avait vu ensuite sa figure ; et les traits de cette femme charmante étaient tellement gravés dans son coeur, qu'il était en état de les fixer sur la toile. Dès le lendemain matin, il fit d'idée le portrait de l'inconnue, et laissant Perrine à son auberge, il partit dans l'intention de montrer ce portrait à tout le monde, afin que, reconnu par quelqu'un, on pût lui indiquer l'original.

Le voilà donc, monté sur sa mule, qui parcourt les villages, les villes, les champs et les chaumières : par-tout il montre son portrait ; mais, comme il s'éloigne de la baronnie des Echelettes, persuadé qu'on lui a fait faire au moins dix lieues pendant la nuit mystérieuse, il ne rencontre personne qui reconnaisse les traits de l'inconnue. Il revient à Chède pour calmer les inquiétudes de sa bonne Perrine, et repart pour les mêmes recherches. C'est ainsi qu'il passe quinze jours environ à voyager, à revenir, à repartir encore ; et, l'impossibilité du succès irritant ses desirs, il devient ivre d'amour et brûlant de découvrir son amante. Adieu, beaux arts, adieu, bonheur ; Francisque a brisé ses crayons, il n'est plus artiste, il est amant fougueux et passionné. Les yeux fixés sans cesse sur les traits d'Isoline, il savoure la tendresse ; il se rappelle une nuit de bonheur et des torrens de feu circulent, au lieu de sang, dans ses veines desséchées. Il conjure le ciel de le réunir à celle qu'il adore, et son état alarme Perrine, dont les sages avis et les douces remontrances sont inutiles auprès de cet infortuné. Bientôt une fièvre dévorante brûle tout son être : Francisque est mis au lit, et des médecins consultés annoncent à sa bonne gouvernante qu'ils désespèrent de ses jours.

Sur ces entrefaites, Perrine reçoit une lettre de Genève : elle est du père de Roselle, qui s'étonne, qui se fâche même du long retard de son prétendu. On m'a écrit, ajoute cet homme, qu'une liaison vicieuse retient ton maître, et l'empêche de voler auprès de sa prétendue. Je t'avertis, Perrine, que si je ne le vois pas venir d'ici à huit jours, je retire la parole que je lui ai donnée ; je donne à un autre la main de mon Adèle.

Perrine profite d'un moment où Francisque est assez calme pour lui lire cette lettre. Francisque renonce, comme on doit s'en douter, à la main d'Adèle ; il est tout entier à son inconnue. Cependant le père d'Adèle dit qu'on lui a écrit! ....... Qui peut lui avoir écrit? Qui peut avoir noirci Francisque, et calomnié sa conduite aux yeux de ce vieillard? Cela vient sans doute de la belle inconnue ; mais est-ce elle qui veut l'éloigner, presser son départ? Sont-ce plutôt ses surveillans? Serait-ce cet homme qui a enlevé Francisque, a soupé avec lui, et l'a reconduit avec tant de mystère? On redoute donc son séjour à Chède? Et quelle réflexion pour Francisque! si cette inconnue était très-près de lui, il ne serait pas étonnant qu'on lui eût fait faire mille détours pendant la nuit mystérieuse ; cela se voit, se fait en pareil cas. Ouï, on a fait voyager Francisque pour détourner ses soupçons ; et puisqu'on craint de le voir séjourner à Chède, c'est que sans doute le château où il a été conduit est plus près de Chède qu'il ne le pensait.

Ces conjectures, qui raniment l'espoir de Francisque, rafraîchissent son sang, et semblent diminuer la malignité de sa maladie. Il recouvre quelques forces, et dicte lui-même à Perrine une lettre dans laquelle il rend au père d'Adèle sa parole, et lui annonce, avec tous les égards, toute l'honnêteté qu'exige un pareil aveu, qu'il renonce pour jamais à la possession de sa fille.

Cette lettre partie, il est plus tranquille, et son état donne même quelque espoir.

Quelques jours après, une espèce de domestique entre furtivement dans l'auberge, et s'entretient en secret avec l'hôte, qu'il paraît questionner. Perrine se doute du motif qui amène ce domestique ; elle s'approche de lui : Ah, monsieur! lui dit-elle, si vous appartenez à cette belle dame qui a tourné la tête de mon maître, dites-lui qu'elle se fasse connaître ; il l'adore, ce pauvre Francisque, et il meurt, s'il ne la voit, il meurt!......

Le domestique ne lui répond point ; mais on voit qu'il rougit, qu'il est confus, embarrassé, et il se retire. L'hôte apprend à Perrine que cet homme lui faisait en effet des questions sur Francisque, sur la cause qui s'opposait à ses projets de voyage, et le retenait dans sa maison. L'hôte lui avait répondu que Francisque était très-malade, et c'était à ce moment que Perrine était venue l'interrompre. Ce domestique venait de repartir à cheval : impossible de le faire suivre! Perrine vint raconter cet événement à Francisque, qui gémit de n'avoir pas été là. S'il revient, s'écrie-t-il, s'il revient cet agent de celle que j'adore, qu'on ferme les portes, toutes les issues, qu'on me l'amène ici, lié, garotté, s'il le faut. Il rompra le silence, ou il mourra!....

Cette exclamation insensée fit frémir Perrine : cependant elle s'aperçut que, l'espoir entrant peu-à-peu dans le coeur de son maître, sa guérison faisait des progrès rapides : Perrine fut enchantée de cet heureux changement, et elle redoubla de soins pour en hâter le succès. Le desir de recouvrer sa santé pour faire de nouvelles recherches, fut en effet le meilleur médecin de Francisque. Il revint à la vie, ou plutôt à l'amour. Sa passion devint plus forte, et sa raison en parut même un peu aliénée. Quoique faible encore, on lui conseilla de sortir, de faire une légère promenade dans la campagne. Perrine lui donna le bras, et tous deux allèrent s'asseoir au-delà de la rampe de Chède, au bord d'une riche prairie qui bordait un superbe château. Comme il admirait, avec Perrine, pour la première fois depuis son aventure, les beautés des sites qui l'environnaient, Francisque vit passer près de lui une chaise qui paraissait renfermer trois personnes ; un domestique était derrière, et tout cela allait doucement, dans l'intention sans doute de ne faire qu'une simple promenade.

Francisque avait la vue extrêmement faible : il demanda à Perrine si elle connaissait les personnes que contenait cette voiture? Non, lui répondit Perrine ; je n'y vois qu'un vieillard très-âgé, une jeune femme pâle, qui paraît faible, et un homme... Attendez donc? Cet homme... ouï, je le reconnais ; c'est celui qui m'a tant questionnée la veille de votre aventure. Et ce domestique, je le reconnais aussi : c'est le même que j'ai surpris interrogeant notre hôte. - Que dis-tu, Perrine? Grand Dieu! cette femme, serait-ce elle?

Il se lève comme un fou, court à la voiture, reconnaît la belle inconnue ; et, sans penser à ce qu'il fait, il se jette à genoux, en s'écriant : Arrêtez, arrêtez? C'est moi... moi qui vous revois enfin!... - Quel est donc cet insensé? s'écrie à son tour Truguelin qui accompagne le baron des Echelettes et sa femme.

Il dit, lance à Francisque un violent coup de fouet, et fait voler la voiture, qui s'éloigne. Francisque indigné veut courir ; et, les forces lui manquant, il tombe presque sans connaissance. Perrine le secourt, Perrine s'inquiète, s'alarme ; et néanmoins, tout en aidant son maître à s'asseoir, elle suit des yeux la direction que prend la voiture, et la voit au loin traverser un petit pont, et entrer dans les cours du superbe château qui l'avoisine. Perrine communique cette remarque à Francisque, qui oublie bientôt l'injure qu'on lui a faite, pour se livrer à la joie dont l'enivre cette découverte. Eh quoi, dit-il, elle est là, là, si près de moi, tandis que je la cherchais bien loin!..... - A moins, monsieur, qu'elle ne rende une visite aux maîtres de ce château. - Oh! non, non, c'est bien là son domicile ; quelque chose me le dit : eh! tiens, tiens, regarde là-bas, là-bas, sur la terrasse qui est au bout de ce parc, ne la vois-tu pas?... Ouï, la voilà, c'est elle!... Le vieillard lui donne la main ; tous deux entrent dans le vestibule. Un domestique prend les gants et l'épée de cet homme brutal qui l'accompagne. Oh! c'est là qu'elle demeure ; pas de doute, ma pauvre Perrine, pas le moindre doute. Heureux Francisque, tu la verras!... Et toi, misérable qui as osé me frapper, tu me verras aussi!...

Perrine, plus affligée que satisfaite de cette découverte dont elle appréhende les suites, engage Francisque à retourner à Chède ; il veut rester là. Immobile, les yeux fixés sur le parc des Echelettes, il est sans voix comme sans mouvement. Son coeur bat violemment, et c'est la seule preuve qu'il existe. Cependant Perrine voit s'approcher des murs du parc, dans l'intérieur, le même particulier qui a frappé son maître. Truguelin lui crie de loin : Vieille femme, reconduis cet homme à son auberge, et prends soin que l'aurore ne l'y retrouve pas, ou il est mort!......

Truguelin s'éloigne, Perrine frémit ; et Francisque, que cette menace a fait sortir de sa léthargie, en sourit de pitié, en jurant que rien ne l'empêchera de revoir celle qu'il adore. Il est prêt à se précipiter dans le château, à faire des extravagances ; Perrine l'entraîne ; Perrine parvient à le ramener à Chède, où elle le met au lit après avoir un peu calmé ses sens.

Isoline, de son côté, avait reconnu Francisque, et s'était évanouie dans les bras de son vieil époux étonné. Truguelin, en faisant voler la voiture, se hâta de faire au vieillard un roman sur le compte de l'homme qui venait de causer, selon lui, une si belle peur à la baronne. C'est un fou, dit Truguelin, qui, depuis quelque tems, court ces campagnes, et s'imagine reconnaître dans tous les hommes qu'il rencontre, un ennemi qui l'a persécuté. C'est à moi qu'il s'adressait. N'avez-vous pas entendu qu'il disait : Arrêtez, arrêtez ; je vous revois enfin ! Il m'a déjà joué ce tour plusieurs fois ; et, s'il découvre que je demeure chez vous, il est capable de m'y poursuivre. Souffrez, en cas qu'il nous suive des yeux, que je prenne une autre route pour le dépister?

Truguelin voulait éviter, en prenant des détours, que Francisque le vît entrer dans le château ; mais le vieux baron, alarmé de l'évanouissement de sa femme, exigea qu'on la conduisît soudain chez elle. En effet, la pauvre Isoline ne reprit connaissance qu'en entrant dans son château ; mais, pâle, faible, souffrante, elle demanda à se renfermer avec Sophie, et son époux y consentit. Isoline portait, depuis deux mois, dans son sein, un gage de l'amour ; et le même trait qui aliénait la raison de Francisque, était profondément enfoncé dans son coeur. Isoline adorait Francisque depuis son aventure avec lui ; et luttant sans cesse entre le devoir et l'amour, tantôt elle brûlait de le revoir, tantôt elle faisait des voeux pour que le sort ne lui présentât jamais cet homme, dont l'aspect devait couvrir son front d'une rougeur éternelle. Isoline venait de revoir son amant ; et sa raison, ses principes, ainsi que ses forces, l'avaient abandonnée. Truguelin, pour légitimer la faiblesse dans laquelle Isoline était tombée, se hâta d'apprendre au vieux baron qu'il allait devenir père, aveu qu'Isoline n'aurait jamais eu le courage de faire à son époux. Comment! s'écrie le baron transporté de joie, vous croyez, monsieur?... - Ouï, monsieur le baron ; votre épouse porte un gage de votre hymen ; mais est-ce qu'elle ne vous a pas encore appris cela? - Non vraiment, et je m'étonne....... - Elle voulait apparemment vous ménager cette surprise agréable pour une occasion prochaine, pour le jour de votre fête, qui arrive bientôt! Indiscret que je suis! elle va m'en vouloir!....... - Ah, mon cher M. Truguelin! que je suis heureux! je vais donc avoir enfin un héritier de mon nom et de ma fortune! Femme charmante! combien tu vas m'être plus précieuse encore!....... Montons, mon ami, montons chez elle ; que je la serre dans mes bras! que je lui prouve ma joie et ma tendresse.

Le crédule vieillard se rend chez Isoline avec Truguelin, qui se hâte de prévenir sa soeur sur la prétendue indiscrétion qu'il vient de commettre. Isoline se tait, ne répond que par des monosyllabes. Et pendant que le baron prodigue à sa femme toutes les marques d'une tendresse qui afflige et humilie la coupable Isoline, Truguelin se rend sur la terrasse, d'où il aperçoit Francisque qu'il accable de menaces, ainsi qu'on l'a vu plus haut. Ainsi Isoline et Francisque étaient également troublés chacun de leur côté. Ce dernier ne put goûter un moment de repos pendant toute la nuit. Il forma mille projets plus extravagans les uns que les autres ; et, le lendemain matin, il allait sortir sans doute pour se rendre à la baronnie, lorsqu'il vit entrer chez lui un domestique, le même que Perrine avait vu déjà causer avec l'hôte de l'auberge. C'est une lettre qu'on apporte à Francisque : il la décachète, et lit:

"Francisque, vous avez pensé nous perdre hier ; mais heureusement j'ai tout réparé. Vous êtes sans doute un homme d'honneur, et c'est à ce titre que j'attaque votre coeur sensible, que j'invoque votre probité et votre délicatesse. Je vous croyais un simple voyageur, passager ici comme tous les autres, et je ne sais quel motif vous engage à rester à Chède. Votre vue est un supplice pour la beauté qui vous redoute, un obstacle aux projets d'intérêt que son frère avait formés pour son bonheur. Il fallait que l'épouse d'un vieillard devînt mère, pour contenter l'hymen et fixer la fortune. Vous devez m'entendre!.... Et quand on vous choisit pour rendre à une famille honnête ce service signalé, vous vous attachez à détruire votre ouvrage en faisant des extravagances dignes d'un fou! Francisque, pesez bien ces mots : Si vous êtes un honnête homme, vous fuirez ce séjour ; vous rendrez le repos à une femme qui vous a cru digne de sa confiance. Mais si vous persistez à vouloir la voir, à nous tourmenter tous, je suis puissant et très-vindicatif : je vous préviens que je saurai vous forcer au silence, et que votre liberté, votre vie même satisferont mon juste ressentiment.

Fuyez plutôt, Francisque, fuyez ; la beauté vous l'ordonne ; et l'or que le domestique est chargé de vous remettre de sa part, vous prouvera assez son voeu et sa reconnaissance."

Point de signature... Francisque regarde le porteur de cette lettre, qui étale, sur une table devant lui, une somme considérable. Reprenez cet or, lui dit Francisque, et dites à celui qui vous envoie, que l'intérêt n'éteindra jamais le feu de l'amour qui dévore mon coeur. Il ne fallait pas me faire connaître la beauté, ou l'on devait s'attendre à l'effet qu'elle produit sur ce coeur ardent, épris pour la première fois. Quant aux menaces, je les méprise ; elles sont, à mes yeux, aussi viles que l'or avec lequel on se flatte de me corrompre. Je ne prendrai conseil dans tout ceci, que de ma passion. Vous pouvez cependant assurer votre maîtresse, que je me ferai toujours un devoir de consulter ses intérêts, d'obéir à ses moindres ordres. J'éviterai l'éclat, mais je la verrai ; oh! je la verrai ; fût-elle au bout de l'univers, je vous jure que je la verrai.

Francisque cessa de parler ; et ce qui le surprit étrangement, c'est que le domestique parut s'intéresser singulièrement à son sort. Homme infortuné! lui dit le domestique, bien loin de vous blâmer, croyez que je vous plains. Oh! combien de maux vous vous préparez, ainsi qu'à ma bonne maîtresse! Ménagez, ménagez sa sensibilité! elle vous aime, avec cela, la pauvre dame, et elle vous devra le bonheur d'être mère! Jugez de l'intérêt que vous lui inspirez! mais, pour Dieu, ménagez sa réputation ; respectez son amour, et ne vous présentez jamais devant elle. Votre vue la tuerait ; elle en mourrait! Croyez à ce que vous dit le bon Michau, qui vous aime tous deux, et qui ne partagera jamais la férocité de son maître!

Francisque examine Michau. Michau, lui dit-il, brave homme ; c'est donc ainsi qu'on t'appelle? viens dans mes bras, viens, que je presse au moins sur mon coeur un être sensible! A qui es-tu? Tu n'es pas sans doute à cet homme odieux qui m'a déjà maltraité, qui me menace encore? - Pardonnez-moi, monsieur ; je suis justement à monsieur Truguelin. - Truguelin! c'est là le nom de cet homme que j'abhorre? Et comment se nomme ta maîtresse? - Isoline. Elle a été sacrifiée, comme vous le voyez, au vieux baron des Echelettes, honnête homme, si vous voulez, mais âgé!... - J'entends, et je devine maintenant le noeud de cette intrigue. Pauvre Isoline! comment peut-on unir la rose au chêne dépouillé de verdure? Mais l'intérêt!... - Comme dit monsieur ; c'est l'intérêt qui a fait cet hymen, ouvrage de monsieur Truguelin. - Homme odieux! - Monsieur, c'est mon maître ; il m'a élevé; je ne puis rien dire de lui ; mais je n'en serai pas moins l'ami des infortunés ; et c'est à ce titre, que je prie monsieur de me considérer comme le sien. - Tu l'es, Michau ; tu le seras pour la vie! - Monsieur est bien bon. Je prendrai pourtant la liberté de lui répéter ce que je lui ai dit déjà. - Quoi donc? - Retirez-vous, monsieur ; allez voyager : laissez au tems le soin de vous réunir à celle qui vous aime. Qui sait? Monsieur le baron est vieux, et très-infirme ; il peut mourir d'un moment à l'autre : alors vous pourriez obtenir, avec sa fortune, la main de sa veuve, de la mère de votre enfant! - Michau! je vais donc être père! - Il ne faut pas qu'on le sache au moins! Mon Dieu, je babille trop ; mais c'est qu'aussi je m'intéresse tant aux infortunés! Ha çà, donnez-moi une réponse par écrit pour monsieur Truguelin, et gardez qu'il se doute de l'intérêt que vous m'inspirez!...

Francisque écrivit à Truguelin à-peu-près tout ce qu'il avait déjà dit à Michau ; et Michau sortit, en réitérant les conseils de prudence et de fuite qu'il avait déjà donnés à Francisque.

Deux heures après le départ de Michau, Francisque, qui était livré à sa rêverie, vit entrer chez lui Truguelin lui-même. Francisque, encore faible, sentit se ranimer ses forces, pour soutenir la scène qui sans doute allait avoir lieu. Truguelin, son chapeau sur la tête, s'assied : il est pâle, tremblant de rage, et il fixe Francisque avec des regards pleins de courroux. Vous me reconnaissez sans doute, monsieur, lui dit-il? Vous retrouvez en moi l'homme qui vous a enlevé aux travaux de l'artiste, pour vous mettre dans les bras de la beauté. Sans doute alors le rôle que je jouais vous parut vil et méprisable. Eh bien, monsieur, le but qu'avait ce rôle pénible l'ennoblissait à mes yeux, comme il va se trouver estimable aux vôtres. Ma soeur, mariée à un vieillard bizarre, qui stipulait dans son contrat une simple rente viagère pour sa veuve, s'il mourait sans enfans, ne pouvait obtenir de l'hymen un gage qui lui assurât la fortune immense de son époux. Je lui persuadai, pour son bien, de mettre sa confiance en un étranger : ses scrupules, je les levai ; tous les moyens de prudence je les employai. Mon choix tombe sur un étranger sans suite comme sans liaison, qui voyage par amour des arts qu'il chérit uniquement. Aujourd'hui ici, me dis-je ; demain cet homme n'y sera plus. Il emportera mon secret ; il prendra le plaisir qu'il aura goûté comme une de ces nombreuses bonnes fortunes dont les jeunes gens jouissent dans chaque ville qu'ils visitent. Vous servez mes projets ; je vous reconduis avec le même mystère que j'ai employé pour vous amener ; j'ai pensé à tout, en un mot, excepté à la chose la plus dangereuse pour moi, la plus nuisible à mes projets. Pouvais-je en effet m'imaginer que l'amour, qui ordinairement s'éteint avec la jouissance chez les gens de votre âge, commencerait ici avec la jouissance, et se fortifierait par l'absence et la privation de l'objet aimé? Pouvais-je deviner que, berger langoureux, vous soupireriez après une belle inconnue, vos desirs se trouvant satisfaits, et que vous en feriez même une maladie? Je l'avouerai, je croyais connaître le coeur humain ; je m'attribuais de l'expérience, sur-tout en intrigues de ce genre, et, je le vois, je ne suis qu'un enfant en affaires de coeur. Au lieu d'un homme, ami des plaisirs, routiné avec l'intrigue et le libertinage, comme il s'en trouve des milliers dans la société, je me suis adressé justement à l'être le plus rare qu'on puisse y rencontrer. Il m'est précisément tombé sous la main un vertueux jeune homme, un Caton à grands sentimens, fait pour la tendresse, pour la constance, pour toutes ces fadeurs dont on assaisonne nos romans, que tout le monde approuve comme la vertu, et dont personne ne donne l'exemple. En vérité, mon cher, c'est avoir du malheur ; il n'est pas possible de plus mal choisir ; vous en conviendrez vous-même. Si, à votre place, j'avais eu affaire à un homme, là, à ce qui s'appelle un homme, mon projet aurait réussi ; je serais débarrassé de toutes poursuites, délivré de toutes craintes, et ma soeur ne tremblerait pas à tout moment, comme elle le fait depuis qu'elle vous a revu. Cette pauvre femme! je voudrais que vous vissiez les tourmens que vous lui causez! Toujours agitée comme la feuille que fait voltiger le zéphyr, ses yeux sont tournés sans cesse vers les portes de son château. Si l'on sonne à la grille, elle tremble ; si elle aperçoit au loin, dans la campagne, un homme qui ait votre extérieur, elle frémit ; si l'on entre brusquement chez elle, une sueur froide décolore ses traits ; en un mot, elle vous voit par-tout, dans tout, comme un ennemi qu'elle redoute. Mettez-vous à sa place, monsieur ; une femme vertueuse, poussée par de fortes raisons à trahir une fois ses devoirs, peut-elle souffrir la vue de l'homme qui l'a rendue criminelle? Quelle rougeur couvre son front au seul nom de l'homme qu'elle voudrait oublier! c'est bien pis si elle l'aperçoit! et la pauvre Isoline est condamnée, toute sa vie, à ce supplice poignant! La voilà enceinte, elle deviendra mère : son enfant sera là, pour lui rappeler sans cesse, par sa seule présence, par ses traits peut-être, une nuit fatale où l'intérêt a fait taire chez elle la voix impérieuse du devoir! C'est donc bien assez pour Isoline de ce châtiment long et douloureux ; et un homme délicat ne doit-il pas lui en épargner d'autres plus cruels encore! Tel est votre devoir, monsieur : c'est de fuir ; c'est de vous soustraire aux regards de la beauté qui se croit déshonorée par vous ; c'est, en un mot, de mériter, par un abandon généreux, et son estime et sa reconnaissance. J'ai dû venir moi-même vous rappeler à cette conduite de l'honnête homme, puisque ma lettre n'a produit sur vous aucun effet. Parlez à présent, réfutez mes objections, s'il vous est possible de le faire!

Croyez-vous, monsieur, répondit Francisque, que cela soit si difficile? et un seul mot ne doit-il pas vous confondre dans tout ceci? C'est qu'ayant commis vous-même la première faute, vous n'avez pas le droit de blâmer toutes celles qui peuvent devenir les conséquences de la vôtre. Pour le vil motif de l'intérêt, pour vous emparer d'une fortune qui de droit appartient bien à celui qui la possède, vous corrompez, vous séduisez l'innocence ; vous la poussez au vice ; vous la livrez au premier venu, à un étranger dont les moeurs peuvent être dépravées, dont la santé peut être dérangée et nuisible à celle de la femme que vous jetez dans ses bras. Vous faites une espèce d'expérience, qui, si elle n'avait pas réussi dès la première fois, exigeait, pour remplir vos vues, que vous la répétassiez jusqu'à son succès, non avec le même étranger sans doute, mais avec plusieurs autres successivement ; et alors si ce n'est pas là une véritable prostitution, je ne sais plus comment cela s'appelle?... Vous abusez, en un mot, de l'empire que vous paraissez avoir sur votre soeur ; et, lorsque tous vos petits projets sont concertés, vous êtes tout étonné de les voir dérangés par une circonstance que vous n'avez pas prévue! Quel droit avez-vous de régler ma conduite? Est-ce ma faute, si vous m'avez choisir pour nouer votre intrigue? Ne me serais-je pas bien passé que vous me dérangeassiez de mes travaux, pour allumer dans mon coeur une passion qui va me faire renoncer à mes talens, à mes travaux, à tout avancement? Si quelqu'un mérite des reproches ici, n'est-ce pas vous, homme sans honneur, sans principes, comme sans délicatesse? Je ne suis, moi, nullement coupable dans cette affaire ; je n'ai pas même le tort de la séduction, et l'on ne peut me faire un crime de l'adultère : c'est ce que je prouverais à monsieur des Echelettes lui-même, s'il apercevait le lien de paternité qui m'attache à son épouse. Je suis innocent, et aussi pur à mes yeux qu'avant le moment fatal qui m'a jeté dans les bras de la femme d'un autre. Je suis donc vertueux toujours, et libre de mes actions. Mes fautes ne m'ayant mis dans la dépendance de qui que ce soit, je n'ai des ordres ou des conseils à recevoir que de moi. Vous cherchez à m'éloigner, et moi, je veux rester. Je veux rester ici, parce que je m'y plais, parce que j'y respire le même air que respire celle que j'adore. Vous vous étonnez aussi que j'adore Isoline, et cela, parce que mes desirs sont satisfaits ; mais là où commence le bonheur, là doit s'accroître l'attachement ; et l'on n'est pas un Caton, un berger langoureux, pour chérir une femme qui vous fait connaître tous les genres de félicité! C'est ainsi que je pense, monsieur, et je me fais une gloire de cette opinion, qui doit être celle de tous les êtres vertueux. Ainsi, monsieur, j'adore Isoline, je l'adore... de toutes les forces de mon coeur ; la voir, ou du moins la savoir près de moi, voilà mon unique desir : le moment où je m'en éloignerais serait l'instant de ma mort. N'espérez donc pas que je cède à vos sollicitations. Cependant je ménagerai la sensibilité, la délicatesse d'Isoline. Non-seulement je garderai le secret sur son aventure, mais encore j'éviterai de me présenter à son époux, de lui donner le moindre soupçon ; mais je verrai Isoline, je la verrai! je ne me priverai point de ce bonheur! Et si ma présence cause d'abord quelque trouble à cette intéressante personne, mon respect, ma soumission, mon extrême amour, tout vaincra sa répugnance à me voir : elle s'habituera à mes visites, et peut-être répondra-t-elle à ma constance par l'amitié la plus touchante et la mieux méritée. Quant à vous, monsieur, que mes projets contrarient les vôtres malgré l'assurance de ma prudence et de ma délicatesse, cela m'est fort indifférent : vous avez suscité tous ces embarras, vous devez en éprouver seul les regrets : il ne fallait pas commencer sans prévoir les suites ; et ces suites, il n'est pas plus en votre pouvoir de les deviner que de les prévenir.

Truguelin dissimule sa rage : C'est-à-dire, monsieur, répliqua-t-il, que vous vous introduirez, malgré nous tous, dans une maison qu'on veut vous fermer? C'est-à-dire que vous traiterez une femme vertueuse comme un libertin fait de sa maîtresse, sans s'inquiéter si elle approuve ou non la tyrannie dont il use envers elle? Vous la croyez sous votre dépendance, parce qu'elle vous a cédé une fois ; et, suivant les plus faux sophismes, vous prétendez n'être point coupable d'immoralité, de séduction, pas même d'adultère, quoique vous ayez joui de la femme d'un autre? Eh bien, monsieur, en supposant que vous soyez innocent dans le principe, vous allez devenir coupable. Vous savez maintenant qu'Isoline est mariée ; vous savez qu'elle se doit toute à son époux, et vous voulez lui faire une cour assidue comme amant! Vous ne pouvez plus lui baiser seulement la main aujourd'hui, sans être criminel avec connaissance de cause. Vous cherchez maintenant à la séduire, à la corrompre ; et vous vous échafaudez sur une prétendue vertu, sur une fausse moralité! Mes avis, mes offres d'argent, de services, mes prières même, rien ne peut vous éclairer ; eh bien, monsieur, tremblez! tremblez, si vous osez seulement paraître à la baronnie! Vous ne me connaissez pas encore ; vous ne savez pas ce dont je suis capable pour me venger d'un ennemi! Vous l'apprendrez, je vous le dis entre nous deux ; vous le saurez ; entendez-vous, mon cher ami, que vous le saurez?....

Truguelin était pâle ; il serrait ses dents, mordait ses lèvres ; tout en lui dévoilait la rage et la fureur. Il sortit ; et Francisque, révolté, indigné du caractère odieux de cet intrigant, sentit que, pour éviter des malheurs incalculables, il devait user de ruse, s'il voulait voir celle qu'il adorait. Il se rappela que Michau lui avait témoigné de l'intérêt : il résolut de gagner ce domestique par les présens, s'il était nécessaire ; mais il ne connaissait pas le coeur de Michau : il suffisait d'être malheureux, pour mériter son amitié et ses services.

Une autre réflexion ajoutait à l'amour violent que Francisque éprouvait pour Isoline. C'était lui qui la rendait mère!.... Francisque, libre jusqu'alors, et qui ne s'était livré à quelques spéculations de mariage, lien qu'il redoutait, que dans l'espoir d'obtenir un second lui-même, un enfant, Francisque était père, sans être époux ; et quelle femme l'avait rendu père! la plus belle, la plus intéressante de toutes les femmes! Il était fier, Francisque, d'avoir obtenu, d'une personne si accomplie, un gage de l'amour ; et son sort lui paraissait au-dessus de toute félicité. Persuadé néanmoins que Truguelin est un homme méchant et barbare, il se détermine à éviter ses poursuites ; et, dans l'après-midi, ayant appris par Perrine, qu'il a déjà mise aux aguets autour de la baronnie, que Truguelin est sorti avec le vieillard pour une partie de pêche, il se rend au château des Echelettes, et pénètre, sans rencontrer d'autres personnes que des subalternes qui lui sont inconnus, jusqu'à l'appartement d'Isoline.

Quel effroi! quelle honte pour Isoline! Elle aperçoit devant elle l'homme qui l'a rendue coupable, et elle sent qu'elle va être ainsi persécutée toute sa vie par cet homme qu'elle ne peut haïr, mais dont la vue l'humilie, l'importune. Elle jette un cri..... Oh! pardonnez, lui dit Francisque en se précipitant à ses genoux, pardonnez, belle Isoline, à la témérité de ma démarche! Je vous fais horreur, je le vois ; mais je ne puis vivre sans vous voir, sans vous adorer, sans vous le dire!.... - Monsieur! ô monsieur! combien vous devez me mépriser, à présent que vous me connaissez, que vous savez qui je suis!.... Je succombe sous le poids de la honte et du remords! - Isoline! Isoline! que dites-vous? Vous, rougir à mes yeux! vous redouter le mépris de l'homme qui vous adore! Ah! tout ce mépris doit retomber sur l'indigne parent qui a abusé de votre timidité, de votre innocence. Voilà le seul coupable : nous, nous ne sommes que les victimes de l'intrigue et de la fatalité. - Eh quoi, Francisque! vous ne me haïssez pas? vous ne me jugez pas comme ces femmes sans moeurs, sans vertu, qui se font un jeu d'outrager l'honneur, de briser le lien conjugal? Ah! je me suis pourtant, à vos yeux, rangée dans cette classe abjecte, vile, qui déshonore notre sexe, outrage la pudeur, et scandalise l'humanité. Francisque, je suis coupable ; ne me le cachez pas ; dites-le-moi sans cesse ; oui, je suis coupable, bien criminelle ; car je suis mère, et l'enfant que je porte en mon sein est un étranger pour mon époux! - Il ne l'est pas pour moi, Isoline ; et ce titre de père doit vous engager à supporter ma vue, à partager mon amour. Isoline, rentrez en paix avec votre coeur ; il fut égaré par les suggestions d'un perfide : que dis-je? pourquoi donner ce nom à votre frère, quand je lui dois mon bonheur?.... Sans lui, je ne vous connaîtrais pas, Isoline! sans lui, je ne serais ni père, ni amant! - Francisque, retirez-vous ; n'ajoutez pas à ma honte par l'aspect, par les discours de celui qui l'a causée? Ces mots de père, d'amant que vous prononcez, Francisque, les croyez-vous doux à mon oreille, agréables à mon esprit troublé par le remords? Vous m'aimez, dites-vous? eh bien! prouvez-le-moi en me jurant que vous respecterez ma douleur, que jamais vous ne me reverrez? - Femme cruelle! c'est le serment de la haine que tu exiges là! Fuir quelqu'un, c'est le haïr, et je t'adore! Ouï, je brûle! Tant de vertus! tant de pudeur! un caractère angélique! une ame si belle! des traits si touchans! oh, oh, Isoline! comme tout cela accroît le feu qui me dévore! Et je te fuirais, ange du ciel! Jamais, jamais! mes pas suivront toujours tes pas! Mes yeux se fixeront sans cesse sur tes yeux! Je serai par-tout où tu seras! Je serai ton ombre, toi, toi-même, et mon destin suivra ton destin! - Ciel! Francisque! homme barbare! qui t'a donné le droit de me persécuter? Ma faiblesse, ah, je le sens trop! ma faute m'a rendue ton esclave ; je suis ta sujette ; tu dois être mon bourreau, mon oppresseur, mon tyran!...... Ah! pour Dieu ( elle tombe à genoux devant lui ),ouï, au nom de Dieu, de toutes les puissances célestes, méprise-moi, mais ne me traite pas comme unevile créature sur laquelle on a des droits ( elle fond en larmes ).N'abuse pas de ton empire sur une femme coupable! Pardonne-moi ma faute ; pardonne-la-moi, et ne mela fais pas expier par le supplice de voir sans cesse celui qui l'a causée. Cette vue est horrible,insupportable ; c'est la torche des furies qui éclaire mon crime et me le reproche! Francisque,Francisque! vas-t'en ; promets-moi de fuir à jamais, ou je meurs, je meurs là de honte, de remordset de douleur!

Francisque est alors hors de lui ; il relève Isoline, presqu'étendue à ses pieds ; il ne sait ce qu'il veut, ce qu'il desire, ce qu'il doit faire, ce qu'il doit répondre. Il ne peut que s'écrier : Elle me déteste!... elle m'abhorre!..... elle me traite comme un vil séducteur.... comme le plus méprisable des hommes!..... Allons..... eh bien, tu le veux!.... Mais non, non, je ne te fuirai pas ; impossible! C'est exiger que j'expire, que je renonce au jour!.... Mais pourquoi donc faut-il, femme injuste, que ma vue te fasse tant de mal! Manqué-je de respect? Ai-je l'ironie, le reproche à la bouche? et ne vois-tu pas l'estime, l'amour dans toute ma personne?.....

Isoline veut répondre ; mais quelqu'un entre : c'est Sophie, qui reste frappée d'étonnement en reconnaissant Francisque. Celui-ci, au comble de l'égarement, se jette aux pieds de cette femme-de-chambre : Sophie, s'écrie-t-il, Sophie, rends-moi le coeur de ta maîtresse? Je suis un monstre à ses yeux, Sophie ; je meurs, si je n'obtiens qu'elle me pardonne.

Sophie, émue, apprend à Isoline que le baron et Truguelin s'acheminent vers la baronnie. Isoline presse Francisque de sortir ; et, pour l'y déterminer, elle lui jure qu'elle lui pardonne, qu'elle l'aime, qu'elle l'adore ; elle lui promet, en un mot, tout ce qu'il exige, et Francisque se retire après avoir passé, dans le plus court espace de tems, du désespoir à la plus vive alégresse.

Rentré chez lui, Francisque annonce à Perrine qu'il faut quitter cette auberge, pour éviter d'y être en butte aux traits de Truguelin. Perrine, accoutumée d'obéir aux moindres voeux de son maître, consent à tout ; et, dès le lendemain, Francisque va s'établir dans une chaumière chez des bons agriculteurs de la connaissance de Perrine.

Truguelin sut que Francisque avait quitté son auberge ; et, croyant sans doute qu'il avait fui, abandonné le pays, il ne fit pas d'autres recherches. Quelques jours après, Francisque apprend que Truguelin est encore sorti avec le vieux baron, dont la pêche est l'unique plaisir ; il se rend soudain au château des Echelettes, où il ne trouve que Sophie. Sophie veut l'engager à se retirer : elle lui expose que sa maîtresse est indisposée, qu'elle ne veut voir personne. Francisque insiste : il se jette de nouveau aux genoux de cette femme, l'accable de prières, lui ouvre sa bourse, et la comble de bienfaits. Sophie, naturellement très-intéressée, cède, non aux larmes du suppliant, mais à son argent ; elle lui promet de l'aider, de le protéger ; puis elle rentre pour obtenir de sa maîtresse une entrevue. Pendant ce tems, Francisque, les yeux fixés sur le portrait d'Isoline, qu'il a admiré déjà la première nuit qu'il a passée au château, prend son crayon, et se hâte de copier ce tableau enchanteur. Un jeune homme vient le surprendre dans cette occupation. Ne craignez rien, dit-il à Francisque ; remettez-vous, homme estimable et infortuné; je sais tout, Michau m'a tout dit ; et, quoique jeune encore, je prends la plus grande part à votre affliction. - Qui êtes vous, jeune homme sensible et compâtissant? - Je m'appelle Olivier, et suis fils de M. Truguelin. - Vous, grand Dieu! - Que cela ne vous effraie point. S'il ne m'est pas permis de juger le caractère de mon père, je puis vous jurer au moins que le mien est bien opposé au sien. Ma mère, selon toute apparence, fut la victime de ses intrigues, et j'ai été élevé par ma mère ; c'est vous dire assez quels sont mes sentimens.

Francisque embrassa le jeune Olivier, dont les traits annonçaient la candeur et la franchise. Tous deux se firent des confidences mutuelles, et Olivier promit ensuite à Francisque de le servir, de le protéger contre les fureurs de Truguelin, s'il s'y trouvait jamais en butte. Isoline ne voulut point voir Francisque ce jour-là, et ce dernier se retira désespéré.

Un mois entier s'écoula, sans que Francisque pût revoir celle qu'il adorait. Né avec des passions ardentes, trop long-tems assoupies dans son coeur, l'amour chez lui n'était plus un sentiment : c'était un délire, une fièvre brûlante. En l'absence de l'objet aimé, il ne quittait point son portrait : ce portrait, frappant de ressemblance, était sans cesse collé sur ses lèvres desséchées. Quelquefois il s'agenouillait devant ce dessin, et lui adressait des discours tels qu'il les aurait tenus à l'original. Fier avec cela d'aimer la plus belle femme qui fût dans toute la province ; glorieux de tenir d'elle le titre de père, il ne voyait plus son hymen, son époux, son frère cruel ; il ne voyait qu'Isoline et lui-même, unis par la plus forte de toutes les chaînes, et par les plus doux liens de la nature. Jamais la passion n'a été portée plus loin ; jamais elle n'a produit plus d'égaremens.

Cet état douloureux affligeait Perrine ; mais simple et subordonnée à Francisque, elle ne pouvait que lui faire adopter des mesures de prudence : c'était elle qui, d'accord avec Sophie et Olivier, indiquait à son maître les momens où Truguelin, se doutant qu'il était dans les environs, le faisait chercher ou lui tendait des piéges. Francisque, en un mot, était entouré d'êtres sensibles qui veillaient à sa sûreté, tandis que lui ne pouvait qu'aimer!

Isoline, de son côté, combattait sans cesse entre son devoir et sa tendresse. Elle sentait qu'elle chérissait Francisque à qui elle devait le bonheur d'être mère ; et cependant elle était désolée de ce qu'il s'obstinait à rester dans le pays : sa présence, l'idée même de son voisinage, lui étaient importunes. Elle rougissait à son nom seul, et, livrée à ses remords, à la honte que sa vue lui faisait éprouver, elle était incapable de supporter son aspect. La pauvre Isoline ne pouvait que verser des larmes. Car elle ne trouvait personne qui partageât sa douleur. Truguelin la traitait d'enfant ; il était trop intéressé à soutenir son ouvrage : Sophie, gagnée par Francisque, nommait scrupules les remords de sa maîtresse ; et Olivier, ainsi que Michau, attachés sincèrement à Francisque, nourrissaient sans réflexion l'amour d'Isoline, au lieu de lui rappeler ses devoirs : Isoline était la seule qui eût la force de combattre sa passion.

Tandis que Truguelin, dont tout le monde trompait la surveillance, s'imaginait que Francisque avait cédé à ses menaces, le vieux des Echellettes, qui avait donné bonnement dans l'histoire du fou que lui avait racontée son beau-frère, s'applaudissait d'être père. Il obsédait Isoline de caresses, d'éloges, de petits soins, et il mettait de l'ordre dans sa fortune, afin de la laisser sûre et considérable à l'héritier que le ciel lui envoyait.

Cependant Truguelin, appelé à Chambéry pour quelque intrigue secrète qu'il y voulait nouer, quitta le château pour plusieurs mois. Avant de partir, il donna à sa soeur de fortes leçons sur la conduite qu'elle avait à tenir avec Francisque, en cas qu'il se présentât chez elle pendant son absence ; il ordonna aussi à Michau, à Olivier lui-même, la plus grande surveillance ; et, persuadé qu'il serait servi à souhait par ces deux personnes, dont il ignorait l'attachement pour Francisque, il partit seul.

Cette heureuse nouvelle fit un grand plaisir à Francisque, qui, plusieurs fois, se présenta devant Isoline. Isoline allait-elle se promener avec son vieil époux, elle rencontrait toujours Francisque, qui, droit devant elle, avait l'air de passer, mais dont les regards, dont toute l'attitude annonçaient assez l'amour et l'admiration. Quel supplice pour cette femme vertueuse! Elle pâlisait, faisait prendre une autre route au baron, et rentrait chez elle le coeur serré. Monsieur des Echelettes avait besoin d'un peintre en bâtimens pour faire quelques embellissemens à son château ; Francisque, quoiqu'il ignorât ce genre de talent, se présenta ; et le baron dont la vue était affaiblie par les infirmités, l'agréa. Tous les jours Francisque travaillait dans l'intérieur du château, et tous les jours il trouvait le moment de voir Isoline, de lui adresser quelques mots. Tant de constance était pour Isoline une véritable persécution : elle accablait cet amant insensé de reproches ; elle le conjurait d'avoir plus d'égards pour son état de souffrance ; rien ne lui faisait impression : il fallait qu'il vît Isoline, ou bien qu'il mourût de langueur et de désespoir.

Quand ses travaux furent terminés, à son grand regret, et quoiqu'il les eût prolongés le plus long-tems possible, Francisque sentit avec douleur qu'il n'avait plus de moyens de pénétrer dans la baronnie. Il était d'ailleurs connu maintenant du vieux baron, et ses visites lui eussent paru suspectes. Il allait donc être privé de la vue de celle qu'il adorait!..... Sophie lui rendit la vie et le bonheur. Elle persuada à Isoline qu'elle se déferait des importunités de Francisque si elle allait passer quelque tems à la chaumière que Truguelin avait achetée dans la vallée de Chamouny, au pied du Montanvert. Isoline la crut, et prétextant auprès du baron qu'elle avait besoin de changer d'air pour sa santé, elle obtint de lui la permission d'aller se confiner, avec Sophie et Olivier, dans la chaumière de son frère. Un accès de goutte retenait le vieillard chez lui : il laissa partir son épouse, et Isoline ne fut pas long-tems à la chaumière sans y voir arriver Francisque. Qu'on juge de sa douleur! Elle se calma néanmoins peu-à-peu ; et touchée de la constance, ainsi que de la tendresse de son amant, elle y répondit par son indulgence et les plus doux entretiens. L'époque approchait cependant où elle allait devenir mère. Isoline, pressée par les lettres multipliées de son époux, revint à la baronnie ; et Francisque, qui s'en vit encore privé, se livra de nouveau au désespoir qui troublait sa raison lorsqu'il était séparé de son amante.

Le baron, toujours goutteux, ne pouvait faire un pas : il était ennuyé de l'absence de Truguelin : il lui écrivit de revenir le plus promptement possible, s'il voulait assister au moment de la paternité, moment qui ne devait pas tarder de plus de quatre jours.

Le vieillard se trompait sur l'époque des couches d'Isoline ; car, le même soir où il fit partir sa lettre à Truguelin, Isoline mit au monde une jolie petite fille qui combla de joie son époux, ainsi que toute sa maison. Francisque apprend qu'il est père. Glorieux de ce titre sacré, idolâtre des charmes d'Isoline, il ne calcule ni les raisons d'intérêt, ni les convenances sociales, ni les suites de son action, et il forme le projet extravagant de donner son nom à l'enfant nouveau né. Sophie, toujours gagnée par l'or, et Michau, séduit par ses larmes, sont mis tous deux dans ses intérêts. Le lendemain de l'accouchement d'Isoline, monsieur des Echelettes, impotent et goutteux, charge Olivier d'aller tenir l'enfant sur les fonts baptismaux avec Sophie. Il leur donne ses noms, prénoms, tels qu'il desire que la petite les porte ; Michau les accompagne, et tous trois partent pour Servoz avec l'enfant, que Sophie tient dans ses bras. A une demi-lieue de Servoz, une boisson soporifique les endort tous les trois. Francisque qui s'est introduit dans leur auberge, les y laisse dormir, emporte l'enfant, prend avec lui Perrine et son hôte le cultivateur ; puis tous trois se présentent à l'église Saint-Etienne, où le pasteur Archimbaud et le clerc Désetoles, nouvellement installés, ne connaissent pas encore les propriétaires des campagnes qui dépendent de leur cure. Francisque se donne pour le père de l'enfant, et le fait baptiser sous son nom et sous celui d'Isoline, qu'il dit, dans son délire, être veuve du baron des Echelettes.

Francisque revient ensuite à l'auberge où il a laissé Olivier et ses deux confidens. Ils dorment encore ; Francisque attend leur réveil, et leur raconte ensuite ce qu'il vient de faire. Le jeune Olivier, fâché, moins du tour qu'on lui a joué, que du peu de confiance qu'on lui témoigne, adresse à l'insensé les plus violens reproches ; mais Francisque le conjure de lui pardonner cette supercherie à laquelle Olivier n'aurait jamais consenti avant qu'elle fût faite : Sophie et Michau se joignent à lui pour calmer le ressentiment d'Olivier. Olivier s'attendrit, pense qu'en effet il est plus convenable de donner à l'enfant le nom de son père, que de le nommer d'un nom qui lui est étranger ; et le jeune et sensible Olivier promet à son tour le secret. Il revient à la baronnie, et rend l'enfant à sa mère, ainsi qu'à son prétendu père, qu'il trompe, en leur assurant à tous deux que la petite Coelina porte le nom de Carron-Dufour, baron des Echelettes. Olivier était trop jeune pour sentir les conséquences d'un pareil mensonge ; Sophie s'en moquait, et Michau, espèce de philosophe grave et à principes, trouvait que sa conduite était morale, légitime, en ce que l'enfant ne devait pas porter un nom qui ne lui appartenait pas. Cependant Olivier, Sophie et Michau convinrent de nouveau ensemble de ne révéler à qui que ce fût ce secret, moins encore à Truguelin, dont cet événement pouvait détruire par-là suite l'espoir et la fortune. Trois jours après cet événement, Truguelin revint ; et, sûr de ceux qu'il regardait comme ses agens et ses confidens, il ne pensa même pas à vérifier l'acte de naissance de l'enfant.

Dès ce moment, la joie, la sérénité, le bonheur parurent renaître dans la baronnie. Le vieux des Echelettes adorait sa femme, sa fille, et redoublait d'affection pour Truguelin. Isoline, ignorant le véritable nom de Coelina, la nourrissait de son lait, et partageait ses momens entre la tendresse maternelle et l'amitié conjugale. Truguelin, fier d'avoir réussi dans ses projets, croyant bien éloigné de lui Francisque, que tout le monde lui disait absent, félicitait sa soeur de ce qu'elle avait eu le courage de surmonter un moment de honte, pour se fixer à jamais une immense fortune : persuadé qu'un jour l'hymen unirait Coelina à son fils Marcan, il ménageait Isoline, l'accablait de petits soins, et se flattait de mettre le sceau à son ouvrage, en réunissant le jeune cousin et la petite cousine, en les faisant élever ensemble après la mort du vieux baron, qui ne pouvait pas tarder. Sûr ainsi du succès de ces divers projets, ce scélérat se livrait à de nouveaux forfaits, par amour du libertinage, ou par cupidité. Il fit ainsi de fréquens voyages, pendant lesquels Isoline vit souvent en secret Francisque à la chaumière du Montanvert. Ces deux amans jouissaient de l'union de leurs coeurs ; et Isoline, moins timide maintenant, moins honteuse à l'aspect de Francisque, le flattait souvent de lui donner sa main et sa fortune, en cas que la mort lui enlevât son vieil époux, qu'elle estimait et respectait plus qu'elle ne l'aimait. Michau, toujours en course avec son maître, n'était pas souvent témoin de leurs doux entretiens ; c'était Sophie, c'était Olivier qui leur facilitaient les plus tendres entrevues, et qui en partageaient l'agrément.

Un jour, dans les épanchemens de sa tendresse, Isoline, qui voyait déjà un époux dans son amant, l'interrogea sur son état, sur sa naissance : Mon ami, lui dit-elle, tu ne m'as jamais appris quel est ton sort : je sais que tu es artiste, et voilà tout. Daigne m'instruire de tout ce qui te concerne, et sois persuadé que tes secrets ne sortiront point de mon sein, qu'ils n'altéreront jamais, quels qu'ils soient, la tendresse que je t'ai vouée pour la vie. - Isoline, tu vas me connaître, tu vas apprendre les malheurs de mes parens ; et, trop juste pour m'accuser de leurs torts, tu me plaindras ; j'ose croire que tu me plaindras.

"Je suis le fils de l'amour, Isoline, et, comme mon malheureux père, je porte dans mon coeur tous les feux de cette passion si douce et si cruelle. Mais, plus fortuné que lui, s'il fut trompé par l'objet de sa tendresse, j'ai le bonheur d'avoir donné mon coeur à l'objet le plus digne de le posséder. Olympe de Pirlet, ma mère, aima Flonsel-Dufour, et en fut aimée. L'amour les égara ; je fus le fruit de leur intelligence secrète ; mais je naquis six mois après que ma mère, forcée par l'autorité et l'ambition, eut épousé le riche Montlys de Gy. M. de Montlys découvre que je ne suis point son fils ; ma mère apprend qu'il veut m'arracher de ses bras ; elle me confie aux soins de M. Piguet-Dufour, frère de son amant, et cet homme généreux m'élevant comme son fils, moi, à mon tour, je lui donne le nom de père, persuadé qu'il est l'auteur de mes jours. Grancise était mon nom ; j'étais chéri de mon père adoptif, et je voyageais avec lui et un baron de Picolat, qui me comblait aussi d'estime et d'affection. Persuadé toujours, je vous le répète, que j'étais fils de M. Piguet-Dufour, je lui prodiguais ma tendresse et mon respect, deux sentimens qu'il savait bien inspirer. Que de bontés il eut pour moi! que de soins il prit de mon éducation! Tous les talens, il me les donnait ; les maîtres, les objets des sciences, rien ne lui coûtait pour mon instruction. Ainsi j'appris la danse, la musique, la peinture, les langues, tout ce qui fait un homme accompli : pardon de cette expression ; il s'en fallait de beaucoup que je fusse accompli ; mais on me trouvait des dispositions, et je puis avouer, sans être taxé de vanité, que je réussissais assez bien dans tout ce que j'entreprenais. J'aurais été trop heureux, si je n'eusse jamais quitté cet homme respectable ; mais le malheur devait nous séparer, et nous livrer tous deux aux plus vifs regrets.

Un jour.... je me souviendrai long-tems de ce jour fatal...... nous étions en Suisse, dans une auberge du village d'Hospital, chef-lieu de la délicieuse vallée d'Urseren : nous avions passé la journée, mon père adoptif et moi, dans les plus doux entretiens, dans les observations, les promenades sentimentales que font avec tant de délices deux amis de la nature ; nous nous séparons pour nous livrer aux douceurs du repos, et nous nous disons, hélas! sans nous en douter, un adieu éternel!... J'étais couché; un rêve affreux.... Isoline, je n'ai jamais cru aux rêves ; mais écoute celui-ci, et vois s'il ne dut pas me frapper, sur-tout d'après les événemens qui le suivirent.

J'étais sur les bords d'une mer agitée par un orage épouvantable : le désordre des élémens, l'obscurité de la nature, le fracas des rochers que la foudre brisait en éclats, tout agitait mon coeur, tout glaçait mon ame ; et j'étais prêt à tomber de faiblesse, lorsqu'à la clarté d'un éclair lumineux et prolongé, je vis sortir des flots une femme pâle, échevelée, tenant dans ses mains une tête sanglante. Cette furie, échappée de l'enfer, me regarde avec des yeux où se peignent en même-tems la férocité et la tendresse ; elle me crie : Je suis ta mère! les échos d'alentour répètent aussi-tôt à l'envi : Ta mère! ta mère!....

Ce spectre m'effraie ; je veux fuir : une autre femme est à mes côtés : elle me dit doucement, en me montrant la première ombre : Cette femme est ta mère ; cette tête sanglante qu'elle tient, c'est celle de ton père : hélas!... la mégère!... elle a tué ton père!

Et les échos répètent encore : Elle a tué ton père, elle tué ton père!...

Je tombe, et je ne sais comment je me trouve soudain dans les bras de la furie qui me presse contre son sein de ses bras décharnés : ses lèvres livides sont collées sur mes lèvres, et l'odeur la plus infecte sort de sa bouche écumante. Je me débats pour me soustraire à ses horribles caresses : la foudre gronde ; elle tombe en éclats sur la furie, et la précipite dans les enfers d'où elle était sortie. Je me trouve luttant contre les flots ; je nage, je cherche en vain à regagner le rivage où m'appelle la femme que j'ai vue à mes côtés. A la fin, je parviens à me rendre auprès d'elle ; mais, ô douleur! je suis couvert de sang, et ma langue est desséchée dans ma bouche ; je ne puis articuler un mot, et c'est dans cette situation pénible que je me réveille en sursaut....

Isoline! tu dois juger de mon état, après un rêve aussi effrayant ; n'y voyant aucune vraisemblance, je l'attribue aux erreurs de mon esprit, à quelque indisposition, à la chaleur de mon sang, et je cherche à me rendormir ; impossible! Mes yeux ne peuvent plus se fermer ; je vois sans cesse la furie sanglante ; et pour chasser cette image importune, je me mets à ma croisée pour y respirer l'air frais du matin, pour y voir naître l'aurore qui éclaire déjà le sommet des montagnes. Pendant que je rappelle le calme dans mon ame agitée, on frappe à ma porte ; j'ouvre, et.... Dieu, quelle terreur!... je vois entrer une femme, la même que j'ai vue en songe à mes côtés, et qui m'a dit, en me montrant la furie : Elle a tué ton père!...

Est-ce un jeu de mon imagination égarée? Non, ce sont bien les traits de cette femme, ce sont même ses vêtemens. Un trouble subit s'empare de mes sens, et j'ai à peine la force de demander à cette étrangère ce qu'elle me veut. Jeune homme, me dit cette femme d'une voix basse et effrayante, suis-moi, si tu veux recevoir les derniers soupirs de ta mère? - De... ma mère?... - Ouï, de ta malheureuse mère, qui veut te voir avant d'expirer. - Vous me trompez.... M. Dufour?.... - Tu n'es point son fils, mais le fils de son frère infortuné. Il ignore sans doute que ta mère causa les malheurs de sa famille ; et, s'il l'apprend un jour, il te chassera loin de lui. Préviens, Grancise, préviens ce malheur qui t'isolerait dans la nature entière : viens retrouver ta mère, et joins tes efforts aux miens pour la rappeler à la vie prête à lui échapper. - Dieu!... moi quitter mon bienfaiteur! - Il le faut, Grancise ; mais pour un jour seulement ; ce soir ou demain, si tu l'exiges, on te rendra à ce bienfaiteur ; mais tremble qu'il ne découvre les crimes qui ont marqué la vie de tes parens, des siens! ce protecteur peut devenir ton ennemi le plus implacable!... - Dois-je vous croire, vous, vous que je vois pour la première fois? - Eh bien, lis donc, lis ces caractères sanglans, les derniers que ta mère ait eu le courage de tracer.

L'inconnue me remet un billet conçu en ces termes, écrit en effet avec du sang:

Viens, Grancise ; viens, mon fils, adoucir l'horreur de mes derniers momens. Je vais franchir les portes de l'éternité, et mes remords seront moins cuisans si mon fils me ferme les yeux! Garde-toi de parler de tout ceci à M. Dufour! Il me perdrait avec toi.... Suis Andrie, qui t'a nourrie de son lait, et viens consoler ta mère, la coupable, mais infortunée

OLYMPE DE PIRLET, V.e FLONSEL-DUFOUR."

Ces caractères sanglans me font horreur, et ce billet me glace d'effroi. Je fixe cette Andrie, dont les traits me sont apparus en songe ; et craignant de rencontrer aussi sur la figure de ma mère ceux de cette furie que j'ai vue, un nuage couvre mes yeux ; mon coeur bat violemment, je ne sais plus qui je suis, ni où je suis ; je suis incapable en un mot d'assembler deux idées... Andrie profite de mon trouble délirant. Elle me prend par la main, et je la suis sans penser à ce que je fais. Nous sortons ainsi de l'auberge. Une chaise se présente, j'y monte, et le postillon nous fait voler pendant plusieurs heures, sans que j'aie recouvré ma raison.

Nous descendons enfin à la porte d'une maison isolée, sur les bords d'un lac. Andrie, me tenant toujours par la main, congédie le postillon, la voiture, et me fait entrer dans une espèce de salle basse, où je n'aperçois que quelques meubles et un lit dont tous les rideaux sont fermés. Mon coeur bat violemment ; mais mon trouble s'accroît, lorsque j'entends sortir, du fond de ce lit, une voix mourante qui s'écrie faiblement : Est-ce mon fils qu'on m'amène? Est-ce mon cher Grancise qu'on me rend? - Ouï, madame, répond Andrie, le voilà. - Seul? - Seul : nous sommes partis à l'insçu de votre beau-frère.

Andre tire les rideaux de ce lit de douleur, et j'aperçois une tête livide, décharnée, à laquelle, prévenu sans doute, je crois trouver quelque ressemblance avec la furie de mon rêve. Cette femme expirante me tend une main décharnée. Mon fils, me dit-elle, te voilà!... Tu reviens près de ta mère! Que je t'estime d'un si beau dévouement!.... Andrie, fais-le asseoir : tout ceci doit lui causer une bien forte révolution! - Il est vrai, madame, répondis-je..... - Appelle-moi ta mère, mon cher Grancise, appelle-moi ta mère, je le suis, et si tu veux des preuves, tiens, lis ce contrat qui m'unit autrefois à Flonsel, frère de ton bienfaiteur ; vois cet acte de ta naissance qui prouve qu'alors, à l'époque de ce fatal hymen, tu fus reconnu, légitimé par ton père et moi, qui t'avions depuis long-tems obtenu de l'amour. Tu n'étais pas là, Grancise, lorsque nous te rendîmes tes droits à notre héritage ; tu voyageais alors avec M. Dufour, qui t'avait enlevé aux caresses de ton père ; mais nous crûmes devoir légitimer notre enfant, dans l'espoir de le revoir un jour. Tu as quinze ans, Grancise, et ce n'est que depuis hier, que, réussissant enfin dans les recherches que je faisais, ou que je faisais faire, je t'ai découvert dans la vallée d'Urseren! Tu lis ces actes, Grancise? Te voilà convaincu enfin que tu es mon fils!... Hélas! que ne puis-je te rendre ton père!...

J'étais interdit, agité au-delà de toute expression ; je ne pus lui répondre que ces mots : Ouï, ouï, je le vois, je ne suis point le fils de mon bienfaiteur!... - Est-ce qu'il t'a élevé dans l'illusion de sa prétendue paternité? - Il m'avait toujours nommé son fils!... - Il ignore, Grancise, il ignore mon crime qui l'a privé d'un frère, qui a fait mourir de douleur son vieux père! Il t'aurait banni, Grancise : il te rejeterait de son sein s'il l'apprenait un jour!

Je frémis, toujours troublé par mon rêve, et j'ose demander en tremblant à cette femme de quel crime elle veut parler. Elle me répond:

Mon fils, je vais mourir.... La vérité doit éclater en ce fatal moment. Le remords m'accable, m'oppresse ; mais en t'avouant mon forfait, je crois l'expier en partie ; et la honte, la certitude d'être haïe de toi, rien ne peut m'empêcher de te révéler mon atroce conduite. J'épousai M. de Montlys, mon fils, je le trompai ; je portais, dans mon sein, un gage de l'amour que je voulus mettre sur le compte de l'hymen...... Veuve de cet homme respectable, je donne ma main à Flonsel, mon amant et ton père ; égarée depuis par les suggestions perfides d'un intrigant, j'ai massacré Flonsel, mon amant et ton père! Tu frémis!... ouï, j'ai commis ce crime affreux! Errante depuis, de ville en ville, avec l'intrigant qui m'avait rendue coupable, cherchant par-tout, mais inutilement, un fils dont je devais redouter la haine, je suis devenue, à mon tour, la victime du misérable complice de mes égaremens. Ce monstre, égaré par je ne sais quel motif de jalousie, a fait couler dans mes veines un poison dévorant : il me brûle, il éteint ma vie, il va me plonger dans l'éternité, où m'attend sans doute la vengeance céleste!... C'est sur ces entrefaites que j'ai retrouvé Andrie, mon ancienne compagne : elle m'abhorrait, elle me plaint maintenant, et c'est l'effet que doit produire sur toute ame sensible le tableau déchirant du coupable puni. Andrie, bonne amie, je te dois le bonheur de revoir mon fils, dont tu as découvert les traces! O mon Andrie! dis-lui, dis-lui bien qu'il ne m'abandonne qu'après mon dernier soupir. Conjure-le de joindre ses voeux à tes voeux, ses prières aux tiennes pour obtenir mon pardon du Dieu de miséricorde! C'est à moi, à moi seule qu'il se doit tout entier dans ces funestes momens, et sa piété filiale est un devoir qu'il remplira, qui lui méritera les bénédictions du ciel et des hommes!

Olympe cessa de parler, et moi, jeune et faible encore, je ne pus que verser des torrens de larmes. Il pleure, reprit Olympe ; Andrie, je crois qu'il pleure : oh! comme comme son affliction adoucit l'amertume d'une fin cruelle, mais que je n'ai que trop méritée! Misérable Chavannes! complice, auteur de mes excès, séducteur infame! tu causes ma mort : tu jouis sans doute quelque part d'un crime dont ta fuite suspend le châtiment! Il viendra, malheureux, il tombera un jour sur ta tête coupable ; ma fin me prédit la tienne ; elle sera peut-être plus affreuse encore!

J'étais touché, ému, attendri ; je prodiguai mes soins et mes caresses à cette malheureuse femme, et je lui promis, si elle recouvrait la vie, de lui consacrer mes jours. Cette promesse fit couler un baume consolateur dans ses veines dévorées par le poison ; et la sensible Andrie, me prenant à part, acheva de me donner tous les éclaircissemens du fatal secret de ma naissance. Andrie, bonne et généreuse, avait retrouvé, depuis quelques mois, sa maîtresse, dont les crimes s'étaient passés presque sous ses yeux. Les pleurs, les regrets, les remords, les prières d'Olympe, tout avait touché cette bonne femme, qui s'était de nouveau consacrée à son service.

Ne pouvant cependant quitter ma mère, je suppliai Andrie de retourner à mon auberge d'Hospital pour y donner de mes nouvelles à mon bienfaiteur, qui devait mourir d'inquiétude de mon absence. Andrie alla, dès le lendemain matin, à Hospital ; mais, ô douleur! elle n'y trouva plus M. Dufour, et jugeant bien qu'il poursuivait ses voyages, je sentis que j'en étais séparé peut-être pour jamais. Ce malheur m'aurait désespéré, si Andrie, si ma mère elle-même ne m'eussent persuadé que je devais renoncer à l'espoir de rentrer auprès de M. Dufour. Je devais au contraire, selon elles, éviter de le rencontrer, redouter sa haine, s'il apprenait le crime d'Olympe, et le regarder comme perdu à jamais pour moi. Je me rendis à ces raisons ; et, deux jours après, j'eus la douleur de voir expirer ma mère dans les crises les plus violentes, dans les crispations les plus effrayantes. Frappé d'horreur de ce tableau de la destruction d'une femme coupable, je quittai sa maison, et je fus au loin me livrer à mes tristes réflexions. La maison que nous habitions était située sur le bord du lac de Gersan : je courus jusqu'au Rutlin, maison isolée dans un pré, où les premiers libérateurs de la Suisse jurèrent la première confédération. De là, je fus me jeter dans la chapelle de Guillaume-Tell, construite sur le rocher, d'où il trouva moyen de s'échapper, lorsqu'on le conduisait à Kusnacht. Cette partie de pays est couverte de peintures et de sculptures dignes du peuple et du siècle, qui retracent les principaux événemens qui ont rendu la liberté aux Suisses : tout devait y frapper mon attention ; je n'y vis rien, rien que mon songe effrayant, et la cruelle réalité qui en était la suite. Cette femme, que j'avais vue en songe, cette mère, cette épouse coupable, venait d'expirer, et je me trouvais, enfant du crime, la honte, l'effroi sans doute de mon bienfaiteur, aux yeux duquel je devais me soustraire ou rougir, isolé dans la nature, et forcé de cacher mon nom pour éviter de voir réjaillir sur moi l'opprobre du crime de ma mère, qui avait éclaté dans la Savoie, dans toute la Suisse. Cette femme sanguinaire avait elle-même changé de nom, et ce n'était que par la conduite la plus cachée qu'elle s'était soustraite jusqu'alors aux poursuites de la justice. Que devais-je faire?... Revenir à son triste manoir, ou m'en exiler pour jamais!

J'étais flottant entre toutes ces irrésolutions, lorsque je vis accourir vers moi la bonne Andrie, qui, devinant apparemment mon projet, m'avait suivi de loin. Cette femme se jette à mes genoux ; elle me jure une amitié constante ; elle me supplie de lui permettre de m'accompagner par-tout ; elle m'a vu naître ; elle m'a nourri de son lait ; elle me touche..... Je reviens avec elle à la maison du lac de Gersan ; là, après avoir rendu les honneurs funèbres à l'auteur de mes jours, je quittai cette maison que ma mère n'avait que louée depuis quelques mois ; puis, muni d'une somme d'argent assez considérable, héritage honteux peut-être, fruit sans doute du goût d'Olympe pour le jeu, je dis un éternel adieu à ce séjour de douleur, et je pris le nom de Francisque Humber, en même tems qu'Andrie, pour éviter les questions, les soupçons injustes, se fit nommer Perrine. La conduite d'Olympe avait fait du bruit ; ses liaisons étaient suspectes, sur-tout avec ce Chavannes, scélérat reconnu, que les loix poursuivaient ; il était donc nécessaire que nous changeassions de nom. La suite nous prouva que nous avions agi prudemment ; car, quelques-tems après, ce Chavannes arrêté périt sur un échafaud, après avoir avoué qu'il avait empoisonné Olympe ; ce qui fit faire sur cette femme des recherches que nous apprîmes, sans qu'elles pussent nous inquiéter.

Laissons là, Isoline, ces tableaux repoussans, qui prouvent que l'homme vertueux peut naître du crime, et que bien des gens dans la société seraient aussi embarrassés que moi d'avouer leur origine : revenons à moi, ma chère Isoline. Depuis l'époque douloureuse qui m'a séparée de mon bienfaiteur, je me suis livré à la culture des arts ; et tirant parti de ces arts qui ne m'avaient été donnés que pour mon agrément, j'ai eu le bonheur de me faire une petite fortune assez agréable, suffisante sur-tout pour moi, et pour Perrine. J'ai placé très-avantageusement la somme d'argent que j'ai trouvée chez Olympe ; j'y ai joint le fruit de mes épargnes ; et, si je ne suis pas riche, je n'ai pas lieu de craindre ce qu'on appelle la misère à présent, ni dans mes vieux jours. C'est avec ma modique fortune que j'ai voyagé depuis onze ans, que j'ai cultivé la peinture, et satisfait mon goût pour les observations, pour les merveilles de la nature. J'ai vu presque toute l'Europe ; et je revenais ici dans l'espoir de retrouver M. Dufour, mon bienfaiteur, dont je n'appréhende plus le mépris ni le courroux, puisque je sais me suffire à moi-même ; j'allais à Sallenche, dans tout autre lieu de la Savoie, pour tâcher d'avoir de ses nouvelles ; et je serais à présent en France, si je n'avais eu le bonheur de te voir, Isoline, de t'aimer, de t'adorer ; si je ne t'avais consacré, en un mot, mon existence, ma vie entière. Maintenant, Isoline, c'est ici que je me fixe ; c'est par-tout où tu seras qu'on me verra résider : mes pas suivront par-tout tes pas ; et il m'est aussi impossible de cesser de te voir, que de me passer de l'air que je respire. Voilà, Isoline, mes aventures, ma situation, ma fortune, et l'état de mon coeur."

Francisque cessa de parler, et Isoline laissa éclater sa joie. O mon ami! s'écria-t-elle, que ton récit m'a fait de plaisir! Tu ne sais pas, non, tu ne sais pas ce que j'y ai entrevu d'heureux pour nous?.... M. des Echelettes, tu l'ignorais peut-être, est justement le frère aîné de ce M. Dufour qui t'a servi de père. Juge, si je perds un jour mon époux, et si son frère revient, juge, Francisque, combien il sera enchanté de retrouver son cher Grancise, dont il a tant parlé de fois dans ses lettres à M. des Echelettes! Oh! il t'a bien regretté, mon ami, ce bon M. Dufour! Je ne le connais pas, moi ; mais s'il revient enfin, ne sera-t-il pas charmé d'apprendre que c'est toi que j'ai choisi pour époux, pour le successeur de son frère? Nous adopterons alors Coelina ; et la ruse à laquelle on m'a forcée, lui paraîtra moins coupable, puisqu'elle fera le bonheur de son protégé. O mon ami! quel heureux avenir pour nous!

Ainsi s'abusait la pauvre Isoline : elle croyait tous ses projets faciles à exécuter ; mais elle ne connaissait pas son frère ; elle ne savait pas que Truguelin mettrait à sa félicité les obstacles les plus insurmontables. Poursuivons.

Pendant que Truguelin voyageait, Isoline, tout en allaitant sa fille, jouissait de tems en tems des plus doux entretiens avec Francisque, à la masure du Montanvert ; mais, fidèle à la foi conjugale, elle n'y souffrait pas seulement que son amant lui prît la main ; ensorte que Francisque n'avait joui qu'une fois, et dès sa première entrevue, des droits de l'amour. Francisque, de son côté, délicat et vertueux, se renfermait, avec Isoline, dans les bornes du respect ; et le jeune Olivier, témoin de cette estimable retenue, admirait la vertu et la délicatesse de ces deux amans. Truguelin revint, et son retour mit fin au rendez-vous de la chaumière. Quelques mois après, Coelina avait alors un an, M. Dufour, de retour de ses longs voyages, se présenta à son frère avec le petit Stéphany, âgé de trois ans. M. des Echelettes, au comble de la joie de revoir un frère qu'il croyait mort depuis long-tems, lui présenta sa femme, sa fille, et combla, comme l'on sait, M. Dufour de présens et de bienfaits. M. Dufour alla s'établir dans la maison de son père, à Sallenche ; et Truguelin, voyant l'attachement que le vieux baron avait pour ce nouveau venu, ne manqua pas de faire une cour assidue à M. Dufour, quoiqu'intérieurement il craignît de rencontrer un jour en lui un obstacle à ses projets.

De son côté, Francisque, éperdu d'amour, se désespérait de ne plus voir Isoline aussi librement qu'auparavant. Il ne manquait jamais l'occasion de la rencontrer aux églises, aux promenades ; mais, toujours éloigné, toujours tremblant d'être reconnu par Truguelin ou par le vieux baron, il se contentait d'admirer son amante sans pouvoir lui adresser une parole : il est vrai qu'il se dédommageait de cette privation dans les lettres qu'il écrivait à Isoline. Olivier les remettait, et en rapportait les réponses à son ami. Souvent même c'était le bon Michau qui rendait ce service aux deux amans ; et la plus tendre correspondance les consolait de l'impossibilité de se parler.

Cependant Sophie, pour le malheur d'Isoline et de Francisque, s'avisa un jour d'oublier son état et sa condition, au point de devenir amoureuse du jeune Olivier. Cette fille, égarée par cette passion qui n'était pas, à-coup-sûr, payée de retour, s'imagina qu'en rendant un bon office à Truguelin, elle obtiendrait aisément de lui la main de son fils. Voilà donc cette malheureuse qui, dans le dessein d'établir sa fortune sur la perte de Francisque, d'Isoline, de Coelina elle-même, va se jeter aux pieds de Truguelin : Monsieur, lui dit-elle, pardonnerez-vous à une simple fille de service d'avoir osé jeter les yeux sur votre fils? Mais je porte un coeur aussi sensible que tout autre, et l'amour ne connaît point de rangs. - Où tend ce discours, mademoiselle? - Je l'abrégerai, monsieur ; et je vous promettrai de vous rendre un service signalé, si vous daignez me permettre d'espérer la main d'Olivier. - La main d'Olivier!.... L'ai-je bien entendu!.... Mais quel est ce service? - Il est des plus importans, monsieur!... mais je ne puis parler que sûre de votre promesse.

Truguelin, averti par un pressentiment secret que cette fille peut lui être utile, dissimule l'indignation que sa témérité lui inspire ; il la flatte, lui promet tout, et la perfide Sophie lui révèle l'acte de naissance de Coelina, ainsi que les fréquentes entrevues de Francisque avec Isoline. Elle a soin cependant, pour ne charger personne du soupçon de complicité avec Francisque, de dire que ce dernier leur a enlevé l'enfant à main armée, à l'instant de son baptême ; elle arrange son roman si bien, que Michau, Olivier ni elle, ne peuvent paraître suspects aux yeux de Truguelin. Truguelin est furieux ; il court à Saint-Etienne de Servoz ; il demande le registre des baptêmes, et reste frappé d'étonnement en voyant qu'on lui a dit la vérité. En vain il adresse les reproches les plus sanglans au pasteur, au clerc ; en vain il les conjure de rectifier cet acte illégal ; le pasteur et le clerc lui répondent que cela ne leur est plus possible, et que cet acte ne doit être cassé qu'après une procédure éclatante. Cette procédure éclatante, Truguelin est intéressé à l'éviter ; il voit que le mal est sans remède, et revient chez lui désespéré; il sent bien que, si la naissance de Coelina se découvre, le contrat d'Isoline reçoit son exécution à la mort du baron, et que ses intrigues tendent alors à le perdre ; il redoute la vigilance du baron et de M. Dufour ; il redoute l'indiscrétion de Sophie, d'Olivier, de Michau ; il craint l'excès de l'amour de Francisque, qu'il ne croyait pas être si près de lui ; il craint tout, et veut réparer tout par des moyens extrêmes. D'abord, loin de céder aux vues ambitieuses de Sophie, Sophie, par les sourdes menées de Truguelin, disparut bientôt de la baronnie, et l'on n'a jamais su ce qu'elle était devenue. Ensuite, Truguelin s'assura, à ce qu'il crut, par des présens, de la discrétion de Michau ; il fit les menaces les plus fortes à son fils pour le forcer à taire ce qu'il pouvait savoir de cette aventure, et il obtint un ordre pour faire renfermer à jamais le malheureux Francisque.

Tandis que Francisque, arrêté au moment où il y pense le moins, gémit dans un cachot loin de sa bonne Perrine qui meurt de douleur, Isoline, éclairée par Truguelin sur l'acte de baptême de Coelina, déplore la perte de son amant, et l'égarement de sa tendresse qui l'a porté à donner son nom à Coelina. Isoline sait que Francisque est plongé dans une étroite et éternelle prison ; elle ne vit plus ; elle expire sans cesse de regret et d'amour. Elle charge en secret Olivier, qui lui est toujours fidèle, d'aller corrompre à tout prix le concierge de la prison de Francisque ; et pour cela, elle lui donne tous ses diamans. Olivier part pour la Bonneville, où Francisque est détenu. Il s'introduit dans son cachot, lui remet tous les diamans d'Isoline ; et tous deux, après avoir gagné le gardien de cette maison d'arrêt (chose très-facile alors dans cet état despotique où l'argent faisait tout), tous deux, dis-je, sortent, et Francisque se voit libre. Olivier le conjure de renoncer à l'espoir de revoir Isoline. Olivier serre contre son coeur son ami malheureux, et le laisse à Maglan, persuadé qu'il s'est rendu à ses avis ; mais Francisque est père, il est amant ; l'amour, l'infortune ont égaré sa raison ; il préfère l'esclavage, la mort, à la douleur de se voir privé de ce qu'il adore, et il retourne à Chède presque sur les pas d'Olivier. Quelle joie pour Perrine de le revoir! elle en pleure, elle en fait des extravagances ; mais bientôt elle veut éloigner son maître de ces lieux funestes à sa tranquillité, à sa sûreté: impossible! ce que n'a pu faire Olivier, Perrine ne l'obtiendra pas. Elle presse, elle conjure Francisque ; elle le menace de le quitter, de l'abandonner. Francisque ne veut pas s'éloigner ; tout ce qu'il promet, c'est de ne point chercher à pénétrer dans le château ; mais il habitera près d'Isoline ; il verra de loin son asile ; il aura de tems en tems de ses nouvelles par Perrine, par les amis qu'il a dans la baronnie, et il jouira.

Francisque et Perrine vont habiter une petite maison éloignée, du côté qui domine Servoz, et ils espèrent vivre là tranquilles à l'abri des poursuites de leurs persécuteurs. Cependant la fuite de Francisque des prisons de la Bonneville fait du bruit. Truguelin l'apprend ; et ne doutant pas que cet homme qu'il déteste ne soit revenu dans les environs de la baronnie, il en parcourt toutes les chaumières ; il cherche par-tout son ennemi en homme désespéré, décidé à l'immoler, s'il le rencontre. Heureusement pour Francisque, il n'est pas chez lui, lorsque Truguelin s'y présente. Truguelin n'a vu qu'une fois Perrine ; il ne la reconnaît pas ; Perrine se dit habitant seule la maison, et Truguelin se retire. Pendant qu'il cherche ainsi bien loin, il ne se doute guères que son ennemi est tout près de lui. Depuis quelque tems, Francisque, égaré par l'amour, a l'habitude d'aller passer toutes les nuits dans le parc des Echelettes, où il s'introduit en franchissant un petit mur assez bas. Ouï, cet insensé, malgré Perrine, va s'exposer ainsi dans l'intérieur même du parc, sous les fenêtres d'Isoline ; il se hasarde, quand il se voit seul, à l'appeler, à lui adresser quelques mots, et la pauvre Isoline, tremblante d'effroi, n'ose ni lui répondre, ni le renvoyer. C'est Olivier qu'elle charge de ce soin. Olivier va pour engager Francisque à se retirer ; mais Francisque fuit son approche, se cache d'un côté, tandis qu'Olivier le cherche de l'autre dans ce parc vaste et ombragé. En vain Isoline reproche à son amant, dans des lettres remplies de conseils prudens, et sa conduite, et l'excès de sa passion, qui peut la perdre, Francisque ne calcule rien. Il ne pense ni à la fortune de son amie qu'il compromettrait, ni à sa réputation, ni à ses propres dangers ; il ne voit que son amour, ne suit que l'inpulsion de sa passion : il pousse l'égarement jusqu'à desirer même que le vieux baron soit instruit de tout. Alors, se dit-il, il se séparera d'Isoline ; il bannira de chez lui et l'enfant et la mère, et moi, je retrouverai mon amante, je l'emmenerai au bout du monde, et nous serons heureux! Que m'importe la fortune? c'est Isoline que je veux, et je l'aurai!

Il dit, l'insensé; et soudain il écrit au baron : "Monsieur, on vous a trompé; c'est moi qui suis le père de Coelina ; Isoline est mon amante, et je vous la demande : il faut que vous me la rendiez, ou je la dispute les armes à la main, à tous ceux qui voudront m'en priver."

Il signe ce billet extravagant, et l'envoie au vieux baron par un commissionnaire. Le baron est justement accompagné de Truguelin et d'Isoline au moment où on lui apporte ce billet. Isoline jette par hasard les yeux sur la suscription, reconnaît l'écriture de Francisque ; et, redoutant les accès de sa folie, l'infortunée jette un cri, en arrachant ce papier des mains de son époux. Le baron ne l'a pas encore décacheté: il reste frappé d'étonnement, et veut reprendre la lettre ; mais, au même instant, un second commissionnaire arrive : il est chargé de reprendre ce billet avant qu'on l'ait lu. Ainsi Francisque a senti son imprudence aussi-tôt qu'il l'a commise, et il a envoyé à la hâte pour en arrêter les funestes effets. Isoline remet le billet à ce second commissionnaire, qui part, laissant tout le monde confondu. Le vieux baron demande doucement à son épouse le sujet de sa terreur. Isoline balbutie quelques mots d'une indisposition subite ; et Truguelin, qui se doute un peu tard des raisons d'Isoline, se hâte de faire au vieillard crédule un nouveau conte qui le satisfait.

Funeste inconséquence! heureux effet du hasard, qui permit que le baron n'eut pas le tems de lire ce billet! Faisait-il assez d'infortunés!

Cependant, grace aux sollicitations d'Isoline, d'Olivier, de Michau et de Perrine, Francisque s'aperçoit enfin du dérangement de sa raison, et consent à voyager pendant quelque tems, à s'éloigner du foyer d'où jaillit le feu dévorant qui brûle son sang. Il part avec sa bonne Perrine, et reste absent pendant trois années entières. D'abord le changement de climat, la nouveauté des sites et des sociétés parviennent à lui rendre un peu de calme ; mais bientôt le volcan de sa passion fait une nouvelle éruption dans son coeur. Il sent se ranimer son desir ardent de revoir la Savoie, et il tombe consumé par une fièvre que rien ne peut appaiser. C'est dans le délire de ses transports que Perrine consent enfin à retourner, avec lui, à Chède : elle le lui promet ; et, dès ce moment, son sang se rafraîchit, et l'espoir lui rend sa santé. Il se rétablit, et le voilà qui revient à Chède, où il apprend que depuis long-tems Isoline est consumée par une maladie de langueur qui fait désespérer de sa vie. Cette nouvelle le plonge de nouveau dans son antique démence. Il veut voir Isoline, il veut la voir ; rien ne peut arrêter ses pas. Il choisit néanmoins un moment favorable. Truguelin est absent : il est allé à Gy avec son second fils Marcan, jeune homme d'une quinzaine d'années, très-grand et très-fort pour cet âge, et que tout le monde dit être le véritable portrait de son père. On ignore ce qui appelle les Truguelins à Gy, où ils sont allés très-précipitamment, et d'où ils doivent revenir le même jour. Francisque saisit l'instant de leur absence pour se présenter, mais déguisé en pauvre mendiant, chez Isoline, qu'il trouve seule, heureusement pour lui. Insensé! lui dit cette femme effrayée de son aspect, osez-vous encore.... Vous voulez donc absolument ma mort? - Isoline, que dis-tu? Moi, desirer que tu cesses de vivre!... - Voilà pourtant votre ouvrage, malheureux Francisque! Voyez, examinez-moi. Pouvez-vous me reconnaître dans l'état de faiblesse et de marasme où votre fatal amour m'a plongée? - Ah, Dieu!... Quoi, ce serait moi!... Isoline! tes traits, comme ils sont changés! - Accusez-vous, Francisque, de cet état douloureux. C'est vous, ce sont vos persécutions, vos égaremens qui m'ouvrent les portes du trépas. - Non, tu ne mourras pas ; le ciel ne permettra point.... - Le ciel me punit d'avoir manqué à mon devoir. Il m'a liée, pour mon châtiment, au sort d'un homme égaré, furieux, qui me perd, qui se perd lui-même, et pourtant que je ne puis haïr. - Tu m'aimes encore, Isoline! ah! cet aveu me rend toute ma passion. - Que dites-vous?.... Sortez? - Moi, te quitter! - Sortez, vous dis-je ; ignorez vous que mon époux est près de ces lieux, qu'il peut venir à tout moment ici?... J'entends marcher ; je tremble!... - Tu me bannis si-tôt de ta présence! - Eh! tout ici a conjuré ta perte : mon frère..... Il est capable d'attenter à tes jours. - Je saurai le prévenir. - Insensé! quelle menace! devant sa soeur! - Depuis trop long-tems il me persécute, il aura ma vie! - Malheureux! fuyez, fuyez ; vous ne me reverrez jamais. - Isoline! - Je sonne, quelque danger que je coure, je sonne si vous ne vous retirez! - Isoline! - Homme barbare! veux-tu me voir expirer là! - Ah, Dieu!... elle m'abhorre!.... - Ouï, je t'abhorre, comme le plus cruel de mes persécuteurs! - Malheureux! on vient ; nous sommes perdus!

Francisque voit entrer une femme-de-chambre, et la terreur le fait fuir. Il sort, rencontre Olivier étonné, ne lui parle pas ; et, furieux contre Truguelin, il forme le projet de l'attaquer, de lui livrer ses jours, ou de le priver de la vie, pour finir toute persécution. Il sait que Truguelin doit revenir de Gy ; Francisque ne rentre point chez lui ; il court comme un furieux, et s'arrête, accablé de lassitude, au pied de la cascade d'Arpennaz. La vue de cette cascade, qui se précipite d'un rocher dont la cime paraît suspendue dans les airs, fit quelque diversion à sa douleur. Pendant qu'il la considérait, le vent soufflait très-fort ; il repoussait cette cascade à l'endroit où elle venait de quitter le rocher, et la faisait tomber à cent pas au moins hors de sa direction perpendiculaire, où elle se divisait en filets d'eau presque imperceptibles. En jaillissant contre la montagne, ces filets formaient mille petits ruisseaux qui venaient se réunir sur une berge, et se précipitaient ensuite, en faisant plusieurs cascades.

Francisque regardait ce spectacle imposant, et peut-être allait-il insensiblement revenir à des idées plus saines, lorsqu'il aperçut venir de loin Truguelin et son fils Marcan, qu'il voyait pour la première fois. A cette vue, Francisque sent sa rage se ranimer. Il s'enfonce dans le bois d'Arpennaz, et attend ses ennemis dans un petit sentier qu'ils doivent traverser. Truguelin et Marcan entrent à leur tour dans le bois, et s'y asseyent pour se reposer un moment. Il est affreux, dit Truguelin à Marcan, que, depuis trois ans, on n'ait pu arrêter ce misérable Francisque qui s'est échappé des prisons de la Bonneville. - Mon père, répond le jeune homme, vous en voulez donc bien à ce Francisque? - Au point que sa mort seule peut me satisfaire. Mon fils, tu sauras bientôt qu'il possède un secret qui peut me perdre et nous ruiner à jamais, s'il le révèle. - Eh bien, mon père, empêchons-le de parler? - C'est mon projet : je sais qu'il est revenu à Chède. Dès demain, il faut que le poison..... Marcan, il ne te connaît pas : c'est à toi à délivrer ton père, toi-même, de l'ennemi le plus dangereux. - Je ferai, mon père, tout ce qu'il vous plaira. - Excellent caractère! toi seul es digne de m'imiter, de me seconder. Sois donc, dès ce moment, mon ami, plutôt que mon fils ; et hâtons-nous de retourner à Chède pour nous défaire d'un mortel que j'abhorre.

Tu n'iras pas bien loin, monstre, pour le trouver, s'écrie Francisque en paraissant soudain devant Truguelin. - C'est toi, malheureux! tu as entendu... - Tous vos noirs complots. - Eh bien, tu sais donc que je veux t'arracher la vie? Il est un moyen de mériter ta grace : jure-moi de fuir pour jamais ces contrées, et de garder le secret sur.... - Je ne fuirai point, scélérat ; je divulguerai tous tes secrets, et je me ferai un devoir de te perdre. - Songes-tu, imprudent, que nous sommes deux, et que tes jours...... - Défends les tiens!

Francisque dit, et à l'instant il tire sur Truguelin un coup de pistolet qui ne l'attrape point. Truguelin et Marcan se jettent sur l'insensé, qu'ils désarment et terrassent, malgré ses efforts. Pendant que le père et le fils le chargent avec leurs couteaux de chasse, Francisque les mord, les repousse de ses poings vigoureux, et pousse de tristes gémissemens. Truguelin est furieux : il va achever son ennemi ; mais les pas éloignés de quelques voyageurs l'effraient : il s'écrie : Au moins tu ne parleras plus!

Soudain le père et le fils, les genoux sur l'estomac de leur victime, la contiennent ; et Truguelin, à l'aide d'un fer tranchant, arrache la langue de l'infortuné; puis, le laissant baigné dans son sang, il se sauve avec son fils, après s'être tous deux voilé la figure de leurs mouchoirs. Scène horrible, affreuse, que je n'ai pu m'empêcher de tracer, et qui commença la longue suite de maux que souffrit depuis le malheureux Francisque, privé, pour jamais, de l'organe de la parole!...

Tandis que les assassins, blessés eux-mêmes, se sauvent précipitamment, les plaintes lugubres du mourant attirent auprès de lui plusieurs voyageurs, entr'autres quelques guides de la vallée de Cluse, qui portent le malheureux Francisque jusqu'à la chartreuse du Reposoir. Là, tous les soins hospitaliers lui sont prodigués ; mais, comme il ne peut parler, on ne peut tirer de lui aucun éclaircissement sur les motifs de son accident, ni sur les noms de ses assassins. Heureusement aucune de ses blessures n'était mortelle. Il avait seulement le poignet gauche abattu, et il devait rester muet toute sa vie. Lorsqu'il put écrire deux mots de sa main droite, il pria qu'on fût lui chercher sa bonne Perrine. Qu'on juge de la douleur de cette amie sensible, en voyant l'état douloureux de son maître! Elle pleure ; elle s'arrache les cheveux ; elle fait retentir les vallons de ses longs gémissemens. Bientôt Francisque lui apprend, par écrit, les noms de ses assassins. Perrine ne se possède pas ; elle laisse son maître aux soins touchans des vénérables hospitaliers qui l'ont accueilli ; et, sans s'arrêter, sans savoir ce qu'elle fait, elle court jusqu'au château des Echelettes, où elle demande à voir Isoline. La personne à laquelle elle s'adresse est justement le vieux baron : - Qu'avez-vous, mon enfant? - Monsieur, pardon, mille fois pardon ; mais il faut que je parle à madame la baronne. - Que voulez-vous lui dire? - Je n'en sais rien ; mais je veux la voir. - Impossible, mon enfant : mon épouse, souffrante depuis long-tems, est maintenant dans son lit, où elle goûte quelques momens de repos, bien rares, hélas! et bien passagers. Moi-même, vous voyez, je suis presque impotent dans ce fauteuil ; mais vous pouvez m'expliquer..... - Non, non, c'est à elle, à elle seule. O mon Dieu! qu'ils sont féroces, ces Truguelins! Et le ciel ne punira pas de tels monstres!... - Que parlez-vous de M. Truguelin? vous êtes.... - Sa victime, puisqu'il persécute l'homme le plus infortuné! - Quel homme? expliquez-vous? - Je ne le puis, je ne le puis! O monsieur! je vous demande mille pardons!... Les monstres! Oh, de quels scélérats vous êtes entouré!....

Perrine dit, et sort aussi troublée qu'elle est entrée. En vain le vieux baron l'appelle : elle fuit, et revient à la chartreuse, où elle prodigue les plus tendres soins à son malheureux maître.

Truguelin, habitué à faire des romans au crédule baron, lui en fit un sans doute, lorsque monsieur des Echelettes le questionna sur la visite d'une femme éplorée ; mais cette visite inopinée avait frappé de terreur le bon vieillard : il ne voulut plus revoir Truguelin, ni son fils, et leur fit défendre sa porte, contre-tems qui désespéra ces méchans. Ce fut même depuis ce moment, qui l'éloignait des Truguelins, que le vieux baron fit son testament, dans lequel il donna, ainsi que le lui permettaient les loix du pays, l'administration de ses biens, et la tutelle de sa fille, à M. Dufour, son frère : mais revenons à Francisque.

Pendant l'absence de Perrine, on avait remis, pour lui, au supérieur de la chartreuse, une somme d'argent assez considérable, qui lui était donnée par un anonyme. On se rappelle que ce fut le docteur Andrevon qui fit passer au malade de l'hospice, victime de Truguelin et de son fils, l'argent que ces derniers laissèrent chez lui en s'échappant sourdement, et qu'ils nommèrent le salaire des peines du docteur. Perrine pensa que cet argent venait de quelqu'ame sensible au malheur de son maître, et elle le garda. Cependant l'infortuné Francisque se rétablit assez pour pouvoir marcher ; mais il est muet, et totalement défiguré. Ce malheur n'a point éteint l'amour dans son coeur ardent ; mais il lui a donné de l'expérience, de la prudence, et plus de raison. Il sent qu'il a fait la plus haute folie en donnant à Coelina un nom qui peut la priver un jour de l'immense héritage de son père adoptif : il déteste ses extravagances, et conjure le ciel de lui donner des jours, non pour exister, la vie lui est maintenant insupportable, mais pour veiller au bonheur d'Isoline et de Coelina. Isoline! oh! comme il l'adore encore! Mais ne va-t-il pas devenir un objet d'horreur à ses yeux? Oh! sans doute il doit perdre son coeur : elle va le haïr ; il est si changé!...... Cependant Francisque ira s'offrir à ses regards ; il attaquera sa constance, et verra s'il peut se flatter encore d'être aimé. Oh! il le sera, Francisque : c'est pour Isoline qu'il a souffert tant de maux, qu'il en souffrira désormais de plus cuisans encore : c'est Isoline qui a causé ses malheurs ; Isoline y sera sensible ; elle le plaindra ; et, comme son coeur est pur et généreux, elle l'en chérira davantage. Le malheureux Francisque n'a plus qu'Isoline pour lui dans toute la nature! Pour M. Dufour, son ancien protecteur, il s'est bien gardé, depuis le retour de ce frère du baron, de se faire connaître à lui. Francisque sent bien intérieurement qu'il a déshonoré le lit du vieillard ; et si M. Dufour l'apprend jamais, de quelle noire ingratitude il accusera son fils adoptif, ce Grancise qu'il a comblé de tendresse, et qui l'en a récompensé en portant le trouble dans le ménage de son frère! Grancise rougirait trop d'ailleurs d'usurper encore son amitié. Tel est l'effet du remords dans un coeur vertueux. Un vieillard de l'âge de M. Dufour ne peut plus excuser l'amour, et les erreurs de l'amour lui paraissent toujours des crimes. Ainsi pense Francisque : ce n'est donc qu'Isoline qu'il desire voir encore ; il n'y a donc qu'Isoline qui puisse le consoler, partager ses souffrances, et y compâtir.

Francisque (il m'est inutile de dire qu'il ne parle plus maintenant qu'en écrivant), Francisque communique son projet à Perrine, qui, désolée, et presque hors de raison, l'approuve. Francisque et son amie quittent la chartreuse, comblés des preuves d'intérêt et des bienfaits des généreux hospitaliers qui l'habitent, et tous deux reviennent à leur chaumière des environs de Chède, où ils se reposent quelques jours, avant de se présenter à la baronnie.

Cependant Isoline, faible et toujours souffrante, ignore le nouveau malheur arrivé à celui qu'elle adore. Isoline, toujours alitée, abhorrant son frère, sensible aux consolations que lui offre son vieil époux, passe ses jours avec le baron, le jeune Olivier et la petite Coelina, qui compte alors près de six printems. Isoline n'a plus entendu parler de Francisque depuis le jour où elle l'a banni pour jamais de sa présence. Son époux, pour ménager sa sensibilité, lui a caché la visite de Perrine, dont d'ailleurs il n'aurait pu lui dire le motif, puisqu'il ignorait le nom de cette femme, et ce qui l'avait amenée chez lui. Isoline donc se croyait débarrassée des poursuites de son amant, mais elle n'en était pas plus heureuse. Elle adorait secrètement Francisque ; et si le devoir l'avait banni, l'amour le regrettait sans cesse. Tant de constance en effet n'aurait-elle pas touché la femme la plus insensible?

Un jour, jour de deuil et de douleur! Isoline était seule avec sa fille ; Truguelin, éloigné pour quelques heures avec ses deux fils, n'offusquait point sa vue, et le vieux baron écrivait dans son cabinet. Isoline pensait à Francisque, lorsqu'elle vit entrer un homme estropié, défiguré, conduit par une femme qu'elle reconnut pour être Perrine-Andrie. Que vois-je? s'écrie Isoline en fixant le muet! - L'ouvrage des Truguelins, lui répond Perrine. O madame! en cet état reconnaîtrez-vous un malheureux qui fut l'objet de votre affection? - Quoi! - Il a perdu l'organe de la parole, et les barbares l'ont mutilé de la manière la plus cruelle! - O Dieu! ô mon Dieu! quel spectacle affreux!.... Retirez-vous! ôtez-vous!.... Je meurs de douleur et d'horreur!...

Isoline tombe soudain dans un transport violent. Elle accuse son frère, son époux, sa fille, Francisque, toute la nature! Ses cris sont entendus ; on accourt, et le vieux baron lui-même se traîne jusqu'à l'appartement de son épouse, où il reste frappé d'étonnement en y retrouvant la même femme qu'il a vue, accompagnée d'un étranger qu'il ne peut reconnaître, tant il est changé! Qu'est-ce, s'écrie le baron? qu'y a-t-il?

Oh! répond Isoline, oh! oh! qu'on efface ce sang qui rejaillit jusques sur moi! - Isoline!.... - Viennent-ils m'égorger aussi?.... Ce sont eux ; les voilà, le fer à la main! Qu'on les éloigne, qu'on l'entraîne, ou je meurs!....

Le baron interroge Perrine.... Cette femme embarrassée lui répond que son maître est un pauvre mendiant, pour lequel madame a eu bien des bontés : son maître, presqu'égorgé par des brigands, venait implorer la générosité de madame ; et c'est l'aspect de ses blessures qui a plongé madame dans cet égarement.

Le vieux baron entend à peine cet éclaircissement ; il s'empresse auprès de son épouse, et, pendant ce tems, Perrine cherche à entraîner son maître. Francisque se jette au pied du lit de son amante : il baigne de larmes une de ses mains qu'il saisit ; le baron le repousse, et Perrine parvient enfin à l'arracher de ce tableau douloureux.

Pendant qu'elle le ramène, maudissant une imprudence qu'elle a partagée, le mal d'Isoline augmente de la manière la plus effrayante. Elle repousse son époux, sa fille ; elle parle de crimes, de sang, et toujours de sang et d'assassinats. Le vieux baron ne sait quels soupçons former : il interroge Truguelin qui entre. Truguelin, effrayé lui-même, ne sait que répondre : il prie qu'on le laisse seul avec sa soeur, espérant, dit-il, tirer d'elle la vérité. Tout le monde se retire, et Truguelin interroge Isoline. Isoline ne lui répond que le reproche à la bouche, et par des malédictions. Barbare! lui dit-elle, homme féroce, qu'avez-vous fait? Vous avez persécuté l'innocence! vil assassin, vous avez égorgé mon amant! - Paix, Isoline, parlez plus bas. - Plus de ménagemens, monstre! je dirai tout, oui, je dirai tout. Qu'on m'amène l'homme généreux, cet époux sensible que j'ai outragé, trahi par vos lâches conseils ; il apprendra, par ma bouche, que cet enfant n'est pas à lui, que je l'ai déshonoré! Oh! qu'il vienne ; je n'attends plus que cet aveu pour mourir! - Imprudente! voulez-vous nous perdre tous? - Il n'est plus tems de garder le silence ; il faut que la vérité éclate ; il faut que le crime soit puni, et que la vertu soit éclairée. - Mais pensez-vous?.... - Je ne pense qu'à l'excès du malheur qui m'accable! Femme adultère, je brûle de tous les feux de l'amour ; je perds celui que j'adore ; je dois me montrer à tous les yeux vile, méprisable, telle que je suis! - Je saurai calmer tes transports furieux! - Arrache-moi la vie, monstre! un crime de plus peut-il t'arrêter? Donne-moi plutôt ce fer qui a percé mon amant : je saurai, je saurai prévenir tes voeux!

Isoline, égarée, saute en bas de son lit, et veut arracher l'arme que porte Truguelin. Truguelin la prend dans ses bras, la replace sur sa triste couchette, et la menace des plus affreux traitemens, si elle a l'imprudence de révéler ses secrets à son époux. Isoline retombe dans ses transports furieux ; et Truguelin, mourant d'effroi, la quitte pour aller circonvenir le vieux baron, et l'empêcher d'approcher de son épouse.

Le baron, de son côté, entrevoit dans tous ces événemens un mystère qu'on lui a caché. Il traite Truguelin avec la dernière sévérité; et ce dernier, poussé, par un premier crime, à l'excès de tous les crimes, forme le barbare projet de s'assurer de la discrétion de sa soeur par une détention éternelle. D'abord il fait donner à Isoline une boisson dont l'effet est de plonger dans une léthargie, véritable image de la mort. Cette boisson est offerte à Isoline des mains de l'innocent Olivier, qui en ignore l'effet. Ensuite il fait accroire à tout le monde que l'infortunée vient de mourir. Le vieux baron au désespoir se roule sur le corps de son épouse ; on l'en arrache, et soudain un magnifique convoi est ordonné par Truguelin lui-même. Le corps d'Isoline endormi est déposé dans un cercueil ; et, au milieu de la nuit, Truguelin substitue à ce tombeau un autre cercueil absolument pareil, mais chargé de pierres du poids à-peu-près du prétendu cadavre. La véritable tombe est déposée par lui dans un asile secret, et le lendemain le convoi d'Isoline se fait dans la chapelle du château, au milieu de la douleur générale. Truguelin n'avait choisi ni Olivier, ni même Michau pour l'aider dans cette entreprise : son fils Marcan, digne héritier de son odieux caractère, l'avait seul aidé. C'était Marcan qui, feignant une grande douleur, s'était chargé de veiller le cadavre toute la nuit qui précéda l'enterrement ; et pendant que le baron, renfermé, était entouré de tous ses domestiques, de tous ses amis, qui lui prodiguaient leurs consolations, il avait été facile aux deux méchans de substituer un cercueil à celui dans lequel gisait leur victime endormie. Tout leur avait réussi, et le convoi funèbre avait couvert leur crime. On ne sut à quelle cause attribuer la mort prompte d'Isoline, et elle fut généralement regretté.

Cependant Truguelin laisse le vieux baron, Olivier, M. Dufour et Stéphany livrés à la plus profonde douleur. Il monte en voiture avec son fils, sous prétexte d'aller pleurer ailleurs en liberté; et tous deux vont tirer le corps d'Isoline du cercueil et de l'asile secret où ils l'ont déposé. Elle est encore plongée dans sa longue léthargie. Ils lui prodiguent quelques soins ; puis, l'ayant voilée, ils prennent le chemin de leur chaumière du Montanvert. Depuis long-tems, Truguelin n'avait acheté cette chaumière que dans le dessein d'y cacher ses victimes. Cette demeure était en effet très-favorable à ses coupables projets. Elle offrait, au moyen d'une trappe, l'unique entrée que le tems eut laissée aux vastes souterrains de l'antique château de Ranspurg. Ces souterrains avaient, dans des tems reculés, servis déjà de prison à la belle Ildefuse, qu'un jaloux furieux y avait plongée pour avoir aimé le beau Lisberg : Truguelin savait qu'une fois détenu dans ces sombres cavités, il était impossible d'en sortir. C'est là qu'il va renfermer, pour sa vie, la malheureuse Isoline. Il arrive à Chamouny à la pointe du jour ; et sans avoir rencontré le plus léger obstacle, il entre dans la chaumière avec Marcan, Isoline, et en ferme soigneusement la porte sur eux. Truguelin connaît l'effet de son narcotique : il sait qu'Isoline ne tardera pas à recouvrer ses sens : il se hâte en conséquence de la porter jusque dans la haute tour. Là, trouvant une espèce de chambre assez vaste, il y dépose sa victime, laisse auprès d'elle des alimens, des vêtemens, les choses les plus indispensables à la vie, et revient à Chède, après avoir soigneusement fermé la trappe et la porte de la chaumière. On s'étonne que ce scélérat n'ait pas immolé sa soeur sur-le-champ : ce crime lui eût peu coûté, après ceux qu'il avait déjà commis ; mais il ne le fit pas, et la malheureuse Isoline fut condamnée par lui à une détention pire que la mort.

Les Truguelins, revenus à la baronnie, y trouvèrent tout le monde livré aux mêmes regrets. Un événement qu'il aurait dû prévoir, y avait causé un nouveau trouble pendant son absence. Un homme pâle, défait, égaré, s'y était présenté. Cet homme était celui que le baron avait rencontré deux jours avant dans l'appartement de son épouse. Cet infortuné muet avait rempli le château de ses gémissemens : il s'était précipité, dans la chapelle, sur la fausse tombe d'Isoline, et là, Olivier, qui seul le connaissait, avait eu le talent de l'en arracher. Cet inconnu s'était sauvé, au grand étonnement de tous les spectateurs, qui n'avaient pas songé à le retenir, et le jeune Olivier avait assuré à ses amis que c'était vraiment un mendiant qui versait des larmes de regret et de reconnaissance pour les bienfaits qu'il avait reçus en secret d'Isoline. Michau avait appuyé cette fable, et Truguelin, en apprenant ces détails, admira l'esprit et la fidélité d'Olivier et de Michau, qu'il crut très-attachés à ses intérêts. Cependant Truguelin n'était pas tranquille. Il avait encore à redouter l'indiscrétion de Francisque. Il le chercha, et le fit chercher pendant long-tems ; mais ce fut en vain. L'infortuné Francisque, au comble de la douleur d'avoir perdu, causé même la mort d'Isoline, avait cédé aux conseils de Perrine ; tous deux avaient quitté le pays, et voyageaient sans qu'on sût de quel côté ils avaient tourné leurs pas. Ils voyageaient enfin ; ils n'étaient plus en Savoie ; c'en était assez pour rassurer Truguelin : il se persuada que l'insensé, privé du seul objet qui pouvait le fixer près de la baronnie, allait finir ses jours dans quelque climat lointain ; et il s'applaudit avec Marcan, qu'il mit au fait de ses secrets, ainsi que du succès de ses intrigues infernales.

Cependant Isoline, quelques heures après le départ de Truguelin et de Marcan, avait recouvré ses sens ; et, par l'effet salutaire du narcotique qu'elle avait pris sans s'en douter, le calme et la force du corps avaient succédé chez elle au délire et à la faiblesse. Isoline ouvre les yeux, regarde autour d'elle, et ne se trouvant plus dans son lit, frémit d'effroi en fixant les objets qui l'environnent. D'abord elle croit qu'un rêve effrayant occupe ses esprits ; mais elle se lève, mais elle palpe, elle observe, et se convainct que ce qu'elle voit est la triste réalité... Cependant, qui a pu, et comment a-t-on pu la transporter, de son château, dans cette horrible retraite? Elle sort d'un profond sommeil ; elle se rappelle qu'elle s'est endormie. C'est pendant ce sommeil, excité sans doute, qu'on l'a portée dans ces décombres. Et qui? Truguelin! ouï, ce ne peut être que Truguelin : il aura craint de voir divulguer ses secrets, ainsi qu'Isoline l'en a menacé, et il a sacrifié sa soeur pour la forcer au silence. Cependant comment a-t-il fait pour la soustraire à son époux?... Isoline se perd dans ses conjectures, elle y renonce ; elle ne voit plus que sa triste situation, et se livre à toute l'amertume de sa douleur. Elle pleure, elle gémit ; et bientôt, entendant que ses gémissemens sont répétés par l'écho de quelques cavernes, elle frémit d'effroi d'être dévorée par quelques animaux féroces. Isoline tombe à genoux devant le ciel qu'elle entrevoit : elle l'implore, elle appelle son époux, son ami, sa fille, tous ceux qui lui sont chers. Personne ne lui répond, personne! que l'écho des souterrains : quelle affreuse situation!

Isoline voit finir le jour sans toucher aux alimens qui sont déposés près d'elle, et la nuit vient accroître sa douleur et sa terreur. Le sifflement des vents, les cris des Marmottes et des Coqs de bruyères lui paraissent les hurlemens d'animaux féroces : elle se blottit dans un coin, et là, tremblante d'effroi, elle attend le retour du soleil, en versant des torrens de larmes. Elle ignore où elle est, et la pauvre Isoline passe deux jours sans oser sortir de sa triste retraite. Cette infortunée, déjà affaiblie par une longue maladie, tombe enfin, la figure sur la pierre, et elle y attend la mort dans un état d'insensibilité plus cruel que la souffrance même.

Cependant cet instinct qui nous porte à conserver nos jours, lui prescrit de prendre quelque nourriture. Elle se sent plus forte, et se lève pour examiner si elle ne trouvera pas quelque issue favorable à la fuite. L'infortunée descend avec peine dans les souterrains, et ne s'y hasarde qu'autant que la lumière du jour le lui permet. Elle trouve, en bas, des alimens frais qu'on y a déposés, et ne doute pas que l'intention de son bourreau ne soit de veiller sur ses jours dans cette horrible prison. D'abord elle forme le projet de s'y laisser mourir de faim ; mais la religion, et l'espérance, qui en est le doux fruit, la soutiennent : elle prie ; un baume de consolation se répand dans ses veines : une voix intérieure lui crie que le ciel, touché de ses pleurs, la rendra un jour à sa fille, à la société, et elle se résigne.

Isoline, en remontant dans son triste donjon, remarqua des inscriptions gothiques : une d'elles offrait ces mots:

C'est pour l'avoir aimé que je languis dans ces vastes ruines.

Une autre:

O Lisberg! voilà donc le prix de la constance d'Ildefuse!

Isoline vit qu'une autre avait gémi comme elle dans ces cachots, pour le même motif ; et cette espèce de rapprochement avec une infortunée la consola.

Effet bizarre des vicissitudes humaines! Isoline serait peut-être expirée de langueur dans son château ; elle est au comble du malheur, privée de tout, et elle ne peut mourir. Il semble au contraire que son corps se fasse à cette vie captive et douloureuse ; sa santé se rétablit ; elle existe!

Isoline remarquait que, tous les deux jours, on lui apportait de la nourriture ; mais elle ne pouvait voir celui qui prenait ce triste soin. On lui descendait ce dont elle avait besoin, par une fente de rocher ; et, quelque question qu'elle fît, on ne lui répondait jamais. C'était en effet Marcan ou Truguelin lui-même, et, pendant leurs voyages fréquens, un de leurs agens, qui venaient régulièrement à la chaumière, et jetait des provisions par un chemin pratiqué sur les ruines, et qu'eux seuls connaissaient.

Isoline passa huit années entières de cette manière, ne manquant de rien, mais enfermée, ne voyant personne, et sans espoir, malgré ses recherches, de trouver jamais une issue pour sortir de sa prison. Elle avait vu cependant une fois son bourreau dans cet intervalle.

Truguelin et Marcan, après une époque dont je parlerai plus bas, s'étaient retirés dans la chaumière de Chamouny, sans doute pour y veiller de plus près sur Isoline. Ils y étaient fixés, sauf quelques voyages qu'ils faisaient de tems en tems pour tenter de nouvelles intrigues. Isoline, ignorant toujours en quel coin de la terre elle était reléguée, ne se doutait pas que son persécuteur demeurât si près d'elle. Un jour que, suivant sa coutume, elle parcourait les souterrains, elle fut frappée d'un bruit singulier qu'elle entendit au bout d'un carrefour. Elle y court, et trouve, qui, grand Dieu! Truguelin lui-même enterrant de ses propres mains un homme qu'il vient d'assassiner sans doute. Il est seul, éclairé uniquement par deux torches qui brûlent contre un mur. Truguelin pâlit en reconnaissant Isoline. Est-ce bien toi? lui crie cette femme éplorée, bourreau de ta famille? est-ce toi qui viens de commettre un nouveau forfait? quel est ce cadavre?...... Ciel, Olivier! - Ouï, madame, ouï, c'est Olivier lui-même que je viens de punir d'avoir manqué à son père! Ici repose Emmelie qui a mérité comme lui la mort, et là, là, je vais creuser un tombeau pour toi-même, si tu excites ma fureur! - Malheureux!... la mort, la mort..... ou la liberté!.....

Truguelin, hors de lui, pousse rudement Isoline, qui se jette sur lui pour lui arracher l'arme sanglante avec laquelle il vient de frapper Olivier. Isoline tombe sans connaissance ; et, quand elle recouvre ses sens, elle se trouve seule, seule encore! Truguelin n'est plus là: elle ignore de quel côté il s'est échappé. La pauvre Isoline fait retentir les voûtes de ses cris ; et lassée de fatiguer les échos des souterrains, elle remonte dans son asile, où elle se livre aux plus cruelles réflexions. Quelques jours après elle vint prier auprès du tombeau d'Olivier, sur la pierre qui couvrait la malheureuse Emmelie, et depuis elle ne revit plus les Truguelins, ni qui que ce fût.

Au bout de huit ans, Isoline s'aperçut qu'on ne lui apportait plus de vêtemens, plus de nourriture. L'effroi s'empara de son coeur ; elle avait l'habitude de vivre, et elle s'était résignée à sa triste situation. Isoline attend ; quelques jours se passent, personne! elle espère encore : elle est totalement oubliée, condamnée apparemment à mourir de faim. Tel est sans doute l'arrêt qu'elle doit subir : les barbares ont mis un terme à ses jours ; il faut qu'elle meure!........ Accablée de douleur et de besoin, elle tombe sur la pierre, et prie l'être éternel de bénir ses derniers momens...... Une Aigle fond près d'elle, et dépose ses oeufs à ses côtés. La faim presse Isoline : elle mange un de ces oeufs, et soudain, flattée du goût de cet aliment, elle sent l'espoir renaître en son coeur. Elle avait eu l'art d'apprivoiser cet oiseau qui la connaissait. Tous les jours il descendait dans son asile, et souffrait même qu'elle le flattât de la main. Aujourd'hui cet oiseau farouche la nourrit, lui livre l'espoir de sa génération, et sans doute ce bonheur est un bienfait du ciel. Isoline, qui jusqu'alors n'avait prêté aucune attention aux oeufs que de nombreux oiseaux faisaient éclore dans tous les coins des vastes débris qu'elle habitait, sentit le prix de cette nourriture céleste, et, dès ce moment, elle ne vécut que de cet aliment, et de l'eau d'une source limpide qui coulait dans le creux des rochers, et qui, jusqu'alors l'avait désaltérée.

Pour concevoir cet abandon dans lequel on laissa Isoline, il faut se rappeler ce qu'on a déjà lu dans le cours de cette histoire. Truguelin était tombé dangereusement malade dans la chaumière où il vivait avec Marcan, et Amelina femme de Marcan. Pendant les premiers jours de cette maladie terrible, Marcan oublia de porter des alimens à Isoline. Il s'en ressouvint trop tard ; et, persuadé alors que cette infortunée était morte de faim, il n'y pensa plus. D'ailleurs, Truguelin était en léthargie, son fils le croyait mort. Le jeune homme vendit la chaumière à un paysan, qui, comme l'on sait, la céda à Francisque ; et, lorsque Truguelin revint à la vie, quelque reproche qu'il fît à son fils, il ne douta pas plus que Marcan qu'Isoline n'existait plus ; et, entraînés par d'autres affaires, ils se consolèrent aisément tous deux de cette mort, ainsi que de la vente d'une masure.

Ainsi vécut Isoline, sonnant du cor, agitant une cloche pour fixer l'attention des voyageurs, jusqu'à l'heureuse époque où Coelina et Michau la retrouvèrent et la rendirent à la liberté, à sa fille, à son amant. Pendant sa longue détention, il s'était passé bien des événemens au château des Echelettes.

Le vieux baron, frappé de la mort d'une épouse qu'il adorait, ne lui survécut qu'un an. Il mourut dans les bras de M. Dufour, et dans ceux des Truguelins et du jeune Olivier. Monsieur des Echelettes, toujours persuadé, quoiqu'il n'en eût parlé à personne, que Truguelin avait compromis son épouse dans quelqu'affaire qui avait hâté la mort de cette femme infortunée, avait interdit sa porte à cet homme, qu'il ne pouvait plus souffrir. Truguelin avait toujours son domicile à la baronnie ; mais il n'y voyait point le baron ; et ce ne fut qu'à l'époque de la mort de ce dernier, qu'il fit l'hypocrite, et obtint la permission de le voir à ses derniers momens. Monsieur des Echelettes recommanda Coelina à M. Dufour. Mon frère, lui dit-il, si j'ai pris soin de ta fortune, si je t'ai rendu quelques services, voilà le moment de me prouver ta reconnaissance : sers de père à cette enfant d'une femme adorée : tiens-lui lieu d'une mère qu'elle a perdue trop jeune, hélas! gouverne ses biens en tuteur délicat ; et, quand tu l'établiras, fais choix, pour son époux, d'un homme qui lui plaise, et dont les moeurs, ainsi que la réputation, ne puissent pas faire rougir mes mânes dans mon tombeau. Mon cher frère, je te laisse, je te confie ma Coelina ; je vais rejoindre, plus tranquille, ma chère Isoline ; je meurs satisfait.

Après la mort de cet homme, respectable, mais d'un caractère peu intéressant, M. Dufour prit chez lui la jeune Coelina, et l'éleva comme sa nièce, comme l'héritière d'une immense fortune. Les Truguelins ne manquèrent pas de faire une cour assidue à M. Dufour, qui, sachant qu'ils étaient peu fortunés (ils ne vivaient que d'intrigues), les acabla de présens, et imprima dans le coeur de Coelina du respect pour son oncle et de l'amitié pour son cousin ; mais on a vu qu'élevée avec Stéphany, Coelina s'était livrée à l'amour plus qu'à tout autre sentiment.

Cependant Francisque, voyageant toujours, apprit, par des correspondans fidèles, que sa fille était livrée aux soins du frère du baron. Francisque, mûri par le malheur, par l'âge et l'expérience, sentit de quelle importance il était pour la fortune de cette enfant que le secret de sa naissance ne fût jamais dévoilé. Il maudit de nouveau les égaremens de sa passion ; mais il n'était plus tems ; le mal était fait, et il fallait une extrême prudence pour en prévenir les suites funestes. Plus calme, plus sensé, il revint en Savoie, où il se fixa, non loin de Sallenche, où sa fille était élevée. Prudent et réservé, il ne sortait jamais que lorsque les Truguelins étaient en voyages. Ceux-ci déploraient la perte d'Olivier, qu'ils disaient mort d'un accident funeste : ainsi Francisque avait perdu tous ses amis ; car Michau, retourné en Suisse, avait été envoyé au service de la France ; et Francisque n'avait plus, pour se consoler de ses maux, que le portrait, les lettres, les bijoux et le souvenir d'Isoline. Perrine-Andrie, charmée du changement heureux qui s'était opéré dans l'esprit de son maître, lui tenait fidèle compagnie, et la constance de son amitié était à toute épreuve. Francisque donc, profitant des momens où les Truguelins étaient absens, cherchait les occasions de voir sa fille en secret. Coelina lui rappelait les traits d'Isoline, et nourrissait ainsi son amour. Souvent, et par un effet de ses malheurs, de la violence de ses passions, sa raison s'aliénait ; il fallait, dans ces momens-là, que Perrine lui procurât la vue de Coelina : alors sa tête se calmait, et il recouvrait sa raison. Ainsi, et pour jouir des lieux où il avait eu de si tendres entretiens avec Isoline, il avait acheté la chaumière du Montanvert, dont les souterrains l'intéressaient fort peu, et où il ne se croyait pas si près de son Isoline. Ainsi il était venu, déguisé en mendiant, implorer un asile dans la maison de M. Dufour, afin d'y voir sa fille plus fréquemment et de plus près.

Francisque, connaissant la sévérité des principes de M. Dufour, se gardait bien de lui découvrir qu'il était ce jeune Grancise, élevé par lui jusqu'à l'âge de quinze ans. Il avait appris que M. Dufour connaissait le crime d'Olympe sur le malheureux Flonsel. Il craignait de se rendre odieux au vieillard, en lui dévoilant qu'il était ce fils de l'assassin de son frère. En second lieu, si sa liaison avec Isoline venait à se découvrir, il redoutait le reproche d'ingratitude, de séduction, de la part d'un homme austère, peu fait pour apprécier la passion de l'amour. Il était donc intéressé à se voiler à ses yeux, et voyait naître avec plaisir la tendresse réciproque de Coelina et de Stéphany, dans l'espoir qu'unis un jour, le secret de la naissance de Coelina ne pouvait plus la priver de l'immense fortune du baron, dont son époux serait alors l'héritier légitime ; ce qui reviendrait au même.

De son côté, Truguelin, qui n'entendait plus parler de Francisque, ménageait pour son fils, séparé d'Amélina, contre laquelle on aurait invoqué le divorce en cas de besoin, la main et la fortune de Coelina. C'était pour cette fortune immense qu'il avait accumulé intrigue sur intrigue, crime sur crime. Malheureusement le vieux baron ne lui avait pas donné la tutelle de Coelina, ce qui l'aurait mis plus à son aise ; mais il n'en espérait pas moins obtenir l'aveu de M. Dufour pour unir l'héritière à Marcan, et il s'était insinué dans sa confiance au point que le misanthrope M. Dufour le regardait comme le plus honnête homme du monde. Truguelin voyait cependant que Coelina et Stéphany s'aimaient ; et c'était pour prévenir les suites de cette intelligence, qu'il était venu se fixer décidément chez M. Dufour, avec son fils, après deux ans d'absence. Tout allait bien pour les Truguelins ; mais quels obstacles imprévus ils rencontrent! D'abord, le docteur Andrevon, dont ils redoutent l'indiscrétion à l'occasion de leur affaire de la cascade d'Arpennaz! Et puis, ce qui est bien pis pour eux, ce Francisque Humber, qu'ils trouvent là, établi chez M. Dufour, faisant sa partie d'échecs. Cet homme, qu'ils croyent bien loin, ils le rencontrent au moment où ils vont frapper le dernier coup qu'ils ont tant préparé! Leur rage alors se renouvelle. Ils montent de nuit chez le faux indigent, et veulent l'éloigner à prix d'or, ou l'assassiner. Ils choisissent le moment où, chassé par M. Dufour, ce malheureux Francisque va rejoindre sa chaumière. Ils l'attaquent, le blessent de nouveau, croyant l'immoler ; mais le bruit de quelques voyageurs les forcent à fuir, et Chrystin ramène Francisque, blessé, chez M. Dufour, qui l'accueille de nouveau.

Ils tremblent que leur ennemi ne parle, ne révèle leurs forfaits ; ils osent même l'interpeller devant M. Dufour, et voient avec plaisir que, par un motif de prudence dont ils ne sont pas dupes, Francisque feint de ne pas les connaître, et ne les charge en rien. C'est ce qu'ils demandent. Alors ils tournent toute leur rage sur Stéphany, qu'ils savent prêt à épouser Coelina ; et, voyant qu'ils ont perdu tout le fruit de leurs crimes, ils perdent eux-mêmes Coelina, en divulguant un secret qui a tant coûté à Francisque pour le garder. Francisque! quel touchant modèle de tendresse paternelle! que de persécutions de tout genre il éprouve! que de maux il souffre! et tout cela pour le bonheur de sa fille ; pour réparer une imprudence, et conserver à Coelina et sa fortune et la main de celui qu'elle aime! Est-il un homme capable de tant de persévérance, de tant de soumission, de tant de dissimulation avec ses plus mortels ennemis? Ah! pour offrir ces sublimes vertus, il faut être père, et père bien tendre.

Cependant Francisque a su, par Michau qu'il a retrouvé dans ses montagnes, tous les crimes qu'ont commis les Truguelins, excepté la longue détention d'Isoline ; et il faut que Francisque flatte encore, pour ainsi dire, ces monstres, pour qu'ils ne perdent pas Coelina! C'est ce qui arrive, malgré toute sa prudence. Les Truguelins divulguent tout, et ne demandent Coelina, après avoir fait rompre son mariage, que pour la punir sans doute de les avoir dédaignés, pour la rejoindre peut-être à sa malheureuse mère. Quel tissu d'horreurs! et quelle nuit fatale que celle où Francisque a vu pour la première fois Isoline! Il avait bien raison, ce pauvre Francisque, de dire à Coelina qu'à minuit, et pour quelques momens de félicité, avait commencé son malheur éternel.

Chapitre 3

La lecture du cahier de Francisque excita le vif intérêt de tous nos amis réunis autour du lit de ce père infortuné. Le docteur, frère Ange, Olivia, Coelina et Stéphany examinaient sur-tout avec attendrissement la pantomime énergique de M. Dufour, qui versait un torrent de larmes en fixant le moribond. Eh quoi, s'écria M. Dufour, mon cher Grancise, c'est toi! c'était toi que je possédais près de moi ; toi que j'avais perdu si jeune, que j'avais tant regretté; et je n'ai pu te reconnaître! c'était là cet enfant de mon frère, de la coupable Olympe, ce jeune Grancise que j'avais adopté, qui me tenait lieu de tout, et dont la perte devait causer tous mes malheurs! Il me semble encore le voir, voyageant avec moi, faire briller toutes les graces de la jeunesse, toutes les vertus, tous les talens de l'âge mûr..... Il revient, et c'est moi, moi qui le persécute, moi qui le plonge dans une mer d'infortune! M'aurait-on jamais persuadé que ses malheurs un jour devaient être mon ouvrage!.... Mais aussi, pourquoi s'est-il caché de moi? quel faux préjugé l'a fait céler son nom et me cacher les rapports qu'il avait avec moi? Il m'a donc cru bien vain, bien orgueilleux, bien méchant!.... Docteur, mon cher Andrevon, mon bon, mon tendre ami, me serais-je méconnu jusqu'à présent? serais-je en effet un égoïste au lieu d'un philosophe? me laisserais-je dominer par ces vieilles erreurs, par ces sots préjugés, qui font le tourment de la société? Vous me l'avez tous prouvé par votre conduite dissimulée. Oh! combien vous devez me haïr, me mépriser! moi, à mon âge, avec mes principes, mon coeur qui est bon ; oh! il est bon, mon coeur!.... je suis l'effroi de mes amis, le persécuteur de l'innocence, de mon fils adoptif, le complice de leurs tyrans ; je me suis ligué contr'eux avec les plus vils scélérats de la terre! Les Truguelins avaient commencé leurs mal heur ; je me lie avec les Truguelins ; je sers leur haine, leur vengeance ; je deviens leur ami pour ainsi dire, et j'éloigne de moi tous mes enfans!... O mon ami! combien ils sont faux les calculs de la philosophie, quand ils sont appuyés sur les prétendues convenances sociales, sur un prétendu point d'honneur! Le bonheur de nos semblables, voilà quel doit être le véritable honneur, la seule convenance, l'unique tâche, le plus saint devoir de l'homme de bien. Je me suis cru un sage misanthrope, et je n'étais que l'ennemi de l'humanité, ô mon cher Andrevon!... Et vous, vous, docteur, vous, homme sensible, généreux, respectable, quel rôle vous avez joué dans tout ceci! Quel ami, quel ami vous êtes! - Monsieur, je n'ai fait que mon devoir. - Eh! que n'ai-je fait le mien! Ah, docteur! combien votre exemple me fait rougir de mes torts! Mes enfans, mon cher Grancise, avaient perdu un père ; ils ont retrouvé en vous un père, un protecteur, un appui ; leur bonheur, le mien, sont votre ouvrage, et nous vous devons tous une reconnaissance éternelle..... Grancise, mon cher fils, reviens à toi ; vois ces bras ouverts, ces larmes de repentir qui coulent de mes yeux charmés de te revoir. O Grancise! si tu t'étais fait connaître à moi plutôt, tu serais heureux depuis long-tems, et nous n'aurions pas aujourd'hui à gémir sur tes maux, qui sont mon ouvrage!....

M. Dufour serrait le moribond contre son coeur : celui-ci ouvrit les yeux ; il parut sensible aux marques d'attachement de son bienfaiteur ; et tout le monde embrassa M. Dufour, qui, honteux d'un attachement qu'il sentait ne pas mériter, voulut un moment repousser les témoignages de la tendresse générale. Il confondit bientôt ses bras dans ceux de tous ses amis, et ce moment d'effusion dédommagea nos héros de toutes leurs infortunes. On parla ensuite des crimes de Truguelin ; mais ce sujet était tellement épuisé, l'indignation était si forte, que les expressions manquaient à tout le monde pour l'exprimer. On convint qu'un modèle de tant de scélératesse était heureusement très-rare dans la société; mais qu'il ne pouvait que trop se rencontrer dans un état despotisque, dont le gouvernement tombé en désuétude, est aussi languissant que les moeurs sont corrompues, où tout s'expie, tout se rachète avec de l'or, où les grands crimes en un mot sont moins poursuivis que les petits délits. Lorsque l'autorité des gouvernans est montée à son comble, lorsqu'ils peuvent tout faire, leurs agens subalternes font tout à leur tour, et l'ambition ainsi que la cupidité étant les seuls mobiles des actions des hommes, c'est à qui briguera l'or et la faveur : l'or, on l'attire à soi par tous les moyens possibles, et l'or menant à la faveur, on n'est plus délicat sur les moyens qu'on emploie pour s'avancer. C'est ce qu'avait senti Truguelin : puisant à longs traits dans la caisse du baron des Echelettes dont il gérait les biens plus que lui-même, passionné pour l'intrigue et le libertinage, il s'était fait des amis dans la classe des grands corrompus ; il obtenait des ordres d'exil, des saufs-conduits ; il comblait une des balances de Thémis, et il réussissait ; mais tout cela ne pouvait se faire que tant que ses crimes étaient cachés dans l'ombre. Une fois éclatans, la voix publique, la nécessité de faire un exemple, exigeaient son châtiment. On parlait sourdement de ses crimes ; mais il fallait des preuves authentiques pour l'en punir ; et il en était de lui, comme de ces fameux voleurs de Londres qu'on ne peut arrêter qu'en les prenant sur le fait, quoique tout le monde les connaisse pour tels, quoiqu'on vous avertisse même d'éviter leur approche.

Il n'était plus enfin, ce misérable, et l'air, qu'il souillait de son souffle, devenait plus pur, plus salubre pour l'innocence. Lui et son digne fils, qu'il avait élevé dans ses principes, à qui il avait appris le crime, s'étaient fait justice. Nos amis ne redoutaient plus leurs trahisons, ni leurs fureurs : la nuit du trépas couvrait leurs restes impurs, tandis que le jour du bonheur éclairait leurs victimes : toutes étaient heureuses, toutes, excepté pourtant la belle Olivia, qui devait regretter toute sa vie son fils Olivier, et sa soeur Emmelie assassinés par ces monstres : on déplorait aussi la perte d'Amélina et de son cher Prosper ; mais on savait que les méchans passent sur la terre, comme ces ouragans destructeurs, qui, brisant un moment l'équilibre de la nature, ne s'évanouissent qu'après avoir fait des dégâts souvent irréparables : c'est le sort qui marque ceux qui doivent en souffrir, et souvent l'homme de bien s'applaudit d'avoir été ménagé, en gémissant sur le malheur de son voisin qui a perdu l'espoir de sa récolte, toutes ses propriétés.

Cette philosophie, qui était celle de tous nos amis, fut contrariée par le bon Michau. Il prétendit qu'on n'était la dupe des méchans qu'autant qu'on ne savait pas se garantir de leurs coups. Il soutint de nouveau que le créateur était trop juste pour avoir marqué le sort de ses créatures, en les jetant sur la terre, pour avoir dit : Tel être sera heureux, tel autre sera infortuné. On laissa dire Michau, et l'attention générale se reporta sur le moribond.

On remarqua que Francisque faisait plusieurs mouvemens, qui sans doute étaient l'interprète de ses voeux. Perrine, accoutumée à deviner ses gestes, dit à nos amis : Voyez-vous ce qu'il fait? Savez-vous ce qu'il demande? Ces yeux qu'il tourne vers frère Ange, cette main dont il presse la main d'Isoline! Il desire qu'on l'unisse à ce qu'il a aimé, à ce qu'il adore encore : il sent que les momens sont précieux, et veut mourir époux d'Isoline. Hâtez-vous de le satisfaire : que cet hymen douloureux, fait au lit de la mort, satisfasse deux amans, et légitime la naissance de Coelina.

Tout le monde y consentit : le docteur avait fait prévenir à cet effet le notaire de Sallenche. Cet homme se présenta ; et, après qu'il eut rédigé les deux contrats qui unissaient Francisque à Isoline, Coelina à Stéphany, contrats qu'ils signèrent tous quatre, même Francisque à qui on guida la main, frère Ange procéda à la cérémonie sacrée.

Tableau touchant du double hymen des pères et des enfans, après tant de traverses, et dans une circonstance si douloureuse, je brûle de vous décrire ; mais jamais ma plume ne vous donnera cet intérêt touchant qu'il inspira à tous ceux qui en furent témoins. Que mon lecteur se transporte avec moi sur le lieu de la scène, et qu'il se fasse une idée de l'union d'un homme mutilé, mourant, avec une femme égarée par le malheur, contraste frappant avec l'hymen de leurs enfans éplorés, et tous deux à la fleur de l'âge. Pour ministre, ils ont un ecclésiastique respectable, soutien des infortunés ; et leurs témoins sont un père, un ami qui les a réunis, une femme sensible, victime de leurs persécuteurs, et deux serviteurs fidèles et dévoués.

Dans le jardin du docteur, au fond d'un bosquet arrosé par un ruisseau lympide qui murmurait sur des cailloux, on avait élevé un monticule de gazon, surchargé de fleurs et de guirlandes. D'un côté, l'on voyait des touffes de ronces, d'épines, de soucis et d'immortelles. De l'autre côté, la rose, le jasmin, l'oeillet et le serpolet embaumaient les airs de leurs douces odeurs. Au milieu, s'élevaient les vases sacrés et les reliques, signes de la religion de nos amis, que frère Ange avait obtenus du pasteur de l'église de Passy. Du côté des végétaux, symbole de la douleur et de la constance, on avait placé un lit de feuillages, sur lequel Francisque fut transporté avec les ménagemens qu'exigeait son état douloureux. Sa bonne Perrine Andrie, assise près de lui, soutenait sa tête endolorie, afin qu'il pût fixer l'amante qui allait devenir son épouse, pour le perdre à jamais! Près de lui, on voyait Isoline à genoux, serrant sa main dans les siennes, et fixant avec respect l'autel auguste où la chaîne de son hymen allait être nouée par l'éternel. M. Dufour et Olivia terminaient ce groupe d'infortunés.

A la gauche de l'autel, sous un berceau artificiel, formé de longues tiges de myrte recouvertes de fleurs nouvelles, on voyait Coelina et son cher Stéphany, agenouillés aussi et portant les flambeaux de l'hymen. Derrière étaient le docteur Andrevon qui les regardait avec le plus tendre intérêt, ainsi que Michau, Perrine, Chrystin, et quelques amis du docteur qui connaissaient les infortunes de nos héros.

Le respectable frère Ange, couvert des vêtemens sacrés, monte les degrés de l'autel champêtre : il adresse une prière à l'éternel ; puis, se retournant, il tient aux spectateurs, aux futurs époux, ce discours dénué de tous les prestiges du fanatisme, ainsi que des erreurs de la superstition.

"O vous qui m'écoutez, vous qui assistez à la triste, ensemble et solemnelle, cérémonie qui nous rassemble, avez-vous jamais pesé ces paroles du sage : "Le tems fuit et s'écoule comme un torrent : il entraîne tous les mortels ; et ce n'est qu'à l'heure suprême que commence le supplice des méchans, et la véritable félicité des bons?"

C'est bien en cette occasion que s'éclaircit le sens de ces paroles mystérieuses. C'est en voyant cet infortuné qu'éclairent en même tems et les flambeaux de l'hymen et les torches funèbres de la mort, qu'on peut bien dire de lui : A son heure suprême a commencé sa véritable félicité. Son coeur renferma tous les feux de l'amour, et il ne fut heureux qu'une heure, et ce fut au sein du bonheur même qu'il puisa le long malheur qui cause aujourd'hui sa destruction. Artiste distingué, bon fils, bon citoyen, bon ami, tendre amant, excellent père, il eut toutes les vertus ; et, s'il expire au moment de jouir de la vie, il n'en reçoit pas moins la récompense. Il est enfin réuni à celle pour qui il a tant souffert ; il va prononcer en mourant le nom d'Isoline, mais il ajoutera : C'est mon épouse!

Or, quel contraste frappant entre sa déplorable situation et le sort heureux qui attend ces jeunes gens! L'hymen est pour Francisque le moment d'un éternel adieu ; l'hymen est pour Coelina et Stéphany le premier pas dans une carrière longue et fortunée. Francisque ne voit que l'éclair du bonheur, ses enfans entrevoient le vaste horizon de la félicité qui les attend : Francisque enfin a joui, avant l'hymen, des douceurs de la paternité: ses enfans vont goûter les charmes de l'hymen dans l'espoir de la paternité qui les attend. Vous voyez ici la génération qui finit : là, brille la génération qui commence. Aux autels de l'hymen s'offrent en même tems et la vie et la mort!

Tableau affligeant ensemble et consolant, triste et touchant rapprochement des glaces de la destruction avec le feu de la vie et de la jeunesse! L'hymen est un adieu pour les uns, il est pour les autres le premier jour d'une longue et commune existence! Consolez-vous, tendre père, et vous sensible mère! Là où va finir votre union, doit commencer celle de vos enfans, et c'est une espèce de renaissance pour vous. La mort va séparer deux époux ; que celui qui restera voie son époux, dans ses enfans, leur père, son ami, et il sera consolé: mais en même tems que l'hymen est ici un bonheur, il doit être pour vous, jeunes gens, un devoir, et un devoir sacré. S'il légitime les feux de l'amour, il doit les diriger vers le doux lien de la paternité, et si vous vous devez une félicité mutuelle, vous la devez aussi aux enfans que votre union doit vous accorder. Les devoirs, réciproques entre deux époux, doivent se réunir, ne former qu'une masse de tendresse et de soins pour l'éducation des enfans. Ils aimeront un jour, et vous vous rappellerez que vous avez aimé. Ils vous demanderont la possession de l'objet de leur amour, et vous vous souviendrez qu'on vous a cédés réciproquement l'un à l'autre. On n'a point consulté la différence des origines, des états, des fortunes ; vous mépriserez la distance des fortunes, des états et des origines : vous ne vous attacherez qu'aux moeurs, qu'aux vertus, et vous serez heureux du bonheur de vos enfans.

Jeunes gens, que vos malheurs, que ceux de vos parens soient une forte leçon pour vous! Qu'ils vous apprennent qu'on se plonge dans une mer d'infortunes, quand on s'est écarté une seule fois des règles du devoir conjugal. Que les suggestions des méchans, que l'ambition, que la cupidité ne violent jamais la foi que vous allez vous jurer? On ne peut prévoir tout, et le ciel ménage toujours aux coupables un côté d'imprévoyance qui doit un jour faire leur supplice. Ainsi la belle Isoline s'attira ses malheurs, en cédant aux perfides conseils de Truguelin. La foi conjugale est le lien du bonheur des époux ; elle raffermit les loix sociales, elle fait la joie des enfans, l'édification du siècle et de la postérité.

Pardon, sensible Isoline ; je vois couler vos larmes, et c'est moi qui en rouvre la source : je sais que vous fûtes crédule, confiante, plus innocente que coupable : votre timidité, votre soumission, vous mirent dans la dépendance d'un monstre ; mais vous commîtes une faute des plus graves, et je dois offrir votre propre exemple à vos enfans, pour leur épargner vos regrets et votre longue souffrance.

Approchez-vous, ô vous tous qui m'écoutez, approchez-vous de cet autel agreste, élevé à la divinité au milieu de ses plus beaux ouvrages. Il n'est point couvert d'or, ni de pierres précieuses ; mais il offre à vos yeux des fleurs, symboles de votre candeur, et des productions de la nature dont vos coeurs sont le temple. C'est ici que va se célébrer l'auguste sacrifice de la messe ; c'est là que je vais unir deux infortunés, et deux êtres faits maintenant pour le bonheur. Que ce double lien touche vos ames, et les élève vers la divinité, qui a permis cette réunion des pères et des enfans, et ces deux hymens célébrés ensemble après tant de malheurs."

Frère Ange dit, et commença soudain les cérémonies sacrées. Le plus grand silence, le site, l'état des futurs époux, l'intérêt que leur portaient les spectateurs, tout imprimait un respect religieux à cette scène imposante. Lorsque frère Ange unit Francisque à son Isoline, Francisque eut la force de faire un signe de tête pour faire entendre le ouï qui le liait à son amie. Isoline répandit des larmes, et chacun s'approcha d'elle pour la consoler. L'union des jeunes gens fut moins triste : tous deux se regardèrent, se serrèrent les mains, et prononcèrent ensemble le serment de vivre à jamais l'un pour l'autre. La messe étant terminée, on voulut reporter le moribond dans son lit de douleur : il fit signe de la main qu'il n'en était pas besoin pour le peu d'instans qu'il avait encore à exister. En effet, tous ses amis s'étant rapprochés de lui, frère Ange l'administra, et il expira, la main dans la main d'Isoline, et les yeux encore fixés sur ceux de son amie!... fin touchante du modèle des amans et des pères!

On se hâta d'arracher Isoline et Coelina de ce funeste tableau. Le docteur ramena tout le monde chez lui ; et quoique chacun fût préparé à cette perte déplorable, elle fit couler des larmes de tous les yeux. M. Dufour sur-tout était inconsolable. Il avait tant chéri son ami Grancise! il le retrouvait pour le perdre dans le même moment, et il s'accusait intérieurement des derniers malheurs qui avaient hâté sa fin. Ainsi s'éteignirent soudain les flambeaux de l'hymen, pour faire place aux torches de la mort ; ainsi disparurent les fleurs et les habits nuptiaux, qu'on vit s'échanger contre les noirs cyprès, et les lugubres vêtemens de deuil!

Perrine-Andrie apprit au docteur que son maître avait paru souvent desirer qu'on déposât ses froides reliques dans la chaumière du Montanvert, auprès des tombeaux d'Emmelie et d'Olivier. En conséquence, le docteur, Stéphany et Michau s'empressèrent de remplir ce triste devoir. Ils partirent tous trois pour la vallée, afin d'y faire les préparatifs nécessaires, tandis qu'Isoline, Olivia, Coelina, Tiennette et M. Dufour restèrent confiés aux consolations du sensible frère Ange. Quelques jours après ils revinrent ; et, tout étant prêt pour le transport du défunt, tous ses amis, sa veuve et ses enfans se mirent en marche pour accompagner ce précieux dépôt, et le placer eux-mêmes dans sa demeure éternelle.

Frère Ange, le pasteur de Passy et tout son clergé précédaient cette procession funèbre : on voyait arriver ensuite, dans une voiture drapée, Isoline, Olivia et Coelina portant la couleur des regrets et du deuil. Après elle, venait un magnifique corbillard qui renfermait le corps du malheureux Francisque dans un cercueil de plomb : M. Dufour, le docteur, Chrystin et Michau suivaient cette voiture de la mort, montés chacun sur une mule, animal indolent, dont les mouvemens uniformes et l'attitude mélancolique semblaient se conformer à la tristesse générale. Perrine-Andrie, Tiennette, dans une chaise découverte, suivaient ce convoi lugubre, qui était terminé par tous les habitans de Sallenche, instruits des malheurs de nos héros, et sensibles à la perte qu'ils éprouvaient.

Ce cortége funèbre arriva le même soir à Chamouny, où il se grossit de la foule des voyageurs et des curieux qui le suivirent jusqu'à la chaumière du Montanvert, où ils assistèrent à l'inhumation du père de Coelina.

A l'entrée des souterrains, qu'on avait murés à une certaine profondeur pour éviter à jamais toute communication avec les ruines de la forteresse où la pauvre Isoline avait gémi si long-tems, entre les deux cavernes où reposaient les corps d'Olivier et d'Emmelie, on avait élevé un monticule de terre, au milieu duquel était creusée une tombe revêtue de pierres dures. Des cyprès sauvages, des plantes alpines, qui croissent à l'ombre ainsi qu'à l'humidité, entouraient ce tombeau agreste que devait éclairer une lampe perpétuelle. C'est là, c'est au milieu de deux victimes de Truguelin, qu'on place une troisième victime de ce monstre. La quantité considérable de torches funèbres dont sont munis tous les spectateurs, font de ce souterrain une véritable chapelle ardente. Ses voûtes répètent les chants religieux, ainsi que les gémissemens de tout le monde, et son sol est trempé des larmes que versent les amis de Francisque, ainsi que tous ceux qui plaignent l'infortune et la vertu malheureuse.

Isoline regardait d'un oeil stupide, pour ainsi dire, ces murs qu'elle avait frappés tant de fois de ses plaintes et de ses cris. Coelina, Michau et Perrine-Andrie examinaient, avec des serremens de coeur multipliés, cette chaumière qui avait servi si long-tems d'asile au malheur, à l'innocence ; et M. Dufour, ainsi que le docteur, s'étonnaient de n'avoir pas pensé plutôt à visiter cette masure, ces fameux souterrains dont ils avaient souvent entendu parler, tant par les Truguelins, que par la voix publique. Olivia pleurait sur les tombes de sa soeur et de son fils, et la douleur était empreinte sur toutes les physionomies.

Quand la cérémonie fut terminée, chacun reprit tristement la route de Chamouny, pour revenir à Sallenche ; mais Coelina n'oublia pas de prendre et de garder la clef de cet asile qui lui devenait plus précieux que les vastes héritages qu'elle recouvrait.

De retour à Sallenche, chacun s'empressa de visiter les parens et les amis du malheureux Francisque ; et les deux jeunes époux cédèrent enfin aux consolations qu'on leur offrit de toutes parts. Quelque tems après la mort de Francisque, Coelina et Stéphany visitèrent leurs nombreuses propriétés, et cette promenade fut plus agréable encore à Coelina, que celle qu'elle y avait faite la veille des préparatifs de son premier hymen. Elle était maintenant sûre de leur possession, épouse de Stéphany, heureuse enfin!

Isoline accompagna ses enfans ; mais quel souvenir lui rappela, et quels regrets lui coûta l'aspect du château des Echelettes, de cette vaste maison où elle avait connu Francisque, qu'elle avait arrosée de tant de larmes! Isoline visita son appartement, son parc, et chaque coin lui rappela des événemens nombreux. On fut voir ensuite la chapelle de la baronnie, où Isoline frémit à la vue de son tombeau, élevé en marbre au milieu de ce monument sacré. On ouvrit la tombe que renfermait ce sarcophage, et l'on n'y trouva que des pierres. Isoline pleura, maudit de nouveau son barbare frère ; et ses amis, s'apercevant que sa raison fragile s'ébranlait en voyant tant de témoignages de ses malheurs, se hâtèrent de l'arracher de la baronnie, pour la transporter dans des sites plus rians.

Isoline, d'après les loix, n'était plus maîtresse, quoiqu'elle existât encore, de la fortune immense de son époux. Son contrat avec le vieux baron devait s'effectuer pour assurer ces vastes héritages aux enfans qui pouvaient provenir du côté des Dufours. Isoline donc, d'après l'avis même du docteur et du père de Stéphany, ne devait jouir, sa vie durante, que d'une pension de mille ducats ; mais sa fille Coelina avait épousé Stéphany, fils du légitime héritier de ces grands biens. M. Dufour, âgé, infirme, habitué à une honnête aisance, cédait sur-le-champ à Stéphany ses droits à l'héritage de son frère : ainsi les voeux d'Isoline étaient comblés, puisque sa fille jouissait de la fortune du vieux baron ; elle voyait enfin ce bonheur, ce but pour lequel Francisque avait tant souffert de persécutions, et qu'il n'avait pu atteindre!..... Ainsi échouent souvent tous les calculs de la prudence des hommes devant les secrètes combinaisons du sort. Ainsi l'on travaille en vain pour amener un événement qui doit arriver naturellement ; et tout ce que l'on fait pour le faire réussir, semble propre au contraire à l'éloigner : telle est la bizarrerie des destinées des hommes.

Lorsque Coelina fut revenue de la visite de ses riches possessions, elle voulut retourner à la chaumière du Montanvert pour y embellir ce séjour, et faire en même-tems une excursion dans les environs curieux de cet asile, où elle avait essuyé trop de malheurs pour y admirer les beautés de la nature. En conséquence, habituée maintenant aux fatigues, elle partit, accompagnée de son époux et du brave Michau, qui voulut guider ses pas sur les glaciers dangereux qu'elle allait parcourir. Elle y avait été déjà plusieurs fois ; mais en infortunée qui fuit, qui ne pense qu'à sa douleur : aujourd'hui, c'est en artiste, c'est en observateur de la nature qu'elle veut faire ce voyage. Tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle va voir, prend maintenant une nouvelle forme à ses regards fixés uniquement sur les merveilles de ces sites admirables. Elle n'est plus distraite par aucun objet douloureux ; elle ne pense plus qu'à jouir et s'instruire.

A demi-lieue de Sallenche, l'aspect du Nant sauvage lui rappela le danger qu'y avait couru M. Dufour, qui s'était livré imprudemment à la perfidie de Marcan. La cascade de Chède, qu'elle avait peu remarquée jusqu'alors, attira son attention ; et elle n'oublia pas, près de Servoz, d'aller voir l'antique propriété du féroce Truguelin. Il n'en existait plus que le terrain : les gens du pays, dans l'excès de leur indignation contre ce monstre, y avaient tout brûlé, tout, jusqu'aux arbres. On lui montra un puits, où les gens du peuple, qui exagèrent en tout, voulurent leur persuader que les Truguelins jetaient les voyageurs après les avoir attirés chez eux, tués et dépouillés. Cette fable était absurde, et les Truguelins étaient déjà chargés d'assez de crimes, sans leur imputer celui-là. A Servoz, tous les habitans, en apprenant les noms de Coelina et de Stéphany, leur prodiguèrent les marques de l'intérêt vif que leurs malheurs, connus de tout le monde, inspiraient à chacun. Ils y furent voir M. Exchaquet, célèbre minéralogiste, qui les reçut avec la franchise et tous les égards qu'on doit attendre d'un savant, et d'un homme de bien.

Nos amis, après avoir visité aussi les grands bâtimens à l'usage des mines qu'on exploite dans cette ville, reprirent la route de Chamouny. A mesure qu'ils avançaient, la hauteur des montagnes augmentait par gradation à leurs yeux ; et les différentes vallées qu'ils parcouraient étaient agréablement diversifiées par leurs formes et par leurs productions. Ils remontèrent le cours bruyant de l'Arve, passèrent près des torrens de Nalbin, de Grias, et arrivèrent au glacier des Bossons, qu'ils quittèrent bientôt pour entrer dans le bourg de Chamouny, où l'aubergiste, madame Couteran, instruite de leurs infortunes, les reçut avec la plus grande honnêteté. Elle se rappela que Coelina lui avait demandé un jour si elle connaissait un homme muet, estropié, et elle témoigna le plus tendre intérêt à notre héroïne.

Autrefois on ne trouvait pas de chambres à Chamouny ; il n'y avait pas même de chaises à dossier ; l'on n'y voyait que des tabourets de bois : les chemins y étaient étroits et embarrassée par les blocs de rochers tombés des montagnes. Aujourd'hui, tout a changé de face. Superbe route depuis Chède, bonne table et logemens agréables, rien n'a été épargné pour attirer les voyageurs : aussi le nombre en est-il, tous les étés, très-considérable ; et il augmentera à proportion que les hommes prendront le goût de la belle nature et celui des sciences. La variété des objets, l'air pur qu'on respire dans cette belle vallée, y contribuent aussi au bien-être et à la santé. Il est prouvé que des personnes, affectées de l'asthme dès leur enfance, n'en ont plus ressenti l'incommodité, et que des vues mauvaises ont éprouvé un changement sensible dans cet organe. Quant aux sensations de l'ame, elles y sont douces ; les inimitiés occasionnées par l'esprit de parti, s'y émoussent, et prennent une teinte de tolérance et de résignation ; la sensibilité, la bonté, l'humanité s'y manifestent, malgré la diversité des caractères ; et il suffit, pour s'en convaincre, de se promener dans les jolis bois qui bordent l'Arve, et qui recèlent des prairies émaillées de fleurs, de troupeaux et de bergers.

Si, au premier coup-d'oeil, la vue de la vallée paraît bornée, on ne tarde par à remarquer combien elle est étendue, lorsqu'on porte ses regards sur les hauteurs. Qu'elle est vaste alors! que de chemin vous faites avec la lunette d'approche! Que de changemens de scènes, de lieux et de sites! et si, à ces observations, on ajoute les phénomènes des montagnes, les jeux variés de la lumière, des rayons du soleil, le spectacle magique des nues même, il faut convenir que rien n'est moins uniforme que ces objets.

Dès son arrivée à l'auberge de madame Couteran, Coelina fut assaillie par une foule de guides : elle choisit le doyen Michel Paccard, et Jacques Balmat, dit du Mont-Blanc, parce qu'il est le premier qui soit parvenu sur ce mont sourcilleux. Coelina ne voulait point entre-prendre le voyage du Mont-Blanc, trop périlleux, même pour des savans ; et, desirant particulièrement visiter les environs de la chaumière, elle dirigea ses pas vers le Montanvert. A cet effet, munie de tout ce qui est nécessaire pour monter les glaciers, elle partit de Chamouny, le lendemain, à six heures du matin, accompagnée de son époux, du bon Michau, et des deux guides, Michel Paccard et Jacques Balmat. Nos voyageurs quittèrent la plaine, jetèrent un coup-d'oeil et un soupir sur leur chaumière ; puis ils arrivèrent au Montanvert, en traversant plusieurs forêts de pins. De là, ils admirèrent encore le magnifique glacier où l'Arveiron prend sa source, ainsi que la vallée du Chamouny, singulièrement entrecoupée de pièces de terres labourables et de prairies. Après avoir fait environ une lieue, ils quittèrent leurs mules, et firent route à pied : ils marchèrent encore une heure et demie, et ayant atteint la hutte des Blairs, qui est sur le Montanvert, et que Coelina n'y avait pas remarquée lors de son premier voyage sur ce glacier, ils s'y reposèrent pendant quelques minutes.

Ils descendirent ensuite au glacier, qu'ils côtoyèrent en prenant le chemin que suivent les gens qui cherchent le cristal. Ils arrivèrent, en moins d'une heure, à un passage très-dangereux, nommé les Ponts, qui est perpendiculairement élevé sur le roc, et bordé d'un précipice affreux. Une heure après ils se désaltérèrent à une fontaine qui coule de la voûte et des côtés d'une grotte formée par la nature. Ce fut là qu'ils prirent leur premier repas.

Ils passèrent ensuite à travers des neiges, restes d'un avalanche du dernier hiver, et parvinrent sur la Morraine, nom qu'on donne à un amas de pierres et de terres que les glaciers rejettent des deux côtés, après les avoir reçues des montagnes les plus élevées. Les parties du glacier sur lesquelles ces pierres sont amoncelées, sont plus hautes et plus dures que toutes les autres. La terre, qui roule du haut des montagnes, s'y trouve placée avec tant de régularité et de symétrie, qu'il semble que ce soit l'ouvrage de l'art. Comme il y avait du danger à passer dessus, ils sondèrent bien des endroits sur lesquels ils marchèrent ; et en regardant de là la mer de glace qu'ils avaient au-dessous d'eux, elle leur sembla impraticable. Les fentes qui la coupaient de toutes les directions possibles, étaient innombrables, et formaient des précipices d'une profondeur immense, dont les bords semblaient devoir s'écrouler à tout moment. Ils s'embarquèrent alors sur la grande mer de glace, nommée Glaciers des Bois.

Coelina, jusqu'alors intrépide, ressentit néanmoins une vive émotion, lorsqu'elle se trouva au milieu de déserts affreux, où d'horribles précipices semblaient à chaque instant s'ouvrir sur ses pas. Les gouttes qui découlent des glaçons réunis sur le sommet des montagnes, frappées par les rayons du soleil, produisent une infinité de petits ruisseaux, qui offrent le coup-d'oeil le plus curieux. Ces ruisseaux se creusent des lits, d'où ils se précipitent, par torrens, à travers les fentes du glacier, en faisant un bruit considérable. Ils viennent augmenter le bassin, formé par la fonte des surfaces intérieures, et percent ensuite une issue dans l'immense voûte de glace de la vallée de Chamouny, d'où l'Arveiron prend sa source. Ces eaux sont agréables à boire, et très-rafraîchissantes.

Quoiqu'au premier aspect on juge cette immense étendue de glace impraticable à tout animal, excepté aux Chamois et aux Marmottes, les troupeaux, pour aller chercher une chétive subsistance de l'autre côté, n'hésitent pas à la traverser. Les bergers les laissent errer en liberté dans ces lieux sauvages, et vont les visiter de tems en tems. Nos amis aperçurent, sur la glace, les vestiges d'un troupeau, et en virent effectivement un qui retournait. Un berger marchait en avant pour guider les Moutons, et son compagnon les suivait.

En poursuivant leur route, nos voyageurs entendirent tout-à-coup un bruit affreux : ils regardèrent autour d'eux, et virent que c'était un éclat de rocher qui s'était détaché d'une des plus hautes aiguilles, et qui bondissait de précipice en précipice, avec une telle rapidité, qu'avant de parvenir au fond, il était presque totalement réduit en poussière. Après une marche d'une heure encore, le spectacle le plus magnifique s'offrit à leurs yeux. Non, l'imagination ne peut concevoir rien de plus terrible, rien de plus imposant.

Les glaciers, qui les avaient jusqu'alors étonnés, devinrent plus merveilleux encore : la nature se faisait voir sous son aspect le plus terrible. Ils avaient devant les yeux une nappe de glace de vingt milles d'étendue, bornée de toutes parts par un glacier de neige, nommé le Tacul, dont le plan est circulaire, et qui conduit, en suivant la ligne droite, au pied même du Mont-Blanc. Ce glacier est environné de rochers de forme cônique, qui se terminent en pointes aiguës, comme les tours de nos anciens châteaux. A droite s'élève une chaîne de majestueuses de montagnes à pic, dont les intervalles sont remplis par d'autres glaciers ; et le magnifique Mont-Blanc, qui porte, jusques dans les nues, sa tête blanchie, paraît commander à toutes les montagnes d'alentour. Sa hauteur est telle, qu'en le mesurant des yeux, les montagnes adjacentes, quoique très-hautes, ne paraissent plus être que des collines.

Nos amis continuèrent leur route, en traversant plusieurs morraines remplies de crystal ; puis, prenant un peu à droite, ils remontèrent la vallée de glace. A chaque instant la scène s'agrandissait ; elle devenait plus terrible et plus majestueuse. Ils arrivèrent bientôt au pied du mont nommé le Couvercle, après avoir parcouru sur la glace un espace de six milles. Là, ils sentirent combien il était difficile de quitter la glace : le commencement de la descente était très-dangereux ; un endroit où il fallait passer était sur-tout effrayant. Ils avaient sous les yeux un rocher immense, dont la surface était absolument unie, et au-dessous duquel on voyait un précipice profond, terminé par une large crevasse formée dans le glaçon qui semblait leur défendre d'avancer. Stéphany ne voulait pas que son épouse allât plus loin ; mais Coelina intrépide voulut franchir cet endroit presque inaccessible.

Un petit creux, qui se trouvait dans le milieu du rocher, ayant paru à nos amis suffisant pour y poser un seul pied, ils risquèrent ce passage redoutable, et se virent bientôt sur la terre ferme. Un de leurs guides allait en avant, tenant sa main étendue en cas qu'ils fissent un faux pas, tandis que l'autre leur indiquait les places où ils devaient poser les pieds. Le reste du chemin, quoiqu'il fût très-étroit, très-roide, et bordé, dans sa longueur, d'un précipice affreux, n'offrit plus à leur oeil agguerri l'apparence d'aucun danger. La scène qui les environnait était si imposante, qu'ils ne pensaient plus à leurs fatigues, ni à leurs craintes. En moins d'une demi-heure, ils parvinrent à une fontaine, près de laquelle ils s'assirent pour dîner. Il s'était écoulé cinq heures et demie depuis leur départ de Chamouny ; et, malgré les difficultés qui avaient retardé leur marche, et les haltes qu'ils avaient faites, ils avaient parcouru un espace de quinze milles, sans néanmoins qu'aucun d'eux, pas même Coelina, se plaignît d'être trop fatigué.

Les nuages, qui s'amoncelaient, les engagèrent à doubler le pas, pour arriver au sommet du Couvercle. De ce poste élevé, ils pouvaient voir ensemble trois vallées de glace ; le glacier de Zalèfre était à leur gauche, celui de l'Escaut en face d'eux, et le Takceba à leur droite. Toutes trois aboutissaient à l'immense glacier des Bois, qui se prolongeait sous leurs pieds, entouré, embelli par des milliers d'aiguilles raboteuses. Le silence profond qui règne dans ce lieu, n'est interrompu que par le bondissement des Chamois, et les cris des Marmottes, qui avertissent ainsi leurs compagnes de l'approche des hommes.

Après avoir pris quelques rafraîchissemens, ils continuèrent de marcher pour gagner le sommet du Couvercle, rocher très-extraordinaire : il présente la forme d'un édifice grand, irrégulier et en ruines, placé sur le haut d'une montagne. Il est assez difficile de le gravir ; mais on ne court aucun danger. Ils en atteignirent la pointe au bout de trois quarts-d'heure, et grimpèrent ensuite sur un rocher suspendu au-dessus d'un précipice si profond, qu'ils n'osèrent y arrêter leurs regards. Ils furent surpris, dans cet endroit, par un orage qui, en rappelant à Coelina celui qu'elle avait essuyé déjà sur le Montanvert, ajouta à la majesté et à l'horreur de la scène. Ils s'abritèrent sous un monceau de rocher, et ils entendirent gronder la foudre avec un mélange de plaisir et de terreur.

La perspective qui se présentait à leurs yeux, sur le sommet du Couvercle, était la même que celle dont ils avaient joui au pied de cette montagne. Elle offrait néanmoins plus d'étendue, et les objets étaient mieux dessinés. Cette immensité de glaces paraissait comme une mer dont la surface était sillonnée, et environnée de rochers gigantesques : le tableau était terminé par le Mont-Blanc, l'Atlas du globe.

Quoique nos voyageurs fussent absolument enfermés par des neiges, des glaçons et des rochers stériles, où ils ne devaient pas s'attendre à trouver le moindre vestige de végétation, ils aperçurent cependant un rocher triangulaire revêtu de verdure et de plantes alpines, qui s'élevait, de même qu'une île fertile et solitaire, au milieu d'un océan sans bornes ; ce rocher est connu sous le nom de Jardin , et contraste admirablement avec la sécheresse des objets qui l'environnent. Quand on pense que l'empire incommensurable des eaux le dispute, dans cette partie, à la terre la plus solide ; quand on sait que ces montagnes de glace renferment les sources de tous les fleuves qui vont arroser l'Italie, la France, et la plupart des autres empires de l'Europe, il faut s'agenouiller sur le sommet de ces glaciers, et admirer le créateur, dans les merveilles de la nature qui sont sorties de ses mains.

On a souvent observé sur les montagnes des Alpes, que la couleur du ciel paraissait d'un bleu plus foncé que lorsqu'on le voyait de la plaine ; et aujourd'hui cet effet paraît d'une manière bien plus frappante encore. On peut puiser dans cette remarque l'idée la plus grande de l'infinité de l'espace. La beauté du firmament paraît toujours plus parfaite en proportion de la hauteur d'où on la considère ; et une personne, accoutumée à fréquenter les Alpes, m'a assuré que, lorsqu'elle était sur les montagnes les plus élevées, elle voyait très-souvent les étoiles briller quand le soleil était à sa plus grande hauteur. Mais revenons à nos amis.

Ils furent aussi heureux en descendant ces régions glacées, qu'ils l'avaient été en les montant. A sept heures de l'après-midi, ils se trouvèrent, au pied du Montanvert, saisis d'étonnement et d'admiration, en rappelant à leur mémoire les tableaux magnifiques qu'ils avaient eus sous les yeux, et dont le pinceau de l'artiste ne donnera jamais qu'une faible idée.

Coelina et son époux congédièrent les deux guides de Chamouny, auxquels ils avaient les plus grandes obligations, et ils entrèrent dans la chaumière avec Michau, qui leur avait été aussi d'un secours indispensable. Les deux époux, après avoir été rendre leurs devoirs pieux aux mânes des infortunés que renfermaient les caveaux de la masure, y passèrent la nuit, et y jouirent d'un repos dont ils avaient besoin sans doute, après les fatigues de la journée. Le lendemain matin ils furent visiter l'hermite de la vallée Rosée, aux sages conseils duquel ils devaient leur réunion. Ce vieillard les accabla de bénédictions ; et, après leur avoir démontré la vengeance céleste dans la mort terrible des Truguelins, il leur offrit une colation frugale. Nos jeunes gens le quittèrent pénétrés de respect pour cet homme sensible, qui s'était repenti de ses erreurs assez à tems pour mériter encore l'estime de ses semblables.

Coelina, après avoir mis des ouvriers à la chaumière pour y faire les changemens qu'elle desirait, sous la direction de Michau qu'elle y laissa, revint avec Stéphany à Sallenche, où leurs amis commençaient à s'inquiéter de leur longue absence.

Les deux époux revirent M. Dufour, Isoline, le docteur et Olivia, à qui ils racontèrent leur voyage au sommet du glacier du Couvercle, et qui s'effrayèrent des dangers que ces amans avaient courus dans cette excursion.

Depuis ce moment, la paix et le bonheur régnèrent dans cette famille intéressante, qui n'eut à regretter que les pertes, que l'âge avancé et la loi de la nature lui fit éprouver en ceux qui lui étaient chers. M. Dufour mourut âgé de quatre-vingts ans, dans les bras de ses enfans, qui fermèrent ses yeux à la lumière.

Isoline vécut encore quinze ans ; mais sa faible raison et les maux qu'elle avait soufferts, ainsi que ses regrets éternels de la mort de Francisque, la rendirent, sur la fin de ses jours, incapable même d'une conversation suivie. Elle fut enterrée, suivant ses voeux, dans la chapelle de la baronnie des Echelettes dans la tombe même qu'avant sa mort on avait érigée pour elle, par l'ordre du scélérat à qui elle devait ses malheurs.

Olivia survécut deux ans à son amie ; elle emporta au tombeau la plus vive reconnaissance de l'amitié et des bienfaits de Coelina, qui prit soin de son sort jusqu'à son heure suprême.

Le digne docteur Andrevon termina ses jours aussi au milieu de ceux qui lui devaient le bonheur, et qui l'accablèrent des preuves de leur tendresse et de leur profonde estime.

Perrine-Andrie était morte avant M. Dufour ; mais, pour Michau, son épouse Tiennette, et le bon Chrystin, ils sont encore aujourd'hui au service des deux époux. Michau, quoiqu'âgé, les sert toujours avec le même zèle, et on lui a donné pour retraite la conciergerie du château des Echelettes.

Quant à Coelina, cette femme intéressante est toujours la plus fortunée des épouses. Elle est mère, Coelina ; et l'unique fruit de son hymen est une fille qui porte son nom, et qui compte aujourd'hui seize ans, l'âge qu'avait sa mère au moment où elle éprouva tant de malheurs. Très-souvent Coelina mène sa fille à la chaumière du Montanvert, où elle la fait prier près d'elle au pied du tombeau de son aïeul, l'infortuné Francisque. Coelina lui donne les plus sages avis ; et tout prouve que cette jeune personne sera un jour, comme l'héroïne de cet ouvrage, le modèle des épouses et des mères.

Coelina a su se conserver l'amitié du vénérable frère Ange, gardien de l'hospice Saint-Silfride, et souvent elle reçoit ses visites à la chaumière même, qu'elle a singulièrement embellie, tout en lui laissant sa forme champêtre et pittoresque : c'est maintenant un bâtiment en pierres, solide, commode, et orné dans l'intérieur. Autour de ce petit édifice est un jardin productif ensemble et agréable ; une source d'eau pure, forcée par l'art à imiter les cascades et les torrens des glaciers, serpente dans cet asile agreste ; et c'est dans l'intérieur de ce chalet que Coelina a déposé les portraits d'Isoline, de Francisque, les dessins, les lettres, et jusquà la boîte que lui avait donnée, cachetée, l'infortuné Francisque, dans le tems qu'il jouait le rôle d'un pauvre mendiant chez M. Dufour. Coelina a réuni là tout ce qui peut lui rappeler ses malheurs, nourrir sa mélancolie ; et cette femme, adorée de tous ceux qui l'approchent, accablant de bienfaits les montagnards qui l'avoisinent, vient souvent visiter, de préférence à ses autres propriétés, cette chaumière, le seul bien que lui ait laissé son malheureux père. C'est aussi pour se rappeler le jour où elle tomba de la plus grande richesse dans la plus profonde indigence ; c'est pour n'oublier jamais que ce chalet fut, pendant quelque tems, l'unique espoir d'une succession bien différente de celle qu'elle attendait, qu'elle a fait graver sur la porte de cet asile champêtre, ces mots qui servent maintenant à le désigner:

L'HERITAGE DE LA VALLEE.

FIN DU SIXIEME ET DERNIER VOLUME.

Rechtsinhaber*in
'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project

Zitationsvorschlag für dieses Objekt
TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Coelina ou l'enfant du mystère. Coelina ou l'enfant du mystère. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBA9-A