AVERTISSEMENT
L'amour, la galanterie et même le libertinage ont de tous temps fait un article si considérable dans la vie de la plûpart des hommes, et surtout des gens du monde, que l'on ne connoîtroit qu'imparfaitement les moeurs d'une nation, si l'on négligeoit un objet si important.
Des mémoires qui me sont tombés entre les mains, m'ont paru propres à donner sur cette matière une idée des moeurs actuelles. Parmi celles qu'on a peintes, on en trouvera quelques-unes de peu régulières ; mais il me semble que l'aspect sous lequel elles sont présentées est aussi favorable à la morale, que ces moeurs y sont contraires. J'ai cru que l'ouvrage pouvoit être utile, c'est l'unique raison qui m'engage à le donner au public.
PREMIÈRE PARTIE
J'ai quelquefois réfléchi sur la façon dont j'ai passé ma jeunesse, et j'ai senti combien avec une conduite différente de celle que j'ai eue, je me serois épargné de ridicules, et procuré de plaisirs, si je n'avois jamais fait que ce qui me plaisoit réellement : j'aurois non-seulement été regardé comme plus sage ; mais j'aurois encore été plus heureux que je ne l'ai été; enfin j'aurois eu plus de plaisirs et fait moins de sottises. Je crois devoir aujourd'hui beaucoup à mon expérience ; mais je n'ai rien dû à l'éducation, et si j'en avois eu une bonne, j'aurois pû y répondre.
Une naissance illustre, une fortune considérable, un rang distingué, une figure aimable, et peut-être de l'esprit, voilà la source de mes travers. Il me semble que de tels avantages pouvoient produire autre chose, si l'on m'eût enseigné le devoir et l'art d'en tirer parti.
Mon père croyoit apparemment qu'un fils n'est qu'un héritier, car il ne s'occupa nullement de mon éducation, il s'en reposa uniquement sur l'usage. On me donna un de ces gouverneurs qu'on va pour ainsi dire prendre à un bureau d'adresse, et qui n'étoit auprès de moi qu'un domestique de plus. Il lui fut simplement ordonné de me suivre, et je lui défendis de me donner des conseils. Il prit son parti là-dessus, et attendit tranquillement le tems où on le renvoya avec une recompense qu'il n'eût sans-doute pas obtenue, s'il se fût mis en devoir de la mériter.
Personne avant moi n'étoit entré si jeune dans le monde. Les jeunes gens occupés de leurs exercices vivoient entre eux, et ne commençoient à paroître que pour rendre des devoirs. Ils étoient obligés d'avoir un maintien décent, et d'écouter jusqu'à ce qu'ils eussent perdu leur ton pour en prendre un plus convenable. D'ailleurs on vivoit encore assez dans l'intérieur de sa famille, ce qui pouvoit y entrétenir l'union. Il n'y avoit pas alors à Paris ces maisons ouvertes dont le nombre s'est tellement multiplié, qu'on a plus d'obligation à ceux qui y viennent, qu'à ceux qui font la dépense de les tenir ; de sorte qu'il n'y a point aujourd'hui d'espèce qui écartée d'une maison ne puisse être bonne compagnie dans quelqu'autre. Comme ce sont principalement les erreurs de ma jeunesse que je veux me rappeller, il ne sera pas étonnant que l'amour y ait eu beaucoup de part. L'amour a toujours été très-rare, du moins celui qui merite le nom de sentiment, cependant je suis persuadé qu'il l'étoit moins autrefois qu'aujourd'hui. Les hommes ont toujours eu les mêmes passions; mais celles qui nous sont les plus naturelles prennent suivant les lieux et le temps différentes manières d'être qui influent sur la nature même de ces passions.
Cette fougue des sens qui nous emporte dans la première jeunesse, et qui se calme et se dissipe enfin dans un âge plus ou moins avancé, est commune à tous les hommes et les porte vers le même but; mais ce desir ardent est rarement uni à celui de plaire, au lieu qu'il faisoit une partie essentielle des anciennes moeurs. Il avoit fait naître une politesse délicate qui s'est perdue. On en voit encore des vestiges dans ceux qui ont été les hommes à la mode de leur temps. Un esprit de galanterie fait leur caractère particulier, et leur fait dire des choses fines et flateuses, que nos hommes brillans d'aujourd'hui, même ceux qui leur sont supérieurs par l'esprit auroient de la peine à imiter. Ils ont trouvé plus commode de les tourner en dérision, que d'y atteindre. Ils s'imaginent avoir beaucoup gagné au changement qui est arrivé, et il est certain que, toutes choses égales d'ailleurs pour le vice et pour la vertu, on a perdu bien des plaisirs en renonçant à la decence. Un coup d'oeil, une petite distinction, une legere préférence de la part de l'objet aimé étoient des faveurs inestimables : et qu'importe quels soient les principes du bonheur, pourvû qu'il soit senti. Est-il pour les amans un état préférable à celui d'avoir une espérance amusée et soutenue, des desirs animés et flattés, et de parvenir par une gradation délicieuse au terme du bonheur en éguisant les plaisirs des sens par les illusions de l'amour propre.
L'amour se traitoit encore ainsi dans le siécle passé, j'en ai vu les traces, mais je ne suis entré dans le monde que dans le temps de la révolution.
Les principes de la fatuité en France sont aussi anciens que la monarchie ; mais jusqu'à nos jours elle n'avoit jamais été une science perfectionnée, comme nous la voyons, et j'arrivai avec des dispositions si heureuses : j'ai ouvert des routes si nouvelles, que je pourrois être compté parmi les inventeurs. Mes commencemens n'annonçoient pas la gloire que je devois un jour acquérir dans cette carriere ; j'ignorois encore mon talent dans ma première jeunesse, j'avois même une modestie et une espèce de pudeur qui dès ce temps-là auroient fait honneur à une femme, et qu'on ne trouveroit pas toujours aujourd'hui dans une fille qui sort du couvent.
Avec de si étranges qualités, ma phisionomie avoit toute la naïveté de mon ame; l'ame seule fait la phisionomie, la nature ne donne que les traits. Le goût que je sentis bientôt pour les femmes devint en peu de temps si vif, que je n'étois pas en état de choisir un objet déterminé; elles faisoient toutes une égale impression sur mon coeur, ou plutôt sur mes sens. La première, je ne dis pas qui m'eut aimé; mais qui m'eut permis de l'aimer, eût été sûre de me rendre amoureux d'elle. Cependant la violence de mes désirs ne pouvoit triompher de ma timidité, je n'osois pas hasarder un aveu qui me paroissoit téméraire, j'aurois été humilié de ne pas réussir. La timidité est le premier effet de l'amour propre, le mépris pour les autres suffit souvent pour l'audace. Je m'imaginois d'ailleurs qu'il falloit un mérite singulier pour toucher une femme. Les prévénances les plus marquées, les agaceries même indécentes dont j'étois l'objet, n'operoient rien en ma faveur, et je serois resté long-temps dans cet état, s'il eût été dans l'ordre de la nature qu'il put durer ; il cessa donc. On croira sans doute que ce fut par les soins de quelqu'une de ces femmes expérimentées qui s'offrent à finir l'éducation des jeunes gens, qui les instruisent aux plaisirs, qui n'oublient pas à la vérité de leur parler de sentimens ; mais qui ne pouvant se flatter de leur en inspirer, et encore moins de la constance, se réduisent modestement à faire ensuite en leur faveur un rolle plus complaisant, pour être encore admises dans la société, et tenir au monde par quelqu'endroit.
Celle à qui je m'attachai étoit très-différente, et nous nous trouvâmes engagés l'un et l'autre, sans qu'elle y eût songé, ni que j'eusse osé l'esperer. J'avois alors dix-huit ans, et elle en avoit environ vingt-cinq ; belle et bien faite, elle avoit l'esprit sage et le coeur tendre ; mais son caractère serieux jusqu'à la mélancolie et un maintien froid et réservé la faisoient passer pour insensible. On l'avoit prise sur ce pied-là, et en consequence personne ne songeoit à elle. D'ailleurs peu repandue, elle ne vivoit guères que dans son domestique, avec un mari d'un âge assez avancé qui remplaçoit les agrémens qu'il n'avoit plus par mille attentions pour elle, et pour qui elle avoit de l'amitié et du respect.
Avec le peu de confiance que j'avois alors, on jugera aisément que je ne m'avisai pas d'attaquer une femme que les plus entreprenans laissoient tranquille, des circonstances particulieres formerent notre liaison.
Je venois d'avoir un régiment, et comme mon pere vivoit depuis quelque temps dans ses terres, il avoit prié le cote De Canaples dont nous étions parens, et qui avoit beaucoup de considération dans le service, de veiller sur ma conduite, et de me donner des conseils.
Le comte s'y croyoit d'autant plus obligé que je devois à sa recommandation le régiment qu'on m'avoit donné par préférence à d'anciens officiers qui en étoient plus dignes que moi par leurs services. Il avoit pour maxime qu'il n'y avoit rien de plus contraire au bon ordre, que de mettre des enfans à la tête des corps, ce qui n'étoit pas rare alors : il ajoutoit qu'après avoir parlé en citoyen contre un abus, on n'étoit pas obligé d'en être la dupe, sans quoi on restoit avec ses bonnes intentions, peu sûr de l'estime, et comblé de ridicules. En conséquence il avoit agi vivement en ma faveur, et le succès de ses soins l'autorisoit à me recommander de justifier par mon application la grace qu'on m'avoit faite. La reconnoissance m'obligeoit donc à lui rendre des devoirs assidus. La comtesse De Canaples me reçut d'abord avec cette espece de bonté qu'on marque à un petit parent dont on se croit chargé aux yeux du public. La docilité que j'avois pour leurs conseils augmenta encore l'intérêt qu'ils prennoient à ce qui me regardoit. La comtesse sembloit sur-tout en prendre de jour en jour un plus tendre ; ce sont les personnes naturellement serieuses dont l'accueil est le plus sensible. Je m'attachois aussi de plus en plus à lui plaire. Le respect qu'elle m'inspiroit m'empêchoit d'appercevoir l'impression qu'elle faisoit sur mon coeur ; mais il contribuoit encore à la graver plus profondement ; le respect contraint l'amour, il peut le cacher, mais il ne l'eteint jamais, souvent il le rend plus vif. L'amour est comme les liqueurs spiritueuses, moins elles s'exhalent, plus elles acquierent de force.
J'avois si peu d'expérience que je ne soupçonnois pas l'état de mon ame, je sentois seulement qu'aussitôt que je n'étois plus auprès d'elle, j'éprouvois une inquiétude plus vive que douloureuse, je n'allois point la revoir sans une émotion qui m'emportoit hors de moi-même. Les premiers désirs ne se laissent pas même appercevoir par la réflexion dans le moment où ils nous agitent. Plus on sent, moins on pense, et l'on ne réfléchit que de mémoire. Je passai près de deux mois dans cet état délicieux et indécis. Uniquement occupé du désir de plaire à la comtesse, heureux par ce désir même, j'étois si attentif à prévénir ses volontés, que je n'en recevois plus de conseils : mais elle me combloit d'éloges vifs, tendres et ingenus. Comme je lui soumettois absolument ma conduite, j'aimois à lui en rendre compte, je goutois une secrete satisfaction à lui découvrir le fonds de mon ame, j'entrois dans les détails les plus intimes, peut-être frivoles, si par des questions qui partoient plus du sentiment que de la curiosité elle ne m'eût prouvé que les bagatelles que je lui confiois ne lui étoient jamais indifférentes. Ces détails méprisables pour les ames froides, sont les objets importans de celles que l'amour a unies. C'étoit précisement l'état ou nous nous trouvions, sans nous en douter ni l'un ni l'autre. Nous ressentions l'amour le plus vif, nous en goutions les plaisirs, peut-être les plus délicieux, surement les plus rares, sans en avoir jamais prononcé le nom.
Un jour que nous étions la comtesse et moi dans un de ces épanchemens qui faisoient notre bonheur, je me sentis pénétré d'un transport inconnu, et si nouveau pour moi, que par une vivacité de sentiment plutôt que de réflexion, j'embrassai la comtesse, ce qui ne m'étoit pas encore arrivé; je la tins même quelques momens serrée entre mes bras, et je me sentis pressé par les siens. Nous nous regardâmes ensuite sans nous rien dire, et ce qu'il y eut de singulier ce fut moi qui rougis ; mais elle le remarqua, et dans l'instant la rougeur lui couvrit le front, elle baissa les yeux, soupira et tomba dans une rêverie profonde.
Nous ne proferions pas une parole, et qu'aurions-nous pu dire dans la confusion d'idées et de sentimens où nous étions tous deux. Notre action et le trouble qui venoit de la suivre produisirent tout-à-coup un trait de lumiere qui éclaira notre esprit sur l'état de notre coeur. Nous le reconnûmes ensemble et nous nous entendîmes. Je n'ai jamais éprouvé à la fois tant de plaisirs, de peines et de sentimens opposés que l'amour seul réunit et concilie. Pour me remettre et la distraire elle-même je pris sa main que je baisai, je sentis un foible effort qu'elle fit pour la rétirer, elle me la laissa cependant, soit qu'elle ne voulût pas m'affliger, ou qu'elle craignît que cette petite rigueur ne rendît la faveur plus marquée. Enhardi, ou seulement animé par mon action même j'appuyai ma bouche sur sa main et je tombai à ses genoux. La comtesse se retirant alors avec frayeur, levez-vous, me dit-elle, je ne vous conçois pas, je ne vous ai jamais vu si extraordinaire. Ah madame, lui dis-je, je serois fort embarassé moi-même de vous rendre compte d'un état qui est nouveau pour moi ; tout ce que je puis vous dire c'est que vous êtes la seule personne au monde qui me l'ayez fait éprouver, et que je ne puis imaginer de bonheur qu'auprès de vous. Puis-je me flater de vous être cher? J'ai pour vous, me dit-elle, l'amitié la plus tendre, et je serois fâchée que vous n'en eussiez pas pour moi, vous m'en devez, vous ne pouvez pas être un ingrat. Je suis bien éloigné de l'être, répondis-je, et je ne puis me dissimuler que j'ai pour vous l'amour le plus violent : je l'ai sans doute ressenti dès le moment que je vous ai vüe, mais ce n'est que d'aujourd'hui que je le reconnois. Pensez-vous, reprit la comtesse, à ce que vous me dites? Vous avez de l'amour pour moi! Eh que prétendez-vous?
Vous aimer lui dis-je. C'en est trop, dit-elle, je ne puis ni ne dois en entendre davantage, retirez-vous, je vous prie, et ne me forcez pas à me repentir des bontés innocentes que j'ai eues pour vous, et qu'un mot de plus de votre part rendroit criminelles.
J'étois si embarrassé de l'aveu involontaire que je venois de faire, que je n'eus pas la force de repliquer ; mais je n'aurois pas eu celle de la quitter, si elle n'eût appellé ses femmes à qui elle donna des ordres propres à les arrêter auprès d'elle. Je n'osai soutenir la présence d'aucun temoin dans l'agitation qui devoit se remarquer dans toute ma contenance, je sortis dans le moment, charmé de me trouver seul pour respirer, et penser en liberté à ce que je venois de faire. La situation étoit si nouvelle pour moi, que je ne pouvois pas bien démêler si je devois être satisfait, ou mécontent de ce qui m'étoit arrivé. J'étois horriblement peiné du dépit que la comtesse m'avoit fait voir ; mais l'aveu que j'avois osé lui faire portoit dans mon coeur une consolation secrette. Une passion cachée est un poids accablant, dont l'aveu nous soulage : il part de l'espérance, ou la fait naître.
Si la comtesse eût reçu mon aveu avec une hauteur froide, ou une plaisanterie méprisante, je n'aurois jamais osé reparoître devant elle ; mais la crainte qu'elle m'avoit marquée diminuoit un peu la mienne. Je commençai à soupçonner que je n'étois pas absolument sans mérite, et comme les progrès de la présomption sont fort rapides, je conçus les espérances les plus flateuses. Ma confiance n'étoit pas aussi raisonnée que je la peins ; les opérations de l'esprit sont moins promptes que les mouvemens du coeur et de l'amour propre, et la passion est mieux guidée par la lumiére du sentiment que par des idées suivies. Je brulois d'impatience de revoir Madame De Canaples , j'y allai le lendemain, je la trouvai triste et abbatue, j'en fus pénétré, et je le lui marquai dans les termes les plus tendres ; mais je n'osai lui parler de ma passion : ses femmes ne la quittoient presque pas, et je croyois avoir trop de choses à lui dire, qui ne pouvoient pas être interrompues. Je passai plusieurs jours dans cette indécision ; mais enfin faisant un effort sur moi-même, je lui dis qu'independamment de la reconnoissance et de l'attachement que je lui devois, elle ne pouvoit pas douter que la passion qu'elle m'avoit inspirée ne me rendît extrêmement sensible à l'état où je la voyois. Hélas, dit-elle en soupirant, le principal motif de l'intérêt que vous prennez à mon état est ce qui m'y plonge. Vous m'aimez, votre amour seul seroit déja un malheur pour moi ; mais je vous aime, et c'est ce qui met le comble à mon sort. La comtesse en prononçant ces mots ne put retenir ses larmes. Je me jettai aussitôt à ses génoux et je voulus les embrasser. Arrêtez, me dit-elle, en me repoussant, l'aveu que je viens de vous faire n'est pas une faveur, c'est un remede violent auquel j'ai cru devoir recourir. J'ai voulu envain me faire illusion sur mes sentimens pour vous. Je suis obligée de les reconnoître, que n'ai-je pu les prévoir! Mais vous avez été maître de mon coeur, avant que je soupçonnasse qu'il pût être sensible. L'éloignement que j'avois toujours eu pour les jeunes gens, le mépris pour leurs travers et pour leur présomption me paroissoient des armes suffisantes contre leur séduction : une fierté naturelle m'empêchoit même de croire que j'eusse besoin d'être en garde contre eux. Votre âge, votre figure, vos graces, votre esprit me plaisoient sans m'allarmer ; je vous ai jugé sans consequence, et ma sincerité m'a perduë. La vertu seule que je remarquois en vous auroit dû vous rendre suspect ; mais se défie-t-on de ce qu'on estime. Cependant c'est elle qui m'a séduite, elle m'a caché le péril en me laissant voir et sentir combien vous étiez aimable, vous en avez été plus dangereux ; qu'il me soit permis de penser, du moins pour ma consolation, qu'un caractère tel que le mien ne pouvoit s'égarer qu'en croyant suivre la vertu. Enfin je vous aime, je veux d'autant moins vous le cacher, que je compte vous le dire pour la premiere et la derniere fois de ma vie. Vous m'êtes bien cher ; mais le devoir me l'est encore plus, et il faut que vous m'aidiez vous-même à y rentrer. Il n'y a que votre absence qui puisse me rendre ma tranquillité, vous devez joindre votre régiment dans un mois, je veux que vous partiez dès à présent, votre empressement paroîtra naturel, et personne n'en soupçonnera le véritable motif.
Quoi madame, lui dis-je, ne m'avez-vous appris le plus grand bonheur, où je pusse aspirer, que pour me rendre au même instant le plus malheureux des hommes? Non je ne puis vous obéir. Il le faut cependant, reprit-elle, vous m'aimez, puisque vous me le dites, et je le crois : votre ame est naturellement sincère, et le monde n'a pas encore eu le ems d'en altérer la pureté; ainsi je juge par le sacrifice que fait mon coeur de ce qu'il doit en couter au vôtre ; mais notre sort est encore bien différent. Vous allez trouver de la ressource dans la diversité des occupations et des objets ; la dissipation détruit ou distrait l'amour, et moi dans la solitude je ne serai peut-être occupée que de ce que je dois oublier, et je n'aurai pour soutien que la nécessité du devoir, c'est-à-dire, ce qui le rend plus cruel. Eh pourquoi, dis-je, madame voulez-vous que votre devoir soit blessé d'une passion pure? Pourquoi seriez-vous criminelle de la ressentir? Sommes-nous maîtres des mouvemens de notre coeur. Vous êtes persuadée, dites-vous, de la pureté de mon ame, vous devez l'être aussi, que je ne veux pas vous tromper.
Il est inutile, reprit la comtesse, d'entrer dans une telle discussion ; soit raison, soit préjugé, je ne veux point d'examen dans une matière où nous sommes trop intéressés vous et moi pour en être juges. On n'examine guère le principe de ses devoirs que par le desir de s'en affranchir, ou pour se justifier de les avoir déja violés. Il y a d'ailleurs des régles de conduite qu'on taxe envain de préjugés ; je vois qu'on ne s'en écarte point sans honte, et cela me suffit, je n'ai donc pas besoin d'examiner s'ils sont raisonnables, pour sçavoir que je dois les respecter. Vous ne voulez pas, dites-vous, me tromper, je crois que vous n'en avez pas le dessein, mais nous pouvons nous tromper nous-mêmes. Eh de quoi peut-on être sûr, quand on ne peut pas répondre de son coeur? J'ai peu d'expérience sur ce sujet ; mais j'y suis trop intéressée pour n'y avoir pas réfléchi avec soin depuis quelques jours ; j'ai fortifié mes réfléxions par l'exemple des femmes qui se sont perdues, c'est par degrés qu'elles ont passé de la vertu au déréglement. Je vois que l'innocence a des scrupules, les premieres fautes donnent des remords, les dernieres les font perdre, et l'on ne sçauroit trop tôt s'effrayer. Vous voyez le fonds de mon coeur, loin de combattre mes sentimens, adoptez-les, et cherchez à m'y affermir : pour y mieux réussir, séparons-nous. J'ai dit tout ce que je me croyois obligée de vous dire, une conversation plus longue ne pourroit être que dangereuse, elle commenceroit à être criminelle en cessant d'être nécessaire.
Tant que Madame De Canaples avoit parlé, j'étois resté dans un étonnement qui m'avoit empêché de l'interrompre ; mais à peine eut-elle fini, qu'effrayé du parti qu'elle vouloit me faire prendre, dans le moment où j'avois crû mon bonheur assuré, je me jettai à ses pieds et je tâchai de la fléchir moins par des raisons que par des transports et par les discours les plus passionnés. N'entreprenez pas, me dit-elle, de m'attendrir, mon coeur n'y a que trop de penchant ; rendez vous digne de cet aveu en le respectant ; mais si vous en abusiez, si je me sentois trop foible pour résister à vos empressemens, vous me forceriez de recourir au plus violent des remédes, qu'on pourroit taxer de romanesque, et qui est peut-être le seul qui par sa dignité puisse assurer la vertu d'une femme. Soyez sûr que plutôt que de m'exposer à succomber, ce seroit à Monsieur De Canaples que je découvrirois l'état de mon coeur ; ainsi votre persévérance n'auroit d'autre succès que de faire trois malheureux, et tel est le fruit des partis outrés, que je serois peut-être la moins à plaindre, et que je pourrois être consolée des suites de mon action par le principe de cette action même. Tâchons plutôt l'un et l'autre de retrouver notre repos ; partez, et que le premier effet de notre amour soit un effort pour la vertu.
L'empire que le respect d'un amant délicat donne à une femme vertueuse va jusqu'à lui soumettre les transports de l'amour ; je n'osai pas lui résister, et je me retirai le coeur pénétré de douleur. Incertain si je devois obéïr ou non à la comtesse, et me flatant qu'elle prendroit des sentimens plus favorables, je retournai chez elle le jour suivant. Je la trouvai avec une femme que je ne connoissois point, et qui me parut nous observer avec beaucoup d'attention. L'accueil que la comtesse me fit n'eut d'abord rien de décidé. Après quelques propos indifférens elle me demanda quand je comptois partir ; sur la réponse que je lui fis que je n'en avois pas encore fixé le jour, son air devint successivement, si sérieux, si froid et si haut, que c'étoit presque une indiscrétion de sa part. La femme qui étoit avec elle ne parut cependant pas s'en appercevoir. Pour moi, j'en fus consterné, et jugeant que je n'avois plus rien à esperer, à peine cette visite fut-elle sortie, que je dis à la comtesse que je partirois le lendemain. Le comte De Canaples qui entra dans le moment m'ayant entendu, il n'y avoit plus moyen de m'en dédire ; il me fit compliment sur mon zèle, et me prédit que je deviendrois un excellent officier. Je n'ai jamais été moins flatté d'éloges que je le fus alors de ceux du comte. Dans la crainte cependant de détruire par mon humeur la bonne opinion qu'il avoit de moi, et de lui faire soupçonner la vérité, j'allai donner ordre à mon départ. Ceux qui n'ont jamais aimé que foiblement pourroient regarder une obéissance si prompte comme la marque d'une passion bien légere ; mais s'ils avoient plus de connoissance du coeur, ils jugeroient qu'il n'y a qu'un véritable amour capable d'un tel sacrifice. Je ne sentois pas alors que la comtesse en faisoit elle même un pour le moins aussi violent que celui qu'elle exigeoit de moi. Pour les femmes les plus raisonnables il y a bien loin du danger de succomber à la crainte, de la crainte au désir de s'arracher à l'occasion, de ce désir à la résolution et plus loin encore de la résolution au courage qu'il faut pour l'exécuter. Madame De Canaples est la seule femme que j'aye connue capable de franchir et de confondre tous ces degrés.
Quelque désir que j'eusse de prendre un congé particulier, je ne pus la trouver seule, et elle fut assez maîtresse d'elle-même, pour que je ne tirasse aucun avantage de nos adieux. Ma premiere avanture ne dut pas, comme on voit, m'apprendre à mépriser les femmes ; mais elle m'apprit à m'estimer, et c'est une science très-facile. J'ai eu autant que qui que ce soit ce qu'on appelle des bonnes fortunes ; et il n'y en a eu aucune qui ait pu me flater aussi sensiblement que l'impression que j'avois faite sur le coeur de Madame De Canaples .
Depuis que l'ivresse des passions est dissipée j'ai quelque fois réflechi sur l'espèce de conquêtes qui nourrit la vanité des hommes, et j'ai remarqué que la plûpart des femmes qui font le sujet de leur triomphe ont le coeur froid, les sens assez tranquilles et la tête déreglée. Ce n'est pas la raison qui détermine leur choix, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas même le plaisir, c'est la folie qui leur échauffe l'imagination pour un homme qui devient successivement l'objet, le complice et la victime d'un caprice. Un amant leur plaît sans autre raison que de s'être présenté le premier, et il est bientôt quité pour un second quin pour un second qui n'a d'autre mérite que d'être venu le dernier.
J'étois parti le coeur plein d'amour et penetré de douleur ; mais à peine fus-je à l'armée que les devoirs nécessaires m'occuperent assez pour faire diversion à mes sentimens, et la dissipation acheva de me rendre ma gaieté. Je me trouvai en peu de jours l'ami intime d'une multitude de gens de mon âge qui ne m'avoient jamais vu. Ce fut dans leur commerce que je puisai la théorie de la vie que je devois bientôt mener avec éclat. Je n'entendois parler que de femmes éperdues d'amour, sacrifiées les unes aux autres et souvent à l'humeur et à des fantaisies : ce n'étoit que par excès de modestie qu'on parloit de celles qu'on avoit séduites, parce que la séduction suppose au moins des soins. Je ne pouvois revenir d'étonnement de l'innocence où j'avois vécu jusqu'à lors, et je n'osois l'avouer. J'étois jaloux de ce que j'entendois dire, honteux de n'avoir rien de pareil à raconter, trop honnête encore pour en imposer, et bien déterminé à faire à mon retour tout ce qu'il faudroit pour avoir les mêmes avantages, et de quoi briller pendant la campagne suivante. J'ai été persuadé depuis que si j'avois voulu dès lors me prévaloir de mon imagination, pour me mettre au niveau des autres à force de fictions, quoique je m'en fusse fort mal-adroitement tiré faute d'expérience, ceux qui auroient le plus douté de la vérité de mes propos n'auroient osé le faire paroître, dans la crainte de me laisser soupçonner que les leurs pussent être douteux. Je ne connois rien qui serve si bien la fatuité que la fatuité même.
Aussitôt que l'armée fut séparée, je revins à la cour, et ma premiere visite fut à Madame De Canaples . Les leçons que j'avois reçues, les histoires de femmes que j'avois apprises et que je croyois aussi fermement que si j'en avois été témoin, les réflexions que j'avois faites en consequence ; tout concourroit à m'inspirer une confiance dont je me promettois bien de tirer parti. Je me présentai devant elle avec un air un peu plus dégagé que je ne l'avois en la quittant, et j'en fus reçu avec une amitié tendre et dont les marques étoient un peu embarassées sans être suspectes. J'essayai d'y répondre avec familiarité. Mais soit qu'elle prît un maintien imposant ; soit que je ne pusse perdre l'habitude de la respecter, je ne pouvois chercher à sortir du respect, sans me trouver dans une contrainte qui produisoit le même effet. J'étois si maussadement libre et avantageux de si mauvaise grace, que je le sentis moi-même, et sans m'opiniâtrer à lutter davantage contre mon coeur, je me soumis à l'ascendant qu'elle avoit sur moi. Je continuai de lui faire ma cour sur ce pié-là, je cherchai dans les plaisirs et la dissipation une distraction à l'amour que je continuois de sentir pour elle et je renonçai à une poursuite inutile. Dans l'âge où j'étois les plaisirs de l'amour en imitent le sentiment, et empêchent qu'on n'en soit tourmenté; je résolus de me livrer à tous ceux qui s'offroient, et je fus bientôt aussi répandu que je pouvois le désirer. L'accueil que je reçus, la facilité des conquêtes que j'avois tant désirées, que j'avois crues difficiles, et que je croyois encore d'un grand prix me donnerent une haute opinion de moi. J'en conclus que Madame De Canaples ou ne m'avoit point aimé, ou ne pouvoit aimer que foiblement, puisqu'elle ne m'en avoit pas donné les preuves que tant d'autres me prodiguoient. J'étois fort éloigné de penser qu'il y eût entre les femmes d'autre distinction que celle de la figure, ou de la jeunesse.
Je crois avoir dit que le jour que je pris congé de Madame De Canaples , j'avois trouvé chez elle une femme que je ne connoissois pas. Je la connus bientôt dans le monde et j'appris d'elle-même le motif de sa visite. C'étoit la marquise De Retel , sa figure étoit piquante et l'on ne pouvoit guere avoir plus d'esprit et moins de moeurs, plus de mépris pour les bienséances, quoiqu'elle ne manquât pas d'ailleurs de probité. Personne n'a jamais eu dans le vice autant de candeur qu'elle en avoit. Le premier souper où nous nous rencontrâmes commença notre connoissance, et établit notre intimité. Elle débuta par me demander si je voyois toujours Madame De Canaples , et ajouta, sans attendre ma réponse, qu'elle avoit bien jugé que notre commerce ne seroit pas long, et que le caractere d'une prude ne sympatisoit point avec celui d'un jeune homme aussi aimable que je l'étois. Je fus d'abord étonné d'un pareil début, et je répondis sur Madame De Canaples avec tout le respect que je lui devois. J'avois encore de la vertu, et il faut qu'il y ait déja longtemps qu'on l'ait abandonnée, avant que de parler la langue du vice.
Sur la décence de ma réponse, c'est toujours fort bien fait, reprit la marquise, de parler avec ménagement d'une femme avec qui l'on a vécu ; d'ailleurs, cela est encore de votre âge : la comtesse est d'un caractère à vous en sçavoir gré, si cela lui revenoit, d'autres ne s'en embarrasseroient guère, et moi à qui cela ne fait ni bien ni mal, je ne vous en estime ni plus ni moins. Je vous avoue que ce fut la curiosité qui me fit rendre une visite à Madame De Canaples sur un prétexte assez leger. J'avois entendu parler d'une petite merveille qu'elle cachoit au reste du monde, je voulus en juger par moi-même, je vous trouvai et j'applaudis à son goût ou à son bonheur ; mais vous n'étiez point fait pour vous ensévelir dans la pruderie en naissant. La comtesse ne doit pas trouver étrange que vous l'ayez quittée, et elle aura toujours l'honneur d'être à la tête de votre histoire. En tout cas, lui dis-je, madame, son amitié me fera honneur et elle n'aura point à rougir de ses bontés pour moi. Comment rougir, reprit la marquise, elle ne pourroit qu'en faire gloire : et là-dessus elle me donna tant d'éloges, et si peu apprêtés, qu'il falloit nécessairement qu'elle m'inspirât de l'indignation contre elle, ou de l'admiration pour moi; je pris le dernier parti. Les gens les plus déliés sont la dupe d'un appas si grossier, présenté même par un sot : comment une jeune tête présomptueuse n'en eut-elle pas été enivrée? Quoiqu'il ne m'échappât rien qui pût blesser l'honneur de Madame De Canaples , ni qui pût faire croire que ce fut discrétion de ma part: manége d'autant plus criminel qu'il fait usurper à un homme une réputation de probité, et n'en flétrit pas moins la vertu d'une femme ; la marquise resta persuadée que j'avois été parfaitement bien avec Madame De Canaples . Les femmes déréglées ne croient pas les avantures, parce qu'elles en sont instruites ; mais parce qu'elles les supposent, c'est moins par pénétration d'esprit que par la corruption de leur coeur qu'elles devinnent quelquefois juste. Elles ne peuvent pas avoir d'autres idées, et de quel droit croiroient-elles à la vertu, elles n'en ont aucun principe, et jugent d'après leur conduite et les exemples de leurs pareilles.
La conversation que j'eus ce jour-là avec Madame De Retel , ou plutôt qu'elle eut avec moi, fut très-étendue. Ses idées me parurent d'abord si bisarres que je n'en fus frappé qu'en extraordinaire ; mais en peu de temps elle me mit en état de concevoir ses principes. Elle n'attendit pas que je lui demandasse la permission d'aller la voir, elle me l'ordonna, et j'y allai dès le jour suivant. Je la trouvai seule, et comme si elle eût craint de perdre le temps qu'elle destinoit à mon éducation, elle entra aussi-tôt en matiere.
J'ai dit qu'elle avoit de l'esprit, je dois ajouter qu'elle avoit beaucoup réflechi. Je ne voudrois pas décider si toutes ses idées étoient bien justes; mais elles me parurent assez systematiques. C'est pour mettre le lecteur en état d'en juger, que je vais rapporter en une seule conversation ce que Madame De Retel m'a dit en différentes occasions, et à mesure qu'elle me croyoit en état de gouter ses principes.
Avouez, me dit-elle, que le monde où vous vous trouvez aujourd'hui et pour lequel vous êtes fait vaut mieux que le triste tête à tête de Madame De Canaples . Je vous avouerai, lui dis-je, madame, une chose bien différente, c'est que je ne cherchois mon bonheur qu'auprès d'elle, et que si je ne craignois pas de troubler le sien, je serois encore inconnu à ce monde pour lequel vous me croyez si propre.
Mais cela est trop plaisant, s'écria la marquise, songez-vous à ce que le peu de mots que vous venez de me dire renferme d'incroyable, de prodigieux; car enfin si je vous entends bien, ou que vous entendiez vous-même la force de ce que vous dites, il faut que vous soyez amoureux ; mais je dis réellement amoureux de Madame De Canaples , et qu'elle y soit insensible : deux choses dont chacune est incroyable, et dont la réunion passe le prodige. Il n'y a pourtant rien de si constant, repris-je, j'aime Madame De Canaples , et je ne puis en être aimé. J'aurois parlé plus vrai, si en rendant justice à sa vertu, je l'eusse peinte moins insensible ; mais l'amour que je conservois pour elle me fit respecter son secret. Une telle confidence m'auroit paru criminelle. Le véritable amour est presque une vertu, et lorsqu'on le ressent, on n'a point de fatuité. Comment, reprit la marquise, cette femme ne vouloit pas de vous, et vous auriez cru réellement lui déplaire en l'obligeant de renoncer à une pruderie, qui sans doute lui coutoit beaucoup ; en vérité on apprend tous les jours quelque chose de nouveau. Voilà un bisarre effet de l'amour ; mais vous croyez-donc à cet amour-là? Je crois, répondis-je, que c'est la premiere, et la plus forte des passions. Vous avez, répliqua la marquise, des idées bien fausses sur l'amour. Les passions qui agitent les hommes se développent presque toutes dans leur coeur, avant qu'ils ayent la premiere notion de l'amour. La colère, l'envie, l'orgueil, l'avarice, l'ambition, se manifestent dès l'enfance. Les objets en sont petits, mais ce sont ceux de cet âge : les passions ne sont pas plus violentes que quand leurs objets sont plus importans ; souvent elles sont moins vives, et s'il y en a quelqu'une qui devienne plus forte qu'elle ne l'étoit d'abord, c'est ordinairement par l'extinction des autres qui partageoient l'ame avec elle.
L'amour se fait sentir à un certain âge, mais est-il autre chose qu'une portion du goût général que les hommes ont pour les plaisirs ; l'âge où il triomphe est celui où les autres passions manquent d'occasions de s'exercer, dans l'âge où l'on est insensible à l'avarice, parce qu'on n'a rien ; à l'ambition, parce qu'on n'est de rien. Les passions ne se développent que par l'aliment qui leur est propre. Mais si elles sont une fois en mouvement, elles l'emportent bientôt sur l'amour. Cette passion se détruit par son usage, les autres se fortifient ; elle est bornée à un temps, les autres s'étendent sur tout le cours de la vie. L'amour enfin est un de nos besoins aussi vif et moins fréquent que les autres, rarement une passion, souvent la moins forte et le plus court des plaisirs. Ce plaisir est même dépendant de la mode. N'a-t-on pas vû un temps où la table réunissoit presque tous les hommes, et où les femmes n'étoient pas comptées dans la société dont elles sont l'ame aujourd'hui, moins par l'amour que par la mode? Si la sensation de l'amour est très-vive, le sentiment en est très-rare. On le suppose où il n'est pas, on croît même de bonne-foi l'éprouver, on se détrompe par l'expérience. Combien a-t-on vu de gens épris de la plus violente passion, qui se croyoient prêts à sacrifier leur vie pour une femme, qui peut-être l'auroient fait, comme on exécute dans l'ivresse ce qu'on ne voudroit pas avouer dans un autre état ; combien en a-t-on vu, dis-je, sacrifier cette même femme à l'ambition, à l'avarice, à la vanité, au bon air? Les autres passions vivent de leur propre substance, l'amour a besoin d'un peu de contradiction, qui lui associe l'amour-propre pour le soutenir. Il y a, dira-t-on, des amants qui sacrifieroient tout à leur passion, cela peut être, parce qu'il n'y a rien qui ne se trouve ; mais quelle est la passion, quel est le goût sérieux ou frivole qui n'a pas ses fanatiques? La musique, la chasse, l'étude même et mille autres choses pareilles peuvent devenir chacune la passion unique de quelqu'un, et fermer son coeur à toutes les autres. Il en est ainsi de l'amour qui n'est pas la premiere passion et rarement l'unique.
Ces grands et rares sacrifices de coeur ne se voient guère que de la part des femmes; presque tous les bons procédés leur appartiennent en amour, et souvent en amitié, sur-tout quand elle a succédé à l'amour. Ne croyez pas que ce que je vous dis à l'avantage de mon sexe, soit l'effet d'un intérêt personnel. Je ne prétends pas en effet louer excessivement les femmes de ce qu'elles ont l'ame plus sensible, plus sincére et plus courageuse en amour que les hommes. C'est le fruit de leur éducation, si l'on peut appeller de ce nom le soin qu'on prend d'amollir leur coeur, et de laisser leur tête vuide, ce qui produit tous leurs égaremens. Les femmes ne sont guère exposées qu'aux impressions de l'amour, parce que les hommes ne cherchent pas à leur inspirer d'autres sentimens ; ne tenant point à elles par les affaires, ils ne peuvent connoître que la liaison des plaisirs. Ainsi la plûpart des femmes du monde passent leur vie à être successivement flattées, gâtées, séduites, abandonnées et livrées enfin à elles-mêmes, ayant pour unique ressource une dévotion de pratique, et pleine d'ennui; quand elle est sans vertu, sans ferveur ou sans intrigue.
L'amour est, dit-on, l'affaire de ceux qui n'en ont point ; le desoeuvrement est donc la source des égaremens où l'amour jette les femmes. Cette passion se fait peu remarquer dans les femmes du peuple aussi occupées que les hommes par des travaux pénibles ; quoiqu'il y en ait beaucoup de plongées dans le vice, non par égarement de coeur, rarement par le goût du plaisir, et presque toujours par la misere ; mais je ne parle ici que des gens du monde, ou de ceux que l'opulence et l'oisiveté mettent à portée d'en prendre les moeurs. L'éducation des hommes, toute imparfaite qu'elle est, quant à son objet et à sa forme, a du moins l'avantage de les occuper, de remplir leurs têtes d'idées bonnes ou mauvaises qui font diversion aux sentimens du coeur. Les affaires, les emplois et les occupations quelconques viennent ensuite, et ne laissent à l'amour qu'une place subordonnée à d'autres passions. Ce qu'ils appellent amour est l'usage de certains plaisirs qu'ils cherchent par intervalle, qu'ils saisissent d'abord avec ardeur, qu'ils varient par dégoût et par inconstance, et auxquels on est enfin obligé de renoncer, quand ils cessent de convenir, ou qu'on n'y convient plus. Ici je ne pus m'empêcher d'interrompre la marquise, j'étois si scandalisé d'entendre une femme jolie et encore jeune professer une espèce d'athéisme en amour, que je me crus intéressé d'honneur à combattre son opinion. Comment, lui dis-je madame, peut-on douter de la puissance de l'amour, il me suffiroit pour la reconnoître de l'avoir éprouvée, et d'y être encore exposé auprès de vous ; mais indépendamment de mon expérience particuliere, je n'entends parler d'autres choses que de liaisons formées par l'amour, et qu'une longue suite d'années a rendues respectables, sans les avoir affoiblies.
Je connois, reprit la marquise, et j'ai examiné avec attention ces liaisons dont on vous parle. Il y en a quelques-unes dignes des éloges qu'on leur donne. Ce sont celles que l'amour a pu commencer ; mais que l'amitié a consacrées, et je sçais qu'il y en a qui n'ont cessé d'être orageuses que depuis que la passion est éteinte. C'étoient des amans qui tantôt ivres de plaisirs, et l'instant d'après tourmentés par des caprices, des jalousies d'humeur, ou de fausses délicatesses passoient quelquefois un même jour en caresses, en dépits, en aigreurs, en offenses, en pardons et se tyrannisoient mutuellement. Après avoir usé les plaisirs et les peines de l'amour, ces amans se sont heureusement trouvés dignes d'être amis ; et c'est de ce moment qu'ils vivent heureux, avec une confiance plus entiere qu'ils ne l'auroient peut-être, s'ils n'avoient pas été amans, et avec plus de douceur et de tranquillité que s'ils l'étoient encore.
Un état si rare et si délicieux seroit le charme d'un âge avancé, et empêcheroit de regretter la jeunesse. La réflexion qui détruit ou affoiblit les autres plaisirs, parce qu'ils consistent dans une espéce d'ivresse, augmente et affermit celui-ci. En jouissant d'un bonheur, c'est le doubler que de le reconnoître.
À l'égard de ces vieilles liaisons que le public a la bonté de respecter faute d'en connoître l'intérieur, qu'y verroit-on si on les examinoit? Des gens qui continuent de vivre ensemble, parce qu'ils y ont long-temps vécu, la force de l'habitude, l'incapacité de vivre seuls, la difficulté de former de nouvelles liaisons, l'embarras de se trouver étrangers dans la société en retiennent beaucoup, et donnent à l'ennui même un air de constance. Ils ont cessé de se plaire et se sont devenus nécessaires. Ils ne peuvent se quitter ; quelquefois ils ne l'oseroient, on soutient ce rôle pénible par pur respect humain. On s'est pris avec l'engoûment de l'amour, on a annoncé hautement son bonheur, on a contracté un engagement devant le public, on l'a ratifié dans des occasions d'éclat. Le charme se dissipe avec le temps, l'illusion cesse ; on s'étoit regardé réciproquement comme parfaits, on ne se trouve pas même estimables ; on se repent, on n'ose l'avouer, on s'opiniâtre à vivre ensemble en se détestant, et le respect humain empêche autant de ruptures que la loi empêche de divorces. Si le divorce étoit permis, tel le reclameroit contre un mariage, qui dans pareille circonstance ne romproit pas avec une maîtresse, c'est-à-dire une vieille habitude ; on ne rougit point de s'affranchir d'un esclavage reconnu, mais on a honte de se démentir sur un engagement dont on a fait gloire. Les vieilles liaisons exigent, pour être heureuses, plus de qualités estimables qu'on ne l'imagine.
L'amour tient lieu de tout aux amans, son objet lui suffit ; mais l'objet s'use, l'amour s'éteint, et il n'y a point alors d'esprits assez féconds pour remplacer l'illusion et devenir une ressource contre la langueur d'une vie retirée et d'un tête à tête continuel. Si ces sortes d'esprits se trouvoient, il faudroit encore que les deux amans l'eussent l'un et l'autre au même degré, sans quoi la stérilité de l'un étoufferoit la fertilité de l'autre. Il n'y a que l'esprit qui serve à la longue d'aliment à l'esprit, il ne produit pas long-tems seul.
Le tête à tête tel que je le suppose ne se soutient que par l'amitié, beaucoup d'estime réciproque, et une confiance entiere qui fait qu'on jouit de la présence l'un de l'autre, même sans se rien dire, et en s'occupant différemment. On devroit dire aux amans qui se déclarent publiquement, faites provision de vertus pour remplacer l'amour. On croit les hommes plus constans dans un âge avancé que dans la jeunesse. Mais cette constance n'est qu'extérieure. Dans la vieillesse, on anticipe les besoins par la crainte, on les sent par la privation, on jouit avec inquiétude, et l'on craint de laisser échapper ce qu'on n'est pas sûr de retrouver. Dans la jeunesse on ne soupçonne guère les besoins par la prévoyance, on ne sent que les desirs, ils s'éteignent par la jouissance, et renaissent bientôt. La jeunesse desire ardemment, jouit avec confiance, se dégoûte promptement et quitte sans crainte, parce qu'elle remplace avec facilité. Voilà le vrai secret de la legereté d'un âge et de la constance de l'autre. Tout ce que me disoit la marquise augmentoit de plus en plus mon étonnement. Quand son systême eût été vrai, je n'étois pas encore disposé à l'admettre. Il y a des principes où la démonstration ne suffit pas ; dans ce qui a rapport au sentiment, on ne croit que ce que l'on désire. J'aimois encore Madame De Canaples , et je sentois, ou croyois sentir que mon coeur auroit toujours besoin d'être rempli, et que je ne cesserois d'aimer qu'en aimant de nouveau. Je ne tardai pas à me détromper, la marquise avoit entrepris ma conversion, et graces à ses soins je fus bientôt guéri de tous les sentimens honnêtes, comme on le verra dans la suite ; mais il est nécessaire que je rapporte auparavant le reste de la leçon qu'elle me donna, et dont elle eut l'attention de me rafraîchir l'idée, jusqu'à ce qu'elle me crut affermi dans les bons principes. Les choses qu'elle me disoit étoient si nouvelles pour moi, que pour dissiper mes scrupules et pour éclaircir mes idées, je lui proposai mes doutes. Je vous avoue, lui dis-je, madame, que je ne sçais plus que penser de l'amour : en quoi le faites-vous donc consister?
Il n'y a rien de plus facile, reprit la marquise; aimer c'est de l'amitié; désirer la jouissance d'un objet, c'est de l'amour ; désirer cet objet exclusivement à tout autre, c'est passion. Le premier sentiment est toujours un bien, le second n'est qu'un appetit du plaisir, et le troisiéme étant le plus vif augmente le plaisir et prépare des peines. Il y a un rapport entre l'amitié et l'amour qui est passion, c'est de se porter vers un objet déterminé, quoique ce soit par des motifs différens. Il y a même des amitiés qui deviennent de véritables passions, et ce ne sont ni les plus sûres, ni les plus heureuses.
L'amour au contraire, tel qu'il est communément, se porte vaguement vers plusieurs objets, et peut toujours en remplacer un par un autre. Vous direz qu'un tel amour n'est pas fort délicat ; non, mais il est heureux, et le bonheur fait la gloire de l'amour.
La délicatesse fait honneur en amitié, parce qu'elle suppose un sentiment éclairé, aussi flateur pour celui qui le ressent que pour celui qui l'inspire. Cette délicatesse est toujours active et porte aux attentions pour l'objet aimé; on craint de lui manquer. En amour elle est ordinairement passive: l'amant prétendu délicat n'a d'autre objet que lui-même ; il croit qu'on n'a pas pour lui le retour qu'il mérite. On se tourmente pour faire le tourment d'autrui. Quel doit être le supplice de deux amans, s'ils ont l'un et l'autre le même travers à la fois? Les ames délicates ont un double malheur ; elles sont douloureusement affectées des moindres choses qui blessent ou paroissent blesser le sentiment, et sont trop difficiles sur le plaisir ; elles ne peuvent le goûter s'il leur reste quelque scrupule sur le principe dont il part, et malheureusement elles ne sont que trop ingenieuses à s'en former. Cette délicatesse si vantée et si peu connue, n'est donc qu'un deréglement d'imagination. Il semble qu'elle n'aiguise l'esprit que pour le rendre plus faux.
Cependant comme si l'on avoit entrepris d'empoisonner tous les plaisirs, on ne s'est pas contenté d'introduire la délicatesse en amour, on y a fait encore entrer la jalousie.
Comment, m'écriai-je, la jalousie n'est-elle pas un attribut de l'amour? Non sans doute, reprit la marquise, la jalousie est un préjugé d'éducation, fortifié par l'habitude. Si elle étoit naturelle aux amans, ils seroient par-tout également jaloux ; or il y a des peuples qui le sont beaucoup moins que d'autres, il y en a qui ne le sont point du tout, et dont les moeurs y sont absolument opposées, qui se font un honneur de ce qui seroit un opprobre parmi nous. On voit encore chez une même nation des moeurs très-différentes sur cet article, suivant les différentes conditions. Par exemple, on n'est pas jaloux à la cour comme à la ville, la jalousie n'est plus qu'un ridicule bourgeois, et l'on trouve des bourgeois assez raisonnables, assez policés, ou assez fats pour n'être pas jaloux ; car on peut s'affranchir d'une espéce de folie, par raison, ou par une folie contraire. Si ce préjugé étoit détruit, il se trouveroit encore quelques jaloux, mais il n'y auroit que ceux qui le seroient par caractère ; parce que la jalousie, c'est-à-dire l'envie en est un, comme l'ambition, l'avarice, la paresse, la misantropie et plusieurs autres sortes de caractères.
La jalousie est si peu un sentiment naturel, qu'elle se soumet au préjugé jusque dans la conduite. Tel homme qui seroit jaloux d'un rival jusqu'à la frénesie, ne s'avise guére de l'être d'un mari. Un jaloux est intérieurement si persuadé de son injustice, qu'il y en a peu qui ne se cachent de l'être. On croit que la jalousie marque beaucoup d'amour, mais l'expérience prouve que l'amour le plus violent est ordinairement le moins soupçonneux. La jalousie ne prouve qu'un amour foible, un sot orgueil, le sentiment forcé de son peu de mérite, et quelquefois un mauvais coeur. Par exemple, combien de fois a-t-on vû un amant dégoûté, cherchant un prétexte pour rompre, et tâchant de le faire naître à force de mauvais procédés? Dans cette situation il devroit être charmé que quelqu'un vînt le dégager honnêtement; mais point du tout, s'il s'apperçoit qu'on peut se consoler de sa perte avec un autre, sa vanité est blessée de ne pas laisser une femme dans les regrets ; la jalousie ou plutôt l'envie le ramene pour être tyran, sans être heureux. Voilà les hommes, leur amour ne vit que d'amour-propre ; il n'y a que des jaloux d'orgueil.
Quoique les raisonnemens de la marquise ne fussent peut-être pas trop bons, je ne me sentois pas en état d'y répondre ; mais je crus qu'il n'y avoit rien de mieux, que de lui en faire l'application à elle-même.
Comment, lui dis-je, madame, si j'avois entrepris de vous plaire, et que j'eusse le bonheur d'y réussir, trouveriez-vous bon que je vous manquasse de fidélité.
Pourquoi non, dit la marquise, l'infidélité est un grand mot souvent mal appliqué. En amitié, c'est un crime ; mais si jamais nous nous trouvions simplement du goût l'un pour l'autre, je ne prétendrois pas être l'unique l'objet de vos attentions. Une telle prétention seroit à la fois une tyrannie insupportable pour vous, et une folie cruelle pour moi-même. Jouissons toujours d'un bien, comme s'il ne devoit jamais finir ; et sçachons le perdre, comme n'y ayant aucun droit.
Croyez-vous que je n'aye jamais eu occasion de m'attacher aussi follement que beaucoup d'autres. Peut-être dois-je une partie de ma philosophie à ma propre expérience ; mais j'ai réflechi de bonne-heure sur ce sujet, et je me suis fait un plan de vie en conséquence de mes réflexions. J'ai songé à nourrir mon esprit de connoissances plus agréables que pénibles, et capables du moins d'empêcher la solitude ou la vieillesse de m'effrayer; à défendre mon coeur de toute passion tyrannique, et à goûter les plaisirs que les moeurs egrantes me permettent.
Ce n'est pas que je les approuve ces moeurs ; si elles devenoient plus regulieres, il y auroit à gagner pour tout le monde. Si cela n'est pas, que les hommes ne s'en prennent qu'à eux-mêmes ; qu'ils cessent de crier au déreglement, ou de croire qu'il y ait une morale différente pour les deux sexes. Je sçais avec quel mépris ils parlent entre eux des femmes qu'ils paroissent respecter le plus. Cette connoissance seroit la meilleure leçon que pût recevoir une jeune personne, et un tel mépris seroit souvent juste de la part des hommes, s'ils n'en méritoient pas un pareil. Je ne cherche point, comme vous voyez, à m'aveugler sur les hommes ni sur les femmes, et je dis librement ce que je pense, parce que l'opinion d'autrui me touche peu. Je sçais que je ne plais pas à tout le monde, mais on ne m'en fait pas moins d'accueil ; les hommes ne sont pas dignes qu'on soit délicat sur leurs sentimens, leurs procédés me suffisent. Je m'occupe de ceux qui me plaisent, et ne me tourmente point sur ceux à qui je puis déplaire. La franchise de ma conduite met en défaut jusqu'à la satyre des femmes. Elles ne s'attachent guéres qu'à dévoiler les défauts cachés, et je ne dissimule rien. D'ailleurs, elles craindroient que je n'usasse de représailles, et qu'en les demasquant, je ne fisse voir que la seule différence qu'il y ait d'elles à moi, c'est leur fausseté. Je ne crois pas que j'en prisse la peine ; mais elles le craignent, et cela suffit pour ma tranquillité. Je ne leur en demande pas davantage, car je ne prétends point à leur amitié; outre que je doute qu'une femme puisse être sincérement l'amie d'une femme, elle doit toujours préférer l'amitié des hommes : il y a plus de constance, plus de sûreté et moins de gêne ; et les hommes doivent trouver plus d'agrément dans celle des femmes. J'ai des amis et je suis digne d'en avoir, parce que je suis incapable de leur manquer. Je respecte assez l'amitié, pour y être plus difficile qu'en amour; et le plus grand honneur que je pourrois faire à un amant qui cesseroit de me plaire, ce seroit de le garder pour ami.
Si je trouvois de la bisarerie dans les idées de la marquise, je lui trouvois aussi des sentimens qui me plaisoient, et insensiblement je m'y attachai. Pendant quelque temps elle ne parut occupée que de moi ; mais je m'apperçus bientôt que si elle m'avoit donné des préservatifs contre la jalousie, elle sçavoit bien que j'en aurois besoin avec elle. Elle eut lieu d'être satisfaite de ma conduite ; j'avois si bien adopté son systême que nous n'eûmes rien à nous reprocher, et sans nous quitter formellement nous nous trouvâmes libres. Je me livrai à tous les goûts passagers. Enfin j'étois sensible par caractère, je devins fat par principes.
Les premiers succès m'avoient donné de la vanité, mais leur multiplicité m'en guérit ; je ne m'arrêterai pas à faire des portraits détaillés des femmes à la mode : c'est un caractère et un manege uniformes; qui en a eu une, les a toutes vûes. Le nombre ne peut servir qu'à grossir la liste de ceux qui ont la manie d'en faire. Quand la tête de ces femmes se prend, elles font toutes les avances, comme si ce n'étoit rien; la fantaisie est-elle passée, elles s'en défendent, comme si c'étoit quelque chose. Il n'y a point alors de manoeuvres plattes et usées qu'elles n'employent. Elles commencent par insinuer qu'un homme avec qui on croit qu'elles ont vécu, s'en est donné l'air, ce seroit le dernier qu'elles choisiroient, elles ne conçoivent pas qu'on puisse l'avoir . Elles passent par degrés aux propos les plus outrageans, si toutefois elles peuvent outrager. Elles supposent qu'on ne croira pas qu'elles osassent parler ainsi d'un homme dont elles auroient quelque chose à craindre ; elles ne savent pas qu'elles sont les seules à imaginer qu'elles ayent encore quelque chose à perdre. Quand on entend ces déclamations, on sait d'abord à quoi s'en tenir; on l'apprendroit par-là, si on l'ignoroit. Cet excès de hardiesse ne leur est cependant pas inutile ; cela ne dissuade pas, mais cela impose, et oblige à dissimuler en leur présence le mépris qu'on a pour elles. Elles ont grand tort de redouter si fort l'indiscrétion ; car tel se cache de les avoir qui est obligé de les avoir eues. J'avois donc trop de rivaux aussi heureux que moi, pour que je pusse me flatter de jouer un rôle distingué; ainsi je songeai à me tirer de pair par des conquêtes plus brillantes, et j'eus le bonheur d'y réussir.
La femme à qui j'eus l'adresse de plaire étoit extrêmement sensible, fort portée à l'amour ; mais très-jalouse de sa réputation. Elle ne se rendit qu'à l'estime que j'eus l'art de lui inspirer. Il y eut même de ma part un procédé de vanité qui tourna à mon avantage. Madame De Clerval m'avoit fait plusieurs questions moitié plaisantes, moitié sérieuses sur les femmes que le public m'avoit données ; mais comme je ne croyois plus qu'elles me fissent assez d'honneur pour en faire gloire, je les désavouai absolument toutes. Ce qui n'étoit que l'effet de ma fatuité, Madame De Clerval le mit sur le compte d'une probité délicate et rare. D'ailleurs mes avantures avoient été trop publiques, pour qu'elle pût en douter ; ainsi elle imputa l'éclat qu'elles avoient fait à l'étourderie des femmes qui en avoient été les héroïnes, et conçut la plus haute idée de la discrétion que j'aurois à l'égard d'une femme qui en seroit digne, puisque je la portois à un si haut degré pour les femmes qui se respectoient le moins. Ce raisonnement qui prouvoit mieux sa candeur, que son expérience fut ce qui la perdit. Mon empressement devenant tous les jours plus vif, elle m'avoua enfin qu'elle avoit pour moi les sentimens les plus tendres, et que je les devois principalement à la persuasion où elle étoit de ma probité et de ma discrétion. Je saisis ce moment pour la confirmer dans son opinion ; j'y employai une éloquence, une vivacité, enfin toutes les exagerations qui acheverent de la séduire, et qui seules auroient dû la détromper, si elle avoit eu plus de connoissance du caractère des hommes.
L'aveu qu'elle m'avoit fait est ce qui coûte le plus à une ame honnête, et quand les femmes de ce caractère ont à céder, les suites d'un tel aveu sont plus rapides avec elles qu'avec les autres. Madame De Clerval se fia donc à mes sermens. Ce n'est pas que de temps en temps elle n'éprouvât des remords vifs, ou du moins des scrupules d'honneur qui l'allarmoient sur sa réputation. Je la rassûrois par mille protestations qui la calmoient, sans lui rendre cependant une parfaite tranquilité; et j'avoue que son inquiétude étoit fondée. Quoique je fusse encore incapable de manquer formellement aux sermens que je lui avois faits, je me conduisois avec une légereté qui valoit bien une indiscrétion. Non-seulement mes sentimens n'étoient pas aussi vifs et aussi délicats que les siens ; mais comme c'étoit la premiere femme dont la foiblesse put flatter ma vanité, j'aurois été charmé qu'on eût apperçu ce que je n'osois pas dire, et avec de telles dispositions on ne dit rien, et on fait tout connoître. Je ne puis pas me refuser deux reflexions que j'ai souvent faites depuis. La premiere, c'est qu'il est contre l'honneur de chercher à plaire à une femme estimable, dont on n'est pas violemment épris. Il y en a telle qui résisteroit à son penchant, qui même triompheroit d'une passion, si on ne l'avoit pas mise en droit de se flatter d'en inspirer une pareille ; et il y a des femmes perdues qui n'auroient jamais eu qu'une passion, si elles l'eussent ressentie pour un honnête homme. Après avoir été trahies, elles sont déchirées de remords, ou elles les perdent à force de mériter d'en avoir. Il est sûr que l'amour ne peut jamais procurer à une femme estimable autant de bonheur qu'il lui en fait perdre ; ainsi un honnête homme ne doit pas la rendre la victime d'un goût leger et passager.
Ma seconde réflexion est sur les différentes sortes de perfidies. Il y en a une qui consiste à noircir par une horrible calomnie la vertu d'une femme dont on a quelquefois essuyé des mépris, et je crois cette noirceur fort rare. Il y en a une autre assez commune, c'est de trahir par indiscrétion et par une fatuité ridicule le secret et les bontés d'une malheureuse, qu'on auroit dû respecter par reconnoissance ou par honneur. La troisiéme espèce de perfidie plus méprisable encore que la seconde, consiste à jouer la discrétion, et à reveler par sa conduite ce qu'on affecte de cacher ; à laisser voir des choses sur lesquelles on ne seroit pas cru si on les disoit hautement. Celui qui trahit ouvertement s'expose du moins au ressentiment, et s'attire toujours le mépris, au lieu que le manége artificieux, dont je parle, ne fait pas perdre à celui qui l'emploie la réputation de galant homme : c'est le poison encore plus odieux que le poignard. Ce fut cependant ainsi que je me comportai à l'égard de Madame De Clerval , j'usai même d'une adresse qui en lui faisant tort, ne me fit qu'honneur. Parmi ceux qu'elle voyoit, un de mes amis nommé Derville en étoit devenu amoureux. Il étoit d'une figure aimable, ne manquoit pas absolument d'esprit et encore moins d'étourderie. C'étoit un de ces hommes qui mettent dans la société moins d'idées que d'ame, moins d'ame que de chaleur, et moins de chaleur que de mouvement ; qui ont le coeur ardent, la tête active, ou plutôt agitée ; parlent au hasard, entreprennent hardiment, réussissent par des circonstances heureuses, et souvent échouent, sur-tout quand ils veulent user de prudence, parce qu'alors ils ne prennent que de fausses mesures. On les rencontre par-tout, on s'en plaint souvent, on en est toujours incommodé, et l'on ne peut les haïr, parce qu'ils ont de la bonté dans les intentions. Derville se picquoit de discrétion, parcequ'il en avoit le projet. Il vouloit tout savoir, et rien ne lui auroit fait révéler précisément ce qu'on lui auroit confié; mais ses efforts pour être discret étoient le premier acte de son indiscrétion. On apprennoit du moins qu'il savoit un secret, on étoit bientôt sur la voie, et on le découvroit à la fin, sans qu'on fût en droit de lui faire des reproches, ou qu'on pût les lui faire sentir.
Comme il étoit plus intéressé qu'un autre à m'examiner, il ne tarda pas à soupçonner ce que je dissimulois assez mal, et les soupçons de ceux qui ont droit d'être jaloux deviennent bientôt des certitudes. Il étoit naturellement franc, et me dit qu'il avoit eu des vües sur Madame De clerval; mais que s'étant apperçu que j'étois bien avec elle, il avoit pris le parti de renoncer à toutes prétentions, et que de simples soupçons l'empêchant d'être mon rival, son procédé méritoit bien que j'y répondisse par ma confiance en lui avoüant la vérité. Je lui répondis avec un faux air de désintéressement que je lui étois fort obligé de ses égards pour moi ; mais qu'il pouvoit s'en dispenser, attendu qu'il me faisoit un sacrifice inutile. Je le crois, dit-il, sur votre réponse je pourrois aller en avant, sans que vous fussiez en droit de vous en plaindre ; mais ce n'est pas assez que de se déclarer rival par ressentiment, il faut tâcher de ne pas aimer en dupe, et je pourrois bien l'être, parce que je vois que vos affaires sont trop bien établies, pour que je ne perdisse pas mes peines. Cependant, puisque vous faites le mistérieux, vous n'avez point de secret à me recommander ; ainsi trouvez bon que je ne cache pas à ceux qui savoient mes projets, ce qui me les fait abandonner. Sur la réponse de Derville je pris mon parti d'une façon perfide et leste. J'étois d'abord assez disposé à lui avouer tout ; mais sur l'espèce de menace qu'il me faisoit de révéler mon secret, si je ne le lui confiois, je changeai d'avis. Il y a en amour comme dans la fausse dévotion une morale relâchée, une hypocrisie et des subterfuges au moyen desquels on trahit plus sûrement la probité, que si l'on paroissoit la respecter moins. On ne s'en impose pas totalement à soi-même, mais on s'étourdit; on se trompe à demi, on trompe totalement les autres, on se débarrasse presque des remords, ou l'on se met du moins à couvert des reproches. Je n'aurois pas voulu manquer formellement aux sermens que j'avois faits à Madame De Clerval ; d'un autre côté j'aurois été charmé qu'on eût pénétré notre secret, et quand j'eus compris que, pour le rendre public, la réserve me serviroit mieux qu'une franche indiscrétion, je n'en parus que plus mistérieux avec Derville . J'achevai par-là de le convaincre de la vérité, et de l'affermir dans son projet. Je lui dis foiblement qu'il avoit tort de me regarder comme un rival, qu'il en auroit encore plus de tenir des propos qui pourroient nuire à la réputation de Madame De Clerval , et que je le croyois trop sage pour cela. Trop sage, reprit-il, vous êtes très-flateur, ce n'est pas là mon brillant côté, je le sais, et je me corrigerois fort mal-à-propos dans cette occasion-ci. Notre conversation ne fut pas plus longue, nous nous séparâmes, et dès le lendemain on me fit des complimens qui me prouverent que Derville m'avoit tenu parole. Quelques jours après l'ayant rencontré, je lui en fis des reproches plus vifs que sincères, il y répondit en plaisantant ; je crus devoir le prendre sérieusement, et je me comportai de façon qu'il y mit bientôt autant de vivacité que j'en affectois. Les choses en vinrent au point que nous mîmes l'épée à la main, et je l'avois déja blessé lorsqu'on nous sépara.
Les propos de Derville auroient pû ne pas parvenir jusqu'à Madame De Clerval , et ne pas faire un grand effet dans le public ; mais notre combat fit un éclat prodigieux, et en apprit le sujet à tout le monde. Il n'y avoit pas une heure que l'affaire s'étoit passée, que Madame De Clerval en étoit déja instruite. J'allois pour lui en rendre compte, et lui faire modestement valoir la chaleur que je mettois dans tout ce qui pouvoit la toucher, mais on me refusa sa porte. Je fus très-étonné de ce refus, je crus qu'il y avoit du mal-entendu, et je voulus insister ; ce fut inutilement, on me dit que l'ordre étoit clair et précis. J'allai chez moi et j'écrivis à Madame De Clerval , pour la prier de m'éclaircir cette énigme ; elle me renvoya ma lettre, sans l'avoir ouverte. Ma surprise augmentoit à chaque instant, lorsqu'on m'annonça une de ses femmes qui me dit que Madame De Clerval ne se plaignoit nullement de moi, mais que mon avanture ne lui en étoit pas moins injurieuse, et que pour empêcher qu'elle ne devînt deshonorante, elle me prioit de me dispenser de la voir et de lui écrire. Je voulus entrer dans quelque détail, cette femme me répondit que sa commission ne portoit exactement que ce qu'elle venoit de me dire, et se retira. Je ne pouvois pas concevoir qu'une femme qui paroissoit m'aimer pût être mécontente de mon procédé, qu'elle prît un parti si singulier, et encore moins qu'elle y persistât. Je me présentai plusieurs fois à sa porte, je lui récrivis, mais ce fut sans succès; mes lettres ne furent point reçues, et sa porte m'a toujours été depuis constamment refusée. Lorsque très-long-temps après le hasard me l'a fait rencontrer dans le monde, je l'avois presque oubliée, et elle s'est conduite à mon égard avec une politesse si réservée, que j'ai eu celle de ne lui pas demander d'éclaircissemens, ni de lui rappeller rien de ce qui s'étoit passé entre nous. Le parti qu'elle prit, quoique bisarre en apparence, étoit noble, courageux et sensé. De la part d'une femme connue pour galante, ç'eût été une preuve de plus contre elle ; mais il est si rare qu'une femme honnête ait ce pouvoir-là sur elle, que le public finit par la justifier. Les femmes les plus raisonnables et les plus sensibles sur la réputation, font des plaintes, des reproches et pardonnent à la fin. La plus forte preuve d'indifférence pour un homme est de cesser de le voir.
En effet les plus experts en cette matiére ont toujours douté que j'aye été bien avec Madame De Clerval , et depuis elle auroit pû avoir dix amans, sans qu'on l'eût seulement soupçonnée. Derville qui n'avoit été que légerement blessé, s'étant rétabli, et ayant appris que Madame De Clerval n'avoit mis aucune distinction entre nous deux, et nous avoit également défendu de la voir, sentit le tort qu'il avoit eu, vint m'en faire excuse, et devint si sincérement mon ami, que si j'avois eu besoin de cent indiscrétions il n'en eût pas fait une en ma faveur, tant il étoit naïvement persuadé que j'avois sujet de me plaindre de lui.
J'eus bien des motifs de consolation. Je fus d'abord aussi célébre que je pouvois l'être; quoiqu'il fût déja gotique de se battre pour une femme, la plûpart d'entre elles m'en savoient gré, et s'il s'en trouvoit quelques-unes qui me taxoient d'étourderie, cela ne me faisoit aucun tort. Pour un homme qui veut se distinguer dans la carriere où j'entrois, il est assez indifférent qu'on en parle bien ou mal, il suffit qu'on en parle beaucoup. Je me vis recherché par des femmes qui peu de temps auparavant ignoroient jusqu'à mon nom. Parmi celles-là il y en eut une dont la conquête me tenta.
Elle étoit distinguée entre celles que l'on connoît sous le titre d'intriguantes. Elles sont en assez grand nombre, sans cependant former un corps ; car quoiqu'elles se connoissent toutes, ce n'est que pour être en garde les unes contre les autres, et s'éviter de peur de se trouver en concurrence et de se traverser. Il y en a de toutes conditions, et toutes ont le même tour d'esprit, souvent les mêmes vües, avec des intérêts opposés. Elles ont quelquefois des départemens séparés, comme si par une convention tacite elles s'étoient partagé les affaires, cependant elles n'excluent rien. Elles peuvent admettre des préférences, mais jamais de bornes. La dévotion et l'amour s'allient également avec l'intrigue. Ce qui seroit passion ou genre de vie pour d'autres n'est qu'un ressort pour les intriguantes ; elles n'adoptent rien comme principe, elles emploient tout comme moyen. On les méprise, on les craint, on les menage, on les recherche. Cependant il s'en faut bien que leur crédit réponde à l'opinion qu'on en a, ni aux apparences qu'on en voit ; leur vie est plus agitée que remplie. On leur fait honneur de bien des événemens où elles n'ont aucune part, quoiqu'elles n'oublient rien pour le faire croire : c'est la fatuité de leur état. Elles ont le plus grand soin de cacher le peu d'égards et souvent le mépris qu'ont pour elles ceux dont elles s'autorisent avec le plus d'éclat. Qu'il y a de gens en place dont le nom seul sert ou nuit à leur insçu! Combien d'intriguantes dont le crédit tire son existence de l'opinion qu'on en a! On le détruiroit en le niant ; c'est un fantôme qui s'évanouït quand on cesse d'y ajouter foi. On commence ce métier-là par ambition, par avarice, par inquiétude ; on le continue par habitude, par nécessité, pour conserver la seule existence qu'on ait dans le monde. Une intriguante qui tant qu'elle est à la mode, est à la fois l'objet du mépris et des égards, tombe dans un opprobre décidé, quand elle est obligée de rester oisive, parce que son impuissance est démasquée. On est souvent étonné du peu d'esprit de la plûpart des femmes qui se mêlent d'intrigues, et ce ne sont pas celles qui réussissent le moins bien. Il est encore certain que la plus habile intriguante ne l'est jamais assez pour en éviter la réputation. Cette réputation peut nuire quelquefois à leurs projets ; mais elle leur sert aussi comme l'enseigne d'un bureau d'adresse. Madame De S Fal qui étoit une illustre dans ce genre-là se prit donc de goût pour moi, et j'y répondis. Outre que l 4 aventure me parut singuliere! J 4 avois ouï dire que ces sortes de femmes font toutes les fortunes qu'elles entreprennent, et comme j'étois alors fort éloigné de vouloir travailler à la mienne, je trouvai qu'il me seroit assez commode d'en charger quelqu'autre que moi. Pour la S Fal , elle comptoit avoir à ses ordres un homme répandu, fêté, instruit, et qui indiscret à l'égard de l'univers, n'auroit de confiance qu'en elle. Nos caractères étoient trop opposés pour que notre liaison pût subsister. Chaque jour elle me donnoit une nouvelle leçon de prudence, et à chaque instant je faisois quelque nouvelle indiscretion. Elle m'en dit son sentiment avec beaucoup de dignité, je n'y répondis pas avec tout le respect qu'elle avoit pour elle, et je commençai à la négliger beaucoup. Elle en eut un cruel dépit ; mais sans chercher à me retenir, elle ne jugea pas à propos de rompre totalement. Elle m'auroit perdu, si elle avoit cru pouvoir le faire sans éclat, peut-être y travailla-t'elle sourdement, mais elle continua à dire froidement du bien de moi. C'est assez le style des intriguantes ; elles nuisent, mais elles ne disent pas de mal ; la médisance leur paroît une faute de conduite et une maladresse: suivant les circonstances elles peuvent aller jusqu'à servir hautement ceux qu'elles détestent en secret, en attendant une occasion sure de se venger; car la haine tient mieux dans leur ame, que l'amour dans celle des autres femmes.
Le genre de vie que j'avois embrassé, mes liaisons de plaisir, l'espèce de femmes à qui j'étois livré, tout cela avoit si peu de rapport avec la maison et le caractère de Madame De Canaples , que lorsque je lui faisois des visites de devoir, je me trouvois étranger chez elle. J'y allois quelquefois dans les moments de mes plus brillants succès, quand mon nom faisoit le plus de bruit. Je voulois lire dans ses yeux l'impression que ma renommée et ma gloire faisoient sur elle, je n'y remarquois que du sérieux, où un intérêt qui ressembloit assez à de la compassion. Je n'y comprennois rien, et cependant cela m'humilioit. Le comte De Canaples uniquement occupé du service ne me parloit que de mon régiment. Si je voulois lui faire modestement sentir le nombre des femmes qui s'intéressoient à moi, il ne se doutoit seulement pas de mon motif, il supposoit que je ne les voyois que par des vûes d'ambition, comme des ressorts pour ma fortune. Il m'exhortoit à ne pas perdre mon temps avec un tas de folles, à faire ma cour au roi, à m'attacher aux ministres, à m'appliquer à mon devoir. D'un autre côté, Me De Canaples ne me parloit que de choses indifférentes, et me répondoit plutôt qu'elle ne m'adressoit la parole. J'avois beau chercher à étaler ma gloire, je me trouvois interdit en sa présence, moi qui étois avantageux partout ailleurs. Ce n'est pas la seule fois que j'ai reconnu que l'insolence et la timidité ne sont pas incompatibles dans le même caractère. J'allois enfin chez Me De Canaples avec des projets de vanité, j'y étois avec contrainte, et j'en sortois humilié.
Quelque penchant que je sentisse toujours pour elle, je ne me sentois pas en état de lui immoler continuellement mon amour propre, je cessai presque d'y aller, et je pris le parti de préferer à la femme que je respectois le plus celles que j'estimois le moins, mais qui m'estimoient davantage.
Si mon aventure avec la S Fal ne fut pas fort délicieuse, elle ne laissa pas de me donner une sorte de considération. La plûpart des femmes ne doutent pas que je n'eusse un mérite supérieur pour en avoir traité si cavaliérement une qui étoit en possession de se faire redouter. Dès que cette opinion fut établie, je me vis si recherché, que ce n'étoit pas un petit embarras pour moi que de concilier tant d'affaires différentes. J'en ai manqué quelques-unes qui m'auroient plu beaucoup, mais qui ne convenoient pas aux circonstances où je me trouvois ; de sorte que j'ai quelquefois été sur le point de demander du temps et de proposer des termes, et je ne doute pas que, si j'avois eu l'impertinence naïve de faire de telles propositions, il ne se fût trouvé des femmes assez naïvement viles pour les accepter. Ceci n'est point une exagération, les experts en cette matière me rendront justice. Je devins en peu de temps ivre d'airs et d'extravagance. Il n'y avoit point de sotise que je ne regardasse comme faisant partie de mes devoirs, et je les remplissois dans toute leur étendue. Je hazardois tout ce qu'un homme sensé a soin de s'interdire, tout me réussissoit, et je fus dans peu l'objet de l'émulation de tous les fats qui étoient alors en plus grand nombre qu'aujourd'hui, parce qu'il y avoit plus d'occasions de l'être : ce que j'avance est bien contraire à l'opinion commune et n'en est pas moins vrai. Si l'on y fait attention, on verra que tous les travers de mode ont comme les arts de goût leurs différens âges, leur naissance, leur regne et leur décadence. Il y a si longtemps que l'amour étoit un sentiment tendre, délicat et respectueux, qu'on regarde cet amour comme absolument romanesque. Cependant il y a eu un âge d'honneur et de probité en amour, la discrétion étoit inséparable et faisoit partie du bonheur ; elle étoit un devoir si essentiel et si commun, qu'elle ne méritoit pas d'éloge, l'indiscrétion eût été un crime deshonorant. Ce temps-là est passé.
La premiere marque de l'affoiblissement du bonheur, ainsi que de la vertu, c'est lorsque l'on commence à en faire gloire. La vanité vint donc s'unir à l'amour, et par conséquent le corrompre. La vanité donna naissance à l'indiscrétion, et celles qui en furent les premieres victimes se livrerent au désespoir. Ce fut alors le beau siécle de la fatuité; mais ce malheur devint si commun, il y eut tant de sujets de consolation dans les exemples, que les motifs de honte disparurent, et les ames les plus timides se rassurerent. Enfin, les choses en sont venues par dégrés au point qu'on voit des femmes prévenir l'indiscrétion par l'éclat qu'elles font elles-mêmes, et mettre par leur indifférence sur les propos du public la fatuité en défaut.
On ne pourra plus se faire un honneur de divulguer ce qui ne sera ni caché ni secret ; et je ne doute point qu'on ne voie bien-tôt la fatuité périr comme les grands empires par l'excès de son étendue. Il n'y a point de travers qui ne puisse être honneur, et qui ne tombe ensuite dans le mépris. Tel a été le sort des petits maîtres . On ne donna d'abord ce titre qu'à des jeunes gens d'une haute naissance, d'un rang élevé, d'une figure aimable, d'une imagination brillante, d'une valeur fine, et remplis de graces et de travers. Distingués par des actions d'éclat, dangereux par leur conduite, ils jouoient un rôle dans l'état, influoient dans les affaires, méritoient des éloges, avoient besoin d'indulgence, et savoient l'art de tout obtenir. Ce fut ainsi que parurent les D'Épernon , les Caylus , les Maugiron , les Bussi D'Amboise , etc. Cette espèce d'êtres singuliers presque aussi rares que des grands hommes n'a pas subsisté long-temps; leurs successeurs, c'est-à-dire, ceux à qui on en donna le nom, n'ayant avec les premiers rien de commun que la naissance et l'étourderie, le titre est presque resté vacant à la cour. On en voit peu qui soient dignes de le soutenir, de sorte qu'aujourd'hui il est rélegué dans des classes subalternes ou dans les provinces ; on le donne par abus ou par dérision à des plats sujets qui ne sont pas faits pour des ridicules de cette distinction.
Il n'y a pas jusqu'au vice qui ne puisse dégénerer. Ce qu'on appelloit autrefois un homme à bonnes fortunes ne pouvoit l'être que par les graces de la figure et de l'esprit. Avant que d'oser s'annoncer sur ce ton-là, il étoit averti de son mérite, par les prévenances dont il étoit l'objet, et qu'on lui marquoit d'une façon peu équivoque. Trop recherché pour être constant, il étoit entraîné par la quantité des objets qui venoient s'offrir ; l'inconstance étoit quelquefois moins de son caractère que l'effet de sa situation. Il étoit leger, sans être perfide. Cela est encore changé. Il ne paroît pas que plusieurs de ceux qui sont à la mode aujourd'hui eussent une vocation bien marquée pour le rôle qu'ils jouent. C'est une profession qu'on embrasse par choix, comme on prend le parti de la robe, de l'église ou de l'épée, souvent avec des dispositions fort contraires. Ce qu'il y a de plus admirable, c'est que cela est parfaitement indifferent pour le succès. Pour être admis et réussir dans cette carriere, il suffit de s'annoncer sur ce pied-là. Vous y voyez briller des gens à qui vous auriez conseillé de travailler à se faire estimer par des vertus, pour se faire pardonner leur peu d'agrément. Mais comment sont-ils tentés d'un métier si pénible? Il n'y a point de profession, point d'objets d'ambition ou de fortune, point de macerations religieuses qui imposent autant de soins, d'embarras, de peines et d'inquiétudes que la prétention d'être un homme à la mode. Tel s'y livre de dessein formé qui, s'il y étoit condamné, se trouveroit le plus malheureux des hommes. Quoiqu'il en soit on est homme à bonnes fortunes, parce qu'on a résolu de l'être, et l'on continue de l'être parce qu'on l'a été. On commence ce rôle-là sans figure, on le soutient sans jeunesse ; cela devient un droit acquis. On n'auroit pas cru que la prescription pût trouver-là sa place.
Il y a même sur cet article un contraste assez bisarre entre le sort des hommes et celui des femmes.
Un homme à la mode conserve sa célebrité et confirme quelquefois ses droits dans un âge où il devroit les perdre. Après avoir cessé de plaire, il est encore long-temps capable de séduire. Il semble au contraire que la célebrité d'une femme double son âge. On s'ennuie de certaines beautés, moins parce qu'il y a longtemps qu'on en parle, que parce qu'on en a beaucoup parlé. Il s'en trouve parmi celles-là qui s'attireroient une attention marquée, si elles ne faisoient que de paroître, sans être plus jeunes qu'elles ne le sont. Le public traite assez les femmes comme les spectacles qui sont courus ou desertés.
Si plusieurs réussissent sans avoir les qualités propres à ce qu'ils entreprennent, on en voit d'autres nés avec les plus grands avantages, excepté le caractère avantageux, rester dans l'obscurité, par excès de modestie.
Les intrigues s'engagent ou se denouent par convenance et non par choix. La société dans laquelle on vit en décide, à peu près comme on résout un mariage dans une famille, de sorte qu'on voit des intrigues de convenance comme des mariages de raison. Il n'est pas même sans exemple qu'on emploie la gêne, et que l'on contrarie le goût des deux amans, il y a de ces liaisons qui se font presque aussi tiranniquement que de certains mariages. Je commençois à être moins sensible à bien des folies, je me blasois, et les vapeurs alloient me gagner. J'avois trop de part à la dépravation de mon siécle, pour ne pas m'appercevoir moi-même que ma vanité perdoit à suivre trop longtemps les ridicules que j'avois mis à la mode. Je crus devoir chercher les plaisirs dans quelque société aussi brillante et plus honnête que celles où je vivois habituellement.
J'avois entendu faire beaucoup d'éloges de celle de Madame De Saintré . C'étoit une jeune veuve qui par son rang, sa fortune et son goût rassembloit chez elle l'élite de la meilleure compagnie. Je m'y fis présenter par un de mes parens qui y étoit admis, et je sus depuis que ce n'avoit pas été sans peine qu'il l'avoit obtenu pour moi. Il eut la discrétion de ne me le pas dire alors, et se contenta de me recommander de me comporter dans cette maison-là avec une liberté plus decente que je ne l'avois ailleurs. Quoique j'eusse la tête assez gâtée, j'avois les moeurs souples, et sans fausseté ni contrainte, je n'étois deplacé ni dans la bonne, ni dans la mauvaise compagnie. J'eus bientôt pris le ton de la maison de Madame De Saintré . Je n'ai point connu de compagnie qui fût mieux choisie et plus variée, sans être mêlée. C'est là que j'ai vu de la différence dans les caractères, sans opposition; des esprits d'un tour singulier et naturel, sans affectation ni bisarrerie ; de la raison sans pedantisme ; et de la liberté sans extravagance. Rien n'étoit exclus de la conversation, rien n'étoit préféré. Les propos sans être ni froidement compassés, ni follement décousus rouloient sur tous les sujets qui peuvent naître entre des personnes de différent état, instruites ou aimables, et qui toutes étoient estimables dans leur classe. Quand un heureux hazard a réuni une telle société, il est inutile de prendre des précautions pour qu'elle subsiste ; elle reste unie par un aiman naturel que la mauvaise compagnie ne vient point altérer. On croit communement qu'il faut des soins pour l'écarter, point du tout. La mauvaise compagnie se fait justice elle-même, et s'exile de la bonne, parce qu'elle y est aussi ennuyée que déplacée. Si cela n'étoit pas, quelle ressource auroit-on contre certains importuns privilegiés à qui leur rang ouvre toutes les portes, si leur propre ennui n'étoit pas un préservatif contre leur importunité.
Madame De Saintré étoit plus faite que personne pour être l'ame de la compagnie qu'elle rassembloit. Indépendamment des charmes de la figure qui font toujours une illusion agréable, elle avoit l'esprit étendu, juste, fin, naturel et facile. Je ne parlerai point de son caractère, sa conduite le fera connoître. J'avois éprouvé plus d'une fois que la beauté ne fait pas toujours naître l'amour, et peut n'exciter qu'une admiration froide, Madame De Saintré me fit connoître que l'esprit joint à une figure piquante est toujours sûr de son effet. Je m'y trouvai fortement attaché, que j'en étois encore à croire simplement qu'elle m'amusoit un peu plus qu'une autre. Mon erreur ne dura pas, et ce qui fortifia mon goût, et me piqua, fut de m'appercevoir que le brillant de ma réputation, loin d'être un mérite auprès d'elle, étoit un titre contre moi. Elle étoit de ces femmes assez modestes ou assez fieres pour ne vouloir pas que leur nom serve à orner une liste ; plus elle est étendue, plus elles la trouvent deshonorante, à moins qu'elles ne soient sures d'en faire le dernier article, et les femmes qui s'estiment le plus sont celles qui s'en flattent le moins ; c'est une de ces occasions où l'amour propre ne donne pas de confiance. Il ne s'agissoit donc pas ici de suivre mon plan ordinaire ; pour peu que j'eusse marqué d'espérance, Madame De Saintré l'eût régardée comme un outrage, et m'eût mis hors d'état d'en jamais former.
Un amant qui a des préventions à vaincre, doit les détruire par dégrés, se conduire avec prudence, et ne pas compter sur un simple goût qu'on lui marque; dans une telle circonstance on n'a rien à prétendre, si l'on ne vient jusqu'à inspirer une vraie passion.
Je le sentis, et sans oser encore me flatter du succès, je suivis la seule route que l'esprit m'indiquoit. Je m'attachai à plaire à Madame De Saintré , et surtout à lui paroître estimable ; on commence à le devenir par le seul désir de le paroître. Je n'oubliai rien pour lui persuader que mes travers n'avoient été que ceux de mes liaisons, et que mon attachement pour elle avoit suffi pour m'en corriger. J'étois d'autant plus persuasif, que j'étois persuadé moi-même; j'intéressai son coeur en intéressant son amour propre. C'est l'appas le plus sûr pour les gens d'esprit qui sont sensibles, sans quoi ils ne seroient jamais dupes.
Je m'apperçus bientôt de l'impression que je faisois dans son coeur, et que de jour en jour elle devenoit plus profonde. Madame De Saintré commençoit à être plus serieuse avec moi qu'elle ne l'avoit été. Je jugeai que son ame n'étoit pas tranquille, et qu'elle éprouvoit des combats intérieurs : j'en devins plus vif et plus pressant, sans en être moins respectueux, et je me gardai bien de triompher, pour mieux assurer ma victoire. Je l'obtins enfin, et je fus d'autant plus heureux que son bonheur parut égal au mien. Je ne fus nullement tenté d'en faire trophée ; le plaisir me suffisoit, et quand il est à un certain degré de vivacité, il suspend la vanité même. Ma gloire n'y perdit rien. Je continuois d'attirer l'attention, et les plus jaloux d'entre ceux qui avoient les yeux fixés sur moi, me voyant aussi distingué dans la meilleure compagnie que je l'avois été par tout ailleurs, passerent de la jalousie à l'admiration. Une continuité de succès variés oblige à penser que les honneurs ne se multiplient que pour ceux qui les méritent. Je m'en apperçus, et je compris que je n'avois jamais eu autant de raison d'être satisfait de moi, que j'en avois alors.
Si l'admiration dont nous sommes l'objet nous emporte hors de nous-mêmes, elle nous y ramene quelquefois ; nous cherchons par une secrete complaisance à nous examiner, pour jouir en détail des perfections dont l'assemblage peut en éblouissant nos admirateurs, les empêcher de connoître notre mérite dans toute son étenduë. En voulant me procurer cette satisfaction intérieure, je trouvois en moi un vuide qui me donnoit des scrupules ; je ne pensois pas distinctement, mais je sentois confusement qu'il y avoit dans le public un préjugé en ma faveur dont le principe ne m'étoit pas aussi avantageux que l'effet. J'écartois aussitôt une idée importune, je recourois à ma réputation pour me rassûrer sur mon mérite, je rentrois dans le monde, et j'y repuisois la confiance. J'ai senti plus d'une fois que si nous ne jugions que d'après nous-mêmes, nous nous rendrions une justice assez exacte, et que nous nous estimons plus par l'opinion d'autrui que par notre propre sentiment.
Ce qui peut nourrir notre présomption excessive, est l'espèce de cour soumise que nous font ceux dont la naissance égale souvent la nôtre ; mais qui sont réduits à nous la faire connoître, parce que leurs peres ne se sont pas avisés de venir à la cour, et que la fortune les a tenus depuis plusieurs générations dans une obscurité qui ne répond pas à l'éclat de leurs ayeux. Une indifférence dédaigneuse nous empêche de leur contester aucune de leurs prétentions ; mais les regardant comme des hommes qui ne tiennent à rien, nous nous contentons de les écarter avec une politesse froide qui les réduit à s'humilier eux-mêmes, pour se raprocher de nous, sans avoir le droit de s'en plaindre.
Ces espèces d'inferieurs, ces petits cousins de province ne sont pas les seuls à nous gâter ; ce qu'on appelle communement de vieux seigneurs y contribuent encore. Ils laissent quelquefois échaper contre nous l'humeur d'une fausse misantropie ; mais ces accès sont courts ; une longue habitude de respecter la cour leur inspire une considération machinale pour ceux qui y paroissent avec éclat, et dont on y est occupé, fût-ce par des folies. Nos propos ne leur sont point indifférens, ils nous flatent, nous recherchent, et se servent de notre indiscrétion pour leurs desseins. Ils savent que c'est par nous qu'ils seront instruits des intrigues des femmes, et souvent des affaires par les intrigues. En effet ils ne peuvent avoir pour nos travers ni cette compassion qui naît de l'humanité, ni ce mépris qui pourroit partir de la raison, parce qu'ils ne sont ni citoyens, ni sages. Ce sont des hommes blasés sur les plaisirs qui à un certain âge se livrent à l'ambition, ou plutôt à l'intrigue. Ils veulent achever par leurs soins une fortune qu'ils trouvent presque faite, sans qu'ils y eussent jamais songé.
Il n'y a plus que deux caractères dans les gens du monde, la frivolité et l'intrigue. La naissance et le rang décident de la carriere où nous entrons, et de la facilité que nous trouvons à la parcourir ; de façon que tous les gens de notre espèce arrivent ordinairement à des termes à peu près pareils, à moins qu'ils ne se soient jettés eux-mêmes dans un avilissement qui les met au dessous de tout.
Ce n'est pas même assez que de s'être avili, pour être écarté des routes de la fortune, il faut encore être malheureux, sans quoi la guerre, l'intrigue, l'hypocrisie, le pedantisme et mille circonstances fornissent les moyens de se réhabiliter à la cour. On y a presque toujours le choix de sa réputation ; on la ped, on la renouvelle, on en change dans l'espace d'une année, et l'on peut avoir successivement le coup d'oeil de plusieurs hommes différens : enfin on remarque tout à la cour, on ne s'y souvient de rien. Je suis très-éloigné de penser que ma sincerité puisse inspirer de l'indifférence pour les devoirs: on ne sauroit croire combien il est important de s'en occuper. J'avoue qu'on ne méprise point à la cour, mais on y estime quelquefois, et quelque rang qu'on y tienne, cette estime personnelle r 2 pand sur ceux qui la m 2 ritent un 2 clat qui efface celui des places. Je reviens à ce qui me regarde, j'étois donc dans l'admiration de moi-même, lorsque je reçus une leçon qui sans me corriger, ne laissa pas de m'humilier et commença à me faire réfléchir. Si un homme sage s'étoit avisé de me faire des représentations sur mes travers, je les aurois prises pour l'effet d'une basse jalousie ou d'une stupidité risible, et je n'y aurois répondu que par une compassion méprisante, ou des plaisanteries avantageuses ; mais le propos qui me fut tenu ne partoit pas d'une bouche suspecte. Ce fut la marquise elle-même qui commença à m'ouvrir les yeux. Il y avoit trois mois que nous jouissions d'une vie délicieuse, lorsque je m'avisai de la troubler. Comme ses attentions augmentoient chaque jour pour moi, les miennes se relâcherent pour elle. La société qu'elle rassembloit faisoit après moi le bonheur de ses jours, j'entrepris de la déranger. C'étoit à un homme du bel air qu'un si beau projet étoit réservé, et j'aurois eu la gloire de diviser une société honnête, si je n'avois pas trouvé dans la marquise une femme d'un caractère plus ferme que je ne l'aurois soupçonné.
Parmi ceux qui lui faisoient une cour assidue, le chevalier De Nisarre étoit celui avec qui elle paroissoit avoir le plus de familiarité. Il est à propos que je le fasse connoître. C'étoit un homme d'environ cinquante ans qui après avoir servi avec distinction moins par ambition que par devoir avoit quitté le service à la paix. Il avoit le coeur droit et les moeurs douces. Son esprit plus étendu que brillant ressembloit à une lumiere égale qui éclaire sans éblouir, et se porte sur tous les objets. Des hommes médiocres auroient pu vivre longtemps avec lui, sans soupçonner sa supériorité, il n'appartenoit qu'à des gens d'esprit de la reconnoître. Son imagination toujours soumise à la raison en paroissoit moins brillante. Des traits marqués sont quelquefois des éclairs qui ne brillent que par l'opposition des tenebres. Il y a des têtes à qui leur desordre fait honneur; la confusion imite assez l'abondance. C'est ainsi que les ruines d'un bâtiment médiocre occupent plus d'espace qu'un palais bien proportionné. Je n'ai jamais connu d'esprit dont toutes les parties fussent dans un équilibre plus parfait. Ce je ne sais quoi si sensible dans certaines phisionomies, et si difficile à définir, il falloit que le chevalier l'eût dans le caractère pour se faire pardonner son mérite ; car en faisant honneur à la vertu, il étoit respecté par l'envie. Il pouvoit n'être pas le premier par tout, mais il n'auroit jamais été le second, on l'auroit toujours distingué. Enfin si j'avois voulu peindre l'honnête homme parfait, je n'aurois pas choisi d'autre modele; mais j'étois alors bien éloigné d'en connoître tout le prix, les hommes sensés ne plaisent guère qu'à ceux qui sont près de le devenir. Le chevalier tel que je viens de le peindre fut celui dont je m'avisai de jouer le jaloux. Je n'étois pas susceptible de cette jalousie qui suppose un amour délicat, qui part d'une défiance modeste de soi-même, et qui est flateuse pour l'objet aimé. Il y a une autre espéce de jalousie, cruelle pour celui qui la ressent, et assez injurieuse pour la personne qui l'inspire ; mais l'amour propre me défendoit encore de celle-là. Ma jalousie étoit un pur caprice, las d'être uniment heureux, je voulus exercer un empire tirannique sur la marquise, amuser ma vanité, et faire l'épreuve de sa complaisance. Les hommes gâtés aiment les sacrifices, et j'en exigeai : je témoignai froidement à la marquise que les assiduités du chevalier m'étoient quelquefois importunes.
Vous n'êtes pas jaloux? Me dit-elle. Non assûrement, répondis-je, j'ai su jusqu'à présent me préserver d'un pareil ridicule. C'est donc un caprice? Reprit-elle. Un caprice? Madame, mais caprice est fort bon, je ne croyois pas avoir des caprices, j'avoue que je ne le croyois pas. Mais comment, repliqua-t-elle, voulez-vous que j'appelle l 4 humeur que vous me faites paroïtre? Quelles seroient mes raisons pour rompre avec un ancien ami? Vous ne le voudriez pas. Oh, madame, repris-je, je ne veux rien, je vois assez que j'aurois mauvaise grace d'avoir une volonté. J'avois imaginé que les amans n'étoient occupés qu'à chercher, pénétrer et satisfaire les sentimens l'un de l'autre, et ne se rendoient ni ne se demandoient des raisons. Je pense au contraire, reprit la marquise, que les amans doivent se dire naïvement ce qui les blesse, s'en avouer avec candeur les motifs raisonnables ou frivoles; l'amour propre ne doit pas en être humilié, et quand il pourroit l'être, c'est à l'amour qu'on en doit le sacrifice. Avez-vous quelque sujet de plainte? Parlez, expliquez-vous, n'êtes-vous pas sûr de mon coeur? Je vous ai trop sacrifié, pour que vous puissiez en douter; je serois bien à plaindre de vous avoir deplû avec le plus vif désir de vous plaire : vous ne me répondez rien, il semble que vous preniez plaisir à m'affliger. Je m'apperçus en effet que ses yeux se mouilloient, et je fus tenté d'abandonner mon projet insensé; mais ma fatuité encore plus forte l'emporta, et je voulus achever de soumettre la marquise, en affectant d'appuyer d'une fausse délicatesse mon impertinence outrée. Il est inutile, madame, lui dis-je, d'insister plus longtemps là dessus, nous pensons trop différemment, mes idées sont sans doute trop délicates, romanesques même ; mais enfin soit raison ou caprice, je suis piqué de votre résistance, peut-être la réflexion vous rendra-t-elle plus complaisante.
Je n'attendis pas la réponse de la marquise, et je sortis bien persuadé que je recevrois bientôt de sa part un billet soumis qui me procureroit la satisfaction de me laisser fléchir avec dignité. Le lendemain je fus d'autant plus surpris de ne point entendre parler de la marquise, que j'en recevois régulierement un billet tous les jours pour quelque arrangement de souper, de spectacle ou de promenade, et très-souvent sans sujet. Les amans n'ont pas toujours quelque chose à se dire, mais ils ont toujours à se parler.
Trois jours s'étant passés, sans qu'on me donnât le moindre signe de vie, je devins inquiet, je ne doutai point que la marquise ne fût malade, et que mes rigueurs ne fussent capables de la faire perir de désespoir. Enfin soit générosité, soit curiosité simple d'éclaircir les motifs d'un silence si opiniâtre, je passai chez elle. Je la trouvai avec le chevalier, et je m'apperçus que mon arrivée avoit coupé une conversation intéressante. Je fus reçu poliment, et après quelques propos vagues et décousus tels que les tiennent ceux qu'on interrompt mal à propos, le chevalier sortit. La marquise et moi étant restés seuls, nous fumes assez de temps sans nous rien dire ; j'attendois qu'elle commençât, mais voyant qu'elle n'en faisoit rien, et piqué d'être obligé d'entamer une conversation dont le début ne laissoit pas de m'embarrasser. Je ne croyois pas, lui dis-je d'un ton amer, que le chevalier vous fût si nécessaire; je vois que c'étoit un vrai sacrifice que j'exigeois, mais... monsieur, dit la marquise en m'interrompant, le ton que vous prenez me feroit craindre qu'il ne dégenerât en aigreur, et comme je veux éviter qu'il y en ait jamais entre nous, écoutez-moi. Je m'étois flattée que l'espèce d'incartade que vous me fîtes il y a trois jours n'étoit qu'un caprice passager, un accès d'humeur dont je ne vous aurois peut-être pas reparlé; mais comme je ne puis plus douter que ce ne soit un dessein formé, ou un vice de caractère, je veux en prevenir les suites.
Je vous ai aimé, et je vous aime peut-être encore ; mais l'amour n'a pas sur moi tous les droits qu'il a sur les autres femmes qui n'ont communement dans la tête que ce qui reflue du coeur. Je veux vous faire connoître mon ame.
Je n'ai jamais confondu l'amitié avec l'amour. L'amitié est un sentiment éclairé qui peut commencer par l'inclination ; mais qui doit être confirmé par l'estime, et qui par conséquent suppose un choix libre, du moins jusques à un certain point. L'amour est un transport aveugle, une espèce de maladie, qui prend aux femmes. La préférence que l'amour nous fait donner à un homme sur les autres est une grace forcée, l'estime une justice, l'amitié participe de l'une et de l'autre. L'ami a des droits que les temps et la réflexion ne peuvent que confirmer ; l'amant n'a que des privileges qu'un caprice lui donne, qu'un autre caprice lui fait perdre, et que la raison peut toujours lui ôter. Une femme seroit trop heureuse de trouver les qualités de l'un et les charmes de l'autre réunis dans la même personne. Mais pour en venir à ce qui nous regarde, vous avez été mon amant, le chevalier est mon ami. Je vous avois donné toute ma tendresse, j'ai eu sujet de m'en repentir, je lui ai livré toute ma confiance, je dois m'en applaudir. J'ai gouté avec vous des plaisirs plus vifs qu'avec lui ; mais il est plus nécessaire que vous à mon bonheur ; le plaisir n'est qu'une situation, le bonheur est un état : jugez si je dois vous le sacrifier. Comme je crus entrevoir dans le discours de la marquise, le manége d'une adroite coquette, qui ne vouloit m'associer un ami, que pour me faire ensuite souscrire à la pluralité des amans, je résolus sur le champ de la subjuguer, de profiter de sa passion pour moi, et de l'ascendant que je croyois avoir sur elle, pour lui faire la loi. J'admire prodigieusement, lui dis-je, la dissertation philosophique et les distinctions fines que vous venez de faire ; pour moi qui ne sais pas tant subtiliser sur l'amour, je vous déclare que je ne vivrai jamais avec une femme dont je n'aurai pas toute la confiance, et qui me preférera un ami ; ainsi voyez si vous voulez me perdre.
La facilité, me répondit la marquise, avec laquelle vous prenez un parti suffiroit pour décider celui qui me convient ; mais avant de répondre, souffrez que je vous présente la différence des procédés du chevalier et des vôtres. Le chevalier a pour moi un sentiment tendre qui se trouve naturellement entre deux amis de différent sexe, et qui sans être précisement de l'amour, et encore moins de la passion, échauffe le coeur, inspire les attentions, anime les devoirs de l'amitié, et la rend le charme de la vie.
Ce n'est pas qu'il m'ait fait l'aveu de la disposition de son coeur, il la sent et l'ignore. Croyant avoir passé l'âge d'aimer, et trop modeste pour se croire en droit d'inspirer de l'amour, il céde à un sentiment qui n'est jamais plus délicieux, que lorsqu'on l'éprouve, sans le reconnoître. Une telle amitié est ordinairement jalouse, et la conduite du chevalier avec vous, est ce qui m'a prouvé la générosité, la candeur et la beauté de son ame. Mon goût pour vous ne lui a pas échappé, cependant il vous a fait plus d'accueil qu'à qui que ce soit ; il vous a aimé, dès qu'il a connu que vous m'étiez cher. Il a respecté notre secret, il a eu la même discrétion que si nous le lui avions avoué, et il regarde comme une confiance de notre part, ce qu'il ne sait que par notre imprudence, s'il pouvoit y en avoir avec lui. Ma foi, dis-je à la marquise en l'interrompant, le chevalier n'est qu'un sot de n'avoir pas entrepris davantage. Aux dispositions que je vous vois, il auroit sûrement réussi. Vous convenez qu'il vous aime? J'en suis sure, dit-elle... qu'il vous est cher? Beaucoup ajoûta-t'elle. Je ne conçois donc pas, repris-je, ce qui eût pû l'arrêter. Bien des choses, repliqua-t'elle, que vous êtes bien éloigné de supposer, et que je ne vous ferois pas sentir aisément. Quoiqu'il en soit, j'ai été charmée que le chevalier n'ait pas eu des sentimens assez vifs, ou qu'il ne les ait pas assez demêlés, pour m'en faire l'aveu, parce que je n'y aurois peut-être pas répondu favorablement, et qu'il eût été malheureux. Un tel aveu de la part d'un homme à la mode n'est pas même une preuve d'amour ; de la part d'un homme du caractère du chevalier, c'est l'engagement le plus fort qu'il puisse prendre. Il ne lui auroit peut-être plus été possible de se guérir de sa passion, ou son amitié m'auroit toujours été suspecte. On ne veut pas se défaire forcement d'une passion, l'amour propre humilié l'irrite de plus en plus ; au lieu qu'un homme qui croit sentir l'impossibilité du succès, et qui ne s'est pas compromis, réfléchit, combat ses désirs, et se trouve payé de ses efforts par la gloire de remporter une victoire qu'il ne doit qu'à lui-même. Il lui en reste un sentiment tendre, et l'on est quelquefois aussi heureux par l'amour qu'on ressent, que par celui qu'on inspire. Mes idées vous paroissent encore des subtilités ridicules ; mais pour prévenir les questions que vous croiriez les plus embarrassantes pour moi, je vous avoûrai naïvement que si j'avois un ami unique dont l'amour fit le malheur, je ne me croirois pas fort criminelle de le conserver par quelque complaisance, et que j'aimerois mieux donner à un ami les priviléges de l'amant, que de donner témérairement ma confiance à un homme qui n'auroit que le mérite de me plaire. Je vous dirai de plus que si j'avois une telle complaisance pour mon ami, je voudrois qu'il fût persuadé que je ne lui ferois pas un grand sacrifice, afin qu'il ne le jugeât pas lui-même assez important pour en triompher en amant, c'est-à-dire, en abuser. Il y a de certains principes que je veux désormais respecter dans ma conduite ; mais que je réduis intérieurement à leur juste valeur. Cependant les choses sont bien comme elles sont, et loin de vouloir trop donner à l'amitié, je crois que la décence la plus sévere est la sauvegarde du plaisir, et sur-tout de la constance en amour.
Vous m'avez conseillé de faire des réflexions, et de plus vous m'en avez fourni le sujet. Je les ai faites, et en conséquence je suis très-déterminée à n'avoir que des amis ; je crois en mériter, et quand une femme est digne de l'amitié, elle ne doit pas se perdre par l'amour. Je vois par expérience combien l'éducation qu'on nous donne est défectueuse et mal-adroite. On nous vante la vertu, et on nous la présente sous un aspect rebutant ; on veut nous dégoûter des plaisirs, et c'est l'unique desir que la nature inspire. La curiosité nous porte à éclaircir nos doutes, ne fût-ce que pour sortir de la gêne où nous met la contrariété de la nature et de l'éducation. Il vaudroit beaucoup mieux, sans éxagerer la vertu, ni imposer sur le plaisir, faire connoître les suites de l'un et de l'autre. Il n'y a point de passion qui nous soit aussi naturelle que l'amour propre, toutes les autres doivent composer avec lui ; et je doute fort qu'une personne n'eût-elle que l'orgueil pour vertu, fût tentée du sort de la femme galante la plus heureuse. Que de dégoûts et d'humiliations, qu'il faut prévenir à force de complaisances, ou dévorer avec un dépit caché. J'ai sans doute fait ces réflexions un peu tard ; mais il est toujours temps d'en profiter; ainsi, monsieur, si vous voulez être de mes amis, j'en serai très-flattée ; car ne comptez pas avoir dorénavant d'autre titre avec moi. Le discours de la marquise me parut si singulier, et si peu dans l'ordre commun des femmes, que je ne pouvois pas me persuader qu'il fût aussi sérieux dans le motif que dans les expressions. Craignant néanmoins de l'aigrir, je ne jugeai pas à propos de soûtenir le ton avantageux que j'avois d'abord pris avec elle. Madame, lui dis-je, vous voulez sans doute m'éprouver ; car il seroit inouï qu'un instant d'humeur entre deux amans aboutît à une rupture. Monsieur, répondit-elle, j'ai été sincére dans ma foiblesse, je le suis dans le repentir, et je serai ferme dans ma résolution, n'en parlons plus, je vous prie. Je fus d'autant plus consterné des dernieres paroles de la marquise, que je ne remarquois dans son ton ni dureté, ni colère : je l'aimois, j'étois piqué, humilié, et je crus n'avoir d'autre ressource, que de m'humilier de plus en plus devant elle, et de chercher à la fléchir à force de bassesses ; l'orgueil en fait faire parce qu'il compte les effacer par le succès. Je me jettai à ses genoux, je lui dis ce que j'imaginai de plus touchant, je la pressai par les prieres les plus soumises, le dépit m'arracha même des larmes que je voulois lui dérober, et que je désirois qu'elle apperçût. Ce sont des mouvemens rapides de l'amour propre qui se succédent, et se détruisent tour à tour, qui paroissent contradictoires et partent du même principe. La marquise parut émue, mais elle fut inébranlable. Je vous conjure, me dit-elle, d'abandonner une entreprise inutile, je veux croire que vous avez encore du goût pour moi, mais je lis dans votre coeur mieux que vous-même, et dans ce moment l'orgueil est plus offensé que l'amour. Si vous persistez à me presser, ce sera sans succès, mon parti est pris, vous croirez vous être avili, vous en rougirez, et me prendrez en aversion. Je ne veux pas vous perdre, oublions l'un et l'autre ce qui s'est passé, restons amis, c'est le meilleur parti que nous puissions prendre. Madame, lui dis-je, en me relevant avec fureur, car j'étois encore à ses genoux, vous me mettez au désespoir, vous me haïssez ; s'il vous restoit le moindre sentiment d'amour, vous n'auriez pas la liberté d'esprit que vous faites paroître, l'amour sent et suit ses mouvemens, la haine raisonne. Il n'y a que la haine qui puisse porter si loin la cruauté; songez qu'elle peut être funeste à vous-même. Vous craignez peu l'éclat, ou vous comptez beaucoup sur moi, vous me rendez sans doute justice ; mais on n'est pas toujours maître de ses transports, et la passion peut égarer la probité.
À ce mot, la marquise me regardant avec une indignation froide. Je vous entens, dit-elle, et je ne veux pas vous laisser la moindre ressource de fausseté. Si je ne vous inspire pas des sentimens de probité, je vous réduirai du moins à toute la franchise que peut avoir la scéleratesse. Vous sentez tout l'odieux d'une menace ouverte qui seroit cependant le langage le moins suspect de la passion, et en me préparant les procédés les plus bas, vous cherchez à vous ménager une excuse dans les imprudences que la passion fait faire. Détrompez-vous, ou cessez de croire que vous puissiez tromper qui que ce soit sur votre motif. L'amour heureux peut se déceler, et trahir son objet par l'indiscrétion ou l'imprudence, par l'excès du sentiment, par son bonheur même ; mais la vengeance souvent aveugle dans ses motifs, ne l'est jamais dans ses desseins ; on peut se croire autorisé dans la vengeance, mais on n'ignore pas qu'on veut se venger. D'ailleurs, si vous rendez public ce qui s'est passé entre nous, vous n'apprendrez rien qu'on ne suppose déja ; mais vous prouverez encore mieux que vous êtes un malhonnête homme. Croyez-vous que je me flatte que notre intimité n'ait jamais été soupçonnée? Avec quelque prudence qu'une intrigue soit conduite, on peut empêcher qu'on ne la sache ; mais on n'empêche pas qu'on ne la croie. Quoiqu'il en soit, je n'ai rien à vous demander, ma priere seroit superflue, si vous avez de l'honneur ; et inutile, si vous en manquez. La marquise sans attendre ma réponse, ou plutôt pour la prévenir, passa dans un cabinet dont elle ferma la porte, et me laissa interdit et partagé entre le dépit, la honte et l'admiration. Je sortis aussi-tôt, dans la crainte de laisser appercevoir le trouble où j'étois à ceux qui pouvoient entrer, et j'allai m'enfermer chez moi pour tâcher de débrouiller mes idées et prendre un parti. Je fus deux jours sans pouvoir me décider ; enfin soit remords, soit espérance de la ramener un jour, j'écrivis à la marquise la lettre la plus soumise, et j'y allai ensuite. Elle me reçut parfaitement bien, mais elle se conduisit avec tant de précaution, que sans qu'il parût rien d'affecté, je ne pus jamais la retrouver seule, que lorsqu'elle me vit bien convaincu de l'impossibilité de reprendre mes anciens priviléges. Jour, j'écrivis à la marquise la lettre la plus
DEUXIÈME PARTIE
J'eus d'autant plus de soin de voir assiduement Madame De Saintré , que je ne voulois pas qu'on soupçonnât ma disgrace, et, pour sauver mon honneur, je résolus d'en imposer au public par une inconstance apparente. Peut-être aurois-je pu mieux choisir que je ne fis ; mais j'étois pressé de paroître infidele, et j'aimois mieux être taxé de faire un mauvais choix, que d'être soupçonné d'avoir essuyé un dégoût. La comtesse De Vergi étoit alors l'objet de l'attention par la figure et les graces, et par les avantages de la naissance et du rang. Elle étoit du petit nombre de celles qu'on cite, lorsque pour prouver qu'une promenade a été belle, un spectacle orné et une fête brillante, on ajoute, madame une telle y étoit.
À l'égard de la réputation, je dois avouer aussi que la comtesse étoit de ces femmes dont on exagere le déréglement, quoique la satyre pût se renfermer dans les bornes de la vérité, sans presque y rien perdre; de ces femmes dont l'amant est souvent embarrassé, et quelquefois obligé de dire à ses amis ; que c'est une pauvre femme bien malheureuse, qu'elle est fort aimable, bonne amie, très-estimable au fonds et à bien des égards, que le public est injuste, et prend mal à propos de certaines gens en grippe, que les femmes ne la déchirent que par envie, et que leurs sots amans répétent leurs propos pour leur plaire. Il y a du vrai et du faux dans ces sortes d'apologies ; mais malheureusement elles ne convertissent personne. Je ne voyois pas exactement Madame De Vergi dans son vrai point de vue, je la trouvois fort jolie, et la conquête en étoit flatteuse par le nombre d'hommes brillans qui s'empressoient auprès d'elle, et parce qu'elle en avoit dédaigné de très-aimables, on ne peut pas être par tout. Enfin le goût que je pris pour la comtesse m'empêcha d'entendre ce qui s'en disoit, ou ne me permit pas d'y faire attention, et si l'on est étonné de mon aveuglement, on le sera encore plus de la maniere dont il cessa.
Sans m'arrêter ici sur les préludes de notre liaison, il suffit de dire qu'elle fut flattée de mon hommage, et qu'elle me donna une préférence si marquée, que mes rivaux les plus présomptueux furent obligés de renoncer à leurs prétentions, ou du moins de les suspendre.
Mon triomphe étoit si public que l'indiscrétion de ma part eût été une sotise et la discretion un ridicule ; un extérieur indifférent sur ma gloire étoit le seul maintien convenable, et je le gardois avec beaucoup de dignité. Heureuse situation d'un homme à la mode de n'être obligé ni au manége ni aux ménagemens! Si je trouvois Madame De Vergi à la promenade, je ne l'abordois que lorsqu'il y auroit eu de l'affectation à m'en dispenser. Au spectacle on ne me voyoit jamais dans sa loge, ce ne pouvoit être une distinction que pour d'autres que moi. Je prennois une place au hasard, et j'avois le plaisir de voir les yeux se porter alternativement sur elle et sur moi. Que cette curiosité publique dit de choses à celui qui en est l'objet! Que je goutois de plaisirs en considérant que j'occupois toutes les têtes, et que j'étois la matiere de tous les discours. L'yvresse de l'amour n'est pas comparable à celle des airs . Si j'avois pu me voir de sang froid, je me serois trouvé bien fou, bien fat et bien sot. Je n'étois alors inquiet que d'une chose dont on n'a pas coutume de faire grand compte ; c'étoit du mari. Outre qu'il avoit pour moi une amitié singulière, il jouissoit d'une très-grande considération, et l'on n'outrage pas sans scrupule ceux qu'on estime.
Le comte De Vergi étoit un homme d'une probité rare, d'un sens droit et de beaucoup d'esprit; son caractere étoit franc, un peu dur et assez caustique ; estimant peu de gens et en aimant encore moins ; il avoit une espèce de compassion pour les sots, ne se contraignoit nullement avec les fripons, et s'amusoit aux dépens des ridicules, ou ne gardoit le silence que par un excès de mépris. Il avoit d'abord été amoureux de sa femme, et il étoit devenu fort indifferent pour elle, sans qu'il parût que la conduite qu'elle tenoit y eût aucune part, car il avoit d'ailleurs avec elle les meilleurs procédés. Je ne concevois pas qu'un homme d'autant d'esprit et croyant si peu à la vertu des femmes fût si grossiérement la dupe de la sienne ; je ne pouvois attribuer un tel aveuglement qu'à cette grace particuliére qui fait que les maris ne sont presque jamais instruits de ce qui les regarde; c'est peut-être le seul égard dont le public soit capable.
Cependant mon estime pour lui et son amitié pour moi me faisoient toujours craindre qu'il ne vînt enfin à ouvrir les yeux, parce qu'il auroit pu regarder comme une trahison de ma part ce qui n'auroit été qu'un affront tout ordinaire venant d'un homme qui n'auroit pas été aussi intimement lié avec lui que je l'étois.
Ainsi quoique je traitasse quelquefois sa femme assez cavalierement, je me tenois avec elle devant lui dans une réserve respectueuse, pour elle qui ne s'observoit pas tant ni devant lui ni devant le public, elle donna un jour une de ces scenes d'éclat qui scandalisent jusqu'à la cour. Il est beaucoup plus ordinaire d'y trouver des femmes qui par des moeurs pures, une conduite irréprochable et une piété sincère sont l'ornement de leur sexe, que de celles qui franchissent toutes les bornes que les femmes simplement galantes n'oseroient passer. Il n'y en a jamais à la fois que trois ou quatre qui soient comme les plenipotentiaires du vice pour protester contre la vertu et les bienséances, et la comtesse étoit du nombre.
Je fus si outré et si confus du scandale qu'elle avoit donné, que j'allai pour lui en faire des reproches. Je ne la trouvai point, et par un contretemps fâcheux dans l'agitation où j'étois, je rencontrai Vergi qui remarqua mon trouble et m'en demanda le sujet. Je ne crois pas avoir jamais été dans un embarras pareil, et l'on peut juger combien il m'importoit de lui en derober la cause. Je lui dis donc que j'avois une migraine effroyable ; la plus plate réponse est toujours celle qui se présente à un homme qui n'en peut trouver une bonne, parcequ'il la cherche. Cette migraine-là, me dit-il, ne vous est pas ordinaire, et je parierois qu'il y a quelque chose dont vous craignez de m'entretenir, vous avez tort, on peut avec un ami toucher certaines matieres dont on ne feroit pas part à d'autres. Je compris sur le champ qu'il étoit instruit de l'avanture de sa femme, et qu'il m'en croyoit pénétré par amitié pour lui. Je fus fort soulagé en lui voyant prendre le change, et pour entrer dans son idée ; il est vrai, lui dis-je, que c'est une consolation de voir nos amis s'intéresser... vous pouvez compter, reprit Vergi , que personne ne prend plus d'intérêt que moi à ce qui vous regarde; mais ma foi, mon ami, il faut savoir prendre son parti, et n'estimer les choses que ce qu'elles valent.
J'avois cru d'abord être au fait, mais n'y comprennant plus rien, qu'entendez-vous, lui dis-je, par ce qui me regarde? Eh parbleu sans doute, reprit-il, n'êtes-vous pas l'amant de ma femme, et dans ce cas-là qui diable voulez-vous qui soit blessé de sa conduite, sera-ce moi? Ma foi, dis-je, mon cher Vergi , j'étois assez innocent pour le croire, vous me soulagez beaucoup. Cela me surprend, repliqua-t'il, vous qui êtes homme du monde, vous êtes bien peu instruit. Il y a long-temps que Madame De Vergi et moi n'avons rien de commun que le nom. Vous êtes après plusieurs autres en possession de mes droits, trouvez bon d'être chargé du ridicule ; je suis très-persuadé que vous le pensez comme moi, mais vous croyez me devoir une politesse qui est pourtant assez mal entendue. Je vous estime trop pour penser autrement, et j'aurois très-mauvaise opinion de votre probité, si étant mon ami, et croyant m'outrager, vous aviez séduit ma femme. Je vous déclare donc que ses procédés les plus extravagans sont indifférens pour moi, ridicules pour vous, et deshonorans pour elle, supposé qu'elle puisse encore être déshonorée. J'avoue, repris-je, que vous êtes dans les bons principes, mais vous êtes peut-être le seul mari, sans vouloir vous flatter, qui en soyez si vivement frappé, et qui les avouïez avec courage. Je vous assure, repliqua Vergi , que sans prétendre en retirer beaucoup d'honneur, je n'avois d'abord d'autre dessein que de vous donner quelque consolation dans votre disgrace, si je vous avois trouvé plus piqué que de raison ; mais puisque nous en sommes sur cette matière, j'acheverai de vous dire ce que j'en pense. Vous croyez que les autres maris ne sont pas aussi convaincus que moi de ces principes, parcequ'ils ne le disent pas, c'est qu'ils ne croient seulement pas qu'on en doute ; vous seriez dans la même erreur à mon égard, si le hasard ne venoit de vous instruire de ma façon de penser. Cela doit vous faire juger de celle des autres, sur-tout lorsque vous les voyez agir en conséquence. L'activité de votre vie ne vous a pas permis encore de rien remarquer; si vous y reflechissez, vous verrez que les choses sont précisément comme elles doivent être. Les loix sont faites pour régler nos actions, mais les préjugés décident de nos sentimens ; ces préjugés naissent des usages, et ceux de la cour different totalement de ceux de la ville. Par exemple un simple particulier est-il trahi par sa femme, le voilà déshonnoré, c'est-à-dire ridicule, car en France c'est presque la même chose. Pourquoi? C'est que s'étant marié à son goût, il est au moins taxé d'avoir fait un mauvais choix. Il n'en est pas ainsi des gens d'une certaine façon dont les mariages sont des especes de traités faits sur les convenances de la naissance et de la fortune. Voilà pourquoi nous ne connoissons point parmi nous cette qualification burlesque qu'on donne dans la bourgeoisie à un mari trompé par sa femme. En effet à qui peut-on appliquer ce titre qu'à un homme qui étant amoureux de sa femme, et s'en croyant aimé, en est trahi. Nous ne sommes point dans ce cas-là nous autres , ou s'il s'en trouve quelqu'un, c'est une exception rare: remarquez même qu'il n'y a que la premiere infidelité d'une femme qui donne un pareil ridicule à son mari ; pour peu que les amans se multiplient, ou que la chose fasse éclat, il est bientôt detrompé, prend son parti, et rentre dans nos privileges. C'est par une suite de cette façon de penser qu'un bourgeois, qui, après s'être séparé de sa femme avec scandale, vient à la reprendre est plus déshonoré qu'auparavant, parce qu'il s'en déclare publiquement par-là le VIL esclave. Il y a aujourd'hui plus de séparations, qu'il n'y a eu autrefois de divorces. S'il étoit encore permis, peu de gens de la cour quitteroient leurs femmes, parce que la maniere dont on y vit est une espece de divorce continuel. Les maris et les femmes y vivent ensemble sans aigreur, et sont toujours en état de se reprendre. Le mari n'est pas obligé d'en rougir, c'est alors un tour qu'il joue aux amans, car il est presque sûr de ne pas trouver de résistance. Les femmes sont naturellement timides, les plus décidées subissent l'ascendant du mari, le craignent et le respectent quand il le veut, à moins qu'il n'en soit amoureux. Si je voulois, je vous enleverois la mienne ; mais je la méprise trop pour en avoir jamais le dessein. Elle me seroit à charge, je la trouve ennuyeuse ; on lui croit de l'esprit, elle en a fort peu, je la connois mieux que vous. Quand vous la verrez de sang froid, vous remarquerez que tout son mérite vient de sa méchanceté et du tour singulier qu'elle sait donner à la médisance, ce qui lui fait tant d'ennemis, d'admirateurs et d'esclaves. Si jamais la bienséance se mettoit en honneur, on la regarderoit comme une imbecile, et il y en a beaucoup dans ce cas-là. Vous ne pouvez nier, lui dis-je, qu'elle n'ait de la grace. Oh je m'y attendois bien, reprit Vergi , c'est l'éloge bannal qu'on donne à toutes les femmes qui ont l'art de préparer les noirceurs par quelques fadeurs préliminaires qu'elles emploient pour séduire les hommes. Vous êtes tous d'étranges dupes! Au surplus je vous demande pardon, si je vous parle si librement de votre maîtresse, mon dessein n'est pas de vous en dégoûter. J'aime beaucoup mieux qu'elle vous ait qu'un autre, parceque je suis bien aise de vivre avec vous, et que vous la retirerez peut-être de l'opprobre où elle est. Il y a des femmes qui se réhabilitent par un bon choix. Si cela arrivoit, vous me rendriez ma maison plus agréable en la purgeant d'une foule d'étourdis, vifs sans idées, empressés sans objets, extravagans sans imagination, ennuyeux avec fracas, parlant mal de tout le monde, souvent sans méchanceté, d'eux-mêmes sur le même ton par indiscrétion, et toujours mal à propos, faute de caractere ; ayant enfin tous les inconvéniens de l'esprit sans agrémens, et de la sotise sans tranquillité. Je n'ose me flatter d'une telle reforme chez moi: mais quoiqu'il en arrive, je n'en serai pas moins de vos amis.
Je fus si touché de la confiance de Vergi , j'entrai si fort dans ses sentimens, que de ce moment-là, je me pris pour lui de l'amitié la plus vive, et sa femme me devint aussi indifférente que si elle eût été la mienne. Je rompis sans cela avec elle, et je n'aurois pas cru qu'elle s'en fût apperçue, sans quelques plaisanteries qu'elle m'en fit. Vergi qui remarqua notre rupture en badina avec moi, et me dit que si je m'avisois de devenir délicat, je perdrois bien des plaisirs, à moins que la raison ne devînt à la mode.
Je ne crois pas, lui dis-je, que la mode étende jamais son empire jusques-là; je n'y compte pas non plus, reprit-il, mais cela peut arriver, tout est de son ressort en France .
Comme je ne veux pas vous tenir des propos d'humeur, et que je vois tout avec assez d'indifférence, je ne vous dirai point qu'il n'y a jamais eu de siécle aussi corrompu que celui-ci. Sur le fonds des vices un siécle n'en doit guere à un autre; peut-être même faudroit-il, pour être juste, rabbattre sur la corruption de celui-ci ce qui appartient à la folie ; mais je crois qu'il n'y en a point eu de plus indécent. Par exemple, lorsque, vous imaginant me tromper, vous vous cachiez de moi, vous me faisiez beaucoup trop d'honneur ; j'étois fort éloigné de vous tenir compte d'une discrétion dont je ne vous soupçonnois pas, et je parirois bien que Madame De Vergi ne vous en avoit point donné le conseil. Une femme n'a pas communément tant d'égards pour un mari ; mais elle pourroit les avoir pour un amant qu'elle ne voudroit pas perdre, et à qui elle voudroit cependant faire une infidélité. Elle use alors de quelques ménagemens, et croit faire beaucoup. Si cela arrive, c'est que l'infidélité faite à un amant peut avoir un attrait que n'a plus celle qu'on fait à un mari. Si l'amant trompé vient à s'en appercevoir, et veut se rendre incommode, il est aussitôt réformé: s'il est au contraire assez VIL, ou si vous voulez assez sage pour fermer les yeux, il est l'objet des égards et des attentions. Il peut quelquefois essuyer de l'humeur ; mais il a aussi la permission d'en avoir, pourvu que ce ne soit pas celle de la jalousie ; il devient enfin un mari dans les formes et le véritable n'est plus qu'un étranger fort content de n'être rien. Le siécle, comme je vous le disois donc, ne deviendra pas meilleur, il ne se corrigera pas; mais il changera du moins, ne fût-ce que par l'ennui et le dégoût de l'indécence. C'est envain que la vertu s'est élevée contre les désordres de l'amour; l'attrait du plaisir a dû l'emporter. C'est à l'excès de la dépravation, au dégoût du désordre, à l'avilissement des moeurs ; c'est au vice enfin qu'il appartient de détruire les plaisirs et de décrier l'amour. On réclamera la vertu jusqu'à un certain point pour l'intérêt du plaisir. Croyez qu'il arrivera du changement, et peut-être en bien.
Il n'y a rien, par exemple, qui soit aujourd'hui si décrié que l'amour conjugal, ce préjugé est trop violent, il ne peut pas durer, et voici de quelle façon la revolution peut se faire. Un homme d'un rang distingué, cité pour l'agrément, l'esprit et les graces, avec une pointe de fatuité; j'exige comme vous voyez beaucoup de qualités, parce qu'il en faut beaucoup dans un chef de secte; cet homme rare pourra se trouver amoureux de sa femme. Je comprens qu'il combattra d'abord son penchant, ou que s'il ne peut le vaincre, il tâchera d'en dérober la connoissance au public; mais il y a des gens bien clairvoyans sur les défauts d'autrui. Malgré toute son adresse son secret sera pénétré, et avant que d'être parfaitement démasqué, il prendra son parti de bonne grace ; il joûra l'intrépidité; c'est quelquefois un moyen de parvenir au courage, et'en est déja un commencement : enfin un nouveau genre de singularité piquera son amour propre, il se déclarera donc. Pendant que les femmes chanteront ses louanges de peur qu'il ne se rétracte, et avant que les hommes soient convaincus que c'est un parti sérieux, son état sera confirmé. Qu'arrivera-t'il? Quelques jeunes gens, qui regarderont cette conduite comme un ridicule neuf, voudront y avoir part, ne fût-ce que pour ravir à l'inventeur la gloire d'être unique. Le vice et la vertu sont également d'imitation. Ils joûront auprès de leurs femmes l'amour sans le ressentir, et ils y seront pris. Un mauvais principe aura un bon effet, ils deviendront véritablement attachés après avoir affecté de l'être. D'autres qui seront réellement amoureux seront charmés d'avoir des autorités pour ne se plus contraindre, on n'entendra peut-être parler que d'époux unis, le bon air s'en mêlera, et il pourroit arriver telle circonstance qui mettroit la vertu à la mode.
L'horoscope que Vergi tiroit du siécle me paroissoit fort hasardé, cependant j'en ai déja vu quelques exemples, et cela pourroit bien gagner. Mon avanture avec Madame De Saintré avoit déja humilié ma fatuité, les réflexions que Vergi me fit faire m'en guérirent totalement. Je commençai à soupçonner que ma gloire n'étoit pas aussi généralement établie que je le supposois ; que les fondemens en étoient bien fragiles, que les succès en amour ne constatent pas un mérite au-quel le public soit obligé de souscrire, que le sentiment se trouve rarement intéressé dans le commerce des femmes, et qu'on est assez heureux d'y rencontrer le plaisir. Je résolus de n'y pas chercher autre chose, et, loin de tirer vanité des conquêtes que je pourrois faire, de les cacher avec soin, et de demander moi-même le secret aux femmes qui ne s'aviseroient pas de l'exiger ; je reconnus enfin que la considération dont je croyois jouïr n'avoit d'existence que dans quelques têtes folles, et que je n'avois rien de mieux à faire, que de travailler à perdre cette sorte de considération, pour en acquerir une toute différente. En repassant sur mes avantures, je me rappellai le rôle humiliant que j'avois souvent vu jouer à des hommes estimables à beaucoup d'égards, qui après avoir été autrefois aussi à la mode et aussi gâtés que je l'étois encore, faute de s'être retirés à propos d'un genre de vie que le privilege de la jeunesse fait seul pardonner, étoient tombés dans le mépris. J'en voyois chaque jour de ceux là sacrifiés à des étourdis comme moi, exposés aux caprices, aux infidélités ouvertes de femmes qu'ils aimoient forcément, et à qui ils étoient obligés de les passer, trop heureux de pouvoir feindre de les ignorer. Je remarquai que l'habitude des plaisirs subsiste, et peut se tourner en nécessité, quoique le goût en soit usé. En conséquence de ces réflexions je résolus de ne pas m'exposer à partager quelque jour un sort que je trouvois si avilissant, ni à devenir un vieil agréable, dont les disgraces en amour sont méprisables et les succès des ridicules.
J'étois précisément alors dans une position à pouvoir sortir avec honneur de la vie dissipée. Ceux qui n'ont jamais scandalisé le public en sont moins considérés que ceux qui savent se retirer à propos du scandale. Rien ne m'en imposoit encore la nécessité, et ce fut sans doute ce qui me détermina à prendre ce parti. J'avoue de bonne foi que je n'eus pas un grand effort à faire sur moi. Quoique ma vie parût être un enchaînement de plaisirs, j'en goûtois peu, parce qu'ils s'étoient pour ainsi dire tournés en métier. Aucune avanture n'étoit plus en état de piquer mon goût, si elle n'avoit quelque singularité, et celles de cette espèce sont fort rares. L'amour suffit pour occuper le coeur, et n'a pas besoin de variété, la continuité du sentiment en augmente le charme ; mais le plaisir s'éteint dans l'uniformité, et je n'étois entraîné que par le torrent de ce qu'on appelle communément des plaisirs. Ce n'est pas que je n'aye essuyé des refus, j'en compterois autant que de succès. J'ai même éprouvé quelques-unes de ces disgraces-là à la cour ; mais c'étoit la pluspart du temps dans un ordre mitoyen, où les femmes n'ont pas reçu cette éducation polie, qui fait regarder la vertu comme un préjugé et le devoir comme une sotise. L'ignorance et le mépris des devoirs produisent le même effet : l'un part d'une éducation fausse, l'autre vient d'un défaut absolu d'éducation. Voilà pourquoi on trouve quelquefois parmi des gens d'une classe superieure les mêmes moeurs que dans le bas peuple. Mais il y a un ordre dans la société où l'on n'a pas droit aux abus ni au scandale, et où l'on rougiroit de s'avilir. L'éducation y laisse des traces que les passions n'effacent qu'avec peine. Quand une femme de cet état succombe, elle cede à une passion long-temps combattue, elle se rend avec des regrets et conserve des remords. C'est pour elle qu'on peut dire qu'il y a des momens malheureux, peu de plaisirs et encore moins de tranquillité. J'apprenois quelquefois que celle qui m'avoit refusé avec le plus d'indifférence avoit pris un amant. Si j'avois la curiosité de le connoître, j'étois tout étonné de voir que c'étoit quelqu'un qui avoit pour tout mérite une figure aimable, de la jeunesse et de la retenue ; mais qui d'ailleurs n'étoit point connu, et que personne ne pouvoit nommer. J'avoue que je sentois alors autant de mépris ou de compassion que de dépit. Cependant je gardois alors inviolablement le secret sur le refus que j'avois essuyé, rien ne me l'auroit fait trahir ; ce qui prouve que l'indiscrétion ne part pas uniquement de la legereté de caractère. Je n'avois pas toujours en pareil cas la même discrétion à l'égard d'une femme du monde, parce que je m'imaginois lui donner par-là un ridicule. La plûpart des femmes avec qui j'avois vécu n'avoient été que des fantaisies souvent de part et d'autre, sans délicatesse et même sans dissimulation. Quelques-unes avoient voulu me faire croire qu'elles avoient de l'amour pour moi, et celles-là n'avoient jamais que les mêmes preuves à donner, jusqu'à ce que tout fût assez prouvé pour nous quitter.
D'autres plus précieuses avoient tâché de me persuader que leur complaisance pour mes empressemens ne partoit que de la force de leur amitié pour moi. Le nom de l'amitié sert également à la vraie et à la fausse pudeur.
Après la rupture il ne me restoit guère d'autre soupçon que les unes et les autres avoient pu m'aimer, que les horreurs qu'elles disoient de moi, comme si elles avoient été capables de dépit. Je trouvois ce procedé souverainement injuste, j'ai souvent pris la liberté de leur représenter que nous n'avions pas acquis le droit de nous haïr, et j'ai quelquefois eu la précaution de faire là dessus mes conditions, avant de m'engager. Je ne parle point du petit nombre de celles qui auroient eu une conduite réguliere, si elles n'avoient pas malheureusement le coeur tendre et les sens trop vifs. Leur franchise en aimant, les remords qu'elles peuvent avoir, les reproches qu'elles se font, la honte qu'elles laissent quelquefois paroître, tout annonce qu'elles ont trahi la vertu. Ce qui contribue à les décrier ne devroit que les faire plaindre : mais les remords d'une femme timide encouragent les ames basses à l'outrager. Il y a des femmes dans l'humiliation, faute d'avoir quelques vices de plus pour s'en retirer. Ce sont les plus exposées aux railleries cruelles de ces femmes intrépides et tranquilles dans le déréglement, qui n'ont pas même l'excuse du plaisir, qui le cherchent et l'inspirent sans le ressentir. Il semble qu'elles ne parcourent tous les dégrés du désordre qu'avec dégoût, et par une curiosité froide qu'elles ne sauroient venir à bout de satisfaire. Mon dessein n'est pas de rappeller ici toutes les femmes avec qui j'ai vécu, la plûpart sembloient l'oublier, et je ne m'en souvenois quelquefois pas trop moi-même. Je n'ai voulu parler que de celles avec qui mes liaisons ont eu quelque chose de singulier, et je ne dois pas en oublier une pour qui j'avois beaucoup de goût ; mais dont le commerce étoit trop orageux, pour qu'il fût supportable.
Une figure piquante, le caractère impetueux, le coeur droit, l'esprit vif, et l'imagination bouillante ; c'étoit Madame De Remicourt . Il n'étoit pas aisé de juger si ses sentimens venoient de ses idées, ou si elle pensoit d'après ses sentimens. Ce ne fut point entre nous une liaison qui naît insensiblement du penchant, qui est préparée par degrés et se forme par le temps. Nous nous primes au même instant du goût le plus vif l'un pour l'autre. Elle crut trouver en moi un rapport singulier avec elle, et soit que cela fût, ou que ces sortes d'imaginations soient contagieuses, j'en fus bientôt aussi persuadé qu'elle. Comme notre ivresse étoit pareille, je lui dis qu'il falloit laisser aux ames froides, aux amans vulgaires, la prudence injurieuse de s'éprouver réciproquement, qu'une confiance prompte devoit répondre à la sincérité de nos coeurs, que l'unique moyen de prévenir les indiscrétions que la violence d'une passion contrainte nous feroit infailliblement faire, étoit de nous y livrer avec une franchise mutuelle ; que c'étoit même l'espèce de prudence qui convenoit seule à notre caractère. Si Madame De Remicourt n'eût eu qu'un sens commun tout ordinaire, elle n'eût pas trouvé ce raisonnement-là trop bon ; mais les imaginations vives prennent les motifs extraordinaires pour les meilleures raisons. Il n'est pas si facile de les persuader par un raisonnement suivi, parce qu'elles sont incapables de suite. Sa passion ou plutôt son engoûment pour moi devint extrême. J'étois un homme admirable à ses yeux, et rien n'approchoit de mon mérite. Je trouvois quelquefois ses éloges si excessifs, que je la priois de ne me pas juger avec une prévention si favorable, parce que je ne pourrois jamais justifier son opinion, et qu'elle finiroit peut-être par me mettre dans la suite au dessous de ma valeur, ce qui seroit fort désagréable. Elle se recrioit aussitôt contre mon injustice, m'accusoit d'un excès de modestie, et prétendoit que je n'avois que le défaut de ne pas sentir tout ce que je valois. Je croyois cependant n'avoir aucun reproche à me faire là-dessus, il falloit qu'elle fût difficile en amour propre. Sa conduite à mon égard étoit une espèce de culte, une sorte de dévotion fanatique et d'entousiasme ; il entroit dans ses attentions pour moi des délicatesses, des recherches, des scrupules, de la superstition. Cela étoit toujours flatteur, quelquefois incommode, mais cela devient tyrannique.
Apparemment que sa ferveur se relâcha, car elle commença à trouver que la mienne n'y répondoit pas. Cependant soit par reconnoissance, soit que j'eusse adopté ses idées, je n'avois jamais eu d'attentions aussi recherchées que j'en avois alors. Cela ne suffisoit pas encore, et notre commerce ne fût bientôt qu'une vicissitude de délicatesses, de reproches, de bouderies et de réconciliations; de sorte que de rafinemens en rafinemens nous faisions réciproquement notre supplice. Cela alloit souvent jusqu'à des projets de rupture. Nous soupçonnâmes enfin que nous ne nous convenions pas autant que nous l'avions cru, et que c'étoit peut-être parce que nous nous ressemblions trop. Enfin les choses en vinrent au point, qu'après une altercation très vive, nous convinmes de bonne foi que nous ne pouvions absolument plus vivre ensemble et qu'il falloit cesser de nous voir, pour continuer du moins de nous estimer et peut-être de nous aimer. Nous nous jurames une séparation éternelle avec autant de solemnité, de protestations et de sermens que nous en avions employés autrefois, pour nous jurer un amour immortel. Madame De Remicourt me rendit mes lettres, et je sortis pour lui renvoyer les siennes.
Je ne m'étois jamais trouvé si content. Je me sentois soulagé, delivré d'un poids accablant, et je respirois comme un homme qui sort d'esclavage. Je rentrai chez moi, je pris les lettres ; mais avant que de les envoyer je voulus les relire en commençant par la premiere. Je n'allai pas loin sans me sentir attendri ; je poursuivis, et mon émotion alla jusqu'au saisissement. Je n'eus pas la force d'achever ; je ne vis plus que l'excès de l'amour que Madame De Remicourt avoit eu pour moi. J'en conclus qu'il étoit impossible qu'elle eût cessé de m'aimer, et que je serois le plus ingrat des hommes, si je n'allois pas lui demander mille pardons ; je partis à l'instant. Moins la démarche que je faisois étoit attendue, plus elle étoit propre à toucher Madame De Remicourt . Elle me reçut avec des transports incroyables. Je voulois lui demander grace, elle vouloit avoir tous les torts ; jamais raccommodement ne fut plus vif, et nous passâmes plusieurs jours dans un état aussi délicieux que nous en eussions jamais éprouvé. Notre félicité ne fut pas longue, les orages recommencerent, et nous nous séparâmes enfin sans retour. Je me souviens qu'avant de lui renvoyer ses lettres, je relus les dernieres, c'est-à-dire, celles que je n'avois pas lues, lors de la brouillerie dont je viens de parler, parce que les premieres avoient suffi pour me ramener. Si j'avois ce jour-là achevé la lecture, je n'aurois pas été tenté de renouer. J'aurois vû que si les premieres étoient pleines de transports, les dernieres annonçoient la froideur. Ce n'étoit plus qu'un tissu de galanteries d'usage qu'on emploie pour couvrir le refroidissement, et qui en font la preuve.
Madame De Remicourt est la seule femme pour qui j'aye conservé un intérêt de compassion. Elle étoit de cet état où l'on se regarde comme femme de condition ; mais qu'à la cour on ne prend jamais que pour de la bourgeoisie. Je l'ai revûe dans la suite, et même avec amitié; elle m'a assuré que depuis notre rupture elle avoit eu la conduite la plus réguliére, sans avoir pû effacer dans les sociétés de son état l'impression qu'on y avoit de sa vie passée, qu'on ne lui faisoit plus le même accueil, qu'on cherchoit même à l'écarter, et que sa vie étoit fort triste.
Qu'il y a de femmes d'un rang mitoyen qui se perdent sans ressource, pour avoir le travers plûtôt que le plaisir de partager les folies du grand monde. Après avoir paru sur les listes des gens à la mode, il ne reste pas à une bourgeoise les moyens de se réhabiliter, comme si elle n'étoit pas sortie de sa classe. Ses pareilles s'élevent contre elle par jalousie encore plus que par honneur, et les femmes du monde cherchent à la punir d'avoir eu l'insolence de vivre comme elles, et à leur préjudice. Une foiblesse d'éclat pour une bourgeoise, et une lâcheté pour un militaire, sont de ces choses dont on ne se releve point ; au lieu que la galanterie n'est souvent dans un rang plus élevé que le présage de la dévotion et de la considération qui la suit. Je crois que Madame Remicourt a pris dans la suite le parti de la dévotion, et avec son caractère elle doit y être aussi tourmentée et aussi malheureuse qu'en amour. Sans m'arrêter davantage sur le détail de mes égaremens, je reviens au projet que je formois d'embrasser un genre de vie plus convenable. La mode et la contagion m'avoient engagé dans la carriére de la fatuité; j'y avois ensuite mis du dessein, de la méthode et du systême ; je résolus d'en employer encore, pour m'en retirer, et me faire une existence nouvelle. Croiroit-on qu'il n'est pas toujours permis d'abjurer la folie avec un éclat qu'un certain public regarde comme un nouveau scandale? On a imaginé une sorte de décence à ne pas abandonner trop brusquement ses travers ; il faut tourner à la raison par dégrés. Pour cet effet je pris le parti de m'occuper sérieusement de ma fortune, de m'appliquer au service, et de sortir ainsi du tourbillon qui m'emportoit vers tous les objets, excepté ceux qui auroient dû me fixer.
J'avois remarqué plus d'une fois que le service est en France la profession la plus honorée, la plus suivie et la moins perfectionnée. Elle sera toujours celle de la noblesse, parce qu'elle en est l'origine, que les fondateurs de la monarchie étoient des conquérans, et que la constitution de l'état est militaire. On exerce cette profession avec honneur, rarement avec application, et presque jamais comme un objet d'étude. La plûpart de ceux qui s'y livrent avec le plus d'ardeur ne soupçonnent pas que la guerre exige autre chose que du courage, et croient que d'avoir vieilli, c'est avoir de l'expérience.
Les subalternes roulent de garnison en garnison où l'oisiveté fait leur existence. Ils savent le détail du régiment où ils servent, et n'ont jamais pensé qu'il y eût un art de la guerre. Ceux que leur naissance place dans un rang plus élevé, n'en ont pas plus d'idée, et remplacent l'oisiveté par les plaisirs. Ainsi toute la valeur qui est naturelle à la nation lui seroit souvent inutile et quelquefois funeste, s'il ne s'élevoit de temps en temps des génies heureux qui naissent avec le talent et acquiérent l'art d'employer tant de bras et de courage pour la défense et la gloire de l'état.
Je ne prétens pas que cette négligence de s'instruire soit un vice universel. Il faut même avouer qu'il y a déja quelque temps que les choses commencent à changer. On voit des officiers de différens grades observer, refléchir et se former une théorie. Peut-être l'émulation deviendra-t-elle générale, et alors il sera aussi honteux d'ignorer les principes de sa profession, qu'il a fallu d'abord de courage pour chercher à s'en instruire.
Un grand homme a dit que la guerre étoit un art pour les hommes ordinaires et une science pour les hommes supérieurs ; il y en a encore beaucoup pour qui ce n'est qu'un métier.
Ces réflexions me vinrent d'autant plus à propos, qu'on étoit près d'entrer en campagne. Je joignis mon regiment plûtôt qu'à l'ordinaire. On sait qu'il n'y a pas un colonel qui ne soit sincérement persuadé que son régiment est le mieux composé de l'armée, celui où l'éxercice se fait le mieux, où la discipline est la plus exacte, la subordination la mieux établie, que ce bon ordre est particuliérement dû à ses soins, et qu'il ne s'en est pas reposé sur un vieux lieutenant-colonel. J'étois plus que personne dans cette opinion, et il est certain que personne n'avoit jamais été plus que moi le modéle de son régiment. Je m'en applaudissois ; mais lorsque j'y revins avec l'esprit du devoir, je fus fort étonné du peu de discipline que j'y trouvai; la valeur étoit la seule qualité militaire qui s'y fît remarquer avec éclat. Comme j'étois dans la disposition de réfléchir, je ne fus pas longtemps à reconoître que j'étois le principal auteur du désordre que je voyois. Tous jusqu'aux derniers subalternes étoient mes imitateurs, et ils m'avoient si fidélement copié, que tous étoient gens de bonne compagnie, aucun n'étoit officier ; mais aussi aucun n'auroit été deplacé dans le monde, et la plûpart auroient été, comme leur modéle, extravagans à la cour, impertinens à la ville, et partout insuportables aux gens sensés. J'avois trop de part au dérangement qui me blessoit, pour être en droit de le reprendre avec hauteur. Je résolus donc de détruire le mal comme je l'avois fait naître, c'est-à-dire, par mon exemple.
Après avoir donné les premiers jours au plaisir de me retrouver avec mes camarades, je m'appliquai à gagner leur confiance sur nos devoirs, comme je l'avois eue sur les plaisirs.
Je leur dis que je désirois fort qu'il y eût dorénavant plus d'application au service qu'il n'y en avoit, que je le demandois d'amitié, et que c'étoit la plus grande marque qu'ils pussent me donner de la leur. Ils me répondirent d'une manière assez satisfaisante ; mais ils crurent apparemment que ce n'étoit de ma part qu'un caprice de raison qui autre ; car je ne m'apperçus pas que mes exhortations produisissent beaucoup d'effet. Je leur en fis mes plaintes avec sécheresse, et voyant que je n'opérois rien, je parlai avec dureté, et m'adressant à un des principaux officiers, je le traitai publiquement avec une hauteur outrageante. Je crus que l'éxemple seroit d'autant plus frappant que c'étoit de tout le corps l'homme le plus estimé.
Ce fut sans doute ce qui m'engagea à m'adresser à lui de préférence, pour faire plus d'impression sur les autres. J'aurois dû faire attention que cet officier d'une naissance obscure n'étoit parvenu que par une sagesse égale à sa valeur, que je lui avois même rendu des services, et que s'ils imposent des devoirs d'obligation à ceux qui les reçoivent, ils en exigent de délicatesse de ceux qui les rendent. J'avois épuisé les airs, je commençois à avoir des sentimens, mais j'ignorois encore les égards.
Je ne tardai pas à faire ces réflexions, et à me reprocher ma vivacité. J'aurois fait à cet officier une excuse publique, si je n'avois pas craint de donner atteinte dans cette circonstance au projet que j'avois de rétablir la subordination. Je résolus donc de réparer à force de distinctions la mortification que j'avois pu causer à un homme estimable.
J'étois dans ces dispositions, lorsque le lendemain matin il vint chez moi. Vous n'ignorez pas sans doute, me dit-il, ce qui m'amene ; ne croyez pas cependant que je fasse une telle démarche sans répugnance. Je vous ai des obligations, je vous sacrifirois ma vie, mais je ne dois pas vous sacrifier mon honneur, et vous l'avez blessé. Je sais la distance qu'il y a de vous à moi ; plus d'égalité me rendroit peut-être moins sensible; quelques-uns de mes camarades pourroient trouver des dédommagemens dans leur naissance et leur fortune ; pour moi qui sans naissance et sans biens n'ai d'éxistence que dans l'honneur, il ne m'est pas permis d'y être insensible.
Mon premier mouvement fut d'être revolté, que le moindre subalterne fût en droit de demander raison à son supérieur d'une offense, quelle qu'elle fût, dont le service eût pu être l'occasion. La subordination n'est sans doute pas parmi nous telle qu'elle devroit être, et je fus sur le point de le traiter encore avec plus de hauteur que je ne l'avois fait ; mais comme il y a dans nos moeurs des points délicats sur lesquels il eût été dangereux pour un homme de mon âge d'écouter la raison au mépris du préjugé, je répondis froidement à cet officier que j'allois le satisfaire. Je m'habillai sur le champ, nous sortimes ensemble, et nous fumes nous battre dans un lieu écarté. Le combat ne fut pas long, je fus dangereusement blessé, et je tombai. Il courut à l'instant me chercher les secours dont j'avois besoin, et me fit transporter chez moi.
Je ne doutois pas qu'il ne prît aussitôt la fuite, mon premier soin fut de lui faire signe de s'approcher. Il le fit avec toutes les marques du désespoir, je lui dis à l'oreille que je lui défendois de s'éloigner, de fournir par sa retraite des preuves contre lui, et qu'il pouvoit compter sur ma discrétion. Il resta donc auprès de moi, son obéissance coûtoit à ses remords, il en paroissoit déchiré, et l'excès de sa douleur auroit suffi pour découvrir la vérité, qui d'ailleurs ne fut ignorée de personne. Ce sont de ces occasions où l'on ne dit rien, parce qu'on sait tout.
Je fus plusieurs jours dans le plus grand danger, et il n'étoit pas encore cessé, lorsque je vis arriver le comte De Canaples . Je fus également touché et confus de son attention par les raisons que je dirai. Il étoit avec Madame De Canaples dans une de ses terres qui n'étoit qu'à quelques lieues de la ville où mon regiment se trouvoit alors, et sur la nouvelle de mon aventure il étoit parti pour venir me chercher, et me faire transporter chez lui, où il jugeoit que je serois plus agréablement pendant ma convalescence que dans une ville de garnison. À peine fus-je en état de souffrir le transport qu'il donna des ordres en conséquence, sans me consulter, et me dit avec l'autorité de l'âge et de l'amitié qu'il falloit partir avec lui. Je me laissai plûtôt conduire que je n'y consentis ; je ne savois pas trop moi-même quelles étoient mes dispositions. Le fonds de tendresse que j'avois conservé pour Madame De Canaples , portoit une secrette satisfaction dans mon ame; mais le respect que je lui devois! La n 2 gligence que je lui avois t 2 moign 2 e depuis plusieurs ann 2 es me faisoit rougir int 2 rieurement de paroïtre devant une femme avec qui j 4 avois de ces torts qui blessent le sentiment! Et qu 4 elle devoit sentir d 4 autant plus vivement! Qu 4 elle avoit trop de hauteur pour me les reprocher! Et qu 4 elle s 42 toit fait un devoir d 4 en oublier les motifs.
En effet, depuis que je m'étois livré au torrent de la dissipation, la maison du comte De Canaples étoit celle où je paroissois le moins: je n'y allois plus que par devoir, et quand on ne fait que ces sortes de visites, on n'en fait pas même autant que le devoir l'éxige. Je ne doutois point que la comtesse ne l'eût remarqué, et je ne m'estimois pas assez peu, pour croire que c'eût été avec indifférence. Pour le comte De Canaples c'étoit l'homme le plus essentiel, le moins attentif et qui exigeoit le moins d'attentions. Il m'aimoit, il m'avoit rendu service, et cela lui suffisoit pour compter sur mon amitié et ma reconnoissance ; du reste il s'embarrassoit peu que je lui rendisse des soins, il mettoit mes absences sur le compte des plaisirs qu'il regardoit comme une excuse, et comme le privilége de mon âge. Madame De Canaples me reçut avec toutes les marques de l'amitié la plus tendre ; elle eut pour moi toutes les attentions possibles, et telles qu'elle auroit pu les avoir pour l'amant ou le fils le plus cher. Les sentimens que je n'avois jamais perdus, et qui se réveillent si aisément pour le premier objet qu'on a aimé, se ranimerent bientôt dans mon coeur. Je jugeai qu'elle n'avoit pu cesser de m'aimer, que mes dissipations loin de l'avoir guérie, n'avoient fait qu'irriter sa passion, que j'avois eu trop d'impatience, et que si j'avois persévéré encore quelque temps auprès d'elle, j'en aurois infailliblement triomphé. Je conclus de-là que mon bonheur n'avoit été que différé, et qu'il n'en étoit que plus sûr. Je n'étois plus comme autrefois ce jeune homme timide, modeste, présumant peu de soi, et dont les désirs pouvoient être reprimés par le respect ou par sa propre vertu. J'étois bien dans la résolution de quitter le rôle méprisable d'homme à la mode que je jouois depuis quelques années avec le scandale le plus brillant ; mais je ne voulois pas renoncer aux plaisirs. Je pensois au contraire qu'un attachement honnête étoit ce qui convenoit mieux au nouveau plan de vie que je projettois.
Plein de ces idées je résolus de m'expliquer et de renouer avec Madame De Canaples ; car je n'y voyois seulement pas la moindre difficulté. Je me croyois si sûr de son coeur, j'étois si persuadé de la satisfaction que lui causeroit mon retour, que je crus devoir par générosité lui demander pardon de mes crimes, pour ménager du moins son amour propre.
L'image que je me formois de la vie délicieuse que j'allois mener, me rendit en peu de temps la santé; et comme il ne m'étoit pas difficile de trouver l'occasion d'entretenir Madame De Canaples , je lui dis un jour que j'étois bien honteux d'avoir si peu senti le bonheur de lui plaire, et d'avoir pr 2 fer 2 au charme de vivre aupr 7 s d 4 elle! Les vains amusemens oü je m 42 tois livr 2! Que les remords que j 4 en avois... j'allois continuer, et me répandre en protestations vives ; mais je fus si étonné de voir Madame De Canaples me regarder avec une hauteur imposante, que je n'eus pas la force de poursuivre. Elle ne m'en laissa pas même la liberté; car elle me quitta sur le champ, et pour toute réponse laissa tomber sur moi un regard fier et méprisant.
Qu'on se figure un homme avantageux, gâté, convaincu de son mérite, et qui se voit humilié par celle à qui il croyoit aller faire grace. Je fus étourdi de l'accueil ; cependant ce ne fut pas ma vanité qui souffrit le plus ; je ressentis plus de douleur que de honte, parce que j'avois autant d'amour que de respect pour Madame De Canaples .
Aussi-tôt que je fus revenu à moi, je fis beaucoup de réflexions sur le mauvais succès de ma démarche ; je tâchai de pénétrer si je devois absolument renoncer à tout espoir, et je restai dans l'indécision, sans pouvoir prendre de parti.
Dès ce moment Madame De Canaples ne me mit plus à portée de la trouver seule ; au lieu de me traiter avec amitié devant le monde comme auparavant, elle se bornoit à la politesse, et je voyois qu'il n'y avoit que la prudence qui l'empêchât d'aller jusqu'au dédain.
Je compris que je devois renoncer à mes prétentions ; mais comme je ne voulois renoncer ni à son amitié ni à son estime, je ne cherchai plus qu'à lui marquer le repentir de lui avoir déplu. Je me flattois de le lui prouver par ma conduite ; mais comme je devois bientôt partir avec le comte De Canaples pour l'armée, je ne croyois pas que le peu de temps que je resterois chez lui fût suffisant pour que Madame De Canaples pût appercevoir dans ma conduite seule les dispositions où j'étois à son égard, ainsi je résolus de lui parler quelque précaution qu'elle prît pour m'éviter. Deux jours après l'ayant vue entrer seule dans le parc, je la suivis sans être apperçu, et je la laissai s'engager assez avant, pour qu'elle n'eût pas le temps de retourner si promptement au château, que je ne pusse m'expliquer. Je pris si bien mes mesures, que je la croisai au détour d'une allée. Aussi-tôt que je me presentai à ses yeux, elle se détourna pour s'éloigner. Madame, lui dis-je en la suivant, daignez m'entendre. Alors voyant qu'elle ne pouvoit m'éviter, elle s'arrêta et me regardant avec une fierté mêlée de colere : je trouve bien singulier, dit-elle, que je ne sois pas libre chez moi, et que vous osiez me suivre sans mon aveu. Je suis persuadé, lui dis-je, madame, que le motif de ma témérité me la fera pardonner. J'ai eu le malheur de vous déplaire, j'en suis assez puni par mon repentir ; mais je le serois trop, si vous l'ignoriez. Je n'aurois pas eu la force de partir, sans vous en instruire ; je serois trop malheureux, si en renonçant aux sentimens les plus chers à mon coeur, je ne conservois pas du moins quelques droits à votre compassion, à votre estime, et si je l'ose dire, à votre amitié. Je vous promets que vous n'aurez pas lieu de regretter de m'avoir accordé la grace que je vous demande, et quels que soient mes sentimens, vous n'aurez pas le moindre reproche à me faire. Je ne vous en ferai donc point, reprit Madame De Canaples , puisque vous reconnoissez votre faute, je l'oublie dès ce moment, n'en parlons plus, et soyez sûr qu'à ce prix vous n'aurez point de meilleure amie que moi.
La douceur de sa réponse m'ayant rassûré, me permettez-vous, lui dis-je, madame, de vous demander par quelle raison vous avez eu avec moi deux procédés si différens sur le même sujet? Lorsque j'osai, il y a quelques années, vous déclarer l'impression que vous aviez faite sur mon coeur, vous m'interdites à la vérité toute espérance; mais vous me parlâtes du moins avec intérêt, votre bonté tâcha de me consoler de la loi sévere que m'imposoit votre vertu. Qu'ai-je fait depuis que de vous déclarer que j'ai conservé des sentimens que leur constance n'a rendus que plus excusables? Cependant loin d'y compatir, avec quel mépris n'en avez-vous pas reçu l'aveu! Suis-je devenu méprisable à vos yeux? Pardon, madame, si j'ose vous rappeller vos bontés passées, et si je vous prie de m'éclaircir. S'il me restoit le moindre doute sur un article si important pour moi, comment pourrois-je me flatter de l'amitié, et par consequent de l'estime à laquelle vous me permettez de prétendre. Quoique la question que vous me faites, répondit Madame De Canaples , soit presque déja manquer à la promesse que vous venez de me faire de ne jamais me rappeller le passé, je compte assez sur votre parole à l'avenir, pour vous donner le dernier éclaircissement que vous désirez sur un sujet dont il ne sera désormais plus question entre nous. Si je reçus avec une sorte d'indulgence l'aveu que vous osâtes, dites-vous, faire autrefois, ce fut précisement parce que vous ne l'osâtes pas : ce ne furent pas la témérité, la confiance et encore moins l'espoir qui vous guiderent ; vous cedâtes à un sentiment ignoré, à un mouvement involontaire ; une surprise réciproque ajouta-t-elle, en rougissant, nous fit obéïr à une impression dont l'effet seul nous dévoila le principe. Mais aujourd'hui que le commerce du monde vous a éclairé, et peut-être perverti ; aujourd'hui que vous connoissez vos devoirs, et que vous devez respecter les miens, l'aveu de vos sentimens qui pouvoit être innocent dans leur naissance, et peut-être flatteur, si mon état l'eût permis, ne seroit maintenant pour moi qu'un outrage qui vous rendroit criminel et méprisable à mes yeux. Pourriez-vous sans rougir oublier ce que vous devez à moi, à Monsieur De Canaples , à ses bontés, à sa confiance, je dirai plus, à l'erreur où il est à votre égard, ce qui vous rendroit plus coupable, que si vous lui étiez suspect.
Quoique le discours, ou du moins le dessein de Madame De Canaples ne tendît pas à m'inspirer de l'espoir, peut-être s'en glissa-t-il dans mon coeur ; car je cherchai à prolonger cette conversation ; c'étoit au moins parler de ma passion, et fut-elle sans retour, c'est déja une faveur que d'en occuper l'objet aimé. J'allois donc répondre ; mais Madame De Canaples m'imposa silence. Brisons là, dit-elle, en voilà peut-être trop, souvenez-vous de votre parole, et que ce soit pour la derniere fois. Nous étions alors près du château, où elle rentra, je la suivis sans oser lui répliquer, et nous rejoignimes la compagnie. Depuis ce moment-là je fus plus occupé que jamais de Madame De Canaples ; mais je ne tentai pas de lui reparler de mes sentimens, j'aurois même été fâché, ou embarrassé de me trouver seul avec elle, dans la crainte de l'irriter par mes discours, ou de me rendre suspect par la façon dont j'aurois gardé le silence. Je me bornai à l'aimer en secret, et à lui prouver mon respect et ma soumission, sans examiner quel pouvoit être le fruit de ma perseverance. La maniere dont j'étois obligé de vivre avec Madame De Canaples étoit pour moi une contrainte assez dure ; cependant je la quittai avec un regret infini, lorsqu'il fallut partir avec Monsieur De Canaples .
Je servis presque toute la campagne sous ses ordres, et comme il n'aimoit pas à écrire, il me chargeoit de répondre pour lui à toutes les lettres qu'il recevoit de sa femme. Je m'acquittois de cette commission avec un plaisir vif, mais avec autant de simplicité qu'un sécrétaire l'auroit pu faire ; à peine me permettois-je de parler de mon respect, tant je craignois d'y mêler d'autres sentimens qu'elle m'avoit défendu de lui rappeller. Monsieur De Canaples n'avoit pas la moindre part à ma discrétion, car il ne se donnoit seulement pas la peine de lire ce que j'écrivois ; mais il remarqua bientôt que sa femme ne faisoit pas dans ses lettres la moindre mention de moi, il en parut piqué, et me dit de lui en faire des reproches dans la premiere lettre. Je m'en étois aussi bien apperçu que lui ; mais je n'en avois pas été aussi piqué. Je savois qu'elle étoit incapable d'une telle impolitesse, elle m'avoit permis de compter sur son amitié, ainsi son procédé ne pouvoit partir ni du dédain, ni de l'indifférence. J'en conclus donc qu'elle ne gardoit le silence à mon égard que dans la crainte d'en parler avec trop d'intérêt, je vis enfin ce qu'elle vouloit me cacher, et ce fut par les précautions mêmes qu'elle prennoit pour me le cacher ; les précautions des ames honnêtes sont presque toujours des indiscrétions.
Je me gardai bien de lui faire les reproches dont Monsieur De Canaples m'avoit chargé; mais lorsque je lui présentai la réponse que j'avois faite, il me demanda si j'avois eu soin de dire à sa femme ce qu'elle méritoit. Je crois qu'ouï, lui dis-je. J'en suis bien aise, reprit-il, voyons un peu, et là dessus il prit la lettre et la lut : eh que diable, dit-il, après avoir lu, il n'y en a pas un mot ; voilà de beaux ménagemens que vous avez-là, oh je vais ajouter, moi ce qui manque à l'épître. Il prit la plume et écrivit à Madame De Canaples qu'elle ne méritoit guère l'attachement que j'avois pour elle par l'indifférence qu'elle montroit pour moi; qu'il m'avoit toutes les obligations possibles, que je lui étois devenu nécessaire, qu'il ne pouvoit trop se louer de mon amitié, ni me donner assez de marques de la sienne. Qu'il falloit bien qu'il lui fit des reproches, puisqu'elle les méritoit, et que je refusois de les lui faire. Il finissoit par l'exhorter à m'aimer un peu plus qu'elle ne faisoit. J'ignore quelle eût été sa réponse, car elle n'eut pas le temps de la faire, elle reçut presque aussitôt une nouvelle trop intéressante, pour qu'elle fût occupée d'autre chose. Nous étions à la veille d'une action, et nous avions jugé à propos de n'en rien marquer à Madame De Canaples , pour lui épargner des inquiétudes. Il y eut en effet le lendemain une affaire fort vive où Monsieur De Canaples et moi fumes blessés.
Madame De Canaples apprit bientôt avec le public la nouvelle de la bataille, et son mari étant un officier trop considérable pour n'être pas nommé dans les nouvelles générales, elle sut qu'il étoit blessé: ne recevant point alors de lettre particuliere qui calmassent ses craintes, elle partit et arriva peu de jours après nous dans la ville où nous avions été transportés. L'état où elle trouva Monsieur De Canaples la pénétra de la plus vive douleur. La blessure qui d'abord n'avoit pas paru dangereuse, l'étoit devenue au point qu'il n'y avoit plus d'espérance. Monsieur De Canaples le sentit lui-même, il témoigna à sa femme combien il étoit sensible à l'empressement qu'elle avoit eu de le venir voir, lui demanda son amitié pour moi, la pria de me faire ses adieux, de me donner tous les soins dont j'aurois besoin, et mourut entre ses bras. Je ne fus pas témoin d'un si triste spectacle, quoique je fusse dans la même maison, ma blessure me retenoit au lit malgré moi, et j'y demeurai encore longtemps. Je n'ai jamais éprouvé de douleur plus vive et plus sincere que celle que me causa la mort de Monsieur De Canaples . Je ne sentis alors que la perte de mon ami, je ne vis dans Madame De Canaples qu'une femme à qui la mémoire de son mari devoit être chere. Il sembloit que l'amour que j'avois pour elle fût suspendu dans mon coeur, pour le laisser tout entier à l'amitié.
Madame De Canaples ne m'avoit fait qu'une visite en arrivant, après avoir vu son mari ; et depuis ce moment jusqu'à celui de sa mort, elle ne l'avoit pas quitté; mais un objet si affligeant ne lui permettant pas de demeurer ensuite dans son appartement, elle passa dans le mien. Nous pleurames ensemble, et ce ne fut qu'en partageant sa douleur que j'essayai de la consoler. Elle me fit part des derniers sentimens de Monsieur De Canaples , me témoigna qu'elle étoit fâchée que sa situation et la décence ne lui permissent pas de me donner elle-même les soins dont je pouvois avoir besoin, et partit le jour-même pour retourner dans ses terres.
À peine étoit-elle partie qu'on me remit le testament de Monsieur De Canaples qui n'ayant que des parens éloignés donnoit à sa femme généralement tous ses biens. Je lui écrivis à l'instant pour l'en instruire, et lui mandai qu'aussitôt que je serois en état de partir, j'irois lui rendre compte de ses affaires. J'y allai un mois après. Il ne me parut pas que les biens considérables dont elle se trouvoit maîtresse absolue eussent diminué le sentiment de la perte qu'elle avoit faite. Mais si elle étoit peu sensible à une fortune brillante, ceux de la cour qui pensoient à des établissemens n'eurent pas la même indifférence. Madame De Canaples étoit par elle-même en état de prétendre tout, et les nouveaux avantages qu'elle tenoit de la fortune faisoient que peu de gens étoient en droit d'aspirer à elle. Belle, jeune encore, à peine avoit-elle trente-deux ans, riche, et jouissant de la considération qu'une conduite soutenue donne toujours à une femme raisonnable, elle fut recherchée par tous ceux qui pouvoient se présenter sans présomption, et il n'y en eut aucun à qui elle n'interdît toute espérance, desorte qu'on la regarda bientôt comme une femme qui étoit déterminée à jouïr tranquillement de son opulence et de l'indépendance de son état de veuve, et je le crus comme les autres.
Je n'en avois jamais été aussi amoureux que je l'étois alors, parce que je ne l'avois jamais si bien connue, et j'osois moins lui en parler qu'auparavant. Le rang et l'état de ceux qu'elle avoit refusés n'étoient pas propres à me donner des espérances, et il y auroit encore eu plus de témérité et d'offense à lui parler de ma passion, sans lui avouer en même temps que j'osois aspirer à m'unir avec elle. Je me bornois à chercher de plus en plus à lui plaire, sans porter mes vues plus loin. Il y avoit déja du temps que je vivois ainsi chez elle, et comme il n'eût pas été decent que j'y eusse pour ainsi dire passé ma vie, sans le prétexte de ses affaires, je n'en avois pas pressé la conclusion. On étoit près de rentrer en campagne, et j'aurois voulu avant de partir être moins incertain que je ne l'étois sur mon sort; Madame De Canaples m'en fournit enfin l'occasion. J'avois eu la discrétion de ne lui pas parler des différentes propositions de mariage qui lui avoient été faites, elle m'en fit elle-même la confidence. Je n'ai point été étonnée, me dit-elle, qu'on ait supposé que ma fortune présente me feroit penser à quelque établissement brillant ; mais il ne feroit pas mon bonheur et ma vanité n'en seroit pas flattée, ou peut-être ai-je celle de croire que je n'en ai pas besoin. Quoiqu'il en soit je me propose de faire tout un autre usage des bienfaits de Monsieur De Canaples , un usage qui soit digne de moi et du respect que je conserve pour sa mémoire. C'est ce même respect qui m'a fait accepter le don de ses biens. Quoiqu'il n'eût que des parens assez éloignés pour qu'ils n'eussent pas dû compter avec certitude sur sa succession, s'ils n'ont pas eu part aux dispositions qu'il a faites, je veux qu'ils en retirent les mêmes avantages ; et comme il n'y en a aucun qui lui appartint de plus près que vous, ni qu'il vous eut préféré, je prétends contribuer à votre avancement, vous mettre en état d'épouser une fille d'une naissance égale à la vôtre, et vous faire un sort qui vous dispense de vous mésallier, sacrifice toujours dur à un homme de qualité, et dont il est rarement dedommagé par les suites. Ah! Madame, lui dis-je, pouvez-vous me marquer à la fois tant de bonté et de rigueur! Vous voulez, dites-vous, contribuer à mon bonheur, vous savez qu'il n'y a qu'un moyen de l'assurer. Vous n'ignorez pas que mon premier sentiment a été de vous aimer, le temps, l'expérience et le paralelle de vous et de toutes les femmes n'ont fait que le fortifier dans mon coeur. J'ai osé vous en reparler une seule fois, plus emporté par la passion qu'animé par l'espoir ; mais le remords de vous avoir déplu, mon respect pour vous et pour Monsieur De Canaples , la réflexion sur l'amitié dont il m'honoroit, m'ont fait garder le silence, et même combattre mes sentimens sans succès. Lorsque nous avons eu le malheur de le perdre, je n'ai d'abord senti que mes regrets et votre douleur ; mais enfin ma passion pour vous n'ayant pu s'affoiblir pendant qu'il vivoit, et étant aujourd'hui devenue légitime, j'ai été retenu par la décence. Les partis distingués que vous avez refusés et que je n'ignorois pas m'ont fait voir avec chagrin combien je vous conviendrois peu. Je n'aurois pas craint en me présentant d'être suspect d'intérêt, mais de consulter trop peu le vôtre. Les bontés que vous venez de me marquer m'inspirent la confiance dont j'avois besoin; dispensez-moi de les accepter, madame, ou mettez-y le comble en m'accordant votre main ; je ne dois les recevoir qu'à ce prix.
Avez-vous dû penser, reprit Madame De Canaples , qu'une augmentation dans ma fortune m'eût rendu plus considérable à mes yeux que je ne l'étois auparavant, et que si je vous eusse dans un temps jugé digne de mon choix, j'eusse pu dans un autre penser différemment, sans autre raison que le caprice du sort? Croyez que je m'estime assez, pour ne pas faire dépendre des évenemens, l'opinion que j'ai de moi. Ce dont je pourrois encore être plus offensée, est la répugnance que vous montrez, à recevoir quelques legers services de ma part. Votre délicatesse seroit placée à l'égard de tout autre ; mais les offres que je vous fais ne sont qu'une disposition naturelle, un usage honnête et légitime des biens de Monsieur De Canaples ; et quand il en seroit autrement, si vous m'estimez autant que vous le dites, vous ne devez pas craindre ni être humilié de m'avoir obligation. L'amitié ne se prouve pas moins par les biens qu'on reçoit d'un ami que par ceux qu'on lui fait ; trop de délicatesse est une défiance injurieuse, et l'on en doit quelquefois le sacrifice au plaisir qu'il a de nous obliger. Non, madame, lui dis-je, je ne rougirois point de vous devoir, l'intérêt que vous voudriez bien prendre à mon sort ne pourroit que me faire honneur ; mais j'attends encore plus de vos bontés. Pourquoi vous occuper simplement de ma fortune, quand vous pouvez faire mon bonheur? Si quelqu'un est assez heureux pour avoir touché votre coeur, j'en gémirai, je respecterai votre goût, et me condamnerai au silence, mais si je puis me flatter que cela n'est pas, qu'il me soit permis de vous rapeller que vous avez daigné m'avouer autrefois que votre coeur m'étoit favorable. Si votre devoir me fut contraire, il ne l'est plus, rendez-moi le plus heureux des hommes en unissant mon sort au vôtre.
Comme je n'ai point à rougir de mes sentimens pour vous, répondit-elle, je ne chercherai point à les dissimuler. Vous êtes le seul pour qui j'aye eu ceux que je n'aurois dû qu'à Monsieur De Canaples , et que j'aurois eus pour lui, si l'estime et les efforts les faisoient naître. Le peu de liaison qu'il y a eu entre vous et moi, depuis que je m'apperçus de mon goût pour vous, a empêché qu'il ne devînt peut-être une passion, qui sans me rendre criminelle, m'eût rendue malheureuse. Cependant vous m'avez toujours été cher ; et les sentimens où je me suis habituée pour vous, sans troubler mon repos me préserveront d'avoir la même sensibilité pour qui que ce soit. Je vous donne tous les droits qu'on peut avoir à l'amitié, et je serai très-flattée de la vôtre. Vous savez que je vous ai toujours parlé avec candeur, je vais vous en donner une nouvelle preuve. Quoique je sois persuadée que mes sentimens seront toujours les mêmes, l'habitude de vivre avec vous, et la liberté de m'y livrer pourroient les rendre plus vifs ; mais je sais par expérience ce que le devoir peut sur moi, et je suis sûre, qu'aussitôt que votre sort sera lié à celui d'un autre, et qu'il me sera défendu de vous regarder autrement que comme un ami, rien ne pourra altérer l'habitude, l'innocence et la tranquillité de mon amitié pour vous. Ne pensons donc point à un engagement qui ne feroit pas notre bonheur, et pour en perdre toute idée, prêtez-vous aux vûes d'établissement que je vous ai proposées. Non, madame lui dis-je, je n'en voudrai jamais qu'avec vous ; il feroit certainement mon bonheur, sur quoi jugez-vous qu'il seroit contraire au vôtre? Sur la disproportion de nos âges, reprit-elle. Quoiqu'elle ne soit pas considérable, elle le deviendra un jour davantage, ou sera jugée telle, ce qui revient au même dans le public. Les avantages de la fortune que je veux vous procurer, que je compte pour peu, mais que le monde compte pour beaucoup, me feroient regarder comme une femme peu sensée qui n'auroit pû résister à la foiblesse d'acheter la complaisance d'un jeune homme au hazard d'en essuyer un jour les mépris. J'aime mieux que vous deviez tout à mon amitié.
Quoi, madame, repris-je, vous dont l'ame et les vertus ont si peu de rapport avec les idées du vulgaire, ne céderez-vous à son opinion, que lorsqu'elle est contraire à mon bonheur? Elle n'est que trop fondée sur l'expérience, repliqua Madame De Canaples , j'aurois d'ailleurs tout à craindre de la différence de nos caractères, de la vivacité du vôtre, de la dissipation dont vous avez contracté l'habitude, et peut-être la nécessité. Tous ces plaisirs que vous croyez avoir usés, soit pour en avoir joui, soit par la simple facilité d'en jouir, peuvent vous être devenus nécessaires, même en vous devenant insipides. Quelle seroit ma douleur! Si après m'être flattée d'être aimée aussi constamment que je croirois mériter de l'être, et que j'aimerois moi-même, je vous voyois remplacer les sentimens par des procédés d'autant plus cruels, qu'ils interdisent les plaintes dont ils sont les motifs les plus amers. Je connois cette sorte de respect que certains maris perfides ont pour leurs femmes, et dont ils ont l'audace et la lâcheté de se faire honneur. Qui dit aujourd'hui une femme respectée, dit une infortunée trop décente pour se plaindre de certains torts, et qui se respecte assez elle-même pour dévorer ses chagrins. Eh que gagneroit-elle en effet à réclamer l'équité naturelle si différente de la justice humaine, puisque le mari le plus injuste et le plus autentiquement méprisable trouve souvent encore de la protection dans les loix et de l'approbation parmi les hommes. Il faut qu'il ait bien scandaleusement tort avant que d'en être taxé. Je veux croire que vous seriez moins injuste que les autres ; mais ce n'est pas à moi qu'il convient d'en faire l'épreuve. Ainsi, monsieur, je ne dois point... n'achevez pas de grace, lui dis-je, madame, laissez-moi nourrir l'espoir que vous consentirez un jour à combler mes voeux. Cette idée contribura à me rendre plus estimable par les efforts que je ferai pour être digne de vous. Madame De Canaples sourit, et ne me répondit rien. Depuis ce moment je m'attachai de plus en plus à lui plaire, et sans lui parler positivement de ma passion, je vécus avec elle dans cette intimité qui sans être celle de l'amour, est fort au-dessus de la simple amitié. Je n'ai jamais mieux senti combien la vertu, l'amour, le respect et la confiance peuvent rendre heureux. Il fallut cependant m'arracher d'auprès d'elle, pour joindre l'armée. Je me livrai plus que jamais à mes devoirs, afin de dissiper l'ennui d'être séparé d'elle et l'impatience de la revoir. Je ne fus pas longtemps à remarquer que l'application à mes devoirs, me donnoit de la considération ; mais je m'apperçus aussi, avec un étonnement que je n'aurois pas aujourd'hui, que l'estime qu'on mérite ne va guère sans jaloux qui dans la route de la fortune deviennent des ennemis suivant les occasions. Mes folies passées en me faisant des censeurs parmi les gens sages, les engageoient quelquefois eux-mêmes à me donner des conseils. À peine commençai-je à me faire une réputation honnête, que je devins suspect à mes concurrens. Je fus bientôt regardé comme un ambitieux adroit ; les étourderies qui avoient pensé me perdre étoient données pour des vues fines et du manége. Combien de fois ai-je vu donner à la conduite la plus louable des interprétations plus dangereuses qu'une accusation ouverte qui fourniroit à un homme l'occasion de confondre ses ennemis. Il est bien moins cruel pour un honnête homme d'être accusé que suspect; et je n'oserois pas décider si le mal qu'on fait à la cour l'emporte sur celui dont on y est faussement accusé. J'étois fort indifférent sur tout ce qu'on pouvoit penser de moi, l'amour ferme le coeur à tout autre sentiment. Je n'avois d'autre plaisir que d'écrire continuellement à Madame De Canaples . Ce fut d'abord avec beaucoup de circonspection ; mais soit que mes sentimens devinssent trop vifs, pour que je pusse longtemps les contraindre, ou que les lettres donnent plus de hardiesse que le tête à tête à un amant respectueux, je me permis insensiblement de parler de ma passion, et bientôt je m'y livrai sans reserve. Madame De Canaples ne me répondoit pas sur le même ton ; mais elle ne me faisoit aucuns reproches sur le mien, et je me trouvai en droit de retourner auprès d'elle amant déclaré et avoué. Je soupirois après ce moment, et aussitôt que l'armée fut séparée, je partis. Quelques jours avant mon départ Madame De Canaples m'avoit écrit qu'ayant sû qu'il y avoit dans un couvent de province une jeune personne parente de Monsieur De Canaples , elle l'avoit fait venir auprès d'elle ; qu'elle s'y étoit crue obligée par respect pour la memoire de son mari et par humanité; que Mademoiselle De Foix , c'étoit le nom de cette personne, étoit une orfeline, ayant à peine de quoi subsister, et d'autant plus à plaindre, qu'un nom illustre qui peut être une ressource et un moyen de fortune pour un homme, n'est qu'un malheur de plus pour une fille de qualité que sa naissance met au-dessus des secours d'une certaine nature et au-dessous d'un établissement convenable, et qui souvent n'a pas même le choix des partis dont elle auroit à rougir.
Madame De Canaples ajoûtoit que ce qu'elle avoit connu du caractère de Mademoiselle De Foix , depuis qu'elle l'avoit avec elle, la faisoit s'applaudir du parti qu'elle avoit pris, et qu'elle étoit persuadée que j'y donnerois mon approbation.
L'action de Madame De Canaples étoit très-louable ; mais comme elle n'avoit pas besoin de mon aveu, je trouvai que la politesse qu'elle me faisoit à ce sujet, étoit une sorte d'engagement de sa part, une façon adroite et obligeante de me faire connoître qu'elle regardoit nos intérêts comme les mêmes. J'arrivai donc avec la certitude du bonheur que je désirois si ardemment.
Ce fut avec le plaisir le plus sensible que je me trouvai auprès de Madame De Canaples , et j'eus encore celui de voir que sa satisfaction égaloit la mienne. Après avoir donné les premiers momens aux épanchemens dont le coeur a tant de besoin quand il a souffert une longue absence, Madame De Canaples fit avertir Mademoiselle De Foix à qui elle me présenta. Je fus frappé de sa figure, je n'en ai point vû de plus noble, ni de phisionomie qui réunît à la fois tant de modestie et de fierté, et ses propos me parurent pleins de décence et de raison. Comme rien n'affoiblit plus un droit que de paroître en douter, et qu'on l'établit souvent en le présentant comme certain, je résolus dès le lendemain de mon arrivée, de presser Madame De Canaples de consentir à me donner la main. Je lui en parlai avec autant de respect que d'empressement, et j'y mis cette confiance qui ne convient qu'à ceux à qui on a permis d'avoir de l'espoir. Elle me répondit à peu près ce qu'elle m'avoit dit avant mon départ ; mais ce fut avec le ton d'une personne qui ne veut pas paroître avoir oublié sitôt ses principes, et qui veut bien s'en laisser dissuader ; elle ajouta que son deuil étant à peine fini, il n'y avoit pas de décence dans le parti que je voulois lui faire prendre. Enfin elle n'employa que de ces raisons qui laissent la liberté de suivre son penchant. Je compris qu'elle cederoit bientôt à mon empressement, et que je n'avois plus que peu de temps à attendre. Au lieu d'insister davantage, je lui fis une espèce de remerciment, comme si elle eût consenti à ce que je venois de lui proposer.
Je passai un mois avec elle, n'ayant que Mademoiselle De Foix en tiers, qui en coupant quelquefois le tête à tête y mettoit plus d'agrément que d'importunité. Nous prenions chaque jour Madame De Canaples et moi une estime plus forte pour elle, à mesure que nous la connoissions davantage.
Cette estime devint insensiblement de ma part, et sans que je m'en apperçûsse plus tendre que je n'aurois dû l'avoir. Je n'avois d'abord eu pour Mademoiselle De Foix que les égards dûs à sa naissance et le respect dû à son infortune ; mais un sentiment plus vif mit bientôt dans mes attentions une chaleur que la simple générosité n'inspire pas, et je crus remarquer qu'elle les recevoit avec une sensibilité que ne donne pas la simple reconnoissance. Ce que je n'appercevois pas encore distinctement fut bientôt senti par Madame De Canaples . Elle connoissoit trop mon caractère, pour que mes sentimens échappassent à son attention. En effet j'étois naturellement impatient dans mes désirs, et s'ils avoient eu la même vivacité, j'aurois pressé Madame De Canaples d'accepter ma main, et je n'aurois point cessé, qu'elle n'y eût consenti, ou qu'elle ne m'eût absolument interdit tout espoir, ce qu'elle n'avoit pas fait. Je pris d'abord de bonne foi ma conduite pour une discrétion respectueuse ; mais le respect est très-différent du refroidissement. Une femme qui en est l'objet ne s'y méprend point. La réserve que je remarquai bientôt moi-même dans la manière d'agir que Madame De Canaples prit avec moi m'ouvrit les yeux. Je m'éxaminai avec attention, je sondai mon coeur, je sentis des remords, et je ne pus me dissimuler que j'aimois Mademoiselle De Foix . Je m'en fis des reproches, et je voulus combattre mon penchant ; mais les reproches que nous nous faisons étant un temoignage à nous-mêmes de notre vertu, achevent de nous la faire perdre, parce qu'en flattant notre amour propre, ils nous empêchent de nous mépriser, même en nous condamnant. D'ailleurs comme je commençois à me flatter de n'être pas indifférent à Mademoiselle De Foix , je trouvois une sorte d'injustice à trahir les sentimens que j'avois pu lui inspirer. Insensiblement je me trouvai plus malheureux que coupable. On se juge avec tant d'indulgence, quand on est justifié par son coeur, et qu'on n'est accusé que par la raison.
Il n'y avoit qu'un parti qui pût être digne de Madame De Canaples et de moi ; c'étoit de lui faire un aveu sincère de l'état de mon coeur, et de la prier de prononcer sur mon sort. Ce parti que l'honneur me prescrivoit, qu'il étoit humiliant pour moi! Il falloit donc avouer à une femme respectable, digne d'être aimée, qui avoit dédaigné les partis les plus brillans, et qui avoit de plus sur moi le droit des bien-faits ; il falloit, dis-je, lui avouer qu'une passion qui étoit pour ainsi dire née avec moi, que la dissipation n'avoit point alterée, que le temps auroit dû fortifier, puisqu'il ne l'avoit pas éteinte, que cette passion ne s'évanoüissoit que lorsqu'elle devenoit un devoir. Quelle opinion, Madame De Canaples alloit-elle prendre de mon caractère!
Je voyois la nécessité d'un tel aveu, et je frémissois de le faire. Cependant plus je le retardois, plus il devenoit indispensable, et en le différant davantage, j'allois en perdre le mérite. La contrainte qui augmentoit de jour en jour entre Madame De Canaples et moi commençoit à se faire remarquer par Mademoiselle De Foix , et lui donnoit à elle-même une sorte d'embarras.
Cet aveu si nécessaire n'étoit pas la seule chose qui m'inquiétoit. Quel seroit le fruit de ma démarche? Pouvois-je me flatter que Mademoiselle De Foix prendroit pour moi les sentimens qu'elle m'inspiroit, et quand elle y auroit eu du penchant, ma legereté ne suffisoit-elle pas pour l'empêcher d'y ceder. Quoique Madame De Canaples n'eût pris avec moi aucun engagement, j'en avois pris avec elle, et ma proposition n'ayant pas été rejettée formellement, elle étoit libre, et je ne l'étois plus. J'étois agité de tant de réfléxions différentes, que j'avois toutes les peines du monde à me déterminer. Je pris enfin le parti d'aller la trouver et de lui découvrir l'état de mon ame. Mais à peine fus-je devant elle, que je me trouvai interdit, je n'osois proférer un mot ; mon inquiétude n'en étoit que plus marquée, et j'allois me retirer sans lui rien dire, si elle ne m'eût elle-même adressé la parole. Votre état, me dit-elle, me fait compassion ; je lis dans votre ame tout ce que vous craignez de me dire, et je dois vous épargner un si cruel supplice, puisque votre coeur est assez vertueux pour l'éprouver. À ces mots je fus pénétré de douleur. Quoi madame, lui dis-je, pouvez-vous porter la bonté au point de me trouver de la vertu, quand je n'ai que des sujets de remords, et que j'en suis déchiré. Mais je me suis sans doute allarmé sans motifs, non il n'est pas possible que j'aye cessé de vous adorer ; j'ai craint mal à propos d'avoir cédé aux charmes de Mademoiselle De Foix . Quelque digne qu'elle soit d'être aimée, il n'est pas possible de vous la préferer ; ma raison reclame en ce moment contre un moment de surprise. Madame De Canaples ne me permit pas de continuer ; songez-vous, me dit-elle, que les remords que vous osez me faire paroître sont très-offensants pour moi? Sur quoi jugez-vous que vous ayez le droit de vous faire des reproches à mon sujet. Ah pardon, lui dis-je, madame j'ai pour vous le respect le plus inviolable, et mon dessein n'est assurement pas... monsieur, reprit-elle, en m'interrompant, j'approuve les sentimens que vous avez pour Mademoiselle De Foix , et je désire fort qu'elle y réponde, voilà tout ce que je vous permets de croire.
Elle me quitta en finissant ces mots, et me laissa dans la plus pénible des situations. Je voyois que je l'avois perdue sans retour, sans prévoir ce que je devois attendre de Mademoiselle De Foix . Madame De Canaples ne parut point du reste de la journée, le soir elle nous fit dire qu'elle étoit incommodée, et qu'elle avoit besoin de repos. Nous restames donc ensemble Mademoiselle De Foix et moi. L'inquiétude que nous avions sur la santé de Madame De Canaples fit d'abord le sujet de notre entretien, et Mademoiselle De Foix saisissant cette occasion d'exprimer sa reconnoissance à l'égard des procédés qu'elle en avoit éprouvés, je ne pus m'empêcher de l'interrompre. Madame De Canaples , lui dis-je, mademoiselle, est capable des sentimens les plus généreux ; mais permettez-moi de vous dire que vous ne pouvez pas être regardée comme en étant la preuve.
Si elle mérite d'ailleurs tous les éloges possibles, on ne peut que lui envier le bonheur de vous avoir obligée. J'ignore, reprit Mademoiselle De Foix , si j'aurois trouvé en quelqu'autre la même bienveillance ; mais il est heureux pour moi de l'avoir éprouvée de la seule personne qui, par l'honneur que j'ai de lui appartenir, fut en droit de me faire accepter ses services. J'avois déja reconnu que Mademoiselle De Foix avoit de la noblesse dans le caractère, je remarquai que sa situation y mettoit de la fierté; l'indigence releve encore ceux qu'elle ne sauroit avilir.
Soit qu'elle fût embarassée d'une conversation sur un sujet toujours un peu humiliant pour la reconnoissance la plus courageuse ; soit qu'elle jugeât qu'un tête à tête avec moi n'étoit pas assez décent pour elle, elle me quitta sous prétexte d'aller s'informer des nouvelles de Madame De Canaples , et si elle ne pourroit pas la voir. Je n'osai la suivre, dans la crainte de la gêner, ou peut-être parceque je redoutois la présence de Madame De Canaples . Le tourment que j'éprouvois venoit d'aimer à la fois deux personnes estimables. Ce partage me rendoit déja criminel aux yeux de l'une, et pouvoit bien-tôt produire le même effet sur l'autre. Le lendemain je sus que Mademoiselle De Foix avoit été longtemps enfermée avec Madame De Canaples , j'envoyai demander à celle-ci la permission de la voir qu'elle m'accorda, et malgré l'agitation cruelle où j'étois, j'allai lui rendre les devoirs dont je n'aurois pu me dispenser sans indécence. Je crois, dit-elle, aussi-tôt que j'entrai, que vous serez bientôt heureux, j'y ai déja disposé Mademoiselle De Foix . Je ne pourois pas exprimer les sentimens que ces paroles exciterent dans mon ame. Je fus frappé d'une admiration à laquelle je n'étois pas préparé, et qui étoit mêlée de honte et de douleur. Je connoissois trop Madame De Canaples pour la soupçonner de la moindre dissimulation, et je fus confondu de tant de générosité. Je restai quelques momens interdit, et tombant à ses genoux : n'attendez point, lui dis-je, mes remercimens, je suis trop humilié de l'excès de vos bontés, j'en serois indigne, si j'osois en profiter. Laissez-moi les mériter par mes refus, et par un respect inviolable ; je ne dois plus vivre que pour vous consacrer mes jours. Levez-vous reprit-elle, je ne suis point étonnée des sentimens que vous me faites paroître. Vous avez à vous louer des miens dans ce moment, vous le sentez, et avec une ame noble on n'est jamais l'objet d'un procedé estimable, qu'on ne soit d'abord échauffé d'une reconnoissance généreuse. Mais, croyez-moi, l'amour que vous a inspiré Mademoiselle De Foix est trop bien fondé, pour qu'il ne reprenne pas bientôt son empire. Je ne veux pas vous laisser vous abuser vous-même. Vous n'avez eu pour moi que le goût qui naît de l'impression que la premiere femme aimable doit faire sur le coeur d'un jeune homme, impression qui se fortifie par l'habitude de vivre auprès d'elle. Vous avez conservé ce goût, parce que vous n'avez point apparemment rencontré de femme assez estimable pour vous attacher constamment. Mademoiselle De Foix unissant la vertu aux graces de la jeunesse et de la beauté a droit de vous plaire et de vous fixer. Si j'acceptois les sermens que vous m'offrez, le repentir ne tarderoit pas à les suivre, l'honneur ou la honte vous les feroit garder quelque temps, dans peu je vous serois à charge, vous finiriez par vous retracter avec éclat, et mon injustice vous justifieroit.
Ah madame, m'écriai-je, devez-vous penser qu'après tout ce que je vous dois je pusse jamais cesser d'avoir pour vous l'attachement le plus vif. Qui moi je deviendrois un ingrat! Quand vous m'auriez, répliqua-t'elle, les obligations que vous prétendez m'avoir, je sais jusqu'où doit s'étendre la chaîne de la reconnoissance. Un bienfaicteur injuste est bien plus à craindre qu'un ingrat. L'ingratitude doit exciter plus de mépris que de douleur, la plus cruelle situation pour une ame haute est d'avoir à se plaindre de ceux à qui l'on doit, et vous seriez dans ce cas-là à mon égard.
J'écoutois Madame De Canaples avec un étonnement qui me mettoit hors d'état de lui répondre. Elle m'en épargna l'embarras ; elle sortit de son appartement, et je la suivis dans le salon où nous trouvâmes Mademoiselle De Foix .
Les différentes réflexions dont nous avions tous trois l'esprit occupé mettoient nécessairement de la contrainte entre nous. Nous n'avions plus cette confiance qui naît d'un état tranquille. Quelque liberté d'esprit que Madame De Canaples tâchât de faire paroître, j'y démêlois un fonds de tristesse qui redoubloit la mienne. Mademoiselle De Foix paroissoit inquiete sur Madame De Canaples et embarrassée avec moi. Il n'y avoit enfin entre nous que des propos commencés, coupés par des intervalles de silence, et renoués par réflexion. Nous passâmes ainsi la journée, et sur le soir Madame De Canaples passa dans son appartement pour quelques affaires. Je vis bien que Mademoiselle De Foix ne tarderoit pas à la suivre, je crus devoir profiter de cet instant pour lui parler, non dans le dessein de chercher mon bonheur particulier, et de retirer le fruit de la générosité de Madame De Canaples ; mais pour tenter de faire cesser la gêne que je pouvois causer à l'une et à l'autre. Est-il vrai, lui dis-je, mademoiselle, que Madame De Canaples ait eu la bonté de vous instruire de mes sentimens, et que vous ayez daigné ne les pas rejetter? Il est vrai, répondit Mademoiselle De Foix en rougissant, que j'ai assuré Madame De Canaples qu'elle étoit la maîtresse absolue de mon sort ; et qu'elle pourroit toujours compter, quels que fussent ses desseins, sur une obéïssance aveugle de ma part.
Je ne devrois donc rien, repris-je, qu'à votre soumission pour elle, et je lui devrois toute ma reconnoissance. Il me semble, répondit-elle, que respectant Madame De Canaples comme vous faites et comme elle le mérite, vous devez approuver que je ne me conduise que par ses conseils. D'ailleurs ce que je dois à vos sentimens ne me fait pas oublier ce que je me dois à moi-même, et il me reste une inquiétude sur celle que je remarque depuis quelques jours dans Madame De Canaples . J'en ignore le sujet ; mais il me semble que ce n'est que depuis qu'elle s'occupe de mon établissement. Serois-je l'objet de son chagrin, et dans ce cas-là pourquoi s'intéresseroit-elle à mon sort. Je ne sais que penser, et je n'en suis que plus inquiete. Vous qui êtes son ami, vous ne l'ignorez peut-être pas, daignez m'en instruire. On doit pardonner la curiosité qui ne part que du sentiment.
La question de Mademoiselle De Foix me causa une émotion dont elle auroit pu s'appercevoir. J'en fus d'autant plus interdit que je n'étois pas en état d'y répondre. Je n'aurois jamais osé avouer mes torts avec Madame De Canaples . Le respect que je lui devois me faisoit un devoir de la dissimulation sur ce sujet ; c'eût été l'outrager à l'excès que de présenter son chagrin comme un effet de mon inconstance. Madame De Canaples qui rentra dans ce moment me tira de la peine où j'étois. Comme je m'étois fait une loi de ne lui rien cacher, aussitôt que je me retrouvai seul avec elle, je lui rendis compte de ce que j'avois dit à Mademoiselle De Foix et de ce qu'elle m'avoit répondu, sans dissimuler l'inquiétude qu'elle m'avoit fait paroître. Madame De Canaples me dit qu'elle la convaincroit bientôt de la sincérité avec laquelle elle s'intéressoit à son sort.
Dès cet instant je crus remarquer dans Madame De Canaples plus de sérénité, ce qui me procura aussi un peu plus de calme. Je passai quelque temps sans oser hazarder le moindre propos qui eut rapport à la situation où je me trouvois, me bornant à rendre des soins à Mademoiselle De Foix , et des devoirs à Madame De Canaples , et me remettant de tout au temps et à la fortune.
Enfin Madame De Canaples me dit qu'ayant reconnu que Mademoiselle De Foix avoit du penchant pour moi, elle la regardoit comme le parti qui me convenoit le mieux, et qu'elle vouloit contribuer à notre union ; que pour cet effet elle assuroit ses biens à Mademoiselle De Foix , et me remettoit dès ce moment tous ceux de Monsieur De Canaples . À ces mots je fus saisi de honte plus que de reconnoissance, je lui répondis que je ne souscrirois jamais à tant de générosité, et que si elle avoit absolument résolu de m'unir avec Mademoiselle De Foix , ma fortune étoit suffisante pour elle et pour moi. Je ne veux pas, reprit Madame De Canaples , que Mademoiselle De Foix vous doive trop, même pour votre intérêt ; sa tendresse pour vous en sera moins contrainte, et peut-être plus vive. À mon égard, puisque vous m'obligez à vous parler plus ouvertement que je ne me le proposois, je croyois que vous aviez assez à reparer avec moi, pour ne pas gêner mes arrangemens. Quoique je n'aye jamais eu dessein de ceder à l'empressement que vous marquiez de vous unir avec moi ; peut-être a-t'il fait sur mon coeur plus d'impression qu'il ne l'auroit dû. J'ai pu me prêter à vos sentimens avec trop de complaisance. Si cela étoit, pourrois-je me répondre à moi-même des foiblesses et de l'injustice de l'amour propre. Malgré l'amitié que j'ai pour vous et pour Mademoiselle De Foix , vous pourriez être dans des momens des objets un peu humilians pour moi. Peut-être est-il nécessaire que je contribue à votre bonheur pour le voir toujours avec plaisir. Je ne dois rien oublier pour que vous me soyez chers l'un et l'autre, et vous avez perdu le droit de refuser mes bienfaits ; laissez-moi les répandre sur vous autant par intérêt que par générosité. Je vous donne en ce moment la plus forte preuve de confiance dont je sois capable et dont vous puissiez être digne. Votre reconnoissance n'y doit répondre que par le silence, et j'ose dire par le respect et par une soumission parfaite à mes volontés.
Je n'aurois pu, quand je l'aurois osé, exprimer à Madame De Canaples par des paroles les sentimens dont j'étois pénétré; ceux d'amour, de reconnoissance et de respect étoient au dessous d'elle, il ne m'étoit plus permis de sentir que la vénération la plus profonde, et je ne l'exprimois que par mon trouble. Deux jours après elle fit tous les arrangemens tels qu'elle les jugea à propos pour mon mariage : je remarquai avec quelle adresse décente elle cherchoit à fortifier par des motifs d'estime l'inclination que Mademoiselle De Foix paroissoit avoir pour moi. Enfin notre mariage fut celebré, et depuis ce jour ma femme n'est occupée que du soin de me plaire, Madame De Canaples paroît faire son bonheur du nôtre ; et ce qui augmente notre felicité, c'est de la lui devoir, et de trouver en elle une bienfaictrice, une mere, une amie, un guide et un modele pour la vertu. La situation tranquille et heureuse dont je jouis me prouve à chaque instant qu'il n'y a de vrai bonheur que dans l'union du plaisir et du devoir.
Qu'il n'y a de vrai bonheur que dans l'union du
- Rechtsinhaber*in
- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
- Zitationsvorschlag für dieses Objekt
- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Mémoires pour servir à l'histoire des mœurs du XVIII. siècle. Mémoires pour servir à l'histoire des mœurs du XVIII. siècle. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BBA0-3