PRÉFACE
Toutes les nations ont eu leurs brigands et leurs fanatiques, leurs temps de barbarie, leurs accès de fureur. Les plus estimables sont celles qui s'en accusent. Les espagnols ont eu cette fierté, digne de leur caractere. Jamais l'histoire n'a rien tracé de plus touchant, de plus terrible, que les malheurs du nouveau monde, dans le livre de Las-Casas. Cet apôtre de l'Inde, ce vertueux prélat, ce témoin qu'a rendu célebre sa sincérité courageuse, compare les indiens à des agneaux, et les espagnols à des tigres, à des loups dévorants, à des lions pressés d' une longue faim. Tout ce qu'il dit dans son livre, il l'avoit dit aux rois, au conseil de Castille, au milieu d'une cour vendue à ces brigands qu'il accusoit. Jamais on n'a blâmé son zele; on l'a même honoré: preuve bien éclatante que les crimes qu'il dénonçoit, n'étoient ni permis par le prince, ni avoués par la nation. On sait que la volonté d'Isabelle, de Ferdinand, de Ximenès, de Charles-Quint, fut constamment de ménager les indiens; c'est ce qu'attestent toutes les ordonnances, tous les réglements faits pour eux. Quant à ces crimes, dont l'Espagne s'est lavée, en les publiant elle-même et en les dévouant au blâme, onva voir que par-tout ailleurs les mêmes circonstances auroient trouvé des hommes capables des mêmes excès. Les peuples de la zone tempérée, transplantés entre les tropiques, ne peuvent, sous un ciel brûlant, soutenir de rudes travaux. Il falloit donc, ou renoncer à conquérir le nouveau monde, ou se borner à un commerce paisible avec les indiens, ou les contraindre par la force de travailler à la fouille des mines et à la culture des champs. Pour renoncer à la conquête, il eût fallu une sagesse que les peuples n'ont jamais eue, et que les rois ont rarement. Se borner à un libre échange de secours mutuels eût été le plus juste: par de nouveaux besoins et de nouveaux plaisirs, l'indien seroit devenu plus laborieux, plus actif, et la douceur eût obtenu de lui ce que n'a pu la violence. Mais le fort, à l'égard du foible, dédaigne ces ménagements: l'égalité le blesse; il domine, il commande, il veut recevoir sans donner. Chacun, en abordant aux Indes, étoit pressé de s'enrichir; et l'échange étoit un moyen trop lent pour leur impatience. L'équité naturelle avoit beau leur crier: " si vous ne pouvez pas vous-mêmes tirer du sein d'une terre sauvage les productions, les métaux, les richesses qu'elle renferme, abandonnez-la; soyez pauvres, et ne soyez pas inhumains. " fainéants et avares, ils voulurent avoir, dans leur oisiveté superbe, des esclaves et des trésors. Les portugais avoient déja trouvé l'affreuse ressource des negres; les espagnols ne l'avoient pas; les indiens, naturellement foibles, accoutumés à vivre de peu, sans desirs, presque sans besoins, amollis dans l'oisiveté, regardoient comme intolérablesles travaux qu'on leur imposoit; leur patience se lassoit et s'épuisoit avec leur force; la fuite, leur seule défense, les déroboit à l'oppression; il fallut donc les asservir. Voilà tout naturellement les premiers pas de la tyrannie. Il s'agit de voir à présent par quels degrés elle parvint à ces excès d'horreur qui ont fait frémir la nature; et pour remonter à la source, il faut se rappeller d'abord que l'ancien monde, encore plongé dans les ténebres de l'ignorance et de la superstition, étoit si étonné de la découverte du nouveau, qu'il ne pouvoit se persuader que celui-ci lui ressemblât. On disputoit dans les écoles si les indiens étoient des hommes ou des singes. Il y eut une bulle de Rome pour décider la question. Il faut se rappeller aussi que les castillans qui passerent dans l'Inde avec Christophe Colomb, étoient la lie de la nation, le rebut de la populace. La misere, l'avidité, la dissolution, la débauche, un courage déterminé, mais sans frein comme sans pudeur, mêlé d'orgueil et de bassesse, formoient le caractere de cette soldatesque, indigne de porter les drapeaux et le nom d'un peuple noble et généreux. à la tête de ces hommes perdus, marchoient des volontaires sans discipline et sans moeurs, qui ne connoissoient d'honneur que celui de la bravoure, de droit que celui de l'épée, d'objet digne de leurs travaux que le pillage et le butin; et ce fut à ces hommes que l'amiral Colomb eut la malheureuse imprudence d'abandonner les peuples qui se livroient à lui.Les habitants de l'isle Haïti avoient reçu les castillans comme des dieux. Enchantés de les voir, empressés à leur plaire, ils venoient leur offrir leurs biens avec la plus naïve joie et un respect qui tenoit du culte. Il dépendoit des castillans d'en être toujours adorés. Mais Colomb voulut aller lui-même porter à la cour d' Espagne la nouvelle de ses succès. Il partit, et laissa dans l'isle, au milieu des indiens, une troupe de scélérats, qui leur prirent de force leurs filles et leurs femmes, en abuserent à leurs yeux, et par toute sorte d'indignités, leur ayant donné le courage du désespoir, se firent massacrer. Colomb, à son retour, apprit leur mort: elle étoit juste; il auroit dû la pardonner, il la vengea par une perfidie. Il tendit un piege au cacique qui avoit délivré l'isle de ces brigands, le fit prendre par trahison, le fit embarquer pour l'Espagne. Toute l'isle se souleva; mais une multitude d'hommes nuds, sans discipline et sans armes, ne put tenir contre des hommes vaillants, aguerris, bien armés: le plus grand nombre des insulaires fut égorgé, le reste prit la fuite, ou subit le joug des vainqueurs. Ce fut là que Colomb apprit aux espagnols à faire poursuivre et dévorer les indiens par des chiens affamés, qu'on exerçoit à cette chasse. Les indiens, assujettis, gémirent quelque temps sous les dures loix que les vainqueurs leur imposerent. Enfin excédés, rebutés, ils se sauverent sur les montagnes. Les espagnols les poursuivirent, et en tuerent un grand nombre; mais ce massacre ne remédioit point à la nécessitépressante où l'on étoit réduit: plus de cultivateurs, et dès-lors plus de subsistance. On distribua aux espagnols des terres, que les indiens furent chargés de cultiver pour eux. La contrainte fut effroyable; Colomb voulut la modérer; sa sévérité révolta une partie de sa troupe; les coupables, selon l'usage, noircirent leur accusateur, et le perdirent à la cour. Celui qui vint prendre la place de Colomb, et qui le renvoya en Espagne chargé de fers, pour avoir voulu mettre un frein à la licence, se garda bien de l'imiter: il vit que le plus sûr moyen de s'attacher des hommes ennemis de toute discipline, c' étoit de donner un champ libre au désordre et au brigandage, dont il partageroit le fruit. Ce fut là sa conduite. De la corvée à la servitude le passage est facile: ce tyran le franchit. Les malheureux insulaires, dont on fit le dénombrement, furent divisés par classes, et distribués comme un bétail dans les possessions espagnoles, pour travailler aux mines et cultiver les champs. Réduits au plus dur esclavage, ils y succomboient tous, et l'isle alloit être déserte. La cour, informée de la dureté impitoyable du gouverneur, le rappella; et par un événement qu'on regarde comme une vengeance du ciel, à peine fut-il embarqué, qu'il périt à la vue de l'isle. Vingt-un navires, chargés de l'énorme quantité d'or qu'il avoit fait tirer des mines, furent abymés avec lui. Jamais l'océan, dit l'histoire, n'avoit englouti tant de richesses; j'ajouterai, ni un plus méchant homme.Son successeur fut plus adroit, et ne fut pas moins inhumain. La liberté avoit été rendue aux insulaires; et dès-lors le travail des mines et leur produit avoient cessé. Le nouveau tyran écrivit à Isabelle, calomnia les indiens, leur fit un crime de s'enfuir à l'approche des espagnols, et d'aimer mieux être vagabonds que de vivre avec des chrétiens, pour se faire enseigner leur loi; comme s'ils eussent été obligés de deviner, observe Las-Casas, qu'il y avoit une loi nouvelle . La reine donna dans le piege. Elle ne savoit pas qu'en s'éloignant des espagnols, les indiens fuyoient de cruels oppresseurs; elle ne savoit pas que, pour aller chercher et servir ces maîtres barbares, il falloit que les indiens quittassent leurs cabanes, leurs femmes, leurs enfants, laissassent leurs terres incultes, et se rendissent au lieu marqué à travers des déserts immenses, exposés à périr de fatigue et de faim. Elle ordonna qu'on les obligeroit à vivre en société et en commerce avec les espagnols, et que chacun de leurs caciques seroit tenu de fournir un certain nombre d'hommes, pour les travaux qu'on leur imposeroit. Il n'en fallut pas davantage. C'est la méthode des tyrans subalternes, pour s'assurer l'impunité, de surprendre des ordres vagues, qui servent au besoin de sauvegarde au crime, comme l'ayant autorisé. Le gouverneur s' étant délivré, par la plus noire trahison, du seul peuple de l'isle qui pouvoit se défendre, tout lereste fut opprimé; et dans les mines de Cibao il en périt un si grand nombre, que l'isle fut bientôt changée en solitude. Ce fut là comme le modele de la conduite des espagnols dans tous les pays du nouveau monde. De l'exemple on fit un usage, et de l'usage un droit de tout exterminer. Or, que dans ces contrées, comme par-tout ailleurs, le fort ait subjugué le foible; que pour avoir de l'or on ait versé du sang; que la paresse et la cupidité aient fait réduire en servitude des peuples enclins au repos, pour les forcer aux travaux les plus durs, ce sont des vérités stériles. On sait que l'amour des richesses et de l'oisiveté engendre les brigands; on sait que dans l'éloignement les loix sont sans appui, l'autorité sans force, la discipline sans vigueur; que les rois qu'on trompe de près, on les trompe encore mieux de loin; qu'il est aisé d'en obtenir, par le mensonge et la surprise, des ordres dont ils frémiroient, s'ils en prévoyoient les abus. Mais ce qui n'est pas dans la nature des hommes même les plus pervers, c'est ce qu'on va lire. La plume m'est tombée de la main plus d'une fois en le transcrivant; mais je supplie le lecteur de se faire un moment la violence que je me suis faite. Il m'importe, avant d'exposer le dessein de mon ouvrage, que l'objet en soit bien connu. C'est Barthelemi De Las-Casas qui raconte ce qu'il a vu, et qui parle au conseil des Indes. " les espagnols, montés sur de beaux chevaux, armés de lances et d'épées, n'avoient que du mépris pour des ennemis si mal équipés; ils en faisoient impunément d'horribles boucheries; ils ouvroient le ventre aux femmes enceintes, pour faire périr leurfruit avec elles; ils faisoient entre eux des gageures, à qui fendroit un homme avec le plus d'adresse d'un seul coup d'épée, ou à qui lui enleveroit la tête de meilleure grace de dessus les épaules; ils arrachoient les enfants des bras de leur mere, et leur brisoient la tête en les lançant contre des rochers... pour faire mourir les principaux d'entre ces nations, ils élevoient un petit échafaud soutenu de fourches et de perches. Après les y avoir étendus, ils y allumoient un petit feu, pour faire mourir lentement ces malheureux, qui rendoient l'ame avec d'horribles hurlements, pleins de rage et de désespoir. Je vis un jour quatre ou cinq des plus illustres de ces insulaires qu'on brûloit de la sorte; mais comme les cris effroyables qu'ils jettoient dans les tourments étoient incommodes à un capitaine espagnol, et l'empêchoient de dormir, il commanda qu'on les étranglât promptement. Un officier, dont je connois le nom, et dont on connoît les parents à Séville, leur mit un bâillon à la bouche, pour les empêcher de crier, et pour avoir le plaisir de les faire griller à son aise, jusqu'à ce qu'ils eussent rendu l'ame dans ce tourment. J'ai été témoin oculaire de toutes ces cruautés, et d'une infinité d'autres que je passe sous silence. " le volume d'où j'ai tiré cet amas d'abominations, n'est qu'un recueil de récits tout semblables; et quand on a lu ce qui s'est passé dans l'isle espagnole, on sait ce qui s'est pratiqué dans toutes les isles du golfe, sur les côtes qui l'environnent, au Mexique et dans le Pérou. Quelle fut la cause de tant d'horreurs dont la natureest épouvantée? Le fanatisme. Il en est seul capable; elles n'appartiennent qu'à lui. Par le fanatisme, j'entends l'esprit d'intolérance et de persécution, l'esprit de haine et de vengeance, pour la cause d'un dieu que l'on croit irrité, et dont on se fait les ministres. Cet esprit regnoit en Espagne, et il avoit passé en Amérique avec les premiers conquérants. Mais comme si on eût craint qu'il ne se ralentît, on fit un dogme de ses maximes, un précepte de ses fureurs. Ce qui d'abord n'étoit qu'une opinion, fut réduit en systême. Un pape y mit le sceau de la puissance apostolique, dont l' étendue étoit alors sans bornes: il traça une ligne d'un pôle à l'autre, et de sa pleine autorité, il partagea le nouveau monde entre deux couronnes exclusivement. Il réservoit au Portugal tout l'orient de la ligne tracée, donnoit tout l'occident à l'Espagne, et autorisoit ses rois à subjuguer, avec l'aide de la divine clémence, et amener à la foi chrétienne les habitants de toutes les isles et terre ferme qui seroient de ce côté-là. La bulle est de l'année 1493, la premiere du pontificat d'Alexandre VI. Or on va voir quel fut le systême élevé sur cette base, et que de tous les crimes des Borgia, cette bulle fut le plus grand. Le droit de subjuguer les indiens une fois établi, on envoya d'Espagne en Amérique une formule, pour les sommer de se rendre. Dans cette formule, approuvée, et vraisemblablement dictée par des docteurs en théologie, il étoit dit que Dieu avoit donné le gouvernement et la souveraineté du monde à un homme appellé Pierre; qu'à lui seul avoit été attribué le nom de pape ,qui signifie grand et admirable , parce qu'il est pere et gardien de tous les hommes; que ceux qui vivoient en ce temps-là lui obéissoient, et l'avoient reconnu pour le maître du monde; qu'au même titre, l'un de ses successeurs avoit fait donation aux rois de Castille de ces isles et terre ferme de la mer océane; que tous les peuples auxquels cette donation avoit été notifiée, s'étoient soumis au pouvoir de ces rois, et avoient embrassé le christianisme de bonne volonté, sans condition ni récompense. " si vous faites de même, ajoutoit l'espagnol qui parloit dans cette formule, vous vous en trouverez bien, comme presque tous les habitants des autres isles s'en sont bien trouvés... mais, au contraire, si vous ne le faites pas, ou si, par malice, vous apportez du retardement à le faire, je vous déclare et vous assure qu'avec l'aide de Dieu , je vous ferai la guerre à toute outrance; que je vous attaquerai de toutes parts et de toutes mes forces; que je vous assujettirai sous le joug de l'obéissance de l' église et du roi. Je prendrai vos femmes et vos enfants, je les rendrai esclaves, je les vendrai ou les employerai suivant la volonté du roi; j' enleverai vos biens, et vous ferai tous les maux imaginables, comme à des sujets rebelles et désobéissants; et je proteste que les massacres et tous les maux qui en résulteront ne viendront que de votre faute, et non de celle du roi, ni de la mienne, ni des seigneurs qui sont venus avec moi. " ainsi fut réduit en systême le droit d'asservir, d'opprimer, d'exterminer les indiens; et toutes les fois que cette grande cause fut débattue devant les rois d'Espagne,le conseil vit en même temps des théologiens réclamer, au nom du ciel, les droits de la nature, et des théologiens opposer à ces droits l'intérêt de la foi, l'exemple des hébreux, celui des grecs et des romains, et l'autorité d'Aristote, lequel décidoit, disoit-on, que les indiens étoient nés pour être esclaves des castillans. Or, dès qu'une question de cette importance dégénere en controverse, on sent quelle est, dans les conseils, l'incertitude et l'irrésolution sur le parti que l'on doit prendre, et combien le plus violent a d'avantage sur le plus modéré. La cause de la justice et de la vérité n'a pour elle que leurs amis, et c'est le petit nombre; la cause des passions a pour elle tous les hommes qu'elle intéresse ou qu'elle peut intéresser, d'autant plus ardents à saisir l'opinion favorable au désordre, qu'elle les sauve de la honte, leur assure l'impunité et les délivre du remords. C'est cette opinion, combinée avec l'orgueil et l'avarice, qui, dans l'ame des castillans, ferma, pour ainsi dire, tout accès à l'humanité; en sorte que les indiens ne furent à leurs yeux qu'une espece de bêtes brutes, condamnées par la nature à obéir et à souffrir; qu'une race impie et rebelle, qui, par ses erreurs et ses crimes, méritoit tous les maux dont on l'accableroit; en un mot, que les ennemis d'un dieu qui demandoit vengeance, et auquel on se croyoit sûr de plaire en les exterminant. Je laisse à la cupidité, à la licence, à la débauche, toute la part qu'elles ont eue aux forfaits de cette conquête; je n'en réserve au fanatisme que ce qui lui est propre, la cruauté froide et tranquille, l'atrocité qui secomplaît dans l' excès des maux qu'elle invente, la rage aiguisée à plaisir. Est-il concevable en effet que la douceur, la patience, l'humilité des indiens, l' accueil si tendre et si touchant qu'ils avoient fait aux espagnols, ne les eussent point désarmés, si le fanatisme ne fût venu les endurcir et les pousser au crime? Et à quelle autre cause imputer leur furie? Le brigandage, sans mêlange de superstition, peut-il aller jusqu'à déchirer les entrailles aux femmes enceintes, jusqu'à égorger les vieillards et les enfants à la mamelle, jusqu'à se faire un jeu d'un massacre inutile, et une émulation diabolique de la rage des phalaris? La nature, dans ses erreurs, peut quelquefois produire un semblable monstre; mais des troupes d'hommes atroces pour le plaisir de l'être, des colonies d'hommes-tigres passent les bornes de la nature. Les forcenés! En égorgeant, en faisant brûler tout un peuple, ils invoquoient Dieu et ses saints! Ils élevoient treize gibets et y attachoient treize indiens, en l'honneur, disoient-ils, de Jesus-Christ et des douze apôtres! étoit-ce impiété, ou fanatisme? Il n'y a point de milieu; et l'on sait bien que les espagnols, dans ce temps-là comme dans celui-ci, n'étoient rien moins que des impies. J'ai donc eu raison d'attribuer au fanatisme ce que toute la malice du coeur humain n'eût jamais fait sans lui; et à qui se refuseroit encore à l'évidence, je demanderois si les espagnols, en guerre avec des catholiques, en auroient donné la chair à dévorer à leurs chiens? S'ils auroient tenu boucherie ouverte des membres de Jesus-Christ? Les partisans du fanatisme s'efforcent de le confondre avec la religion: c'est là leur sophisme éternel. Lesvrais amis de la religion la séparent du fanatisme, et tâchent de la délivrer de ce serpent caché et nourri dans son sein. Tel est le dessein qui m'anime. Ceux qui pensent que la victoire est décidée sans retour en faveur de la vérité, que le fanatisme est aux abois, que les autels qu'il embrassoit ne sont plus pour lui un asyle, regarderont mon ouvrage comme tardif et superflu: fasse le ciel qu'ils aient raison! Je serois indigne de défendre une si belle cause, si j'étois jaloux du succès qu'elle auroit eu avant moi et sans moi. Je sais que l'esprit dominant de l'Europe n'a jamais été si modéré; mais je répete ici ce que j'ai déja dit, qu'il faut prendre le temps où les eaux sont basses pour travailler aux digues . Le but de cet ouvrage est donc, et je l'annonce sans détour, de contribuer, si je le puis, à faire détester de plus en plus ce fanatisme destructeur; d'empêcher, autant qu'il est en moi, qu'on ne le confonde jamais avec une religion compatissante et charitable, et d'inspirer pour elle autant de vénération et d'amour, que de haine et d'exécration pour son plus cruel ennemi. J'ai mis sur la scene, d'après l'histoire, des fourbes et des fanatiques; mais je leur ai opposé de vrais chrétiens. Barthelemi De Las-Casas est le modele de ceux que je révere: c'est en lui que j'ai voulu peindre la foi, la piété, le zele pur et tendre, enfin l'esprit du christianisme dans toute sa simplicité. Fernand De Luques, Davila, Vincent De Valverde, Requelme, sont les exemples du fanatisme qui dénature l'homme et qui pervertit le chrétien: c'est en eux que j'ai mis ce zele absurde, atroce, impitoyable, que la religion désavoue, et qui,s' il étoit pris pour elle, la feroit détester. Voilà, je crois, mon intention assez clairement exposée, pour convaincre de mauvaise foi ceux qui feroient semblant de s'y être mépris. Quant à la forme de cet ouvrage, considéré comme une production littéraire, je ne sais, je l'avoue, comment le définir. Il y a trop de vérité pour un roman, et pas assez pour une histoire. Je n'ai certainement pas eu la prétention de faire un poëme. Dans mon plan, l'action principale n'occupe que très-peu d'espace: tout s'y rapporte, mais de loin. C'est donc moins le tissu d'une fable, que le fil d'un simple récit, dont tout le fond est historique, et auquel j'ai entremêlé quelques fictions compatibles avec la vérité des faits. Je n'écris point pour le petit nombre; être utile à la multitude est le but que je me propose. C'est mon excuse auprès de ceux qui me reprocheroient d' avoir trop insisté sur des vérités familieres pour eux, mais qui ne le sont pas encore assez pour tout le monde. C'est aussi la raison qui m'a fait essayer de répandre quelqu'agrément dans mes récits et dans mon style: car la premiere condition, pour être utile en écrivant, c'est d' être lu. Je n'ai eu pour les témoignages, ni du respect ni du mépris. Rien de moins fidele sans doute que les récits qu'on nous a faits de la conquête de l'Amérique. J'en ai pris ce qui m'a paru vraisemblable et intéressant. Qu'on ne m'accuse pas d'avoir flatté les indiens: le bien que j'en ai dit, leurs destructeurs l'ont dit eux-mêmes; ils n'auroient pas voulu exagérer le crime de les avoir exterminés.Les indiens en général étoient foibles d'esprit et de corps, je l'avoue; mais lorsque, pour les avilir, on leur refuse à tous jusqu'à ce courage d' instinct qui brave la douleur et méprise la mort, on est injuste assurément. Sans être lâche on peut trembler devant des hommes que l'on prend pour des dieux, et devant des armes que l'on prend pour la foudre. Ceux qui ont accusé les indiens d'une timidité puérile, auroient dû faire attention que les romains tremblerent devant des éléphants. Du reste, si j'avois voulu exagérer un peu la force ou le courage des indiens, j' aurois bien pu me le permettre; mais, lorsqu'on pense à faire plaindre le foible opprimé par le fort, quel intérêt peut-on avoir de dissimuler sa foiblesse? J'ai dit quel est l'objet de mon ouvrage; et l'on sent bien que pour le remplir, je n'avois besoin que d'opposer des colombes à des vautours.
CHAPITRE 1
L'empire du Mexique étoit détruit, celui du Pérou florissoit encore; mais, en mourant, l'un de ses monarques l'avoit partagé entre ses deux fils. Cusco avoit son roi, Quito avoit le sien. Le fier Huascar, roi de Cusco, avoit été cruellement blessé d'un partage qui lui enlevoit la plus belle de ses provinces, et ne voyoit dans Ataliba qu'un usurpateur de ses droits. Cependant un reste de vénération pour la mémoire du roi son pere, réprimoit son ressentiment; et au sein d'une paix trompeuse et peu durable, tout l'empire alloit célébrer la grande fête du soleil. Le jour marqué pour cette fête, étoit celui où le dieu des incas, le soleil, en s'éloignant du nord, passoit sur l'équateur, et se reposoit, disoit-on, sur les colonnes de ses temples. La joieuniverselle annonce l'arrivée de ce beau jour; mais c'est sur-tout dans les murs de Quito, dans ses délicieux vallons, que cette sainte joie éclate. De tous les climats de la terre, aucun ne reçoit du soleil une si favorable et si douce influence; aucun peuple aussi ne lui rend un hommage plus solemnel. Le roi, les incas et le peuple, sur le vestibule du temple où son image est adorée, attendent son lever dans un religieux silence. Déja l'étoile de Vénus, que les indiens nomment l'astre à la brillante chevelure , et qu'ils réverent comme le favori du soleil, donne le signal du matin. à peine ses feux argentés étincellent sur l'horizon, un doux frémissement se fait entendre autour du temple. Bientôt l'azur du ciel pâlit vers l'orient; des flots de pourpre et d' or peu à peu s'y répandent; la pourpre à son tour se dissipe; l'or seul, comme une mer brillante, inonde les plaines du ciel. L'oeil attentif des indiens observe ces gradations, et leur émotion s'accroît à chaque nuance nouvelle. On diroit que la naissance du jour est un prodige nouveau pour eux; et leur attente est aussi timide que si elle étoit incertaine. Soudain la lumiere à grands flots s'élance de l'horizon vers les voûtes du firmament; l'astre qui la répand s'éleve, et la cîme du Cayambur est couronnée de ses rayons. C'est alors que letemple s' ouvre, et que l'image du soleil, en lames d'or, placée au fond du sanctuaire, devient elle-même resplendissante à l'aspect du dieu qui la frappe de son immortelle clarté. Tout se prosterne, tout l'adore; et le pontife, au milieu des incas et du choeur des vierges sacrées, entonne l'hymne solemnelle, l'hymne auguste, qu'au même instant des millions de voix répetent, et qui, de montagne en montagne, retentit des sommets de Pambamarca jusques par-delà le Potose. Choeur des incas. Ame de l'univers, toi, qui du haut des cieux ne cesses de verser au sein de la nature, dans un océan de lumiere, la chaleur, et la vie, et la fécondité; soleil, reçois les voeux de tes enfants et d'un peuple heureux qui t' adore. Le pontife seul . ô roi, dont le trône sublime brille d'un éclat immortel, avec quelle imposante majesté tu domines dans le vaste empire des airs! Quand tu parois dans ta splendeur, et que tu agites sur ta tête ton diadême étincelant, tu es l'orgueil du ciel et l'amour de la terre. Que sont-ils devenus, ces feux qui parsemoient les voiles de la nuit? Ont-ils pu soutenir un rayon de ta gloire? Si tu ne t'éloignois pour leur céder la place, ils resteroient ensevelis dans l'abyme de ta lumiere; ils seroient dans le ciel comme s'ils n' étoient pas.Choeur des vierges. ô délices du monde! Heureuses les épouses qui forment ta céleste cour! Que ton réveil est beau! Quelle magnificence dans l'appareil de ton lever! Quel charme répand ta présence! Les compagnes de ton sommeil soulevent les rideaux de pourpre du pavillon où tu reposes, et tes premiers regards dissipent l'immense obscurité des cieux. ô! Quelle dut être la joie de la nature, lorsque tu l' éclairas pour la premiere fois! Elle s'en souvient; et jamais elle ne te revoit sans ce tressaillement qu'éprouve une fille tendre au retour d'un pere adoré, dont l'absence l'a fait languir. Le pontife seul . Ame de l'univers! Sans toi le vaste océan n'étoit qu'une masse immobile et glacée, la terre qu'un stérile amas de sable et de limon, l'air qu'un espace ténébreux. Tu pénétras les éléments de ta chaleur vive et féconde; l'air devint fluide et subtil, les ondes souples et mobiles, la terre fertile et vivante; tout s'anima, tout s' embellit: ces éléments, qu'un froid repos tenoit dans l'engourdissement, firent une heureuse alliance: le feu se glisse au sein de l'onde; l' onde, divisée en vapeurs, s'exhale et se filtre dans l'air; l'air dépose au sein de la terre les germes précieux de la fécondité; la terre enfante et reproduit sans cesse les fruits de cet amour, sans cesse renaissant, que tes rayons ont allumé.Choeur des incas. Ame de l'univers! ô soleil! Es-tu seul l'auteur de tous les biens que tu nous fais? N'es-tu que le ministre d'une cause premiere, d'une intelligence au dessus de toi? Si tu n'obéis qu'à ta volonté, reçois nos voeux reconnoissants; mais si tu accomplis la loi d'un être invisible et suprême, fais passer nos voeux jusqu'à lui: il doit se plaire à être adoré dans sa plus éclatante image. Le peuple. Ame de l'univers, pere de Manco, pere de nos rois, ô soleil, protege ton peuple, et fais prospérer tes enfants.
CHAPITRE 2
Le premier des incas, fondateur de Cusco, avoit institué, en l'honneur du soleil, quatre fêtes, qui répondoient aux quatre saisons de l' année; mais elles rappelloient à l'homme des objets plus intéressants, la naissance, le mariage, la paternité, et la mort. La fête qu'on célébroit alors étoit celle de la naissance; et les cérémonies de cette fête consacroient l'autorité des loix, l'état des citoyens, l'ordre et la sûreté publique. D'abord il se forme autour de l'inca vingt cercles de jeunes époux, qui lui présentent, dans des corbeilles, les enfants nouvellement nés. Le monarque leur donne le salut paternel. " enfants, dit-il, votre pere commun, le fils du soleil, vous salue. Puisse le don de la vie vous être cher jusqu'à la fin! Puissiez-vous ne jamais pleurer le moment de votre naissance! Croissez, pour m'aider à vous faire tout le bien qui dépend de moi, et à vous épargner ou adoucir les maux qui dépendent de la nature. " alors les dépositaires des loix en déploient le livre auguste. Ce livre est composé de cordons de mille couleurs; des noeuds en sont les caracteres, et ils suffisent à exprimer des loix simples comme les moeurs et les intérêts de ces peuples. Le pontife en fait la lecture; le prince et lessujets entendent de sa bouche quels sont leurs devoirs et leurs droits. La premiere de ces loix leur prescrit le culte. Ce n'est qu'un tribut solemnel de reconnoissance et d'amour: rien d'inhumain, rien de pénible; des prieres, des voeux, quelques offrandes pures; des fêtes où la piété se concilie avec la joie: tel est ce culte, la plus douce erreur, la plus excusable, sans doute, où pût s'égarer la raison. La seconde loi s'adresse au monarque: elle lui fait un devoir d'être équitable comme le soleil, qui dispense à tous sa lumiere; d'étendre comme lui son heureuse influence, et de communiquer à ce qui l'environne sa bienfaisante activité; de voyager dans son empire, car la terre fleurit sous les pas d'un bon roi; d'être accessible et populaire, afin que, sous son regne, l'homme injuste ne dise pas: que m'importent les cris du foible? de ne point détourner la vue à l'approche des malheureux; car s'il est affligé d'en voir, il se reprochera d'en faire: et celui-là craint d'être bon, qui ne veut pas être attendri. Elle lui recommande un amour généreux, un saint respect pour la vérité, guide et conseil de la justice; et un mépris mêlé d'horreur pour le mensonge, complice de l'iniquité. Elle l'exhorte à conquérir, à dominer par les bienfaits, à épargner le sang des hommes, à user de ménagement et de patience envers les rebelles, de clémence envers les vaincus.La même loi s'adresse encore à la famille des incas: elle les oblige à donner l'exemple de l'obéissance et du zele à user, avec modestie, des privileges de leur rang, à fuir l' orgueil et la mollesse; car l'homme oisif pese à la terre, et l'orgueilleux la fait gémir. La troisieme imposoit aux peuples le plus inviolable respect pour la famille du soleil, une obéissance sans borne envers celui de ses enfants qui regnoit sur eux en son nom, un dévouement religieux au bien commun de son empire. Après cette loi, venoit celle qui cimentoit les noeuds du sang et de l'hymen, et qui, sur des peines séveres, assuroit la foi conjugale et l'autorité paternelle, les deux supports des bonnes moeurs. La loi du partage des terres prescrivoit aussi le tribut. De trois parties égales du terrein cultivé, l'une appartenoit au soleil, l'autre à l'inca, et l'autre au peuple. Chaque famille avoit son apanage; et plus elle croissoit en nombre, plus on étendoit les limites du champ qui devoit la nourrir. C'est à ces biens que se bornoient les richesses d'un peuple heureux. Il possédoit en abondance les plus précieux des métaux; mais il les réservoit pour décorer ses temples et les palais de ses rois. L'homme, en naissant, doté par la patrie, vivoit riche de son travail, et rendoit en mourant ce qu'il avoit reçu. Si le peuple, pour vivre dans une douce aisance, n'avoitpas assez de ses biens, ceux du soleil y suppléoient. Ces biens n'étoient point engloutis par le luxe du sacerdoce; il n'en restoit dans les mains pures des saints ministres des autels, que ce qu'en exigeoient les besoins de la vie: non que la loi leur en fixât l'usage, mais leur piété modeste et simple ne voyoit rien que d'avilissant dans le faste et dans la mollesse; ils avoient mis leur dignité dans l'innocence et la vertu. La loi du tribut n'exigeoit que le travail et l' industrie. Ce tribut se payoit d'abord à la nature: jusqu'à cinq lustres accomplis, le fils se devoit à son pere, et l'aidoit dans tous ses travaux. Les champs des orphelins, des veuves, des infirmes, étoient cultivés par le peuple. Au nombre des infirmités étoit comprise la vieillesse: les peres qui avoient la douleur de survivre à leurs enfants, ne languissoient pas sans secours; la jeunesse de leur tribu étoit pour eux une famille: la loi les consoloit du malheur de vieillir. Quand le soldat étoit sous les armes, on cultivoit pour lui son champ; ses enfants jouissoient du droit des orphelins, sa femme de celui des veuves; et s'il mouroit dans les combats, l'état lui-même prenoit pour eux les soins d'un pere et d'un époux. Le peuple cultivoit d'abord le domaine du soleil, puis l'héritage de la veuve, de l'orphelin et de l'infirme; après cela, chacun vaquoit à la culture de son champ. Les terres de l'inca terminoient les travaux: le peuple s'y rendoit en foule,et c'étoit pour lui une fête. Paré comme aux jours solemnels, il remplissoit l'air de ses chants. La tâche des travaux publics étoit distribuée avec une équité qui la rendoit légere. Aucun n'en étoit dispensé; tous y apportoient le même zele. Les temples et les forteresses, les ponts d' osier qui traversoient les fleuves, les voies publiques, qui s'étendoient du centre de l'empire jusqu'à ses frontieres, étoient des monuments, non pas de servitude, mais d'obéissance et d'amour. Ils ajoutoient à ce tribut celui des armes, dont on faisoit d'effrayants amas pour la guerre: c'étoient des haches, des massues, des lances, des fleches, des arcs, de frêles boucliers: vaine défense, hélas! Contre ces foudres de l'Europe qu'ils virent bientôt éclater! Tout, dans les moeurs, étoit réduit en loix: ces loix punissoient la paresse et l'oisiveté comme celles d'Athenes; mais, en imposant le travail, elles écartoient l'indigence; et l'homme, forcé d'être utile, pouvoit du moins espérer d'être heureux. Elles protégeoient la pudeur, comme une chose inviolable et sainte; la liberté, comme le droit le plus sacré de la nature; l' innocence, l'honneur, le repos domestique, comme des dons du ciel qu'il falloit révérer. La loi qui faisoit grace aux enfants encore dans l'âge de l'innocence, portoit sa rigueur sur les peres, et punissoit en eux le vice qu'ils avoient nourri, ou qu'ils n'avoient point étouffé. Mais jamaisle crime des peres ne retomboit sur les enfants: le fils du coupable puni, le remplaçoit sans honte et sans reproche; on ne lui en retraçoit l'exemple que pour l'instruire à l'éviter. Ce fut par-tout le caractere de la théocratie d'exagérer la rigueur des peines: mais chez un peuple laborieux, occupé, satisfait de son égalité, sûr d'un bien-être simple et doux, sans ambition, sans envie, exempt de nos besoins fantasques et de nos vices rafinés, ami de l'ordre, qui n'étoit que le bonheur public distribué sur tous, attaché par reconnoissance au gouvernement juste et sage qui faisoit sa félicité, l'habitude des bonnes moeurs rendoit les loix comme inutiles: elles étoient préservatives, et presque jamais vengeresses. On en voyoit l'exemple dans cette loi terrible, qui regardoit la violation du voeu des vierges du soleil. ô! Comment, chez un peuple si modéré, si doux, pouvoit-il exister une loi si cruelle? Le fanatisme ne croit jamais venger assez le dieu dont il est le ministre; et c'étoit lui qui, chez ce peuple, le plus humain qui fût au monde, avoit prononcé cette loi. Pour expier l'injure d'un amour sacrilege, et appaiser un dieu jaloux, non-seulement il avoit voulu que l'infidelle prêtresse fût ensevelie vivante, et le séducteur dévoué au supplice le plus honteux; il enveloppoit dans le crime la famille des criminels: peres, meres, freres et soeurs, jusqu'aux enfants à la mamelle, tout devoit périr dans les flammes; le lieu même de lanaissance des deux impies devoit être à jamais désert. Aussi, quand le pontife, en prononçant la loi, nomma le crime, et dit quelle en seroit la peine, il frissonna glacé d'horreur; son front pâlit, ses cheveux blancs se hérisserent sur sa tête, et ses regards, attachés à la terre, n'oserent de long-temps se tourner vers le ciel. Après la lecture des loix, le monarque levant les mains: " ô soleil, dit-il, ô mon pere! Si je violois tes loix saintes, cesse de m'éclairer; commande au ministre de ta colere, au terrible Illapa, de me réduire en poudre, et à l'oubli de m'effacer de la mémoire des mortels. Mais si je suis fidele à ce dépôt sacré, fais que mon peuple, en m'imitant, m'épargne la douleur de te venger moi-même; car le plus triste des devoirs d'un monarque, c'est de punir. " alors les incas, les caciques, les juges, les vieillards députés du peuple, renouvellent tous la promesse de vivre et de mourir fideles au culte et aux loix du soleil. Les surveillants s'avancent à leur tour: leur titre annonce l'importance des fonctions dont ils sont chargés: ce sont les envoyés du prince, qui, revêtus d'un caractere aussi inviolable que la majesté même, vont observer dans les provinces les dépositaires des loix, voir si le peuple n'est point foulé; et au foible à qui lepuissant a fait injure ou violence, à l'indigent qu'on abandonne, à l'homme affligé qui gémit, ils demandent: quel est le sujet de ta plainte? Qui cause ta peine et tes pleurs? ils s'avancent donc, et ils jurent, à la face du soleil, d'être équitables comme lui. L'inca les embrasse, et leur dit: " tuteurs du peuple, c'est à vous que son bonheur est confié. Soleil, ajoute-t-il, reçois le serment des tuteurs du peuple. Punis-moi, si je cesse de protéger en eux la droiture et la vigilance; punis-moi, si je leur pardonne la foiblesse ou l'iniquité. "
CHAPITRE 3
un nouveau spectacle succede: c'est l'élite de la jeunesse; des choeurs de filles et de garçons, tous d'une beauté singuliere, tenant dans leurs mains des guirlandes, dont ils viennent orner les colonnes sacrées, en dansant à l'entour, et chantant les louanges du soleil et de ses enfants. Leur robe, d'un tissu léger, formé du duvet d'un arbuste qui croît dans ces riches vallons, est égale en blancheur aux neiges des montagnes: ses plis flottants laissent à la beauté toute la gloire de ses charmes; mais la pudeur, dans ces heureux climats, tient lieu de voile à la nature: le mystere est enfant du vice; et ce n'est point aux yeux de l'innocence que l'innocence doit rougir. Dans leur danse autour des colonnes, ils s'entrelacent de leurs guirlandes, et cette chaîne mystérieuse exprime les douceurs de la société, dont les loix forment les liens. Mais déja l'ombre des colonnes s'est retirée vers leur base; elle s'abrege encore, et va s'évanouir. Alors éclatent de nouveau les chants d'adoration et de réjouissance; et l'inca, tombant à genoux au pied de celle des colonnes où le trône d'or de son pere étincelle de mille feux: " sourceintarissable de tous les biens, ô soleil, dit-il; ô mon pere! Il n'est pas au pouvoir de tes enfants de te faire aucun don qui ne vienne de toi. L'offrande même de tes bienfaits est inutile à ton bonheur comme à ta gloire: tu n'as besoin, pour ranimer ton incorruptible lumiere, ni des vapeurs de nos libations, ni des parfums de nos sacrifices. Les moissons abondantes que ta chaleur mûrit, les fruits que tes rayons colorent, les troupeaux à qui tu prépares les sucs des herbes et des fleurs, ne sont des trésors que pour nous: les répandre, c'est t'imiter: c'est le vieillard infirme, la veuve et l'orphelin qui les reçoivent en ton nom; c'est dans leur sein, comme sur un autel, que nous devons en déposer l'hommage. Ne vois donc le tribut que je vais t'offrir, que comme un signe solemnel de reconnoissance et d'amour: pour moi, c'est un engagement; pour les malheureux, c'est un titre, et le garant inviolable des droits qu'ils ont à mes bienfaits. " tout le peuple, à ces mots, rend graces au soleil, qui lui donne de si bons rois; et le monarque, précédé du pontife, des prêtres et des vierges sacrées, va dans le temple offrir au dieu le sacrifice accoutumé. Sur le vestibule du temple, se présenterent aux yeux du prince trois jeunes vierges, nouvellement choisies, que leurs parents venoient consacrer au soleil. Un léger tissu de coton les déroboitaux regards des profanes. La nature, dans ces climats, n'avoit jamais rien formé de si beau. Les trois incas, leurs peres, les menoient par la main; et leurs meres, à leur côté, tenoient le bout de la ceinture, signe et gage sacré de la chaste pudeur dont leur sagesse avoit pris soin. Le roi, les saluant d'un air religieux, les introduit dans le temple; le grand-prêtre les suit, et le temple est fermé. D'abord les trois vierges s' inclinent devant l'image de leur époux, et au même instant le grand-prêtre détache le voile qui les couvre. Le voile tombe; et que d'attraits il expose à l'éclat du jour! Le monarque se crut ravi dans la cour du soleil son pere; il crut voir les femmes célestes, avec qui ce dieu bienfaisant se délasse du soin d'éclairer l'univers. Deux de ces filles charmantes avoient la sérénité du bonheur peinte sur le visage, et leur coeur, tout plein de leur gloire, ne mêloit au doux sentiment d'une piété tendre et pure, l'amertume d'aucun regret; l'autre, et la plus belle des trois, quoiqu'avec la même candeur et la même innocence qu'elles, laissoit voir la mélancolie et la tristesse dans ses yeux. Cora, (c' étoit le nom de la jeune indienne) avant de prononcer le voeu qui la détachoit des mortels, saisit les mains de son pere, et les baisant avec ardeur, ne laissa échapper d'abord qu'un timide et profond soupir; mais bientôt, relevant ses beaux yeux sur sa mere, elle se jette dans ses bras, elle inonde son sein de larmes,et s'écrie douloureusement: ah! Ma mere! Ses parents, aveuglés par une piété cruelle, ne virent dans l'émotion et dans les regrets de leur fille que l'attendrissement de ses derniers adieux, et le combat d'un coeur qui se détache de tout ce qu'il a de plus cher; elle-même n'attribua qu'à la force des noeuds du sang, et au pouvoir de la nature, la douleur qu'elle ressentoit. " ô le plus tendre et le meilleur des peres! ô mere mille fois plus chere que la vie! Il faut vous quitter pour jamais. " elle ne croyoit pas sentir d'autres regrets: le prêtre y fut trompé comme elle; et il lui laissa consommer son téméraire et cruel dévouement. Cependant, lorsqu'on fit entendre à ces trois jeunes vierges la loi qui attachoit des peines si terribles à l'infraction de leur voeu, les deux compagnes de Cora l'écouterent sans trouble, et presque sans émotion; elle seule, par un instinct qui lui présageoit son malheur, sentit son coeur saisi d'effroi: on vit ses couleurs s'effacer, ses yeux se couvrir d'un nuage, les roses même de sa bouche pâlir, se faner et s' éteindre; et ses levres tremblerent en prononçant le voeu que son coeur devoit abjurer. Ce pressentiment n'éclaira ni ses parents, ni le pontife. On soutint sa foiblesse, on appaisa son trouble, on l'enivra de la gloire d'avoir un dieu pour époux; et Cora suivit ses compagnes dans l'inviolable asyle des épouses du soleil. Alors le temple fut ouvert; et les incas, ministres des autels, commencerent le sacrifice.Ce sacrifice est innocent et pur. Ce n'est plus ce culte féroce, qui arrosoit de sang humain les forêts de ces bords sauvages, lorsqu'une mere déchiroit elle-même les entrailles de ses enfants sur l'autel du lion, du tigre ou du vautour. L'offrande agréable au soleil, ce sont les prémices des fruits, des moissons et des animaux, que la nature a destinés à servir d'aliments à l'homme. Une foible partie de cette offrande est consumée sur l'autel; le reste est réservé au festin solemnel que le soleil donne à son peuple. Sous un portique de feuillages dont le temple est environné, le roi, les incas, les caciques se distribuent parmi la foule, pour présider aux tables où le peuple est assis. La premiere est celle des veuves, des orphelins et des vieillards; l'inca l'honore de sa présence, comme pere des malheureux. Tito Zoraï, son fils ainé, y est assis à sa droite. Ce jeune prince, dont la beauté annonce une origine céleste, a rempli son troisieme lustre: il est dans l'âge où se fait l'épreuve du courage et de la vertu. Son pere, qui en fait ses délices, s'applaudit de le voir croître et s'élever sous ses yeux: jeune encore lui-même, il espere laisser un sage sur le trône. Hélas! Son espérance est vaine; les pleurs de son vertueux fils n' arroseront point son tombeau.
CHAPITRE 4
Au festin succedent les jeux. C'est là que les jeunes incas, destinés à donner l'exemple du courage et de la constance, s'exercent dans l' art des combats. Ils commencent, au son des conques, par la fleche et le javelot; et le vainqueur, dès qu'il est proclamé, voit le héros qui lui a donné le jour s'avancer vers lui plein de joie, et lui tendre les bras, en lui disant: " mon fils, tu me rappelles ma jeunesse, et tu honores mes vieux ans. " vient ensuite la lutte; et c'est là que l'on voit tout ce que l'habitude peut donner de ressort et d'énergie à la nature; c'est là qu'on voit des combattants agiles et robustes, s'élancer, se saisir, se presser tour-à-tour; plier, se raffermir, et redoubler d'efforts pour s'enlever ou pour s'abattre; s'échapper, pour reprendre haleine; revoler au combat, se serrer de nouveau des noeuds de leurs bras vigoureux; tour-à-tour immobiles, tour-à-tour chancelants, tomber, se rouler, se débattre, et arroser l'herbe flétrie des ruisseaux de sueur dont ils sont inondés. Le combat, long-temps incertain, fait flotter l'ame de leurs parents, entre la crainte et l'espérance. La victoire enfin se déclare; mais les vieillards, en décernant le prix du combat aux vainqueurs, ne dédaignent pas de donner auxvaincus quelques louanges consolantes: car ils savent que la louange est, dans les ames généreuses, le germe et l'aliment de l'émulation. Dans le nombre de ceux à qui leur adversaire avoit fait plier les genoux, étoit le fils même du roi, et son successeur à l'empire, le sensible et fier Zoraï. Aucun des prix n'a honoré ses mains; il en verse des larmes de dépit et de honte. L'un des vieillards s'en apperçoit, et lui dit, pour le consoler: " prince, le soleil notre pere est juste; il donne la force et l'adresse à ceux qui doivent obéir, l'intelligence et la sagesse à celui qui doit commander. " le monarque entendit ces paroles. " vieillard, dit-il, laisse mon fils s'affliger et rougir de se trouver plus foible et moins adroit que ses rivaux. Le crois-tu fait pour languir sur le trône, et pour vieillir dans le repos? " le jeune prince, à cette voix, jetta un coup-d' oeil de reproche sur le vieillard qui l'avoit flatté, et se précipita aux genoux de son pere, qui le serrant tendrement dans ses bras, lui dit: " mon fils, la plus juste et la plus impérieuse des loix, c'est l'exemple. Vous ne serez jamais servi avec plus de zele et d'ardeur que lorsque, pour vous obéir, on n'aura qu'à vous imiter. " après qu'on eut laissé respirer les lutteurs, on vit cette illustre jeunesse se disposer au combat de la course. C'est leur épreuve la plus pénible. La lice est de cinq mille pas. Le terme est un voile depourpre que le vainqueur doit enlever. Dans l'intervalle de la barriere au terme, le peuple, rangé en deux lignes, appelle des yeux les combattants. Le signal est donné; ils partent tous ensemble; et des deux côtés de la lice, on voit les peres et les meres animer leurs enfants du geste et de la voix. Aucun ne donne à ses parents la douleur de le voir succomber dans sa course; ils remplissent tous leur carriere, et presque tous en même temps. Zoraï avoit devancé le plus grand nombre de ses rivaux. Un seul, le même qui l'avoit vaincu au combat de la lutte, avoit sur lui quelqu'avantage, et n'étoit qu'à cent pas du terme. " non, s'écria le prince, tu n'auras pas la gloire de me vaincre une seconde fois. " aussi-tôt, ranimant ses forces, il s'élance, le passe, et lui enleve le prix. Ceux qui l'ont suivi de plus près ont quelque part à son triomphe. De ce nombre étoient les vainqueurs aux exercices de la lutte, de la fleche et du javelot. Zoraï s'avance à leur tête, tenant en main la lance où flotte suspendu le trophée de sa victoire, et avec eux il se présente devant le cercle des vieillards. Ceux-ci les jugent, et les proclament dignes du nom d'incas , de vrais fils du soleil. Alors leurs meres et leurs soeurs viennent, d' un air tendre et modeste, attacher à leurs piedsagiles, au-lieu de la tresse d'écorce qui fait les sandales du peuple, une natte de laine plus légere et plus douce, dont elles ont fait le tissu. Ils vont, de là, conduits par les vieillards, se prosterner devant le roi, qui, du haut de son trône d'or, environné de sa famille, les reçoit avec la majesté d'un dieu et la tendre bonté d'un pere. Son fils, en qualité de vainqueur dans le plus pénible des jeux, tombe le premier à ses pieds. Le monarque s'efforce de ne montrer pour lui ni préférence, ni foiblesse: mais la nature le trahit; et en lui attachant le bandeau des incas, ses mains tremblent, son coeur s'émeut et s'attendrit; il laisse échapper quelques larmes; le front du jeune prince en est arrosé; il les sent, il en est saisi, et de ses mains il presse les genoux paternels. Ces larmes d' amour et de joie sont la seule distinction que l'héritier du trône obtient sur ses émules. L'inca leur donne de sa main la marque la plus glorieuse de noblesse et de dignité: il leur perce l'oreille, et y suspend un anneau d'or; faveur réservée à leur race, mais que n'obtient jamais celui qui trahit sa naissance, et qui n'en a pas les vertus. Enfin, le roi prend la parole, et s'adressant aux nouveaux incas: " le plus sage des rois, leur dit-il, Manco, votre aïeul et le mien, fut aussi le plus vigilant, le plus courageux des mortels.Quand le soleil, son pere, l'envoya fonder cet empire, il lui dit: prends-moi pour exemple: je me leve, et ce n'est pas pour moi; je répands ma lumiere, et ce n' est pas pour moi; je remplis ma vaste carriere, je la marque par mes bienfaits, l'univers en jouit, et je ne me réserve que la douceur de l'en voir jouir: va, sois heureux, si tu peux l'être; mais songe à faire des heureux. Incas, fils du soleil, voilà votre leçon. Quand il plaira à votre pere, que vous soyez heureux sans fatigue et sans trouble, il vous rappellera vers lui. Jusques-là, sachez que la vie est une course laborieuse, que vos vertus doivent rendre utile, non pas à vous, mais à ce monde où vous passez. Le lâche s'endort sur la route; il faut que la mort, par pitié, lui vienne abréger son travail. L'homme courageux supporte le sien, et d'un pas sûr et libre il arrive au terme où la mort, la mere du repos, l'attend. ô toi, mon fils, dit-il au prince, tu vois cet astre qui va finir son cours: que de biens, depuis son aurore, n' a-t-il pas faits à la nature! Ce qui lui ressemble le plus sur la terre, c'est un bon roi. " à ces mots il se leve, et marche, accompagné de sa famille et de son peuple, pour aller avec le pontife, sur le vestibule du temple, observer le front du soleil, à son couchant, et en recueillir les oracles.
CHAPITRE 5
Le peuple et la cour elle-même se tiennent en silence au delà du parvis. Le roi seul monte les degrés du vestibule où l'attend le grand-prêtre, qui ne doit révéler qu'à lui les secrets du sombre avenir. Le ciel étoit serein, l'air calme et sans vapeurs; et l'on eût pris dans ce moment l'horizon du couchant pour celui de l'aurore. Mais bientôt, du sein de la mer Pacifique, s'éleve au dessus de Palmar, un nuage pareil à des vagues sanglantes, présage épouvantable dans ce jour solemnel. Le grand-prêtre en frémit; cependant il espere qu'avant le coucher du soleil ces vapeurs vont se dissiper. Elles redoublent, elles s'entassent comme les sommets des montagnes, et en s'élevant, elles semblent défier le dieu qui s'avance, de rompre la vaste barriere qu'elles opposent à son cours. Il descend avec majesté; et des rayons qui l' environnent, perçant de tous côtés ces flots de pourpre, il les entr'ouvre; mais soudain l'abyme est comblé. Vingt fois il écarte les vagues, qui vingt fois retombent sur lui. Submergé, renaissant, il épuise les traits de sa défaillantelumiere; et lassé du combat, il reste enseveli comme dans une mer de sang. Un signe encore plus terrible se manifeste dans le ciel: c'est un de ces astres que l'on croyoit errants, avant que l'oeil perçant de l'astronomie eût démêlé leur route dans l'immensité de l'espace. Une comete, semblable à un dragon qui vomit des feux, et dont la brûlante criniere se hérisse autour de sa tête, paroît venir de l'orient, et voler après le soleil. Ce n'est dans le céleste azur qu'une étincelle aux yeux du peuple; mais le grand-prêtre, plus attentif, y croit distinguer tous les traits de ce monstre prodigieux: il lui voit respirer la flamme; il lui voit secouer ses ailes embrasées; il voit sa brûlante prunelle suivre, du haut des cieux, la trace du soleil, dans l'ardeur de l'atteindre et de le dévorer. Mais, dissimulant la terreur dont ce prodige le pénetre: " prince, dit-il au roi, suivez-moi dans le temple; " et là, recueilli en lui-même, après avoir été quelque temps immobile et en silence devant l'inca, il lui parle en ces mots: " digne fils du dieu que je sers, si l'avenir étoit inévitable, ce dieu bienfaisant nous épargneroit la douleur de le prévoir; et sans nous affliger d'avance du pressentiment de nos maux, il laisseroit à l'esprit humain son aveuglement salutaire, et au temps son obscurité. Puisqu' il daigne nous éclairer, ce n'est pas inutilement; et les malheurs qu'il nous annonce, peuventencore se détourner. Ne vous effrayez point de ceux qui vous menacent. Ils sont affreux, s'il en faut croire les signes que je viens d'observer dans le ciel. Ces signes ne s'accordent pas: l'un me dit que c'est du couchant que doit venir une guerre sanglante; l'autre m'annonce un ennemi terrible, qui fond sur nous de l'orient; mais l'un et l'autre est un avis de ce dieu qui veille sur nous. Prince, armez-vous donc de constance. être innocent et courageux, ne pas mériter son malheur, et le souffrir; voilà la tâche que la nature impose à l'homme: le reste est au dessus de nous. " le prêtre, consterné, n' en dit pas davantage; et le monarque, renfermant la tristesse au fond de son coeur, sortit du temple, et se montra au peuple avec un front calme et serein. " notre dieu, lui dit-il, sera toujours le même: il veille au sort de son empire, et il protege ses enfants. " alors on lui vint annoncer que des infortunés, chassés de leur patrie, lui demandoient l'hospitalité. " qu'ils paroissent, répond l'inca: jamais les malheureux ne trouveront mon coeur inaccessible, ni mon palais fermé pour eux. " les étrangers s'avancent: c'est le triste débris de la famille de Montezume, fuyant le joug des espagnols, et qui, de rivage en rivage, cherche un refuge impénétrable aux poursuites de ses tyrans. Un jeune cacique se présente à la tête de ces illustres fugitifs. à sa démarche, à sa noble assurance,on reconnoît en lui, tout suppliant qu'il est, l'habitude de commander. Un chagrin profond et cruel paroît empreint sur son visage; mais sa beauté, quoique ternie, est touchante dans sa langueur; en intéressant, elle étonne; et l'altération de ses traits annonce moins l'abattement, que la souffrance d'une ame fiere et indignée de son malheur. L'inca lui dit: " jeune étranger, apprenez-moi qui vous êtes, d'où vous venez, et quel coup du sort vous fait chercher un asyle en ces lieux? " " inca, lui répond Orozimbo, (c' étoit le nom du mexicain,) tu vois en nous les déplorables restes d'un empire, au moins aussi vaste, aussi florissant que le tien. Cet empire est détruit. Le sort ne nous laissoit que la fuite ou que l'esclavage; nous avons préféré la fuite. Deux hivers nous ont vu errants sur les montagnes. Las de vivre dans les forêts et parmi les bêtes féroces, nous avons pris la résolution d'aller chercher des hommes moins malheureux que nous, et moins cruels que nos tyrans. Il y a trois mois qu'à la merci des flots, nous parcourons, à travers mille écueils, les détours d'un rivage immense. Les maux que nous avons soufferts nous auroient accablés; le bruit de tes vertus a soutenu notre espérance. On te dit juste et bienfaisant, nous venons éprouver si la renommée en impose. Après toi, notre unique ressource, celle qui, dans le malheur, ne manque jamais qu'à des lâches, c'est le courage de mourir. " " étrangers, reprit le monarque, vous n'aurez pas en vain mis votre confiance en moi. Venez dans mon palais vous reposer, et réparer vos forces. Je suis impatient d'entendre le récit de votre infortune; mais je desire encore plus de vous la faire oublier. " le cacique et ses compagnons, conduits au palais de l'inca, y sont servis avec respect; mais il défend qu'on étale à leurs yeux une vaine magnificence; car l'ostentation de la prospérité est une insulte pour les malheureux. Un bain pur, des vêtements frais, une table abondante et simple, des asyles pour le sommeil, où regne un tranquille silence, sont les premiers secours de l'hospitalité qu'exerce envers eux ce monarque. Le lendemain il les reçoit au milieu de sa famille, vertueuse et paisible cour; il les fait asseoir autour de son trône, et parlant au jeune Orozimbo avec tous les ménagements que l'on doit aux infortunés, il l'invite à soulager son coeur du poids accablant de ses peines, en lui racontant ses malheurs. " le souvenir en est cruel, dit le cacique mexicain, avec un triste et profond soupir; mais je te dois l'effort d'en retracer l'affreuse image. écoute-moi, généreux prince; et puisse l'exemple de ma patrie t'apprendre à garantir ces bords du fléau qui l'a ravagée! " à ces mots, le silence regne dans l'assemblée des incas; et le cacique reprend ainsi:
CHAPITRE 6
enfants du soleil, vous savez la route qu'il suit tous les ans. Il est à présent sur vos têtes; il y a trois lunes qu'il se levoit de même sur le pays où je suis né. Ce pays s'appelle Mexique. Il avoit pour roi Montezume, dont nous sommes les neveux. Montezume avoit des vertus, un coeur droit, généreux, fidele. Mais trop souvent, du sein de la prospérité naissent l'orgueil et l'indolence. Après avoir oublié qu'il étoit homme, il oublia qu'il étoit roi. Sa dureté superbe éloigna ses amis; sa foiblesse et son imprudence le livrerent aux mains d'un ennemi perfide, et causerent tous ses malheurs. Vingt caciques, tous possesseurs d'autant de fertiles provinces, étoient réunis sous ses loix. Trop puissant et trop absolu, il abusa de sa fortune; ou plutôt ses flatteurs, dont il avoit fait ses ministres, en abuserent en son nom; et de ses provinces foulées, les unes, secouant le joug, avoient repris leur liberté; d'autres, plus foibles ou plus timides, gémissoient en silence, et, pour se déclarer rebelles, attendoient qu'il fût malheureux; lorsqu'on apprit que vers l'aurore, dans une enceinte où le rivage se courbe et embrasse la mer, une race d'hommes, qu'on prenoitpour des dieux, étoient venus de l'orient sur des châteaux ailés, d'où partoient l'éclair et la foudre; que de ces forteresses flottantes sur les eaux, dès qu'elles touchoient le rivage, on voyoit s'élancer des animaux terribles, qui portoient sur leurs dos ces hommes immortels. Mille autres témoins assuroient que le quadrupede et l'homme n'étoient qu'un; que ses pas rapides devançoient les vents; que ses regards lançoient la mort, et une mort inévitable; que ses deux têtes, d'homme et de bête farouche, dévoroient tout ce que le feu de ses regards avoit épargné; et que la pointe de nos fleches s'émoussoit sur la dure écaille dont tout son corps étoit couvert. Ces bruits répandoient l'épouvante. Un cri d'alarme universel retentit jusqu'à Mexico: (c' étoit le siege de l'empire.) Montezume en parut troublé; mais la même foiblesse qui lui faisoit tout craindre, lui fit d'abord tout négliger. Il sut que ces brigands avides se laissoient appaiser par de riches offrandes; il espéra les adoucir. Il députa vers eux deux hommes honorés parmi nous, Pilpatoé et Teutilé, l'un blanchi dans les camps, l'autre dans les conseils. Douze caciques (j' étois du nombre) accompagnoient cette ambassade; deux cents indiens nous suivoient, chargés de riches présents; vingt captifs, choisis parmi ceux que l'on engraissoit dans nos temples pour être immolés à nos dieux, terminoient ce nombreux cortege.Nous arrivons au camp des espagnols (car c'est ainsi que ces brigands se nomment; ) et quel est notre étonnement, en voyant que cinq cents hommes épouvantoient des nations! Oui, je l'avoue à notre honte, ils n'étoient que cinq cents, ce n'étoient que des hommes; et des millions d'hommes trembloient. Nous parûmes devant leur chef... ah! Le perfide! Sous quel air majestueux et tranquille il sut déguiser sa noirceur! Pilpatoé, en l'abordant, le salue, et lui parle ainsi: " le monarque du Mexique, le puissant Montezume, nous envoie te saluer, et savoir de toi qui tu es, d'où tu viens, et ce que tu veux. Si tu es un dieu propice et bienfaisant, voilà des parfums et de l'or. Si tu es un dieu méchant et sanguinaire, voilà des victimes. Si tu es un homme, voilà des fruits pour te nourrir, des vêtements pour ton usage, et des plumes pour te parer. " non, nous ne sommes point des dieux, nous répondit Cortès (car tel étoit son nom; ) mais, par une faveur du ciel, qui dispense à son gré la force, l'intelligence et le courage, nous avons sur les indiens des avantages et des droits que vous reconnoîtrez vous-mêmes. Je reçois vos présents, je retiens vos captifs, pour m'obéir et me servir, non pour être offerts en victimes; car mon dieu est un dieu de paix, qui ne se nourrit point de sang. Vous voyez l'autelque nos mains lui ont élevé; soyez témoin du culte que nous allons lui rendre. Pour la premiere fois il descend sur ces bords. " l'autel étoit simple et rustique; un feuillage, en forme de temple, l' environnoit de son ombre; un vase d'or en faisoit l'ornement; un pain léger, d'une extrême blancheur, et quelques gouttes d'une liqueur que nous prîmes d'abord pour du sang, mais qui n'est que le jus d'un fruit délicieux, étoient l'offrande du sacrifice. Ce culte n'avoit à nos yeux rien d'effrayant, rien de terrible; te l'avouerai-je cependant? Soit par la force de l'exemple, soit par le charme des paroles que proféroit le sacrificateur, et par l'ascendant invincible que leur dieu prenoit sur nos dieux, le respect de ces étrangers, prosternés devant leur autel, nous frappa, nous saisit de crainte. Après le sacrifice, on nous fit avancer sous les pavillons de Cortès. Il nous reçut avec cet air d'assurance et d'autorité d'un maître absolu qui commande. " mexicains, nous dit-il, le vrai dieu, le dieu que j'adore, le seul que l' on doit adorer, puisqu'il a créé l'univers, qu'il le gouverne et le soutient, vient de descendre sur ces bords; et il commande à vos idoles de s'anéantir devant lui. C'est lui qui nous envoie pour abolir leur culte, et pour vous enseigner le sien. Renversez vos autels sanglants, rasez vos temples abominables, et cessez d'outragerle ciel par des offrandes qu'il abhorre; ou voyez en nous ses vengeurs. " Pilpatoé lui répondit, que, si le dieu qu'il nous annonçoit étoit le dieu de la nature entiere, il avoit l'empire des coeurs comme celui des éléments; qu' il n'avoit tenu qu'à lui d'être plutôt connu et adoré dans ces contrées; qu'il étoit bien sûr qu'à sa voix le monde se prosterneroit; que c'étoit le supposer foible, que de s'armer pour sa défense; que celui qui n'a qu'à vouloir, n'avoit pas besoin de secours; et que c'étoit en faire un homme et s'ériger soi-même en dieu, que de s'établir son vengeur. Il ajouta, que si ces étrangers, plus éclairés, plus sages et plus heureux que nous, venoient, par la seule puissance de l'exemple et de la raison, nous détromper et nous instruire, nous croirions qu'en effet un dieu se servoit de leur entremise; mais que la menace et la violence étoient les armes du mensonge, indignes de la vérité. Cortès, étonné, repliqua que les desseins de son dieu étoient impénétrables; qu'il n'en devoit pas compte aux hommes; qu'il commandoit, et que c' étoit à nous d'adorer et d'obéir. Il nous assura cependant qu'il n'employeroit jamais la force qu'à l'appui de la vérité. Il ne doutoit pas, disoit-il, que Montezume et tous les sages de ses conseils et de sa cour, ne reconnussent aisément combien monstrueux et barbare étoit le culte des idoles qu'on arrosoit de sang humain; mais le peuple, endurci, aveuglé par ses prêtres, et accoutumé dès l'enfance à trembler devant ses faux dieux, avoit besoin qu'on le forçât, par une heureuse violence, à laisser tomber le bandeau de l'ignorance et de l'erreur. Alors on servit un festin. Cortès nous admit à sa table. Il nous vit regarder avec inquiétude les viandes qu'on nous présentoit; car nous savions qu'on avoit égorgé un grand nombre de nos amis. Il pénétra notre pensée, et nous lui en fîmes l'aveu. " non, dit-il, cet usage impie est en horreur parmi nous; et ni la faim la plus cruelle, ni la plus dévorante soif ne vaincroient notre répugnance pour la chair et le sang humain... " quelle répugnance, grands dieux! Ils ne dévorent pas les hommes; mais les en égorgent-ils moins? Et qu'importe lequel des deux, du vautour ou du meurtrier, aura bu le sang innocent? Au sortir du festin, nous eûmes le spectacle de leurs exercices guerriers. Les cruels! On voit bien qu'ils sont nés pour détruire. Quel art profond ils en ont fait! Ils s'élancerent, à nos yeux, sur ces animaux redoutables, que, d'une main, ils savent gouverner, tandis que l'autre fait voler autour d'eux un glaive étincelant et rapide comme l'éclair. Imaginez, s'il est possible, l' avantage prodigieux que leur donne sur nous la fougue, la vîtesse, la force de ces animaux, fiers esclaves de l'homme, et qui combattent sous lui! Mais cet avantage étonnant l'est moins que celuide leurs armes; puisses-tu ne jamais connoître l'usage qu'ils ont fait du feu, et d'un métal dur et tranchant, qu'ils méprisent, les insensés! Et auquel ils préferent l'or, inutile à notre défense. Puisses-tu ne jamais entendre cette foudroyante machine, dont on fit l'essai devant nous. Le tonnerre du ciel n'est pas plus effrayant, lorsqu'il roule sur les nuages. Inca, c'est le génie de la destruction qui leur a fait ce don fatal. Et ce ne seroit encore rien, sans l'intelligence et l'accord de leurs mouvements imprévus, pour l'attaque et pour la défense. Cet art de marcher sans se rompre, de se déployer à propos, de se rallier au besoin, cet art, changé en habitude, est ce qui les rend invincibles. Nous défions la mort; nous la bravons comme eux; nous ne savons pas la donner... à ces mots le jeune cacique, laissant tomber sa tête sur ses genoux, et de ses mains cachant ses larmes: pardonne, dit-il à l'inca, une rage, hélas! Impuissante. Il est des maux contre lesquels jamais le coeur ne s'endurcit. Avant de nous congédier, Cortès, en échange de l'or, des perles, des tissus qu'on lui avoit offerts, nous fit quelques présents futiles, mais que leur nouveauté nous rendit précieux. " je ne vous ai parlé, jusqu'à présent, ajouta-t-il, qu'au nom du dieu qui m'a choisi pour renverser vos idoles, et pour lui élever des temples sur les débris de eurs autels; mais vous voyez encore en moi le ministre d'unroi puissant, d'un roi, qui, vers les bords d'où le soleil se leve, regne sur des états plus vastes, plus riches et plus florissants que l'empire de Montezume. Il veut bien cependant l'avoir pour allié. Dites à Montezume que je viens à sa cour pour lui offrir cette alliance, et que Charles D'Autriche, monarque d'orient, ne doute pas qu'on ne lui rende, dans la personne de son ministre, tout ce qu'on doit à la majesté et à l'amitié d'un grand roi. " Pilpatoé lui répondit encore, que si son maître étoit si riche et si puissant, on s'étonnoit qu'il envoyât chercher si loin des alliés et des amis; que Montezume seroit sans doute honoré de cette ambassade; mais qu'il falloit du moins attendre son aveu, pour pénétrer dans ses états. Exposez-lui, nous dit Cortès, que, pour le voir, j'ai traversé les mers; que l'honneur de mon roi exige qu'il m'entende; que, sans lui faire injure, il ne peut refuser de me recevoir dans sa cour; et que je serois trop indigne de ce titre d'ambassadeur, dont je suis revêtu, si je m'en retournois chargé de ses mépris, sans en avoir tiré vengeance. "
CHAPITRE 7
la réponse de Montezume ne se fit pas longtemps attendre. Il crut, par de nouveaux présents, adoucir le refus qu'il faisoit à Cortès de le laisser pénétrer plus avant. Mais Cortès reçut les présents, et persista dans sa demande. Il avoit su quelle étoit la haine des caciques pour Montezume; il leur avoit promis d'abaisser son orgueil, d'assurer leur indépendance; et déja reçu en ami dans le palais de Zampola, nous le trouvâmes environné d'une foule de rois, tous vassaux de l'empire, dont il avoit formé sa cour. " vous voyez, lui dit Teutilé, avec quelle magnificence Montezume répond à l'amitié d'un roi qui veut bien rechercher la sienne. Mais les moeurs, les usages, les loix de son empire ne lui permettent rien de plus; et à moins de vous déclarer ses ennemis, vous ne pouvez tarder à quitter ce rivage. " Cortès, à ces mots, regardant les caciques, ses alliés, avec un air riant et fier, sembla vouloir les rassurer; et puis, composant son visage: " rendez-vous, nous dit-il, demain, au port, où mes vaisseaux m'attendent; vous y apprendrez ma résolution. " à l'instant quelques-uns des siens, la frayeur peinte dans les yeux, vinrent lui parler en secret. Il écoute, et soudain, avec emportement, il nous ordonne de le suivre. Il marche au temple, où l'on menoit de jeunes captifs, destinés à être immolés à nos dieux; car c'étoit l'une de nos fêtes. Il arrive, au moment qu'on livroit les victimes aux mains du sacrificateur. " arrêtez, dit-il, arrêtez, hommes stupides et féroces. Vous offensez le ciel en croyant l'honorer. " à ces mots, s'élançant lui-même entre le prêtre et les victimes, il commande qu'on les dégage, et qu'on les garde auprès de lui. Tout le peuple étoit assemblé; les prêtres, indignés, crioient au sacrilege, et demandoient vengeance pour leurs dieux outragés; un murmure confus, élevé dans la foule, annonçoit un soulévement; Cortès n'attend pas qu'il éclate. Accompagné de quelques-uns des siens, il monte, et force le cacique à monter les degrés du temple; et là, saisissant d'une main ce prince interdit et tremblant, et de l'autre levant sur lui son glaive prêt à le percer: " bas les armes! Dit-il au peuple, d'une voix forte et menaçante, ou je frappe, et je vais commander à l'instant qu'on égorge tout sans pitié. " le fer levé sur le cacique, la voix de Cortès, sa menace, son étonnante résolution glacent tous les esprits; et la rumeur est étouffée. Comment ne pas craindre celui qui brave impunément lesdieux? à son courage, à sa fierté, il paroissoit un dieu lui-même. Il se fait amener les sacrificateurs, qui s'étoient retirés à l'ombre des autels. Hé bien! Dit-il, est-ce ainsi que vos dieux vous défendent, vous et leur temple? Qui les retient? Qui les enchaîne? Je ne suis qu'un mortel; que ne m'écrasent-ils, puisque j'ose les insulter? Allez, vos dieux sont impuissants; ils ne sont rien que les fantômes du délire et de la frayeur. Des dieux avides de carnage, et nourris de chair et de sang! Pouvez-vous bien y croire? Et si vous y croyez, pouvez-vous adorer les plus méchants des êtres? Abjurez ce culte exécrable, et renoncez, pour le vrai dieu, à ces idoles monstrueuses, que vous nous allez voir briser. " il dit, et profitant de la terreur profonde dont tout le peuple étoit frappé, il commande à sa troupe de renverser nos dieux du haut de leurs autels, et de les rouler hors du temple. à ce comble d'impiété, nous espérions tous que le temple s'écrouleroit sur les profanateurs. Le temple resta immobile; et nos dieux, renversés, roulés dans la poussiere, se laisserent fouler aux pieds. L'étranger, alors, reprenant une sérénité tranquille: " peuple, dit-il, voilà vos dieux. C'est à ces simulacres vains que vous avez sacrifié des millions de vos semblables. Ouvrez les yeux, et frémissez. " ensuite il fit venir les jeunes indiens, arrachés de la main des prêtres. " mesenfants, leur dit-il, vivez; donnez la vie à d'autres hommes; rendez-la douce, tranquille, heureuse à ceux dont vous l'avez reçue; et gardez-en le sacrifice pour le moment où votre prince, votre patrie et vos amis vous le demanderont dans les combats. Vous voyez, reprit-il, en nous adressant la parole, que j'ai quelque raison de vouloir pénétrer jusqu'à la cour de Montezume. à demain. Rendez-vous au port; vous jugerez s'il est prudent qu'il persiste dans ses refus. " inca, tu ne peux concevoir la révolution soudaine qui se fit dans tous les esprits, quand le peuple fut assuré de la ruine de ses dieux. Imagine-toi des esclaves flétris, courbés dès leur naissance sous les chaînes de leurs tyrans, et qui, tout-à-coup délivrés de cette longue servitude, respirent, soulagés d'un fardeau accablant: tel fut le peuple de Zampola. D'abord un reste de frayeur troubloit et réprimoit sa joie. Il sembloit craindre que la vengeance de ses dieux ne fût qu'assoupie, et ne vînt à se réveiller. Mais quand il les vit mutilés, et dispersés hors de leur temple, il se livra à des transports qui firent bien voir que son culte n'avoit jamais été que celui de la crainte, et qu'il détestoit dans son coeur les dieux que sa bouche imploroit. " sans doute, dit l'inca; et il n'est pas dans l'homme, d'aimer, d'adorer autre chose qu'un être juste et bienfaisant, tel que vous l'annonçoient,que l'adoroient eux-mêmes ces étrangers, dont je conçois une autre opinion que vous. " ce sont des tigres, dit le cacique, qui adorent un tigre comme eux. Ils nous annoncent un dieu de paix, un dieu propice et débonnaire; c'est un piege qu' ils tendent à la crédulité. Leur dieu est cruel, implacable, et mille fois plus altéré de sang que tous les dieux qu'il a vaincus. Apprends que, sous nos yeux, ils lui ont immolé plus d'un million de victimes; qu'en son nom ils ont fait couler des flots de larmes et de sang; qu'il n'en est point rassasié, et qu'il leur en demande encore. Mais laisse-moi poursuivre; tu vas bientôt connoître et détester ces imposteurs. Le lendemain on nous mena au port, où étoit la flotte de Cortès; et l'on nous dit de l'y attendre. Mille pensées nous agitoient. Ce que nous avions vu la veille, ce que nous avions entendu, l'ascendant que prenoit cet homme inconcevable sur l'esprit des caciques et sur l'ame des peuples, l'apparence de ses vertus, la puissance de sa parole, la chûte de nos dieux, le triomphe du sien, tout nous plongeoit dans des réflexions accablantes sur l'avenir. Cependant, du haut du rivage, nous admirions ces canots immenses, dont la structure étoit un prodige pour nous. Leurs larges flancs sont un assemblage de bois solides, qu'on a courbés et façonnés comme des joncs flexibles; leurs ailes sont des tissus d'écorce, suspendus à des tigesd'arbres aussi élevés que nos cedres; ces tissus, flottants dans les airs, se laissent enfler par les vents. Ainsi c'est aux vents qu'obéit cette forteresse mouvante; une seule rame, attachée à l'extrêmité du canot, lui sert à diriger son cours. Comme nous étions occupés de cette effrayante industrie, Cortès arrive, accompagné des siens. à l'instant ses soldats se jettent sur les barques. Nous croyons les voir s'éloigner; mais cette fausse joie est tout-à-coup suivie de la plus profonde douleur. Nous voyons dépouiller ces vastes édifices: bois, métaux, voiles et cordages, on enleve tout; et Cortès, donnant l'exemple à sa troupe, s'élance, la flamme à la main, embrase l'un de ses canots, et les fait tous réduire en cendre. Tandis que la flamme ondoyante les enveloppe et les consume, Cortès, avec une tranquillité insultante, nous regarde, et nous parle ainsi: " tant que j'aurois eu le moyen de m'éloigner de ce rivage, Montezume auroit pu douter si je persisterois dans ma résolution. Mexicains, dites-lui ce que vous avez vu; et qu'il se prépare à me recevoir en ami, ou en ennemi. " ce fut avec cette arrogance qu'il nous renvoya consternés.
CHAPITRE 8
Montezume attendoit notre retour avec impatience. Il assembla ses ministres et ses prêtres pour nous entendre. La présence des prêtres nous fit dissimuler l'humiliation et l'opprobre dont le dieu de Cortès avoit couvert nos dieux; tout le reste fut exposé dans un récit fidele et simple, et quelques figures tracées nous aiderent à faire entendre ce qui ne pouvoit s'exprimer. Le monarque nous écoutoit avec cet étonnement stupide, qui semble interdire à l'ame la pensée et la volonté. " ces étrangers, dit-il, ont sur nous, je l'avoue, un ascendant qui m' épouvante. Tout ce que vous m'en racontez, me semble tenir du prodige; et j'y vois quelque chose au dessus de l'humain. " " ils sont plus éclairés, sans doute, et plus industrieux que nous, lui dit Pilpatoé; mais toutes leurs lumieres ne les rendent pas immortels. La fatigue, la faim, le sommeil, la douleur, tous les besoins, tous les maux de la vie sont faits pour eux comme pour nous. Leur ame s'écoule avec leur sang par la piquure d'une fleche, comme celle d'un indien: c'est ce que je voulois savoir; le reste est de peu d'importance. " Montezume, à qui ce discours devoit inspirerdu courage, n'en parut point touché. Il regardoit les prêtres, et il sembloit chercher à lire dans leurs yeux. Alors le pontife se leve, et d'un air imposant: " seigneur, dit-il à Montezume, ne vous étonnez pas de la foiblesse de nos dieux et de la décadence où tombe leur empire. Nous avons évoqué le puissant dieu du mal, le formidable Telcalépulca. Il nous est apparu sur le faîte du temple, dans les ténebres de la nuit, au milieu des nuages que sillonnoit la foudre. Sa tête énorme touchoit au ciel; ses bras, qui s'étendoient du midi jusqu' au nord, sembloient envelopper la terre; sa bouche étoit remplie du venin de la peste, qu'elle menaçoit d'exhaler; dans ses yeux sombres et cavés pétilloit le feu dévorant de la famine et de la rage; il tenoit d'une main les trois dards de la guerre, de l'autre il secouoit les chaînes de la captivité. Sa voix, pareille au bruit des vents et des tempêtes, nous a fait entendre ces mots: on me dédaigne; on ne fait plus couler sur mes autels que le sang de quelques victimes, que l'on néglige d'engraisser. Qu'est devenu le temps où vingt mille captifs étoient égorgés dans mon temple? Ses voûtes ne retentissoient que de gémissements et de cris douloureux, qui remplissoient mon coeur de joie; mes autels nageoient dans le sang; mon parvis regorgeoit d'offrandes. Montezume a-t-il oublié que je suis Telcalépulca,et que tous les fléaux du ciel sont les ministres de ma colere? Qu'il laisse tous les autres dieux languir, tomber de défaillance; leur indulgence les expose au mépris: en le souffrant ils l'encouragent; mais c'est le comble de l'imprudence de négliger le dieu du mal. " épouvanté d'un tel prodige, Montezume ordonne à l'instant que, parmi les captifs, on en choisisse mille pour les immoler à ce dieu; que dans son temple tout abonde pour les engraisser à la hâte; et qu'il en soit fait incessamment un sacrifice solemnel. à ce récit, l'inca s'écrie en frémissant: " quoi! Dans un jour, mille victimes! " que veux-tu, lui dit le cacique? Tant de calamités ont affligé la terre; que l'homme, foible et malheureux, a regardé le dieu du mal comme le plus puissant des dieux; et pour le désarmer, il croit devoir lui rendre un culte barbare et sanglant, un culte enfin qui lui ressemble. Je te l'ai dit, ces étrangers lui sacrifient comme nous. Et à quelle autre divinité offriroient-ils tant d'homicides? C' est là le secret qu'ils nous cachent; et c'est par-là, sans doute, qu'ils gagnent la faveur de ce dieu altéré de larmes et de sang. L' indolent et foible monarque croyoit avoir pourvu à tout, en ordonnant ce sacrifice; mais son ennemi s'avançoit. Vainqueur de nos voisins,et secondé par les vaincus, il parut avec une armée. Ce fut alors que Montezume ne dissimula plus son découragement. Il voulut essayer encore avec les espagnols la force des bienfaits; il leur offrit de partager avec eux ses trésors immenses, et de faire pour eux les frais d'une nouvelle flotte, s'ils vouloient s'éloigner: misérable ressource! C'étoit leur montrer sa foiblesse, accroître leur orgueil, et irriter encore leur insatiable avarice. Aussi Cortès, plus obstiné et plus arrogant que jamais, déclara-t-il qu'en vain l'on croyoit l'éblouir par des présents qu'il méprisoit; que l'or n'effaçoit point les taches que faisoit l'injure; et que l'affront qu'il avoit reçu, ne se lavoit que dans le sang. Cette ville superbe, qui n'est plus que ruines, la malheureuse Mexico, s'élevoit au milieu d'un lac, comme sortant du sein des eaux; on y arrivoit par des digues, qu'on pouvoit couper aisément; celle par où venoit Cortès, traversoit la ville où regnoit mon pere; et pour disputer ce passage, mon pere ne demandoit que l'aveu de Montezume; il ne put l'obtenir: il fallut recevoir ces étrangers comme nos maîtres, nous humilier devant eux... ô combien je frémis! Combien je détestai l'ordre absolu qui nous forçoit à cet abaissement! Quel vice, dans un roi, qu' un excès de foiblesse! Il vient lui-même, désarmé, au devant de ses ennemis, s'efforçant de cacher sa honte sous sa vaine magnificence; il les reçoit avec toutes les marques de la joie et de l'amitié, les comble de présents, les invite à loger dans le palais du roi son pere; et inaccessible pour nous, n'est plus visible que pour eux. Cortès, le plus dissimulé des hommes, le flatte, l'éblouit, gagne sa confiance, et l' attire (adresse incroyable! ) dans ce palais changé en forteresse, qu'ils occupoient, lui et les siens. Ah! C'est ici, s'écria le cacique, le comble de la perfidie, de l'insolence et de l'outrage. Au milieu de sa ville, au milieu de son peuple, et dans le palais de son pere, Montezume lui-même est retenu captif, en ôtage, par ces brigands. Ils font plus, et pour achever d'abattre et d'avilir son ame, ils l' enchaînent comme un esclave, ou plutôt comme un criminel. Montezume, que son orgueil et son courage avoient abandonné, tendit les mains, et sans se plaindre, reçut ces liens flétrissants. Il porta la bassesse jusqu'à se réjouir, lorsqu'on daigna l'en délivrer. Honteux de sa foiblesse, il voulut la cacher à son peuple, à sa cour, à ses ministres même. Il dit qu'il venoit d'expier, par une peine volontaire, la mort de quelques-uns des soldats de Cortès, tués dans les champs de Zampola; il permit que, devant ses yeux, on fît brûler vifs ceux des siens qui avoient puni leur insolence. Je vis ce brave Colpoca, qui, dans l'émeute de ces brigands, en avoit tué deux de sa main, et qui s'étoit montré à nous, de la droiteportant la tête d'un castillan, et de la gauche la fleche encore sanglante dont il l'avoit percé; je le vis, ce brave homme, à qui jamais la peur n'avoit fait baisser la paupiere, cet homme tel, que si le Mexique en avoit eu vingt comme lui, le Mexique eût été sauvé; je le vis périr dans les flammes: Cortès l'y fit jetter vivant. Regarde ce jeune homme qui pleure en m'écoutant; c'est son frere: il alloit se brûler avec lui; je le retins, et je lui dis: " que fais-tu? Tu nous abandonnes! Tu veux mourir; et tu n'es pas vengé! " Montezume dévora tout, les affronts et les violences; il se loua de la bonté, de la noblesse de Cortès; il feignit d'être heureux et libre, au milieu de ses gardes, qui le faisoient trembler, et qu'il appelloit ses amis. Le malheureux invitoit son peuple à venir leur donner des fêtes, et sa cour à les honorer. Le bien de son empire, le maintien de la paix, l'avantage de cette alliance, qui déguisoit sa servitude, les avis secrets de ses dieux, il mit tout en usage pour nous en imposer. Il voulut même paroître libre à ceux dont il étoit l'esclave. Il prévenoit leur volonté pour se dispenser de la suivre, et s'imposoit les plus dures loix, de peur qu'on ne les lui dictât. à l'avarice de ses maîtres il prodiguoit des monceaux d'or. Il offrit de rendre à leur prince un hommage que leur orgueil eût àpeine exigé de lui. Il croyoit donner à cet acte de foiblesse et de dépendance l'apparence de la justice et de la magnanimité; et il se consoloit de s'avilir lui-même, pourvu qu'on ne vît pas qu'il y étoit forcé. Ses dieux, qui le trompoient, qui l'avoient tous trahi, furent les seuls qu'il défendit avec une noble constance; tout le reste, l'honneur, la liberté, les biens de son peuple et de sa couronne, tout fut abandonné à ses insolents oppresseurs. Il espéroit qu'à la fin, comblés de ses présents, adoucis par ses complaisances, rassasiés de notre honte et de leur gloire, ils consentiroient à nous délivrer d'eux. Ils le promirent; et le ciel sembla vouloir les y contraindre: car on apprit que de nouveaux brigands, partis des mêmes régions, venoient leur ravir leur conquête; et Cortès, obligé de les aller combattre, ne pouvoit laisser dans nos murs qu'un très-petit nombre des siens. Mais tel étoit l'étonnement, l'abattement de Montezume, que ce petit nombre suffit pour le retenir parmi eux. On le pressa de consentir à sa délivrance; il en fut offensé. Il dit qu'il n'étoit point captif; que sa conduite étoit volontaire, et plus sage qu'on ne pensoit; qu'il lui en avoit assez coûté pour s'attacher de tels amis, et qu'il ne vouloit pas s'exposer au reproche de leur avoir manqué de foi. " j'ai leur parole, ajouta-t-il, qu'après s'être assurés de la nouvelle flotte, ils vont s'éloigner de ces bords. " Montezume étoit si frappé de cette illusion, que toute la scélératesse du crime dont tu vas frémir, put à peine le détromper. On célébroit l'une de nos fêtes; et il étoit d' usage, dans ces solemnités, de rendre hommage aux dieux par des danses publiques. La fleur de la jeune noblesse s'y distinguoit par sa magnificence; et Montezume, sur la foi de la paix, voulut que ces brigands, qu'il appelloit ses hôtes, fussent présents à ce spectacle. Ils étoient en petit nombre, mais ils étoient armés; et nous étions sans armes comme sans défiance. Qu'on s'imagine voir des linx, des léopards errants autour d'un pâturage, où bondit un foible troupeau de chevreuils ou de daims paisibles. La soif du sang qui les dévore, s'irrite sourdement au fond de leurs entrailles; ils approchent sans bruit, dissimulant leur rage; mais leurs regards avides la décelent; et tout-à-coup, s'y abandonnant, ils s'élancent sur le troupeau, dont ils font un carnage horrible. Tels on voyoit les castillans témoins de nos paisibles jeux, nous entourer, nous observer avec des yeux où l'avarice étinceloit comme une fievre ardente. L'or, les perles, les diamants dont nous étions parés, viles richesses qu'ils adorent, allumerent en eux cette ardeur furieuse pour laquelle rien n'est sacré. éperdus, forcenés, se donnant l'un à l'autre le signal du meurtre et de la rapine, ils tirent le glaive; et fondant sur lesindiens, ils égorgent tout ce que la frayeur, l'épouvante et la fuite ne dérobent pas à leurs coups. Maîtres de ce champ de carnage, on les voyoit dépouiller leur proie, et s' applaudir de leur butin, aussi peu sensibles aux plaintes des mourants, que le sont les bêtes féroces au cri des animaux tremblants qu'elles déchirent, et dont elles boivent le sang. Après ce crime atroce, il falloit, ou périr, ou nous délivrer de ces traîtres. Montezume eut beau colorer la noirceur de leur attentat; on ne l'écouta plus: l'emportement du peuple et sa fureur étoient au comble. Il vint au palais de mon pere le suppléer de prendre sa défense, et de l'aider à délivrer son roi. ô mon pere! Si la valeur, la prudence, la fermeté avoient pu sauver ta patrie, qui mieux que toi, eût mérité d'en être le libérateur? Sous lui le trouble et le tumulte font place à l'ordre et au conseil. à la tête du peuple, il force l'ennemi à se retirer dans l'enceinte du palais qui lui sert d'asyle, le réduit à ne plus paroître, et l'assiege de toutes parts. Alors on nous annonce le retour de Cortès.
CHAPITRE 9
Cet heureux brigand, délivré d'un rival qui venoit lui disputer sa proie, avoit tiré de nouvelles forces du parti opposé au sien. Plus fier que jamais, il arrive, il s'avance; un silence morne l'étonne en entrant dans nos murs. Il pénetre avec défiance jusqu'aux portes de son palais, et s'y enferme avec ses compagnons. Mon pere les suivoit des yeux; il entendit leurs cris de joie. " demain, dit-il, demain, si le ciel nous seconde, nous changerons ces cris en des cris de douleur. " en effet, dès le jour suivant, tout le peuple fut sous les armes, et mon pere ordonna l'assaut. Inca, ce moment fut terrible. S'il ne nous eût fallu franchir que des murs hérissés de lances et d'épées, ce péril ne seroit pas digne d'être rappellé; mais peins-toi un mur de feu, un rempart foudroyant, d'où partoient sans cesse, à travers des tourbillons de fumée et de flamme, une grêle homicide et d'horribles tonnerres, dont tous les coups étoient marqués par un vuide affreux dans nos rangs. Ce vuide étoit rempli; nos indiens, couverts du sang de leurs amis, qui réjaillissoit autour d'eux, marchoient sur des monceaux de morts. C' étoitle courage effréné de la haine, de la vengeance et du désespoir réunis. On travailloit obstinément à briser les murs et les portes; on se faisoit, avec des lances, des échelons pour s'élever; les indiens blessés servoient, en expirant, de degrés à leurs compagnons, pour atteindre au haut des murailles; le trouble, l'effroi, l'épouvante regnoient au dedans, la fureur au dehors. C'en étoit fait, si le soleil, en nous dérobant sa lumiere, n'eût pas terminé le combat. La nuit, des fleches enflammées embraserent les toits de ce palais funeste; l'horreur de l'incendie en écarta le sommeil; et tandis qu'au milieu des siens, Cortès travailloit à l'éteindre, nous prîmes un peu de repos. Mais l'aurore du jour suivant nous vit les armes à la main. L'ennemi sort; la ville entiere devient un champ de bataille. Notre sang l'inonda; mais nous vîmes aussi, et avec des transports de joie, couler celui des castillans. La nuit fit cesser le carnage. L'ennemi rentra dans ses murs. Il fallut donner quelques jours aux devoirs de la sépulture; et l'ennemi les employa à construire des tours mouvantes, pour combattre à l'abri d' une grêle de pierres qu'on lui lançoit du haut des toits. Cependant mon pere appliquoit tous ses soins à éviter, dans le combat, ce désordre qui nous perdoit; à donner à nos mouvements plus d'accord et d'intelligence; à établir ses postes, disposer ses attaques, ménager pas à pas uneretraite à ses troupes, et l'interdire à l'ennemi. La ville, bâtie au milieu d'un lac, étoit coupée de canaux, dont les ponts, faciles à rompre, pouvoient laisser après nous de larges fossés à franchir. C'est sur-tout de cet avantage qu'il vouloit qu'on sût profiter. " ô mes enfants, nous disoit-il, gardez-vous de cette ardeur aveugle, qui vous ôte la liberté d'agir ensemble et de concert. La foule est toujours foible; et dans les flots pressés d'un peuple qui charge en tumulte, le nombre nuit à la valeur. Observez dans vos mouvements l'ordre que je vous ai prescrit; je vous réponds de la victoire. Elle coûtera cher; mais ce n'est pas ici le moment de nous ménager. Il seroit indigne de nous de fuir, dans les combats, la mort qui nous attend sous nos toits, dans les bras de nos enfants et de nos femmes. Mais la liberté, la vengeance, la gloire d'avoir bien servi votre patrie et votre roi, vous ne les trouverez qu'avec moi, au milieu de vos ennemis terrassés. " enfin, du palais de Cortès, on vit sortir ces tours pleines d'hommes armés, que traînoient de fiers quadrupedes, et dont la cîme chancelante lançoit de rapides feux. Mais des pierres énormes, tombant du haut des toits, les eurent bientôt fracassées. On combattit à découvert, sans trouble et sans confusion. Le meurtre étoit affreux, mais tranquille. à travers l'incendiede nos palais, où l'ennemi portoit la flamme, la fureur marchoit en silence; la mort s'avançoit à pas lents. Chaque tranchée étoit un poste, attaqué, défendu avec acharnement. L'avantage des armes, de ces armes terribles qui sont l'image de la foudre, étoit le seul qu'eût l'ennemi sur nous; mais quel nombre, ou quelle valeur peut compenser cet avantage? Ce fut ce qui rendit douteux le succès d'un combat si long et si sanglant. L'ennemi nous céda la place, mais plutôt lassé que vaincu. Mon pere, en nous montrant parmi les morts quarante de ces furieux, nous faisoit espérer d'exterminer le reste. " encore deux combats comme celui-ci, nous disoit-il, et le Mexique est délivré. " le peuple regardoit d'un oeil avide les castillans étendus à ses pieds. " ils ne sont pas immortels, " disoit-il, en comptant leurs blessures. Chacun s'attribuoit la gloire d'avoir porté l'un de ces coups. Encouragé par ce spectacle, on attendit avec impatience l'assaut remis au lendemain. Il fut tel que les assiégés ne pouvoient plus le soutenir. On approchoit des murs; on alloit bientôt les franchir, et gagner la premiere enceinte. Cortès alors, désespéré, força Montezume à paroître, pour nous ordonner de cesser. Montezume se montre, et, du haut des murailles il fait signe de l'écouter. Sa présence suspend l'assaut. Le peuple, saisi derespect, se prosterne, et prête silence. Le monarque éleva la voix: il remercia ses sujets d'avoir tenté sa délivrance; mais il leur dit qu' il étoit libre, et au milieu de ses amis. " du reste, ils consentent, dit-il, à se retirer dès demain, pourvu qu'à l'instant même l'on mette bas les armes, et que, pour signe de la paix, on cesse toute hostilité. Je le veux, je vous le commande. Obéissez à votre roi. " la multitude, à cette voix, étoit incertaine et flottante. Mon pere la détermina. " si tu es libre, grand roi, dit-il à Montezume, sors de ta prison, et viens regner sur nous. Jusques-là nous n'écoutons point un malheureux prince, qu'on force à se trahir lui-même. Non, peuple, ce n'est pas votre roi qui vous parle; c'est un captif que l'on menace, et qui subit la loi de la nécessité. Sa bouche demande la paix; son coeur implore la vengeance. Vengez-le donc, sans écouter ce que lui dictent ses tyrans. " à ces mots l'assaut recommence. On crie au roi de s'éloigner. L' ennemi l'arrête, et l'expose à nos coups. Mon pere, qui tremble pour lui, veut détourner l'attaque... il n'est plus temps. Une pierre fatale a frappé Montezume. Il chancelle, et tombe expirant dans les bras de ses ennemis. En le voyant tomber, le peuple jette un cri de douleur, s' épouvante et s'enfuit, comme chargé d'un parricide. Bientôt l'ennemi nous renvoieson corps pâle et défiguré. Une multitude éplorée accourt, s'empresse, l'environne, et détestant la main qui l'a frappé, remplit l'air de ses hurlements, et baigne son roi de ses larmes. Les caciques s'assemblent, et mon pere est élu pour succéder à Montezume. Alors un nouveau plan d'attaque et de défense acheve de déconcerter et d' effrayer nos ennemis. Mon pere, aux assauts meurtriers, préféra les lenteurs d'un siege. Dans une enceinte inaccessible au feu des espagnols, il les fit entourer de tranchées et de remparts. Les travaux avançoient. Cortès s'en épouvante; et il médite sa retraite. C'étoit le moment décisif. Il lui falloit, pour s'échapper, repasser sur l'une des digues dont le lac étoit traversé; et mon pere, ayant bien prévu que Cortès choisiroit les ombres de la nuit pour favoriser son passage, fit rompre les ponts de la digue, la borda d'une multitude de canots remplis d' indiens, habiles à tirer de l'arc et de la fronde; et à la tête de ses caciques, il voulut lui-même charger la colonne des ennemis. Tout fut exécuté, mais avec trop d'ardeur. Des canots on voulut s'élancer sur la digue. Cette imprudence coûta la vie à une foule d'indiens. Deux cents des soldats de Cortès et mille de ses alliés tomberent sous nos coups; un pont volant sauva le reste; et quand le jour vint éclairer le carnage de la nuit, on trouva ceux des castillans dont la mort nous avoit vengés; on les trouva chargés de l'or qu'ils étoient venus nous ravir, et dont le poids les avoit accablés. Ainsi l'or une fois fut utile à notre défense. Dans ce combat, où le lac du Mexique avoit été rougi de sang, mon pere avoit reçu deux blessures mortelles. à son heure derniere il m'appella, et il me dit: " mon fils, tu vois le fruit d'un mauvais regne. Ces brigands reviendront plus forts, secondés de ces mêmes peuples que Montezume a fait gémir. Hélas! Je prévois, en mourant, la ruine de ma patrie, moins malheureux de ne pas lui survivre, et d'avoir fait, jusqu'au dernier soupir, ce que j'ai pu pour la sauver. Défends-la comme moi, défends-la même sans espérance; et sois le dernier à combattre sur ses débris. " à ces mots, je me sentis presser entre ses bras; et de ses levres éteintes m'ayant donné le baiser paternel, il expira. Ce souvenir cruel et tendre émut si vivement le héros mexicain, que sa voix en fut étouffée; et les incas, les yeux attachés sur un fils si vertueux et si sensible, attendirent en silence que son coeur se fût soulagé.
CHAPITRE 10
Pour succéder à mon vertueux pere, reprit Orozimbo, le choix des caciques tomba sur le jeune Guatimozin, son neveu, mon ami, le plus vaillant des hommes. Hélas! Il se montra bien digne de ce choix; mais le sort trahit son courage. Cortès revint au bord du lac avec des forces redoutables. à mille castillans sa fortune avoit joint plus de cent mille auxiliaires: telle étoit l'ardeur de nos peuples à voler au devant du joug. L'épouvante se répandit dans toutes les villes voisines. Les unes se rangerent du côté de Cortès, et prirent les armes pour lui; d' autres se trouverent désertes; et leurs habitants éperdus, ou se sauverent dans nos murs, ou s'enfuirent vers les montagnes. Dans peu, sur le lac du Mexique, nous vîmes lancer une flotte semblable à celle qui, sur nos bords, avoit apporté ces brigands. La multitude de nos canots eut beau l'environner et l'assaillir de toutes parts; brisés, engloutis par le choc de ces barques énormes, ils faisoient périr avec eux les mexicains dons ils étoient chargés. Le génie et l'activité de notre jeune roi firentdes efforts inouis, pour suppléer à l'avantage que les barques des ennemis avoient sur nos frêles canots. Son ardeur, son intelligence se signalerent encore plus à la défense de nos digues. Dans les travaux, dans les dangers, par-tout et sans cesse présent, il étoit l'ame de son peuple. Le feu de son courage enflammoit tous les coeurs. Les obstacles qu'il opposa aux approches des castillans, lasserent enfin leur constance. Effrayés des travaux et des périls d'un long siege, ils nous proposerent la paix. Tout le peuple la demandoit; le roi y consentoit lui-même; la famine qui nous pressoit y disposoit tous les esprits; les prêtres, au nom de leurs dieux, furent les seuls qui s'y opposerent. Ils avoient abattu l'ame de Montezume; ils flatterent imprudemment l' audace de Guatimozin. Une ombre de péril les avoit d'abord consternés, une apparence de succès les rendit aussi arrogants qu'ils avoient été lâches. Sur la foi d'un oracle, nous refusâmes la paix. Crédulité fatale! Un dieu plus fort que tous nos dieux, démentit leur vaine promesse. Il fit descendre des montagnes les peuples les plus indomptés; il changea leur féroce orgueil en un zele ardent et docile; et Cortès n'eut pas plutôt vu grossir son camp de leurs fiers bataillons, qu'il résolut de nous livrer l'assaut. Le passage sur les trois digues fut ouvert, malgréles efforts d'un courage déterminé. L'ennemi pénétra jusques dans nos murs, s'y établit parmi des ruines. Il s'avança, précédé du carnage que faisoient devant lui ses foudroyantes armes; et, par trois routes opposées, parvenu enfin jusqu'au centre de cette ville, où, depuis trois jours, regnoient l'épouvante et la mort... à ces mots il s'interrompit par un frémissement de rage. " ô souvenir affreux! " s' écria-t-il; et ses yeux sembloient indignés de voir encore la lumiere. L'inca tâchoit de le calmer. Ah! Reprit le malheureux prince, tu vas juger toi-même si ma douleur est juste! Je combattois près de mon roi; j'avois quitté le palais de mes peres; et dans ce palais assiégé, j' avois abandonné ma soeur, une soeur adorée, à qui moi-même j'étois plus cher que la lumiere du jour. Pour sa garde et pour sa défense, j'avois laissé, à la tête de quelques indiens, le brave Télasco, le fidele ami de mon coeur, celui de tous les hommes que j'ai le plus aimé, à qui ma soeur étoit promise. Ce digne ami se défendoit avec tout le courage de l'amour et du désespoir; il l'inspiroit à ses soldats; chacun d'eux sembloit, comme lui, protéger les jours d'une amante. Aucune de leurs fleches ne partoit en vain; le vestibule du palais étoit inondé de sang; la mort en défendoit l'approche. Mais des palais voisins, que l'ennemi avoit embrasés, l'incendie atteint celui-ci. Les assiégés y sont enveloppés d'un tourbillon de fumée; la flamme perce à travers ce nuage; elle s'attache aux lambris de cedre, et s'y répand à flots pressés. Le péril de ma soeur occupe seul mon ami; il la cherche au milieu de l'embrasement; et dans ce palais solitaire, dont ses soldats, de tous côtés, défendent l'enceinte, il appelle, avec des cris perçants, sa chere Amazili. Il la trouve éperdue, courant échevelée, et le cherchant pour l'embrasser, avant de périr dans les feux. " ô chere moitié de mon ame! Lui dit-il, en la saisissant, et en la serrant dans ses bras, il faut mourir, ou être esclaves. Choisis: nous n'avons qu'un instant.-il faut mourir, lui répondit ma soeur. " aussi-tôt il tire une fleche de son carquois, pour se percer le coeur. " arrête! Lui dit-elle, arrête! Commence par moi: je me défie de ma main, et je veux mourir de la tienne. " à ces mots, tombant dans ses bras, et approchant sa bouche de celle de son amant, pour y laisser son dernier soupir, elle lui découvre son sein. Ah! Quel mortel, dans ce moment, n'eût pas manqué de courage! Mon ami tremblant la regarde, et rencontre des yeux dont la langueur eût désarmé le dieu du mal. Il détourne les siens, et releve le bras sur elle; son bras tremblant retombe sans frapper. Trois fois son amante l' implore, et trois fois sa main se refuse à percer ce coeur dont il est adoré. Ce combat lui donne le temps de changer de résolution. " non, non,dit-il, je ne puis achever.-et ne vois-tu pas, lui dit-elle, les flammes qui nous environnent, et devant nous l'esclavage et la honte, si nous ne savons pas mourir?-je vois aussi, dit-il, la liberté, la gloire, si nous pouvons nous échapper. " alors appellant ses soldats: amis, leur dit-il, suivez-moi; je vais vous ouvrir un passage. " il fait environner ma soeur, commande que les portes du palais soient ouvertes, et s' élance à travers la foule des ennemis épouvantés. Celui qui m'a peint ce combat en frémissoit lui-même. Un énorme rocher, qui se détache et roule du haut des monts au sein des mers, chasse les vagues mugissantes, et s'ouvre à grand bruit un abyme à travers les flots courroucés. Tel, en sortant du palais de mon pere, se présenta le formidable Télasco. Les flots d'ennemis qu'il avoit écartés, en retombant sur lui, alloient l'accabler sous le nombre. Il les repousse encore; une lourde massue, qu'il fait voler autour de lui, brise les lances et les glaives, et, comme un tourbillon rapide, renverse tout ce qu'elle atteint. Au milieu d'un rempart de morts, mon ami, couvert de blessures, et le corps sillonné de ruisseaux de sang, se défend et combat jusqu'à l'épuisement du peu de forces qui lui restent. Enfin, ses bras laissent tomber la massue et le bouclier; bientôt il chancelle, il succombe... il respiroit encore. Il fut pris vivant; et ma soeur suivit lesort de mon ami. Est-il mort? A-t-elle eu la force et le malheur de lui survivre? C'est ce que je n'ai pu savoir. Peut-être, ô ciel! Dans ce moment, il gémit sous les coups d'un maître inflexible. Ma soeur, peut-être... ah! Loin de moi cette épouvantable pensée: elle rallume en vain toute ma rage, et fait le tourment de mon coeur. L'inca, qui lui voyoit étouffer ses soupirs et dévorer ses larmes, le pressoit d'interrompre ce récit désolant. Non, dit le cacique, achevons; puisque j'ai pu survivre à mes malheurs, je dois avoir la force d'en soutenir l'image. Tous nos postes forcés livroient la ville en proie à nos vainqueurs. Le roi n'avoit plus pour asyle que son palais, où sa noblesse lui offroit de s'ensevelir. Il voulut, dans l'espoir de rallier sur les montagnes les indiens que la frayeur et la fuite avoient dispersés, il voulut s'échapper lui-même, pour revenir assiéger à son tour, et accabler nos ennemis. Il traversoit le lac; et pour favoriser sa fuite, nos canots occupoient la flotte de Cortès par un combat désespéré. Monarque infortuné! Tout le sang prodigué pour lui ne put le sauver: il fut pris... c'est encore ici que mon courage m'abandonne. Alors un délire stupide se saisissant d'Orozimbo, sa langue parut se glacer, sa bouche entr'ouverte et ses yeux immobiles marquoient l'épouvante et l'horreur. Sa voix enfin s'ouvre un passage; il s'écrie: ô Guatimozin! ô le plus magnanime, ô le meilleur des rois! Un brasier, descharbons ardents! ... c'est sur ce lit qu'ils l'étendirent. " ô barbarie atroce! " s'écrie à ce récit l' inca, saisi d'horreur. Attends, dit le cacique, attends; tu vas mieux les connoître. Tandis que le feu pénétroit jusqu'à la moëlle des os, Cortès, d'un oeil tranquille, observoit les progrès de la douleur; et il disoit au roi: " si tu es las de souffrir, déclare où tu as caché tes trésors. " soit qu'il n'eût rien caché, soit qu'il trouvât honteux de céder à la violence, le héros du Mexique honora sa patrie par sa constance dans les tourments. Il attache un oeil indigné sur le tyran, et il lui dit: " homme féroce et sanguinaire, connois-tu pour moi de supplice égal à celui de te voir? " il ne lui échappa ni plainte, ni priere, ni aucun mot qui implorât une humiliante pitié. Sur le brasier étoit aussi un fidele ami de ce prince. Cet ami, plus foible, avoit peine à résister à la douleur; et prêt à succomber, il tournoit vers son maître des regards plaintifs et touchants. " et moi, lui dit Guatimozin, suis-je sur un lit de roses? " ces paroles étoufferent le soupir au fond de son coeur. Tu frémis, inca; ce n'est rien que tout ce que tu viens d'entendre. Tu n'as vu ces brigands que dans l'ardeur du carnage. Pour en juger, il faut les voir au sein de la paix, au milieu des peuples qu'ils ont désarmés, dont les uns vont au devant d'eux avec une joie ingénue, et les autres d'un air timide et suppliant; qui leur présentent de pleingré ce qu'ils ont de plus précieux; qui s'empressent à les servir, à les loger dans leurs cabanes; qui supportent pour eux les travaux les plus rudes; qui courbent le dos sans se plaindre sous le faix dont ils les accablent, sous les coups dont ils les meurtrissent; qui se laissent flétrir, avec un fer brûlant, des marques de la servitude; c' est là que s'est montrée la cruauté des castillans. Tout ce que tu peux concevoir des excès de la tyrannie et des rigueurs de l'esclavage, n' approche pas encore des maux que ces hommes dénaturés font souffrir aux plus doux des hommes. Ceux-ci, épouvantés par le supplice de leur roi, par le saccagement de leur ville et de leurs campagnes, ne s'occupoient qu'à fléchir les vainqueurs; ils opposoient la douceur des agneaux à la férocité des tigres; leurs caresses, leurs larmes, l'abandon volontaire du peu de bien qu'ils possédoient, une obéissance muette, une aveugle soumission, le dernier et le plus pénible de tous les sacrifices que l'homme puisse faire à l'homme, celui de sa liberté, rien n' adoucit ces coeurs farouches. Si leurs esclaves surchargés, dans une longue et pénible route, osent gémir sous le fardeau, un châtiment soudain leur impose silence; et s'ils succombent sous l'excès du travail et de la misere, un bras impitoyable acheve de leur arracher le dernier soupir. " cruels! Disent ces innocents, que vous avons-nous fait? Notre vie n'est employée qu'à vous servir; pourquoi nous l'arracher? épargnez du moins nos enfants et nos femmes. " les monstres sont sourds à ces plaintes. de l'or, de l'or, c'est leur cri de rage: on ne peut les en assouvir. Un peuple en vain se hâte d'apporter à leurs pieds le peu qu'il a de ce métal funeste. Ce n'est jamais assez; et tandis qu'à genoux, les mains au ciel, les yeux en pleurs, il proteste qu'il n'en a plus, on l'enchaîne, on le livre à d'horribles tourments, pour l'obliger à découvrir ce qu'il peut en avoir encore. Leur avarice a inventé des tortures inconcevables et des supplices inouis. Ingénieuse à compliquer et à prolonger les douleurs, elle donne à la mort mille formes horribles, que la mort ne connoissoit pas. Mais ce qui révolte le plus de leur atrocité, c'est sa froideur tranquille. La nature est muette dans ces coeurs endurcis. Autour des bûchers, où la flamme dévore une famille entiere, au milieu d'un hameau dont les toits embrasés fondent sur les femmes enceintes, sur les foibles vieillards, sur les enfants à la mamelle, au pied des échafauds où un feu lent consume le fils et la mere, déchirés avant de mourir; on les voit, ces hommes féroces, on les voit, riants et moqueurs, se réjouir et insulter aux victimes de leur furie. Inca, ne nous reproche point d'avoir vu tant de maux, sans mourir de douleur, ajouta le cacique, en versant des ruisseaux de larmes, et d'une voix entrecoupée par les sanglots qui l'étouffoient: si nous supportons nos malheurs, sinous vivons, si nous fuyons notre déplorable patrie, c'est pour lui chercher des vengeurs. " ah! Vous en méritez sans doute, lui dit l'inca, en l'embrassant. Je sens vos maux, je les partage. Si je ne puis les réparer, j'espere au moins les adoucir. Demeurez parmi nous, illustres malheureux, et que ma cour soit votre asyle. Hélas! Si j'en crois des présages qui commencent à s'avérer, le temps approche où j'aurai besoin de votre expérience et de votre courage.-ah! S'écrierent les caciques, la vie est l'unique bien que le destin nous laisse: généreux prince, elle est à toi, et tu peux en être prodigue: sans toi, le désespoir en eût déja tranché le cours. "
CHAPITRE 11
tandis que la paix, la justice, l'humanité regnoient encore dans ces régions fortunées, sous les loix des fils du soleil; la tyrannie des castillans s'étendoit comme un incendie: la ruine et la solitude en marquoient par-tout les progrès. Le nord de l'Amérique étoit dévasté; le midi commençoit à l'être. En vain ce pieux solitaire, cet ami courageux et tendre des malheureux indiens, Barthelemi De Las-Casas, avoit fait retentir le cri de la nature jusqu'au fond de l'ame des rois; une pitié stérile, une volonté foible de remédier à tant de maux, fut tout ce qu'il obtint. On fit des loix: ces loix, sans force, ne purent de si loin réprimer la licence; la cupidité secoua le frein qu'on vouloit lui donner; et sous des rois qui condamnoient l'oppression et l'esclavage, l'indien fut toujours esclave, l'espagnol toujours oppresseur. Barthelemi, s'humiliant devant l'éternelle sagesse, pleuroit au bord de l'Ozama, dans une retraite profonde, l'impuissance de ses efforts. Cependant l'isthme étoit en proie au plus inhumain des tyrans. Ce barbare étoit Davila. Sa cruauté l'avoit rendu l'effroi des peuples des montagnes qui joignent les deux Amériques. à traversles rochers, les forêts et les précipices, ses soldats, ses chiens dévorants furent lancés contre les sauvages. Pour les détruire, il n'en coûta que la peine de les poursuivre, et celle de les égorger. Ainsi fut ouvert le passage de l'océan du nord à la mer Pacifique. Là, de nouveaux bords se découvrent; et l'ambition des conquêtes y voit un champ vaste à courir. Balboa, digne précurseur du sanguinaire Davila, a déja voulu pénétrer dans ces régions du midi; et des flots de sang indien ont inondé les bords où il a tenté de descendre. Après lui, de nouveaux brigands ont risqué de plus longues courses; mais la constance ou la fortune leur a manqué dans ces travaux. Il falloit que, pour la ruine de cette partie du nouveau monde, la nature eût formé un homme d'une résolution, d'une intrépidité à l' épreuve de tous les maux; un homme endurci au travail, à la misere, à la souffrance; qui sût manquer de tout, et se passer de tout; s'animer contre les périls, se roidir contre les obstacles, s'affermir encore sous les coups de la plus dure adversité. Cet homme étonnant fut Pizarre; et cette force d'ame, que rien ne put dompter, n'étoit pas sa seule vertu. Ennemi du luxe et du faste, simple et grand, noble et populaire, sévere quand il le falloit, indulgent lorsqu'il pouvoit l'être, et modérant, par la douceur d'un commerce libre et facile, la rigueur de la discipline et le poids del'autorité, prodigue de sa propre vie, attachant un grand prix à celle d'un soldat, libéral, généreux, sensible, il n'avoit point pour lui cette cupidité qui déshonoroit ses pareils: l'ambition de s'illustrer, la gloire d'avoir entrepris et fait une immense conquête, étoient plus dignes de son coeur. Il vit entasser à ses pieds des monceaux d'or dans des flots de sang; cet or ne l'éblouit jamais; il ne se plut qu'à le répandre. Sobre et frugal pendant sa vie, on le trouva pauvre à sa mort. Tel fut l'homme que la fortune avoit tiré de l'état le plus vil, pour en faire le conquérant du plus riche empire du monde. Connu, par sa bravoure, du vice-roi de l'isthme, il en obtint le droit d'aller chercher, par delà l'équateur, des régions nouvelles et de nouveaux trésors. Un seul des vaisseaux qui restoient de la flotte de Balboa, lui suffit pour son entreprise. Il l'arme au port de Panama; et le bruit s'en répand bientôt jusqu'à l'isle espagnole, à cette isle fameuse par la conquête de Colomb, et dont on avoit fait depuis le siege de la tyrannie. Au nom de Pizarre, une fiere jeunesse demande à s'aller joindre à lui. Leur chef, Alonzo De Molina, magnanime et vaillant jeune homme, mais d'un courage trop bouillant et d'un naturel trop sensible, avoit gagné, par sa candeur, l'estimeet l'amitié du vertueux Las-Casas. Il voulut, avant de partir, l'embrasser, et lui dire adieu. " hé, quoi! Lui dit le solitaire, l'avarice des castillans n'est donc pas encore assouvie; et vous allez chercher pour eux de nouveaux bords à ravager!-le ciel m'est témoin, répondit Alonzo, que c'est la gloire qui me conduit.-la gloire! Ah! Reprit l'homme juste, en est-il pour les assassins? En est-il à tomber sur un troupeau timide d'hommes nuds, foibles, désarmés; à les égorger sans péril, avec une cruauté lâche? Votre gloire est celle du vautour, lorsqu'il déchire la colombe. Non, mon ami, je vous le dis, la honte et la douleur dans l' ame, rien ne peut effacer l'opprobre dont se couvrent les castillans. Ils trahissent leur dieu, leur prince, leur patrie; et leur avarice insensée se trompe, en croyant s'assouvir. Hélas! S'ils avoient bien voulu ménager leur conquête, l'Inde seroit heureuse, l'Espagne seroit opulente; mais, par l'abus honteux qu'ils font de la victoire, ils auront épuisé l'Espagne et ruiné l'Inde sans fruit. " " hé bien, voici, lui dit Alonzo, le moment de les éclairer. Je ne connois Pizarre que par sa renommée; mais on me l'a peint généreux. Il est digne peut-être, ô mon ami, d'entendre de votre bouche la voix de l'humanité. Pourquoi ne demandez-vous pas à le suivre dans sa conquête? Venez. Vos conseils,votre zele vous rendront respectable et cher à mes compagnons comme à moi. " aux instances d'Alonzo, Barthelemi s'émeut; il sent réveiller dans son coeur son activité bienfaisante; et l'espoir d'être utile aux hommes ranime son ardeur. Mais la réflexion, la triste prévoyance le découragent de nouveau. " Molina, dit-il au jeune homme, vous connoissez mon coeur. Je ne verrai jamais patiemment faire du mal aux indiens; je parlerois pour eux sans ménagement et sans crainte; et vous-même, peut-être, exposé à la haine de ceux que j'aurois offensés, vous vous plaindriez de mon zele.-venez, lui dit Alonzo; et ne pensons qu'au bien que votre présence peut faire. Qui sait les crimes et les maux que vous épargnerez au monde? Et quel reproche ne vous feriez-vous pas, de n'avoir eu qu'à vous montrer, pour sauver des millions d'hommes, et de ne l'avoir pas voulu?-c' en est assez, lui dit Las-Casas. Je ne vous laisserai pas croire que j'aie renoncé, par foiblesse, à l' espérance d'être utile à ces infortunés. Je vous suivrai. Fasse le ciel que Pizarre daigne m'entendre! " ils partent ensemble; et bientôt le vaisseau qui les a reçus, aborde au rivage de l'isthme. On y débarque à l'embouchure du fleuve Des Lézards; et pour le remonter, on s'élance sur des canots. Chacun de ces canots, formé du creux d'un cedre,porte vingt rameurs indiens, qu'un farouche espagnol commande. Mais ces rameurs, animés par les cris d'une jeunesse impatiente, redoublent en vain leurs efforts; le fleuve leur oppose tant de rapidité, qu'ils ont peine à le vaincre, et ne vont contre le torrent qu'avec une extrême lenteur. Celui qui les commande, semble leur faire un crime de la violence des eaux. Leur corps, ruisselant de sueur, est meurtri de verges sanglantes. Hors d'haleine et presque aux abois, ils souffrent leurs maux sans se plaindre; seulement des larmes muettes tombent sur leur rame, et se mêlent avec les gouttes de sueur qu'on voit distiller de leur sein; et quelquefois ils levent, sur celui qui les frappe, un regard douloureux et tendre, qui semble implorer sa pitié. Las-Casas, témoin de tant de barbarie, éprouve le tourment d'un pere, qui voit déchirer ses enfants. " cessez, cruels, dit-il, cessez de tourmenter ces malheureux, qui se consument en efforts pour votre service. Voulez-vous les voir expirer? Ils sont hommes; ils sont vos freres; ils sont enfants du même dieu que vous. " alors s'adressant au plus jeune et au plus foible des rameurs: " mon ami, lui dit-il, respirez un moment; je vais ramer à votre place. " les jeunes espagnols, touchés de ce spectacle, s'empresserent tous à l'envi de soulager les indiens. Ceux-ci tendoient les mains à l'homme bienfaisant qui leur procuroit ce relâche, lecombloient de bénédictions, et lui donnoient ce tendre nom de pere qu'il avoit si bien mérité! Alors Molina, s'approchant de Las-Casas, lui dit tout bas, avec un mouvement de joie: " hé bien, mon pere, vous repentez-vous à présent de nous avoir suivis? " Barthelemi le regarda d'un oeil où la tendre compassion et la tristesse étoient peintes, et ne lui répondit que par un profond soupir. Il est un village, connu sous le nom de Crucès, où le fleuve cesse d'être navigable. Ce fut là qu'obligé de quitter les canots, on suivit, à travers les bois, une longue et pénible route. Mais toute pénible qu'elle est, la fatigue en est adoucie, quand, du haut des côteaux, le regard se promene sur des vallons que la nature se plaît à parer de ses mains; où la variété des arbres et des fruits, la multitude des oiseaux peints des couleurs les plus brillantes, forment un coup-d' oeil enchanteur. Hélas! Dans ces climats si beaux, tout ce qui respire est heureux; l'homme opprimé, souffrant et misérable, y gémit seul sous le joug de l'homme, et remplit de ses plaintes les antres solitaires qui le cachent à son tyran. De montagne en montagne, on s'éleve, on parvient jusqu'au sommet qui les domine, et d'où la vue au loin, s'étend vers l'un et l'autre bord, sur l'immense abyme des eaux. Delà se découvrent à la fois, d'un côté l'océan dunord, de l'autre la mer Pacifique, dont la surface, dans le lointain, s'unit avec l'azur du ciel. " compagnons, leur dit Molina, saluons cette mer, cette terre inconnue, où nous allons porter la gloire de nos armes. Si Magellan s'est rendu immortel, pour avoir seulement reconnu ces pays immenses, quelle sera la renommée de ceux qui les auront soumis? " il descend la montagne, et bientôt, approchant des murs où Davila commande, il lui fait annoncer cent jeunes castillans, qui viennent s'offrir à Pizarre, pour aller chercher avec lui la gloire et les dangers. Le farouche tyran de l'isthme étoit plongé dans la douleur. Il venoit de perdre son fils unique à la poursuite des sauvages. " soyez les bien venus, dit-il aux jeunes castillans; et prenez part à la désolation d'un pere, dont ces féroces indiens ont dévoré le fils. Oui, les cruels l'ont dévoré, ce fils, mon unique espérance. Ah! Tout leur sang peut-il jamais rassasier ma fureur? Poursuivez, massacrez cette race impie et funeste. S'il en échappe un seul, je ne me croirai point vengé. " Pizarre fit un accueil plus doux aux nouveaux compagnons que lui amenoit la fortune. Il les reçut sur son vaisseau, avec cet air plein de franchise et d'affabilité qui lui gagnoient les coeurs; et après les éloges qu'il devoit à leur zele, il leur présenta ses amis. " voilà, dit-il, le généreuxAlmagre et le pieux Fernand De Luques, qui consacrent, à mon exemple, leur fortune à cette entreprise; Almagre, assez connu par sa valeur, et Fernand par les dignités qu'il remplit dans le sacerdoce. Près de lui vous voyez Valverde, zélé ministre des autels: c'est lui qui sera parmi nous l'interprete du ciel, l'organe de la foi, l'apôtre de la vérité, chez ces nations idolâtres. Ce guerrier est Salcédo, noble et vaillant jeune homme: c'est à ses mains que l'étendard de la Castille est confié, et c' est lui qui nous conduira dans le chemin de la victoire. Vous voyez dans Ruïz un savant pilote, à qui cette mer est connue, et qui le premier a tenté d'en parcourir les écueils, sous l'intrépide Balboa. " il leur nomma de même avec éloge Peralte, Ribéra, Séraluze, Aléon, Candie, Oristan, Salamon, et tous ceux qui l'accompagnoient. Alonzo lui nomme à son tour les castillans qu'il lui amene, tels que le jeune et beau Mendoce, l'audacieux Alvar, le bouillant et fougueux Penate, et Valasquès plus froidement superbe, et le magnanime Moscose, et Moralès, qui le premier devoit périr en abordant. Infortuné jeune homme! Tu portois dans tes yeux le courage d'un immortel. Pizarre en connoît un grand nombre; ou par leur renommée, ou par celle de leurs aïeux. Il leur témoigne à tous combien il est sensible à l'honneur de les commander. Ses regards s' attachentenfin sur l'humble et pieux solitaire qu'il voit à côté d'Alonzo. " est-ce encore là, demande-t-il, un messager de la foi, que son zele engage à nous suivre? " au nom de Las-Casas, au nom de ce héros de la religion et de l'humanité, que l'Espagne avoit honoré du nom de protecteur de l'Inde , Pizarre est saisi de respect, et se prosternant devant lui, croit adorer la vertu même. " est-ce vous, lui dit-il, vénérable et pieux mortel, est-ce vous qui venez bénir et partager nos travaux? Quel présage pour moi de la faveur du ciel, et du succès de mon entreprise! " " vaillant et généreux Pizarre, lui répondit le solitaire, le seul témoignage assuré de la faveur du ciel est dans le coeur de l'homme juste. Méritez-la par vos vertus; et n'enviez point aux méchants des succès dont le ciel s'irrite. La gloire d'être humain, sensible et bienfaisant, sera pure, et d'autant plus belle, que vous aurez peu de rivaux. "
CHAPITRE 12
le vaisseau, pour mettre à la voile, attendoit un vent favorable. On fit des voeux pour l'obtenir. Le plus auguste de nos mysteres fut célébré sur la poupe, par ce même Fernand De Luques, intéressé avec Almagre dans les risques de l'entreprise, et comme lui associé dans le partage du butin... ô superstition! Ce prêtre sacrilege, pour rendre les autels garants de ses vils intérêts, suspend le divin sacrifice, au moment de le consommer; et tenant dans ses mains la victime pure et céleste, il se tourne vers l'assistance. Sur son front chauve et sillonné de rides, l'austérité paroît empreinte; il souleve un sourcil épais dont son oeil morne est ombragé; et d'une voix semblable à celle qui, du creux des autels, prononçoit les oracles: " venez, Pizarre, et vous Almagre, venez, dit-il, sceller du sang d'un dieu notre illustre et sainte alliance. " alors rompant l'hostie en trois, il s'en réserve une partie, et en donnant une à chacun de ses associés interdits et tremblants: " ainsi, dit-il, soit partagée la dépouille des indiens. " tel fut leur serment mutuel, tel fut le pacte de l'avarice. Barthelemi en fut épouvanté. Le même jour on tint conseil; et là, on entendit Pizarre exposer son plan, ses moyens, sesmesures et ses ressources. Fernand De Luques, chargé du soin de pourvoir aux besoins de la flotte, devoit rester à Panama, tandis qu'Almagre voyageroit sans cesse du port de l' isthme aux bords où l'on alloit descendre, et y ameneroit les secours: rien n'avoit été négligé; et la prudence de Pizarre, en prévoyant tous les obstacles, sembloit les avoir applanis: tel fut l'éloge unanime qu'elle reçut dans le conseil. Mais Las-Casas, qui, dans ce plan, voyoit les indiens vassaux des castillans, ou plutôt leurs esclaves, destinés aux plus durs travaux, ne put renfermer sa douleur. Il demande à parler; on lui prête silence; et, la tristesse dans les yeux: " j'entends, dit-il, qu'on se propose de distribuer les indiens comme de vils troupeaux. On l'a fait dans les isles; les isles ne sont plus que d'effrayantes solitudes. Des millions d'infortunés ont péri sous le joug. Suivrez-vous cet exemple, et ferez-vous périr de même les peuples de ces bords? " chacun s'empressa de répondre, qu'on les ménageroit. " il n'en est qu' un moyen, continua le solitaire: c'est de ne laisser à personne le pouvoir de les opprimer. Qu'ils soient sujets, mais sujets libres. Le même roi, la même loi, et, comme je l'espere, le même dieu que nous; mais jamais d'autre dépendance: voilà leur droit, que je réclame au nom de la nature, et à la face du ciel. " " vertueux Las-Casas, lui répondit Pizarre, vos voeux et les miens sont d'accord. Faire adorer mon dieu, faire obéir mon roi, imposer à ces peuples un tribut modéré, établir entre eux et l'Espagne un commerce utile pour eux, autant qu'avantageux pour elle; voilà ce que je me propose. Fasse le ciel, que, sans user de contrainte et de violence, je puisse l'obtenir!-je vous en suis garant, reprit vivement Las-Casas. Mais Pizarre, promettez-moi que, si ces peuples sont dociles, s'ils souscrivent à des loix justes, s'ils ne demandent qu'à s'instruire, ils seront libres comme nous; que leurs jours, leurs biens, leur repos, seront protégés par vos armes; que l'honnêteté, la pudeur, la timide et foible innocence, auront en vous un défenseur, un vengeur.-je vous le promets.-que vous ne souffrirez jamais qu'on les arrache à leur patrie, qu'on les condamne à des travaux, qu'on exige d'eux, par la crainte, la menace et les châtiments, au-delà du tribut imposé par vous-même.-telle est ma résolution.-hé bien, jurez-le donc au dieu que vous avez reçu, et que tous vos amis le jurent. " à ce discours un bruit confus se répandit dans l'assemblée; et Fernand De Luques prenant la parole: " quoi, dit-il à Barthelemi, jurer à dieu de ménager des barbares qui le blasphement, qui brûlent devant les idoles un encens quin'est dû qu'à lui! Jurons plutôt de les exterminer, s'ils osent défendre leurs temples, et s'ils refusent d'adorer le dieu que nous leur annonçons. L'Amérique nous appartient au même titre que Canaan appartenoit aux hébreux: le droit du glaive qu'ils avoient sur l'idolâtre Amalécite, nous l'avons sur des infideles, plus aveuglés, plus abrutis dans leurs détestables erreurs. Ils se plaignent qu'on leur impose un trop rigoureux esclavage; mais eux-mêmes sont-ils plus doux, plus humains envers leurs captifs? Sur des autels rougis de sang, ils leur déchirent les entrailles; ils se partagent, par lambeaux, leurs membres encore palpitants; ils les dévorent, les barbares; ils en sont les vivants tombeaux. Et c'est pour cette race impie qu'on parle avec tant de chaleur! Si les châtiments les effraient, qu'ils cessent de nous dérober cet or stérile dans leurs mains, et qui nous a déja coûté tant de périls et de fatigues. Quoi! N'avez-vous franchi les mers, n'avez-vous bravé les tempêtes, et cherché ce malheureux monde à travers tant d' écueils, que pour abandonner l'unique fruit de vos travaux, vous en retourner les mains vuides, et ne rapporter en Espagne que la honte et la pauvreté? L'or est un don de la nature. Inutile à ces peuples, il nous est nécessaire. C'est donc à nous qu'il appartient; et leur malice, opiniâtre à le cacher, à l'enfouir, les rendroitseule assez coupables pour justifier nos rigueurs. Quant à leur esclavage, il est la pénitence des crimes dont les a souillés un culte impie et sanguinaire. Ce ne sont pas les creux des mines, où ils sont enfermés vivants, que l'on doit redouter pour eux. Ils méritent d'autres ténebres que celles de ces noirs cachots; et pourvu qu'ils y meurent résignés et contrits, ils béniront un jour les mains qui les auront chargés des chaînes. " ainsi parla Fernand De Luques. Las-Casas, qui, d'un oeil immobile d'horreur, le regardoit et l'écoutoit, lui répondit: " prêtre d'un dieu de paix, vos levres, où ce dieu reposoit tout-à-l' heure, ont-elles proféré ce que je viens d'entendre? Est-ce du haut du bois arrosé de son sang, où, s'immolant pour tous les hommes, sa bouche expirante imploroit la grace de ses ennemis, est-ce du haut de cette croix qu'il vous a dicté ce langage? Vous, chrétien, vous parlez d'exterminer un peuple qui ne vous a fait aucun mal! S'il vous en avoit fait, votre religion vous diroit encore de l'aimer. Vous vous comparez aux hébreux, et ce peuple aux amalécites! Laissez, laissez là ces exemples, dont on n'a que trop abusé. Si dieu, dans ses conseils, a jamais dérogé aux saintes loix de la nature, il a parlé, il a donné un décret formel, authentique, dans toute la solemnité que sa volonté doit avoir, pour forcer l'homme à luiobéir plutôt qu'à la voix de son coeur; et ce décret n'a pu s'étendre au-delà des termes précis où lui-même il l'a renfermé: l'ordre accompli, la loi qu'il avoit suspendue, a repris son cours éternel. Dieu parloit aux israélites; mais dieu ne vous a point parlé. Tenez-vous-en donc à la loi qu'il a donnée à tous les hommes: aimez-moi, aimez vos semblables: voilà sa loi, Fernand. Sont-ce là vos tortures? Et vos chaînes? Et vos bûchers? " les indiens, sans doute, ont exercé entre eux des cruautés bien condamnables; mais, fussent-ils plus inhumains, est-ce à vous de les imiter? Leur malheur, hélas! Est de croire à des dieux sanguinaires. Si, au-lieu du tigre, ils voyoient sur leurs autels l' agneau sans tache, ils seroient doux comme l'agneau. Et qui de nous peut dire, qu'élevé dès l'enfance dans le sein des mêmes erreurs, l' exemple de ses peres, les loix de son pays n'auroient pas tenu sa raison captive sous le même joug? Plaignez donc, sans les condamner, ces esclaves de l'habitude, ces victimes du préjugé. Cependant, dites-moi s'ils sont par-tout les mêmes; et quel mal avoient fait les peuples de l'espagnole et de Cuba? Rien de plus doux, de plus tranquille, de plus innocent que ces peuples. Toute leur vie étoit une paisible enfance; ils n'avoient pas même des fleches pour blesser les oiseaux de l'air. Les en a-t-on plus épargnés? C'est làque j'ai vu des brigands, sans motifs, sans remords, massacrer les enfants, égorger les vieillards, se saisir des femmes enceintes, leur déchirer les flancs, en arracher le fruit... ô religion sainte, voilà donc tes ministres! ô dieu de la nature, voilà donc tes vengeurs! Enfermer un peuple vivant dans les rochers où germe l'or; l'y faire périr de misere, de fatigue et d'épuisement, pour accumuler vos richesses, et pour engendrer sur la terre tous les vices, enfants du luxe, de l'orgueil, de l'oisiveté: ô Fernand! C'est la pénitence que vous imposez à ces peuples! écartez ce masque hypocrite, qui vous gêne sans nous tromper. Vous servez un dieu; mais ce dieu, c'est l'impitoyable avarice. C'est elle qui, par votre bouche, outrage ici l'humanité, et veut rendre le ciel complice des fureurs qu'elle inspire, et des maux qu'elle fait. " Fernand, qui, pendant ce discours, n'avoit cessé de frémir, et de rouler sur l'assemblée des yeux étincelants, se levoit pour répondre. Pizarre le retint. Mais Valverde parla, et prit le ton paisible d'un sage conciliateur. Cet homme, le plus noir, le plus dissimulé que l'Espagne eût produit, pour le malheur du nouveau monde, portoit dans son coeur tous les vices; mais il les couvoit sourdement; et le masque de l'hypocrisie, qu'il ne quittoit jamais, en imposoit à tous les yeux. " Barthelemi, dit-il, ne consultons ici que les intérêts de dieu même: car l'homme n'est riendevant lui. Ces peuples sont ses ennemis, et ses ennemis éternels, s'ils meurent dans l'idolâtrie: vous ne le désavouerez pas. Comment donc celui qui demain sera l'objet de sa colere, peut-il être aujourd'hui l'objet de mon amour? Qu'ils se fassent chrétiens; la charité nous lie. Mais jusques-là dieu les exclut du nombre de ses enfants. C'est à ce titre, d'ennemis des gentils et des infideles, et de conquérants pour la foi, que ce monde nous appartient. Le souverain pontife en a fait le partage, et il l'a fait du plein pouvoir de celui de qui tout dépend. Mais, quelles que soient les richesses que profanent les indiens, quelque abus même qu'ils en fassent, le droit d'en dépouiller les temples et les autels de leurs idoles, pour en faire un plus digne usage, n'est pas ce qui doit nous toucher. Oublions ces fragiles biens; ne pensons qu'au salut des ames. Il s'agit de gagner, ou de laisser périr celles de tous ces malheureux. Voulez-vous les abandonner, ou les retirer de l'abyme? Pour les sauver, à dieu ne plaise que je veuille que l'on préfere les moyens les plus violents. Dans les isles, peut-être, on a été trop loin; on n'a pas assez modéré la premiere ferveur du zele; et s'il est un moyen plus doux de captiver les indiens, qu'un esclavage salutaire, comme vous je demande qu'on daigne l'essayer. Mais si l'on se voit obligé de faire à des espritsrebelles une heureuse nécessité de subir le joug de la foi, vaut-il mieux les abandonner, que d'employer à les réduire une utile et sainte rigueur? C'est ce que je ne puis penser. Attendons que les circonstances nous éclairent et nous décident, sans renoncer au droit divin de commander et de contraindre, mais avec la ferme assurance de ne jamais en abuser. Voilà, je crois, ce que le zele, d'accord avec l'humanité, conseille à des héros chrétiens. " l'assemblée étoit satisfaite du parti modéré que proposoit Valverde; mais Las-Casas ne vit en lui qu'un fourbe adroit et dangereux. " de toutes les superstitions, dit-il, la plus funeste au monde, est celle qui fait voir à l'homme, dans ceux qui n'ont pas sa croyance, autant d'ennemis de son dieu: car elle étouffe dans les coeurs tout sentiment d'humanité; et Valverde a raison: comment peut-on aimer l'éternel objet des vengeances et de la haine de son dieu? De là ce barbare mépris qu'on a conçu pour les sauvages, et souvent cette joie atroce qu'on ressent à les opprimer. Ah! Loin de nous cette pensée, que dieu, tant que l'homme respire, puisse le haïr un moment. Ces indiens sont, comme vous, l'ouvrage de ses mains; il aime son ouvrage; il les a faits pour être heureux. Toujours le même, il veut encore ce qu'il voulut en les créant; et infini dans sa puissance comme dans sa bonté, il amille moyens qui nous sont inconnus, d'attirer à lui ses enfants. " " le lien fraternel n'est donc jamais rompu: la charité, l'égalité, le droit naturel et sacré de la liberté, tout subsiste; et d' accord avec la nature, la foi, d'un bout du monde à l'autre, ne présente aux yeux du chrétien que des freres et des amis. Mais, dites-vous, si l'esclavage est le seul moyen d'engager, de retenir les indiens sous le joug de la foi! ... juste ciel! L'esclavage! La honte et le scandale de la religion, est le seul moyen de l'étendre! Ah! C'est lui qui la déshonore, qui la rend odieuse, et qui la détruiroit, si l'enfer pouvoit la détruire. Il fut cruel chez tous les peuples; il est atroce parmi nous. Vous le savez; vous avez vu le fils arraché à son pere, la femme à son époux, la mere à ses enfants; vous avez vu jetter dans le fond d'un vaisseau des troupeaux d'hommes enchaînés, y croupir entassés, consumés par la faim; vous avez vu ceux qui sortoient de cet exécrable tombeau, pâles, abattus de foiblesse, aussi-tôt condamnés aux travaux les plus accablants. Et c'est là, dit-on, le moyen de gagner les esprits! En a-t-on tenté d'autres? A-t-on daigné les éclairer? A-t-on pris soin de les instruire? Veut-on même qu'ils soient instruits? On veut qu'ils vivent, et qu'ils meurent comme des animaux stupides. Pour les persuader il eût fallu vivre avec eux, souffrir leur indocilité,l' apprivoiser par la douceur, l'attirer par la confiance, et la vaincre par les bienfaits. C'est l'exemple qui prouve; et le plus digne apôtre de la religion, c'est la vertu. Soyez bons, soyez justes; vous serez écoutés. Je connois bien ce nouveau monde! Interrogez ceux dont le zele portoit le flambeau de la foi dans ces régions désolées, où l'on a commis tant de maux. Demandez-leur quel doux empire a sur l'ame des iniens la raison, l'équité, la vertu bienfaisante, la consolante vérité? Demandez-leur s'il fut jamais de peuple moins jaloux de ses opinions, plus empressé d'ouvrir les yeux à la lumiere, plus facile à persuader? Mais au moment qu'on leur prêchoit un dieu clément et débonnaire, ils voyoient arriver des ravisseurs perfides, et d'infames déprédateurs, qui, au nom de ce même dieu, les dépouilloient, les enchaînoient, leur faisoient souffrir mille outrages. Pouvoient-ils ne pas accuser de fourberie et d'imposture ceux qui leur annonçoient la douceur de sa loi? Ce que je dis là, je l'ai vu, je l'ai vu: ce n'est pas devant moi qu'il faut calomnier ces peuples. " mais fussent-ils opiniâtres et obstinés dans leurs erreurs, est-ce pour vous une raison de les réduire au rang des bêtes? On espere adoucir pour eux les rigueurs de la servitude! On l'a promis cent fois; a-t-on pu s'y résoudre? J'ai vu Ferdinand s'attendrir, j'ai vu Ximenèss' indigner, j'ai vu Charles frémir des inhumanités dont je leur faisois la peinture. Ils y ont voulu remédier; et avec toute leur puissance, ils l'ont voulu en vain. Quand le vautour de la tyrannie s'est saisi de sa proie, il faut qu'il la dévore, et rien ne peut l'en détacher. Non, mes amis, point de milieu: il faut renoncer au nom d'hommes, abjurer le nom de chrétiens, ou nous interdire à jamais le droit de faire des esclaves. Cet avilissement honteux, où le plus fort tient le plus foible, est outrageant pour la nature, révoltant pour l'humanité, mais abominable sur-tout aux yeux de la religion. mon frere, tu es mon esclave, est une absurdité dans la bouche d'un homme, un parjure et un blasphême dans la bouche d'un chrétien. " et de quel titre s'autorise la fureur d'opprimer? conquérants pour la foi! la foi ne nous demande que des coeurs librement soumis. Qu'a-t-elle de commun avec notre avarice, nos rapines, nos brigandages? Le dieu que nous servons est-il affamé d'or? un pontife a partagé l'Inde! mais l'Inde est-elle à lui? Mais avoit-il lui-même le droit qu'on s'arroge en son nom? Il a pu confier ce monde à qui prendroit soin de l'instruire, mais non pas le livrer en proie à qui voudroit le ravager. Le titre de sa concession est fait pour un peuple d'apôtres, non pour un peuple de brigands. " l' Inde n'est donc à vous que par droit deconquête; et le droit de conquête, tyrannique en lui-même, ne peut être légitimé que par le bonheur des vaincus. Oui, Pizarre, c'est la clémence, la bonté qui le justifient; et l'usage de la victoire va vous donner la renommée, ou d'un brigand par vos fureurs, ou d'un héros par vos bienfaits. Ah! Croyez-moi, n'attendez pas le moment de l'ivresse et de l'emportement, pour mettre un freinà la victoire. Ce jour est, pour vous, consacré à des résolutions saintes. Tous ces guerriers, disposés comme vous à écouter la voix de la nature, suivront votre exemple à l'envi. Ils sont jeunes, sensibles, et la corruption ne les a point gagnés encore: j'en ai fait l'épreuve récente; je crois même les voir touchés des malheurs que je vous ai peints. Je vous conjure, au nom de la religion, au nom de la patrie et de l'humanité, de faire avec eux le serment d'épargner les peuples soumis, de respecter leurs biens, leur liberté, leur vie. C'est un lien sacré dont vous aurez besoin peut-être, pour vous épargner de grands crimes; c'est du moins un gage de paix, qu'au nom des indiens, leur ami, dirai-je leur pere, vous demande à genoux, et les larmes aux yeux. " à ces mots il se prosterna. " et moi, dit Fernand, je m'oppose à cet acte déshonorant. Tant de précaution marque pour nous trop peu d'estime. L'homme fidele à son devoir, se répond assez de lui-même, et n'apas besoin qu'on le gêne par les entraves du serment. " " pour garantir vos intérêts, reprit modestement Las-Casas, le serment le plus redoutable vient d'être exigé par vous-même; et pour le salut de ces peuples, le serment vous paroît inutile et injurieux! " Fernand se sentit confondu, et n'en devint que plus atroce. Il se répandit en injures contre le protecteur de l'Inde, l'accusa de trahir son roi, sa patrie, et son dieu lui-même; lui donna les noms odieux de délateur, de partisan du crime et de l'impiété. Pizarre, à qui cet homme violent et pervers étoit trop nécessaire encore, vit le moment qu'il le perdoit. Il commença par l'appaiser; et puis, s'adressant à Las-Casas, lui dit d'un air respectueux, que son zele méritoit bien la gloire qu'il lui avoit acquise; que ses conseils et ses maximes lui seroient à jamais présents; qu' il les suivroit autant qu'il lui seroit possible; mais qu'il croyoit que sa parole étoit un gage suffisant. Le solitaire, consterné, se retire avec Alonzo. " vous voyez, dit-il, mon ami, qu'ici mon zele est inutile. Je vous l'avois bien dit. Cette épreuve m'éclaire; n'en demandez pas davantage. Je crois connoître assez Pizarre: il seroit juste et modéré, si chacun consentoit à l'être. Mais il veut réussir; et son ambition fera céder aux circonstances sa droiture et son équité. Je ne vous propose point de renoncer à le suivre:ce seroit affoiblir le nombre et le parti des gens de bien. Mais moi, dont la présence est déja importune, et seroit bientôt odieuse, je n'ai plus désormais qu'à regagner ma solitude. Adieu. Si vous voyez tourner cette conquête en brigandage, prenez conseil de votre coeur, il vous conduira toujours bien. " Alonzo, déja mécontent de tout ce qui s'étoit passé, fut sur-tout indigné de voir qu'on se délivroit de Las-Casas; et lui-même il l'auroit suivi, si son honneur, trop engagé, ne l'avoit retenu. " mon ami, lui dit-il, je reste, je vous obéis à mon tour; mais j'observerai Pizarre; j' éprouverai dans peu s'il tient ce qu'il vous a promis; et si j'ai le malheur d'être avec des brigands, soyez bien assuré que je n'y serai pas long-temps. "
CHAPITRE 13
Barthelemi fut remené jusqu'au fleuve des lézards. Il monte une barque indienne; et la rapidité du fleuve l'éloigne bientôt de Crucès. Libre et seul avec ses sauvages, il leur parloit; il jouissoit de leurs caresses naïves; il tâchoit de les consoler. L'un d'eux lui dit: " notre bon pere, tu nous aimes et tu nous plains. Nous savons tout ce que tu as fait pour soulager notre misere. Veux-tu porter la joie chez nos amis de la montagne? Ils savent que nous t'avons vu: Capana, le chef de nos freres, donneroit dix ans de sa vie pour te posséder un moment. Viens le voir. Le sentier qui mene à sa retraite est rude, étroit, entrecoupé de torrents et de précipices; mais, sur des tissus de liane, nous te porterons tour-à-tour. " à ces mots, deux ruisseaux de larmes coulerent des yeux de Las-Casas; et tant de courses d'un monde à l'autre, tant de peines et de travaux qu'il avoit essuyés pour eux, tout fut récompensé. " quoi, sur l'isthme! Quoi, près d'ici, des indiens libres encore! Ah! Du moins sont-ils bien cachés, demanda-t-il, et Davila ne peut-il pas les découvrir? " leur asyle est sûr, luidirent les sauvages; nous seuls en connoissons la route; et le silence est sur nos levres. Nous savons nous taire et mourir. Las-Casas consent à les suivre. On laisse le canot dans une anse du fleuve; et à travers d'épais buissons, on s'enfonce dans ces déserts. Comme ils passoient un défilé entre deux hautes montagnes, un cri fit retentir les bois. Les indiens pâlirent; leurs cheveux se dresserent. C'étoit le cri du tigre; ils l'avoient reconnu. Immobiles et en silence, ils écouterent; le même cri se fait entendre de plus près. Alors, jugeant que le péril approche, et que le tigre vient sur eux, ils se rassemblent, ils se pressent autour de Las-Casas. " laisse-nous t'entourer, lui disent-ils, et ne crains rien; ne crains rien; il n'en prendra qu'un, et ce ne sera pas toi. " en effet, l'animal féroce, pour franchir le vallon, ne fait que trois élans, et saisissant un indien, l'emporte dans le bois, sans ralentir sa course. Le pieux solitaire leve les mains au ciel en poussant un cri lamentable, et tombe oppressé de douleur. Bien-tôt, reprenant ses esprits, et se retrouvant au milieu de ses indiens, qui le rappellent à la vie: " ah! Mes amis, qu'ai-je vu, leur dit-il?-allons, mon pere, prends courage, lui répondent ces malheureux; ce n'est rien.-ce n'est rien, grand dieu!-non, ce n'est rien que les tigres, en comparaison des espagnols.-ô race impie et féroce! Quelle honte pour vous,s' écria Las-Casas! Vous réduisez les indiens à ne pas se plaindre des tigres! " enfin, de rochers en abymes, ils approchent de la vallée. Elle étoit entourée d'un cercle de montagnes couvertes d'épaisses forêts, et qui, de tous côtés, ne présentoient aux yeux qu'une masse énorme et profonde, sans laisser soupçonner le vuide que leur enceinte renfermoit. à travers l'épaisseur des bois, on s'avance, on gravit, on franchit enfin les montagnes. Tout-à-coup, aux yeux de Las-Casas, se découvre un riche vallon, dont la fertilité l'enchante. Au centre de la plaine, s'élevoit un hameau, et au milieu du hameau la cabane du cacique. Barthelemi, à cette vue, se sent ému de joie et de pitié. " pauvre peuple, s'écria-t-il avec attendrissement; fasse le ciel que ton asyle soit à jamais impénétrable! " à l'approche des indiens, leurs compagnons accourent, impatients d' apprendre ce qu'ils leur viennent annoncer. " nous vous amenons notre pere, disent ceux-ci avec transport. Le voilà; c'est lui, c'est Las-Casas. " à ce nom, rien ne peut exprimer l'allégresse de ce peuple reconnoissant. Leurs bras se disputent la gloire de l'enlever, de le porter en triomphe jusqu'au village, où le cacique a déja su l'arrivée de Las-Casas. Il s'avance au devant de lui, et lui tendant les bras: " viens, lui dit-il, mon pere, viens consoler tes enfants de tous les maux qu'on leura faits: en te voyant, ils les oublient. " Las-Casas jouissoit du bonheur le plus doux que puisse goûter sur la terre un coeur vertueux et sensible. " ô mes amis, leur disoit-il, en les embrassant tour-à-tour, si vous m'aimez si tendrement, moi qui ne vous ai fait aucun bien; quel n'eût pas été votre amour pour un peuple qui eût mis sa gloire à vous donner des arts utiles, de sages loix, de bonnes moeurs, et un culte agréable au dieu de l'univers?-ah! Mon pere, dit le cacique, nous aurions adoré ce peuple généreux. Laissons les regrets inutiles. Le seul homme, entre ces barbares, qui ait été juste et bienfaisant, nous le possédons. Je ne veux t'occuper que de notre joie. " il le mena dans sa cabane; et quelle fut la surprise de Barthelemi, en y voyant sur un autel une statue de bois de cedre, où ses traits étoient ébauchés! Le cacique lui dit: " regarde. C'est toi, mon pere, oui, c'est toi-même. Un de nos indiens qui t'avoit vu, et qui t'avoit toujours présent, m'a fait ta ressemblance. Elle nous suit par-tout. C'est elle que nous invoquons dans toutes nos entreprises; et depuis que nous la possédons, tout nous a réussi. " Las-Casas, qui d'abord n'avoit pu se défendre d' un mouvement de reconnoissance, se reprocha ce sentiment; et parlant au cacique d'un air doux et sévere: " renversez, dit-il, cette image: un simple mortel n'est pas digne de votre vénération. " à ces mots il alloit saisir la statue, pour la briser. Le cacique la défendit, comme il eût defendu ses enfants et sa femme. " ah! Lui dit-il, laisse-nous cette chere ombre de toi-même. Quand tu ne seras plus, elle rappellera à nos enfants, à nos neveux, le seul ami que nous ayons eu parmi nos cruels oppresseurs. " tout le peuple s'assemble autour de la cabane, et demande à voir Las-Casas. Il se montre; et l'air retentit de ce cri d'allégresse: " le voilà, l'homme juste; l'homme bienfaisant, le voilà. Il nous aime, il nous plaint, il vient voir ses amis. Qu'il reste avec nous, l'homme juste: nos coeurs et nos biens sont à lui. " " ô dieu de la nature! S'écria Las-Casas, se pourroit-il que des coeurs si vrais, si doux, si simples, si sensibles, ne fussent pas innocents devant toi! " cependant de jeunes chasseurs se sont répandus dans la plaine, les uns perçant les oiseaux de l'air de leurs fleches inévitables, les autres forçant à la course les chevreuils, moins agiles qu'eux. La proie arrive en affluence; et le festin est préparé. Assis à côté du cacique, et au milieu de sa famille, Las-Casas s'instruit de leurs loix, de leurs moeurs et de leur police. La nature est leur guide et leur législateur. S' aimer, s'aider mutuellement, éviter de se nuire; honorer leurs parents, obéir à leur roi; s'attacher à une compagne, qui les soulage dans leurs travaux, et qui leurdonne des enfants, sans que le soupçon même de l'infidélité trouble cette union paisible; cultiver en commun leurs champs, et s'en distribuer les fruits: telle étoit leur société. Hé bien, dit Las-Casas, c'est la loi de mon dieu, qu'il a gravée dans vos ames: vous le servez sans le connoître; et c'est sa voix qui vous conduit. " ton dieu! Il est notre ennemi, dit le cacique; il est le dieu des espagnols.-le dieu des espagnols n'est point votre ennemi: il est le dieu de la nature entiere; et nous sommes tous ses enfants.-ah! S'il est vrai, dit le cacique, nous cherchons un dieu qui nous aime; celui de Las-Casas doit être juste et bon, et nous voulons bien l'adorer. Hâte-toi, fais-le nous connoître. " alors, se livrant à son zele, Las-Casas leur fit de son dieu une peinture si sublime et si touchante, que le cacique, se levant avec transport, s'écria: " dieu de Las-Casas, reçois nos voeux! " et tout son peuple répéta ces mots après lui. Dans ce moment, le cacique, regardant le solitaire, crut voir sur son visage un éclat tout divin, car la piété l'animoit; il étoit rayonnant de joie. " écoute, lui dit-il; ton dieu ne se fait-il jamais voir aux hommes?-ils l'ont vu, répondit Las-Casas; il a même daigné habiter parmi eux.-sous quels traits?-sous les traits d'un homme.-acheve. N'es-tu pastoi-même ce dieu, qui vient nous consoler?-moi!-si tu l'es, cesse de nous cacher ce que tant de vertu annonce. Parle. Nous allons t'adorer. " Barthelemi se confondit dans une humilité profonde, et rejetta loin cette erreur. Mais avant d'exposer des vérités sublimes à l'incrédulité de ces foibles esprits, il voulut savoir quel étoit leur culte. " hélas! Dit le cacique, nous adorions le tigre, comme le plus terrible de tous les animaux. Mais que ton dieu n'en soit point jaloux; c'étoit le culte de la crainte, et non pas celui de l'amour.-allons, allons, dit Las-Casas, renverser cette horrible idole. " et les indiens, animés du zele qu'il leur inspiroit, couroient au temple sur ses pas.
CHAPITRE 14
D'une grotte profonde, voisine de ce temple, Barthelemi crut entendre sortir des gémissements. " qu'est-ce, demanda-t-il?-passons, dit le cacique. épargne à tes amis la honte de te montrer des malheureux. " sans vouloir insister, Barthelemi s'avance jusqu'à ce temple abominable, où l'on voyoit le dieu tigre sur un autel rougi de sang. " quel est le sang, demanda-t-il encore, qu'on a versé sur cet autel?-celui des animaux, répondit le cacique, et quelquefois...-acheve.-celui des espagnols.-des espagnols!-lorsqu' ils pénetrent jusqu'au bord de ces forêts, il faut bien les tuer, ou les prendre vivants. Et que faire de ces captifs, à moins que de les immoler? S'il s'en échappoit un seul, notre asyle seroit connu, et notre perte inévitable. Tu viens d'entendre les plaintes d'un malheureux jeune homme, qui nous fait compassion. Je ne puis me résoudre à le faire mourir. Cependant il faut bien qu'il meure; car, s'il nous échappoit, il iroit nous trahir. " Las-Casas demande à le voir; et après avoir fait briser l'autel et l'idole du tigre, il retourne vers la prison où le jeune homme est enfermé. Le captif, en voyant entrer ce religieuxvénérable, ne douta point que ce ne fût encore un nouveau martyr de la foi, qu'on alloit immoler. " ô mon pere, venez, dit-il, m'encourager par votre exemple; venez apprendre à un jeune homme à se détacher de la vie, à mourir courageusement. " mais dès qu'il s'apperçut que le solitaire étoit libre, qu'il commandoit aux indiens de s'éloigner, et que ceux-ci lui obéissoient: " ah! Reprit-il, que vois-je? Et quel est cet empire que vous exercez parmi eux? êtes-vous un ange du ciel, descendu pour ma délivrance? Parlez. Dites-moi qui vous êtes. Je sens revenir l'espérance dans ce coeur qu'elle abandonnoit. " " je suis espagnol comme vous, lui dit le solitaire; mais, n' ayant jamais trempé dans les crimes de ma patrie, je suis libre et chéri parmi les indiens.-hélas! Et moi, lui dit Gonsalve, (c' étoit le nom du jeune homme) qu'ai-je fait, que je n'aie dû faire, et dont j'aie pu me dispenser? Je suis le fils de Davila, du gouverneur de l'isthme: il m'avoit envoyé à la poursuite des sauvages. Mes compagnons et moi, à travers les forêts, nous avons pénétré dans ce vallon; les indiens nous ont enveloppés, nous ont accablés sous le nombre; les plus heureux des miens ont péri dans le combat; le reste a été pris, et sur l'autel du tigre je les ai vus tous immolés. Moi seul ils m'épargnent encore; soit que ma jeunesse ait touchéces inhumains, et que mes larmes leur inspirent quelque pitié; soit que leur cruauté m'ait voulu réserver pour un nouveau sacrifice; ils me laissent languir dans cet horrible abandon, et dans l'attente de la mort, plus cruelle que la mort même. Hélas! Pardonnez à mon âge un excès de foiblesse, dont je rougis en l' avouant. La vie m'est chere. Il m'est affreux de la quitter à son aurore. Elle devoit avoir tant de charmes pour moi! Il m'eût été si doux de revoir ma patrie! Et quand je pense que ces beaux jours, ces jours délicieux que j'y devois passer, sont évanouis pour jamais, je tombe dans le désespoir. Si du moins j'étois mort au milieu des combats, et par les mains d'un ennemi digne d'honorer mon courage! Mais ici, mais sur les autels d'un peuple stupide et féroce, me sentir tout vivant déchirer les entrailles, et voir, aux pieds du tigre, allumer mon bûcher! Cette destinée est affreuse. Ah! S'il se peut, délivrez-moi de ces mains inhumaines; rendez-moi à mon pere. Il n'a que moi. Je suis son unique espérance; ces barbares l'en ont privé. " " mon ami, lui dit Las-Casas, que vous êtes loin encore d'être changé par le malheur! Vous, fils de Davila, vous appellez barbares ces peuples, dont lui-même il fait, depuis dix ans, le massacre le plus horrible! Hélas! Combien de peres, privés par ses fureurs de leur seuleet douce espérance, se sont vus égorgés eux-mêmes, en implorant à ses genoux la grace de leurs enfants! Il a versé plus de flots de sang, que vous n'en avez de gouttes dans les veines; et le peuple enfermé dans ces forêts profondes, n'est que le malheureux débris de ceux qu'il a exterminés. Vous voyez qu'il poursuit encore ce qui lui en est échappé. Ils sont perdus, s'il les découvre; et lui rendre son fils, vous l'avouerez vous-même, ce seroit risquer qu'un secret, d'où leur salut dépend, ne lui fût révélé.-ah! Gardez-vous, lui dit Gonsalve, de leur apprendre qui je suis.-moi! Dit Las-Casas, les tromper! Leur cacher le péril de votre délivrance! Non; ce seroit leur tendre un piege. Si je parle pour vous, je dirai qui vous êtes; on saura ce que je demande, ce qu'on risque à me l'accorder. Ou mon silence, ou ma franchise; c'est à vous de choisir.-choisir! De tous côtés je ne vois que la mort. Je m'abandonne à vous.-reprenez donc courage. Mais tirez de l'état où vous êtes réduit, cette utile et grande leçon, que le droit de la force est un droit odieux; que si les indiens l' exerçoient à leur tour, et se permettoient la vengeance, il n'est point de supplice auquel ne dût s'attendre le fils du cruel Davila; que l' état naturel de l'homme est la foiblesse; qu'à votre place, il n'en est point qui ne fût timide et tremblant; que l'orgueil, dans un être si voisindu malheur, est le comble de la démence; et qu'exposé lui-même chaque jour à devenir un objet de pitié, il est aussi insensé que méchant, lorsqu'il ose être impitoyable. " Las-Casas, de retour auprès de Capana: " cacique, lui dit-il, n'es-tu pas soulagé, comme d'un joug triste et pénible, de ne plus adorer un être malfaisant, et de servir un dieu clément et juste?-il est vrai, lui dit le cacique, que nos coeurs, flétris par la crainte, semblent ranimés par l'amour.-oui, mon ami, l'homme est fait pour aimer. La haine, la vengeance, toutes les passions cruelles sont pour lui un état de gêne, d'angoisse et d'avilissement. Il se sent élever, il sent qu'il se rapproche de l'être excellent qui l'a fait, à mesure qu'il est plus doux, plus magnanime. étouffer son ressentiment, et triompher de sa colere; opposer les bienfaits à l' injure qu'on a reçue, en accabler son ennemi, c'est un plaisir vraiment divin.-je le conçois, dit le cacique.-non, tu ne peux le concevoir avant de l'avoir éprouvé. Mais il ne tient qu'à toi de jouir pleinement de ce plaisir pur et céleste. Fais venir ce jeune captif, qui tremble et gémit dans tes chaînes, et dis-lui, en le délivrant: fils du désolateur de l'isthme, fils du meurtrier de nos peres, de nos femmes, de nos enfants, fils de Davila, je pardonne à ton âge et à ta foiblesse. Vis, apprends d'un sauvage à imiter tondieu.-le fils de Davila! S'écria le cacique; quoi! C'est lui que je tiens captif! " à ces mots, ses yeux irrités s'enflammerent comme la foudre. " oui, c'est le fils de Davila, reprit le solitaire avec un air tranquille, c'est lui que tu peux déchirer, dévorer même si tu veux. Mais écoute-moi. à peine ta vengeance sera-t-elle assouvie, tu seras triste, et tu diras: le voilà égorgé; et son sang répandu ne rend la vie à aucun des miens: ma fureur est donc inutile: j'ai fait périr le foible, peut-être l'innocent; et je suis coupable sans fruit... sa vie est dans tes mains; choisis de renoncer à mon dieu ou à ta vengeance; et reprends le culte du tigre, si tu veux t'abreuver de sang. " " j'adore le dieu de Las-Casas, dit le cacique. Mais toi-même, crois-tu qu'il me commande de laisser impunis tous les maux qu'un barbare nous fait depuis dix ans?-oui, la loi de mon dieu te prescrit le pardon et l'amour de tes ennemis.-l' amour!-ne sont-ils pas ses enfants comme toi! Ne les aime-t-il pas lui-même? Et peux-tu adorer le pere, sans aimer les enfants? Plains-les d'être coupables, et souhaite qu'ils cessent d'être méchants; mais ne sois pas méchant comme eux, et mérite par ta clémence que ton dieu en use envers toi. " " tu me confonds; mais tu me touches, dit le cacique. Allons, qu'exiges-tu de moi? Qu'au fils du cruel Davila je pardonne comme à monfrere? J'y consens. Qu'on l'amene ici. Je briserai sa chaîne, et je l'embrasserai. Mais qu'en ferai-je, après lui avoir permis de vivre? S'il s'échappe, il divulguera le secret de notre asyle; et tu auras perdu tes amis.-j' ai cette crainte comme toi, lui répondit le solitaire; et je ne veux, quant à présent, qu'adoucir sa captivité. " Gonsalve attendoit avec impatience le retour de Las-Casas. " hé bien, lui dit-il en tremblant, qu'avez-vous obtenu?-qu' on vous laisse la vie.-ah! Mon pere! Et la liberté, l'ai-je perdue pour jamais?-je vous ai dit que le salut de ces malheureux indiens tient au secret de leur asyle.-je le sais; mais répondez-leur qu'il ne sera jamais trahi par moi.-comment répondrois-je de vous, dit le solitaire? à votre âge on ne répond pas de soi-même. C' est à vous de gagner l'estime du cacique, et d'obtenir, avec le temps, qu'il daigne se fier à vous.-et lui avez-vous dit qui je suis, demanda Gonsalve?-oui sans doute.-je suis perdu.-non, vous ne l'êtes pas. Je vais vous mener devant lui. " " jeune homme, lui dit le cacique en le voyant, adores-tu le dieu qu'adore Las-Casas?-oui, répond Davila.-crois-tu que nous soyons enfants de ce dieu, comme toi?-je le crois.-nous sommes donc freres? Pourquoi venir tremper tes mains dans notre sang?-j' obéissois.-à qui?-vous le savez assez.-oui, je sais que tu es né du plus méchant des hommes, et du plus cruel envers nous. Mais Las-Casas me dit que son dieu et le mien m'ordonne de te pardonner. Je te pardonnne. Viens, embrasse ton ami. " le jeune homme, à ces mots, tombe aux pieds du cacique. " que fais-tu, lui dit le sauvage? Ne sommes-nous pas freres? N'es-tu pas mon égal? " il dit; et lui tendant la main, il le délivra de ses chaînes. Barthelemi, témoin de ce spectacle, avoit le coeur saisi de joie et d'attendrissement. " Davila, dit-il au jeune homme, voilà, voilà de vrais chrétiens! "
CHAPITRE 15
Gonsalve fut, dès ce moment, parmi les indiens, comme dans sa patrie, et comme au sein de sa famille. On le gardoit, mais sans contrainte; et la seule liberté qu'il n'eût pas, étoit celle de s'échapper. Las-Casas le voyoit sans cesse. Il eût voulu lui faire aimer la vie heureuse et simple de ce peuple sauvage; mais le jeune homme ne l'écoutoit qu'en poussant de profonds soupirs. " me voilà, disoit-il, instruit par le malheur, par vos leçons, par leur exemple; qu'ils daignent se fier à moi, et me mettre en état de détromper mon pere, de le fléchir, de lui apprendre à les connoître, à les aimer. Ils m'ont déja laissé la vie; je leur devrai la liberté. Ces bienfaits toucheront un pere. Il cédera aux larmes de son fils. " à cet âge on ne sait pas feindre avec tant d'art et de noirceur; et Las-Casas ne doutoit pas que Gonsalve ne fût sincere; mais il le connoissoit trop foible, pour oser compter sur sa foi. " vous êtes sans doute à présent bien déterminé, lui dit-il, à ne pas trahir ce bon peuple; mais je prévois tout l'ascendant d'un pere; et je ne répondrai jamais qu'il ne vienne à bout de surprendre ou d' arracher votre secret. Ce que je vous dis là, je l'ai dit de même au cacique.C' est lui que le péril regarde, c'est à lui de se consulter. " je laisse, dit-il à Capana, ton captif dans l'affliction. Il soupire ardemment pour la liberté. Je t'ai fait voir tout le danger de le renvoyer à son pere; mais je ne dois pas te dissimuler l'avantage de ce bienfait. Il peut arriver que son pere vous découvre, et alors vous auriez pour appui ce jeune homme, à qui ta clémence auroit fait un devoir sacré de ne t'abandonner jamais. L'amour paternel a des droits sur les tyrans les plus farouches. C'est le dernier endroit sensible par où leur ame s'endurcit. Après cela, décide-toi sur le parti que tu dois prendre: j'ignore comme toi quel seroit le plus sage, et tu sais aussi bien que moi quel seroit le plus généreux. " pour moi, dépourvu des moyens de célébrer ici nos augustes mysteres, d'y établir le sacerdoce, et d'y perpétuer le culte des autels, je vais vous chercher des pasteurs, et peut-être vous assurer un repos plus tranquille. Adieu. Je demande au ciel, et j'espere de vous revoir, avant de descendre au tombeau. " la désolation du jeune Davila fut extrême, quand il apprit que Las-Casas l'abandonnoit. Il alla se jetter aux pieds du cacique. " ah! Lui dit-il, pourquoi te défier d'un malheureux qui te doit tout? La nature m'a fait un coeur sensible comme à toi; mais eût-elle mis à la placele coeur du tigre que tu adorois, tes vertus l'auroient attendri. Tu m'as appellé ton ami; tu m'as embrassé comme un frere; va, je ne l' oublierai jamais: je ne suis ingrat ni perfide. Il y va de ta vie et du salut de tes amis, que ton asyle soit inconnu; il le sera par mon silence. J'en atteste mon dieu, ce dieu qui est devenu le tien. " " oui, je te crois sensible et bon, dit le cacique; mais tu es foible; et l'homme foible est toujours à la veille d'être méchant. Comment braverois-tu l'autorité d'un pere? Tu n'as pas su braver la mort.-la mort m'a causé de l'effroi, je l'avoue, dit le jeune homme en se levant avec fierté; mais si, pour éviter la mort, tu m'avois proposé un crime, tu aurois vu lequel des deux m'auroit le plus épouvanté. Puisque je n'ai pas ton estime, je ne te demande plus rien. Je renonce à la liberté; je te dispense même de me laisser la vie. " à ces mots il se retira. Le cacique, qui le suivoit des yeux, et qui le voyoit abattu de tristesse, sentit lui-même, comme un poids dont son coeur étoit oppressé, la dureté de son refus. Il fit appeller Las-Casas. " emmene avec toi ce jeune homme, lui dit-il: sa douleur me pese et me fatigue: la présence d'un malheureux est insupportable pour moi.-as-tu bien réfléchi, lui dit le solitaire?-oui, je sais qu'un mot de sa bouche nousperd, mon peuple et moi, nous livre à nos tyrans; mais la pitié l'emporte sur la crainte: je ne veux plus le voir souffrir. " si l'on a vu des enfants vertueux aux funérailles de leur pere, d'un pere tendre et bien aimé, c'est l' image de la douleur des indiens, au départ de Las-Casas. Le cacique et son peuple, le visage abattu, les yeux baissés et pleins de larmes, l' accompagnerent en silence jusqu'au bord de la forêt. Là, il fallut se séparer. Témoin de leurs tristes adieux, Gonsalve renfermoit sa joie. Le cacique, ôtant son collier, le jetta au col du jeune homme, l'embrassa, et lui dit: " sois toujours notre ami; et si jamais tu étois pressé par nos tyrans de leur découvrir où nous sommes, regarde ce collier, souviens-toi de Las-Casas, et demande à ton coeur si tu dois nous trahir. " les deux espagnols, sur la foi de leurs guides, s'en allant à travers les bois, se retraçoient les moeurs et le naturel des sauvages. Vint un moment où Las-Casas, regardant le jeune Davila: " vous voyez, lui dit-il, si, comme on le prétend, ils sont indignes du nom d'hommes, et s'il est mal-aisé d'en faire des chrétiens. L'homme n'est indocile que pour ce qui répugne au sentiment de la bonté. Il ne se refuse jamais aux vérités qui le consolent, qui le soulagent dans ses peines, et qui lui font chérir ces deux présents du ciel, la vie et la société.Que ces vérités passent sa foible intelligence, pourvu qu'elles touchent son coeur, il en sera persuadé: il croit tout ce qu'il aime à croire. Toute la nature à ses yeux est un mystere assurément; hé bien, voit-on qu'en jouissant de ses bienfaits, il lui reproche l'obscurité de ses moyens? Il en sera de même de la religion: plus elle fera d'heureux, moins elle trouvera d'incrédules. " " mais, reprit Gonsalve, peut-on dissimuler ce qu'elle a d'affligeant, ce qu'elle a d'effrayant pour l'homme?-elle n'a rien que d'attrayant, d'encourageant pour la vertu, de consolant pour l'innocence, lui répondit le solitaire; et je n'en veux pas davantage pour la faire adorer par-tout. De bonnes loix gênent le vice, épouvantent le crime, affligent les méchants; et l'on aime de bonnes loix, parce qu'il dépend de chacun d'en recueillir les fruits, et d'être heureux par elles. On aimera de même une religion, qui, comme ces loix salutaires, est favorable aux gens de bien, rigoureuse aux méchants, et indulgente aux foibles. Mais, en la professant dans cette pureté, on ne peut opprimer personne; on ne s'abreuve point de sang; on est obligé d'être humain, juste, patient, secourable, et sur-tout désintéressé; de joindre l'exemple au précepte, d'instruire par ses bonnes oeuvres, et de prouver par ses vertus. L'orgueil et la cupidité ne peuvent se forcerà ces ménagements; le droit du glaive est plus commode; et avec d'odieux prétextes, dont les passions s'autorisent, on se permet la violence, la rapine et le brigandage jusqu'aux excès les plus criants... " le solitaire, à ces mots, s'apperçut que le fils de Davila baissoit les yeux, et que la rougeur de la honte se répandoit sur son visage. " pardonne, lui dit-il, jeune homme. Je t'afflige. C'est le ciel qui te l'a donné, ce pere rigoureux. Tout injuste qu'il est, ne cesse jamais de l'aimer, de le respecter, de le plaindre. Seulement ne l'imite pas. " on arrive à Crucès. Les indiens s'éloignent; Barthelemi et Gonsalve, au moment de se séparer, s'embrassent tendrement. " adieu. Tu vas revoir ton pere, dit le solitaire au jeune homme; souviens-toi du cacique, daigne penser à moi. Je n'entendrai point tes paroles; mais dieu sera présent; et ton coeur lui a juré d'être fidele aux indiens. " Gonsalve retourne à Panama; et Las-Casas descend le fleuve jusqu'à la côte orientale, où un navire le reçoit, et va le porter au rivage que baigne l'Ozama, en épanchant son onde dans le sein du vaste océan.
CHAPITRE 16
Dom Pedre Davila pleuroit l'héritier de son nom, avec les larmes de l'orgueil, de la rage et du désespoir. En le voyant, il se livra à tous les transports de la joie. " le ciel, lui dit-il, ô mon fils, le ciel te rend aux voeux d'un pere. Mais tous ces braves castillans qui t' accompagnoient, que sont-ils devenus?-ils sont morts, répondit Gonsalve. Les indiens poursuivis, nous ont enfin résisté; et nous avons succombé sous le nombre. Ils me tenoient captif; ils ont su qui j'étois; et leur chef m'a laissé la vie, et m'a rendu la liberté. ô mon pere! Si vous m'aimez, qu'un procédé si généreux voux touche et vous désarme... " le tyran ne l'écoutoit pas. Interdit, indigné de voir qu'après le vaste et long carnage qu'il avoit fait des indiens, ils se défendissent encore, il ne cherchoit que le moyen d'achever leur ruine, sans être sensible au bienfait qui seul auroit dû le toucher. " oui, je reconnoîtrai ce qu'ont fait pour toi les sauvages. Dis-moi où tu les a laissés, et où s'est passé le combat. " " il seroit mal-aisé de retrouver mes traces dans ces déserts, lui répondit Gonsalve; et je me suis laissé conduire, sans savoir moi-même où j'allois, d'où je venois... " " j'entends, reprit le pere, en observant son trouble: ils t'ont fait promettre sans doute de ne pas m'indiquer leur marche et leur retraite, et tu te crois lié par tes serments? " " si j'avois promis, je tiendrois parole, dit le jeune homme; et je leur dois assez pour ne pas les trahir. " " des noeuds plus sacrés vous engagent à votre dieu, à votre roi, à votre patrie, à moi-même, insista le tyran. Vous avez vu tomber sous les coups des sauvages la moitié des miens; voulez-vous qu' ils en exterminent le reste? En vous laissant la vie, ont-ils brisé leurs arcs? Ont-ils promis de ne plus tremper leurs traits dans ce venin mortel qu'ils ont inventé, les perfides? Obéissez à votre pere, et demain soyez prêt à nous servir de guide, car je veux marcher sur leurs pas. " Gonsalve, réduit au choix, ou de trahir les sauvages, ou de tromper son pere, ou de refuser d'obéir, prit le parti de la franchise, et déclara que de sa vie il ne contribueroit au mal qu'on feroit à ses bienfaicteurs. Davila devint furieux, mais son fils, avec modestie, soutint sa résolution; et le reproche et la menace n'ayant pu l'ébranler, on eut recours à l'artifice. Fernand De Luques fut choisi pour ce ministere odieux. Il alla trouver le jeune homme. " Davila, lui dit-il d'un ton affectueux et d'un air pénétré, vous ferez mourir votre pere. Il vousaime; j'ai vu couler pour vous ses larmes paternelles; et vous ne lui êtes rendu que pour l'accabler de douleur.-ah! Répondit le jeune homme, qu'il me demande ma vie, et non pas une trahison.-si c'étoit une trahison, seroit-ce moi, dit le perfide, qui vous presserois d'obéir? Le sort des indiens me touche autant que vous. Mais en irritant votre pere, vous les perdez; et c'est sur eux que sa colere tombera. Il est mortellement blessé de votre résistance. Mon fils me méprise et me haït, dit-il: plus attaché à ce peuple barbare, qu'à son prince, qu'à moi, et qu'à son dieu lui-même, il ne connoît plus qu'un devoir, celui de la rebellion: il n'ose se fier à ma reconnoissance; et il me croit moins généreux qu'un misérable indien. Non, Davila, ce n'étoit pas ainsi qu'il falloit servir les sauvages. Touché de leur humanité, et plus sensible encore à votre confiance, je sais que votre pere se fût laissé fléchir. Mais si, par eux, il a perdu l'estime et l'amour de son fils, peut-il leur pardonner jamais? " " non, il n'a rien perdu de ses droits sur mon coeur, reprit Gonsalve: mon respect, mon amour pour lui sont les mêmes. Qu'il daigne ne me demander rien que d'innocent et de juste, il est bien sûr d'être obéi. Mais que veut-il de moi? Et pourquoi s'obstiner à me rendre ingrat et perfide? S'il veut poursuivre encorece peuple malheureux, ce n'est pas à moi d'éclairer ses recherches impitoyables; et s'il consent à l'épargner, il n'a pas besoin de savoir en quels lieux il respire en paix. Pour prix du salut de son fils, les sauvages ne lui demandent que de vivre éloignés de lui, et inconnus, s'il est possible. L'oubli sera pour eux le plus grand de tous les bienfaits. " " vous ne pensez donc pas, lui dit Fernand, que répandus dans les forêts, on ne peut les instruire; qu'ils vivent sans culte et sans loix?-ils sont chrétiens, dit le jeune homme. Qu'on leur laisse adorer, dans leur simplicité, un dieu qu'ils servent mieux que nous.-ils sont chrétiens! Ah! S'il est vrai, reprit le fourbe, doutez-vous qu'on n'use envers eux d'indulgence et de ménagement? Reposez-vous sur moi du soin du salut de nos freres. Je les protégerai; je les porterai dans mon sein.-hé bien, protégez-les, en obtenant qu'on les oublie. Ils ne demandent rien de plus. " " ah! Gonsalve, vous voulez donc être chargé d'un parricide! Ils sortiront de leurs forêts, ils nous dresseront des embûches; votre pere, que sa valeur expose, y tombera: ce sera vous qui l'aurez livré en leurs mains. La fleche empoisonnée qui percera son coeur, ce sera vous qui l'aurez lancée. " à ces mots, Gonsalve frémit. Mais, se rappellant Las-Casas: " m'auroit-il conseillé uncrime, dit-il en lui-même? Ah! Je sens que la nature est d'accord avec lui. Cessez de me tenter, reprit-il, en parlant au fourbe. La voix intime de mon coeur s'éleve contre vos reproches, et me parle plus haut que vous. " Fernand, interdit et confus de l'inutilité de son odieuse entremise, dit à Davila que son fils étoit tombé dans l'endurcissement; qu'il falloit qu'on l'eût perverti; et que tant d'obstination étoit au-dessus de son âge. Dès ce moment Gonsalve, odieux à son pere, pleuroit nuit et jour son malheur. " va-t-en, fils indigne de moi, lui dit ce pere inexorable, après une nouvelle épreuve; va-t-en. Fuis loin de moi. Je ne veux plus souffrir tes outrages, ni ta présence. Malheur à ceux qui de mon fils, d' un fils obéissant, respectueux, fidele, ont fait un rebelle obstiné. " " ah! Mon pere, dit le jeune homme, en tombant à ses pieds, tout baigné de ses larmes, est-il possible que le refus d'être ingrat, perfide et parjure, m'attire un si dur traitement? Qu'exigez-vous de moi? Quelle haine obstinée portez-vous à ces malheureux? Ah! Si vous aviez vu leur roi, briser ma chaîne, m'embrasser, m'appeller son ami, son frere, me demander avec douceur quel mal ils nous ont fait, et pourquoi l'on oublie qu'ils sont des hommes comme nous; vous-même, oui vous-même, mon pere, vous me feriez uncrime de l'infidélité dont vous me faites une loi. Il m'est affreux de vous déplaire; mais il me seroit, je l'avoue, plus affreux de vous obéir. Ne me réduisez point à ces extrêmités. Ayez pitié d'un fils que votre haine accable, et qui même, en vous irritant, se croit digne de votre amour.-non, je n'ai plus de fils, et tu n'as plus de pere. Délivre-moi d'un traître que je ne puis souffrir. " Gonsalve, abattu, consterné, sortit du palais de son pere, et lui fit demander quel lieu il lui marquoit pour son exil. " les forêts, les cavernes, qui recelent sans doute les lâches qu'il m'a préférés, répondit le pere inflexible. " le jeune homme reprit le chemin de Crucès; et en s'en allant, à travers le vaste silence des bois, il pleuroit; mais il se disoit à lui-même: " je désobéis à mon pere, je l'afflige et l' irrite au point qu'il m'éloigne à jamais de lui; et je ne sens dans ma douleur aucune atteinte de remords; au-lieu qu'en lui obéissant, et en poursuivant les sauvages, mon coeur en étoit dévoré. Il est donc des devoirs plus saints que la soumission aux volontés d'un pere? Notre premiere qualité, sans doute, est celle d'homme: notre premier devoir est d'être humain. " l'abandon où il étoit réduit, la douleur où il étoit plongé, l'imprudence et la bonne foi de son âge ne lui permirent pas de voir le piege qu'on lui avoit tendu. Les sauvages, qui dans ce lieumême l'avoient vu avec Las-Casas, ne se défioient pas de lui: il leur avoua son malheur, sans en dissimuler la cause. " eh bien, lui dirent-ils, pourquoi, si tu ne veux que vivre en paix et sans reproche, ne pas retourner au vallon? Une cabane, une douce compagne, notre amitié, ton innocence seront tes biens. Suis-nous: le cacique aura soin de te faire oublier l'injustice d'un mauvais pere. " il suivit ce conseil funeste. Mais lorsqu'il eut percé l'obscurité des bois, et qu'en revoyant le vallon, son coeur soulagé commençoit à sentir renaître la joie, quels furent son étonnement et sa douleur, de se voir tout-à-coup entouré d'espagnols qui lui ordonnoient, au nom du vice-roi son pere, de retourner avec eux à Crucès! à la vue des espagnols, deux indiens, qu'il avoit pris pour guides, se sauverent dans le vallon, et y répandirent l'allarme. Dès ce moment plus de sûreté pour le cacique et pour son peuple: leur asyle étoit découvert. Le malheureux jeune homme, remené à Crucès, prenoit la terre et le ciel à témoins de son innocence. Il apprit qu'un navire alloit faire voile pour l'isle espagnole. Il fit demander à son pere qu'il lui fût permis d'y passer, pour lui épargner, disoit-il, le spectacle de sa douleur. Le pere y consentit, soit pour se délivrer d'un témoin dont la vue l'accuseroit sans cesse, soit pour lui laisser exhaler dans cet exil volontaire l'amertume de ses regrets. " ah! Dit Gonsalve en quittant cerivage, je ne reverrai plus mon pere. Il m'a surpris; il m'a rendu parjure et traître aux yeux de mes amis. Non! Je ne le reverrai plus. " il arrive à l'isle espagnole; il demande où est Las-Casas; il va se jetter dans son sein, et lui dit son malheur, qu'il appelle son crime, avec tous les regrets d'un coeur coupable et consterné. " mon ami, lui dit Las-Casas après l'avoir entendu, vous avez fait une imprudence: mais votre coeur est innocent. Ce doit être un supplice affreux pour un fils honnête et sensible, de voir les maux que fait son pere. Vous n'en serez plus le témoin. Désormais rendu à vous-même, c'est en Espagne qu'il faut aller vous offrir à votre patrie; et, si elle a besoin de votre sang, le verser pour elle sans crime contre de justes ennemis. Sollicitez votre départ, et attendez ici que le roi y consente. " Gonsalve, après avoir épanché sa douleur au sein du pieux solitaire, sentit son courage renaître, et il resta auprès de son ami, en attendant que le monarque lui eût permis de quitter ces bords.
CHAPITRE 17
Cependant Pizarre avoit mis à la voile; et déja loin du rivage de l'isthme, il s'avançoit vers l'équateur. à travers les écueils d'une mer inconnue encore, sa course étoit pénible et lente; la disette le menaçoit; et il fallut bientôt risquer l'abord de ces côtes sauvages; mais il trouva par-tout des hommes aguerris. Dès qu'un village est attaqué, ses voisins accourent en foule, et se présentent au combat. Le feu des armes les disperse; mais leur courage les rassemble. On en fait tous les jours un nouveau carnage; et tous les jours ces malheureux, dans l' espérance de venger leurs amis, reviennent périr avec eux. Le fer des espagnols s'émousse; leurs bras se lassent d'égorger. Un vieux cacique, autrefois renommé par sa valeur et sa prudence, mais alors accablé par les travaux et les années, étoit couché au fond d'un antre, et n' attendoit plus que la mort. Les cris de rage, de douleur et d'effroi retentirent jusqu'à lui. Il vit revenir ses deux fils, couverts de sang et de poussiere, et qui, s'arrachant les cheveux, lui dirent: " c'en est fait, mon pere, c'en est fait; nous sommes perdus.-hé quoi! Dit le vieillard, en soulevant sa tête, sont-ils en si grand nombre, ou sont-ils immortels? Est-ce la racede ces géants, qui, du temps de nos peres, étoient descendus sur ces bords?-non, lui répond l'un de ses fils; ils sont en petit nombre, et semblables à nous, à la réserve d'un poil épais, qui leur couvre à demi la face; mais sans doute ce sont des dieux: car les éclairs les environnent, le tonnerre part de leurs mains: nos amis, écrasés, nous ont couverts de leur sang: en voilà les marques fumantes. " " je veux demain les voir de près: portez-moi, dit le vieux cacique, sur cette roche escarpée, d'où j'observerai le combat. " les indiens, dès le point du jour, se rassemblerent dans la plaine. Les castillans les attendoient. Pizarre en parcouroit les rangs avec un air grave et tranquille; sous lui commandoit Aléon, plus superbe et plus menaçant; Molina étoit à la tête des jeunes espagnols qu'il avoit amenés. Ses yeux étoient baissés, son visage étoit abattu, non de crainte, mais de pitié: on croyoit entendre l'humanité gémir au fond du coeur de ce jeune homme. Un cri formé de mille cris fut le signal des indiens; et à l'instant une nuée de fleches obscurcit l'air sur la tête des castillans. Mais de ces fleches égarées, presque aucune, en tombant, ne porta son atteinte. Pizarre se laisse approcher, et fait sur eux un feu terrible, dont tous les coups sont meurtriers: ceux du canon font des vuides affreux dans la masse profonde des bataillonssauvages. Trois fois elle en est ébranlée; mais la présence du vieux cacique soutient le courage des siens. Ils s'affermissent, ils s'avancent, et se déployant sur les ailes, ils vont envelopper le petit nombre des castillans. Pizarre fond sur eux avec son escadron rapide; et ces flots épais d'indiens sont entr'ouverts et dissipés. Leur fuite ne présente plus que le pitoyable spectacle d'un massacre d'hommes épars, qui, désarmés et suppliants, tendent la gorge au coup mortel. Les bois et les montagnes servirent de refuge à tout ce qui put s'échapper. Le vieillard, du haut du rocher, contemple ce désastre d'un oeil pensif et morne. Il a vu le plus jeune de ses fils brisé comme un roseau, par la foudre des castillans. Son coeur paternel en a été meurtri; mais l'impression de ce malheur domestique est effacée par le sentiment plus profond de la calamité publique. Il fait rassembler autour de lui ses indiens, et il leur dit: " enfants du tigre et du lion, il faut avouer que ces brigands nous surpassent dans l'art de nuire. Ce feu meurtrier, ces tonnerres, ces animaux rapides qui combattent sous l'homme, tout cela est prodigieux. Mais revenez de l'étonnement que vous causent ces nouveautés. L' avantage du lieu et du nombre est à vous; profitez-en. Qui vous presse d'aller vous jetter en foule au devant de vos ennemis? Pourquoi leur disputer la plaine? Est-elle couverte de moissons? Ne voyez-vouspas la famine, avec ses dents aiguës et ses ongles tranchants, qui se traîne vers eux? Elle va les saisir, sucer tout le sang de leurs veines, et les laisser étendus sur le sable, exténués et défaillants. Tenez-vous en défense, mais dans l'étroit vallon qui serpente entre ces collines. Là, s'ils viennent vous attaquer, nous verrons quel usage ils feront de ces foudres, et de ces animaux qui combattent pour eux. " le sage conseil du vieillard fut exécuté la nuit même; et quand le jour vint éclairer ces bords, les espagnols, épouvantés du silence et de la solitude qui regnoient au loin dans la plaine, n'y trouverent plus d'ennemis, que la faim, le plus cruel de tous. Pizarre à peine eut découvert la trace des indiens, il résolut de les poursuivre. Les indiens s'y attendoient. Dans tous les détours du vallon, le vieillard les avoit postés par intervalle, et en petit nombre. " vous êtes assurés, dit-il, d'échapper à vos ennemis; et les fatiguer, c'est les vaincre. Protégés contre leurs tonnerres par les angles de ces collines, vous les attendrez au détour. Là, je vous demande, non pas de tenir ferme devant eux, mais de lancer de près votre premiere fleche, et de fuir jusqu'au poste qui vous succede et qui les attend au détour. Je me tiendrai au dernier défilé; et vous vous rallierez à moi. " tel fut l'ordre qu'il établit. Dès que la tête des castillans se montre au premierdétroit du vallon, il part une volée de fleches; et l'arc à peine est détendu, les indiens sont dissipés. On les poursuit; et on rencontre une nouvelle troupe, qui se dissipe encore, après avoir lancé ses traits. Pizarre, frémissant de voir que l'ennemi et la victoire lui échappent à chaque instant, part avec la rapidité de l'éclair, et commande à son escadron de le suivre. Le vieillard avoit tout prévu. Les indiens, dès qu'ils entendent la terre retentir sous les pas des chevaux, gagnent les deux bords du vallon; et l'escadron, après une course inutile, est assailli de traits lancés comme par d'invisibles mains. Les castillans s'irritent de voir couler leur sang, moins furieux encore de leurs blessures que de celles de leurs coursiers. Celui de Pizarre, à travers sa criniere épaisse et flottante, a senti le coup pénétrer. Impatient du trait qui lui est resté dans la plaie, il agite ses crins sanglants; il se dresse, il écume, il bondit de douleur. Pizarre, en arrachant le trait, est renversé sur la poussiere. Mais d'un cri menaçant, dont les forêts retentissent, il étonne et rend immobile le coursier tremblant à sa voix. En se relevant, il commande à la moitié des siens de mettre pied à terre, de gravir, l' épée à la main, sur la pente des deux collines, et d'en chasser les indiens. On lui obéit, on les attaque; et soudain ils sont dispersés. On les poursuivoit; et Pizarre recommandoitsur-tout qu'on en prît un vivant, pour savoir de lui en quel lieu on trouveroit des subsistances; car ces peuples avoient caché leurs moissons, leur unique bien. Ceux des jeunes sauvages qui portoient le vieillard, après une assez longue course, hors d'haleine, accablés par ce pesant fardeau, virent bientôt qu'ils alloient être pris. Le vieillard leur dit: " laissez-moi. Sans me sauver, vous vous perdriez vous-mêmes. Laissez-moi. Je n'ai plus que quelques jours à vivre. Ce n'est pas la peine de priver vos enfants de leurs peres, et vos femmes de leurs époux. Si mon fils demande pourquoi vous m'avez abandonné, répondez-lui que je l'ai voulu. " " tu as raison, dirent-ils. Tu fus toujours le plus sage des hommes. " à ces mots, l'ayant déposé au pied d'un arbre, ils l'embrasserent en pleurant, et se sauverent dans les bois. Les espagnols arrivent; le vieillard les regarde sans étonnement ni frayeur. Ils lui demandent où est la retraite des indiens? Il montre les bois. Ils lui demandent où est le toit qu'il habite? Il montre le ciel. Ils lui proposent de le porter dans sa demeure; et d'un coup-d' oeil fier et moqueur, il fait signe que c'est la terre. Pour l'obliger à rompre ce silence obstiné, d'abord ils employerent les caresses perfides; il n'en fut point ému. Ils eurent recours aux menaces; il n'en fut point épouvanté. Leur impatience à lafin se change en fureur. Ils dressent aux yeux du vieillard tout l'appareil de son supplice. Il y jette un oeil de mépris. " les insensés, disoit-il avec un sourire amer et dédaigneux, ils pensent rendre la mort effrayante pour la vieillesse! Ils prétendent imaginer un plus grand mal que de vieillir! " les castillans, outrés de ses insultes, l'attacherent à un poteau, et allumerent à l'entour un feu lent, pour le consumer. Le vieillard, dès qu'il sent les atteintes du feu, s'arme d'un courage invincible: son visage, où se peint la fierté d'une ame libre, devient auguste et radieux; et il commence son chant de mort. " quand je vins au monde, dit-il, la douleur se saisit de moi; et je pleurois, car j'étois enfant. J'avois beau voir que tout souffroit, que tout mouroit autour de moi, j'aurois voulu, moi seul, ne pas souffrir; j'aurois voulu ne pas mourir; et comme un enfant que j'étois, je me livrois à l'impatience. Je devins homme; et la douleur me dit: luttons ensemble. Si tu es le plus fort, je céderai; mais si tu te laisses abattre, je te déchirerai, je planerai sur toi, et je battrai des ailes, comme le vautour sur sa proie. S'il est ainsi, dis-je à mon tour, il faut lutter ensemble; et nous nous prîmes corps à corps. Il y a soixante ans que ce combat dure, et je suis debout, et je n'ai pas versé une larme. J'ai vu mes amis tomber sous vos coups; etdans mon coeur j'ai étouffé la plainte. J'ai vu mon fils écrasé à mes yeux; et mes yeux paternels ne se sont point mouillés. Que me veut encore la douleur? Ne sait-elle pas qui je suis? La voilà qui, pour m'ébranler, rassemble enfin toutes ses forces; et moi, je l'insulte, et je ris de lui voir hâter mon trépas, qui me délivre à jamais d'elle. Viendra-t-elle encore agiter ma cendre? La cendre des morts est impalpable à la douleur. Et vous, lâches, vous, qu'elle emploie à m'éprouver, vous vivrez; vous serez sa proie à votre tour. Vous venez pour nous dépouiller; vous vous arracherez nos misérables dépouilles. Vos mains, trempées dans le sang indien, se laveront dans votre sang; et vos ossements et les nôtres, confusément épars dans nos champs désolés, feront la paix, reposeront ensemble, et mêleront leur poussiere, comme des ossements amis. En attendant, brûlez, déchirez, tourmentez ce corps, que je vous abandonne; dévorez ce que la vieillesse n'en a pas consumé. Voyez-vous ces oiseaux voraces qui planent sur nos têtes? Vous leur dérobez un repas; mais vous leur engraissez une autre proie. Ils vous laissent encore aujourd'hui vous repaître; mais demain ce sera leur tour. " ainsi chantoit le vieillard; et plus la douleur redoubloit, plus il redoubloit ses insultes. Un espagnol (c' étoit Moralès) ne put soutenir plus long-temps les invectives du sauvage. Il saisitl'arc qu'on lui avoit laissé, le tendit, et perça le vieillard d'une fleche. L'indien, qui se sentit mortellement blessé, regarda Moralès d'un oeil fier et tranquille: " ah! Jeune homme, dit-il, jeune homme, tu perds, par ton impatience, une belle occasion d'apprendre à souffrir! " il expira; et les espagnols, consternés, passerent la nuit dans les bois, sans pouvoir retrouver leur route. Ce ne fut qu'au lever du jour, et au bruit du signal que fit donner Pizarre, qu'ils se rallierent à lui. Mais on s'apperçut que la vengeance du ciel avoit choisi sa victime. Moralés, perdu dans les bois, ne reparut jamais.
CHAPITRE 18
Pizarre, au milieu de ses compagnons découragés, marquoit encore de la constance, et cachoit, sous un front serein, les noirs chagrins qui lui rongeoient le coeur. Mais se voyant réduits au choix de périr par la faim, ou par les fleches des sauvages, ils remontent sur leur navire, et, à force de voile, ils cherchent des bords plus heureux. Ils découvrent une campagne riante et cultivée, où tout annonce l'industrie et la paix: c'est la côte de Catamès, pays fertile et abondant, dont le peuple est en petit nombre. Les espagnols y descendent; et ce peuple exerce envers eux les devoirs naturels de l'hospitalité. Mais lui-même, exposé sans cesse aux ravages de ses voisins, il avoue à ses hôtes que chez lui leur asyle seroit mal assuré. " étrangers, leur dit le cacique, la nature, qui nous a fait doux et paisibles, nous a donné des voisins féroces. Dites-nous si par-tout de même les bons sont en proie aux méchants.-chez nous, lui dit Pizarre, le ciel a réuni la douceur avec l' audace, la force avec la bonté.-retournez donc chez vous, lui dit tristement le cacique; car les bons, parmi nous, sont foibles et timides, et les méchants, forts et hardis. " Pizarre l'en crut aisément, et ilse retira dans une isle voisine, où, peu de temps après, Almagre vint lui porter quelques secours. Mais tout avoit changé sur l'isthme. Davila n'avoit pu survivre à la honte et à la douleur d'être abandonné par son fils. Il étoit mort dans les angoisses du remords et du désespoir. Son successeur s'étoit laissé persuader que les compagnons de Pizarre ne demandoient que leur retour, et que lui-même il ne s'obstinoit dans sa malheureuse entreprise que par un orgueil insensé. Il fit donc partir deux vaisseaux, sous la conduite d'un castillan, nommé Tafur, pour ramener les mécontents. à la vue de ces vaisseaux, qui s'avançoient à pleines voiles, Pizarre tressaillit de joie. Mais cette joie fit bientôt place à la plus profonde douleur. " je ne sais, dit-il à Tafur, qui lui déclaroit l'ordre dont il étoit chargé, quel est le fourbe qui, pour me nuire, a fait parler mes compagnons; mais, quel qu'il soit, il en impose. Ces nobles castillans s'attendoient, comme moi, à des périls, à des travaux dignes d'éprouver leur constance. Si l'entreprise n'eût demandé que des coeurs lâches et timides, on l'auroit achevée avant nous, et sans nous. C'est parce qu'elle est pénible, qu'elle nous est réservée: les dangersen seront la gloire, quand nous les aurons surmontés. On a donc fait injure à mes amis, lorsqu'on a dit au vice-roi de l' isthme, qu'ils vouloient se déshonorer. Pour moi, je n'en retiens aucun. De braves gens, tels que je les crois tous, ne demanderont qu'à me suivre; et les hommes sans coeur, s'il y en a parmi nous, ne méritent pas mes regrets. Faites tracer une ligne au milieu de mon vaisseau. Vous serez à la proue; je serai à la poupe avec tous mes compagnons. Ceux qui voudront se séparer de moi, n'auront qu'un pas à faire de la gloire à la honte. " Tafur accepta ce défi; et quels furent l'étonnement et la douleur de Pizarre, lorsqu'il vit presque tous les siens passer du côté de Tafur! Indigné, mais ferme et tranquille, il les regardoit d'un oeil fixe. L'un d'eux le regarde à son tour; et voyant sur son front une noble tristesse, une froide intrépidité, il dit à ceux de qui l'exemple l'avoit entraîné: " castillans, voyez qui nous abandonnons! Je ne puis m'y résoudre; et j'aime mieux mourir avec cet homme-là, que de vivre avec des perfides. Adieu. " à ces mots, il repasse du côté de Pizarre, et jure, en l'embrassant, de ne le plus quitter. Ce guerrier étoit Aléon. Quelques-uns l'imiterent: ce fut le petit nombre; mais leur malheureux chef n'en fut que plus sensible à ce dévouement généreux. Il ne lui étoit échappé contre les déserteurs ni plainte, ni reproche; mais,lorsqu' il vit que douze castillans vouloient bien lui rester fideles, résolus à mourir pour lui, plutôt que de l'abandonner, son coeur soulagé s' attendrit; il les embrasse; et la reconnoissance lui fait verser des larmes, que la douleur n'a pu lui arracher. " tu vois, dit-il à Tafur, que mon navire, brisé, s'entr' ouvre et va périr; laisse-moi l'un des tiens. " Tafur lui refusa durement sa priere. " je puis vous ramener, dit-il; mais je ne puis rien de plus.-ainsi, lui dit Pizarre, on met de braves gens dans la nécessité du choix, entre leur déshonneur et leur perte inévitable! Va, notre choix n'est pas douteux. Laisse-nous seulement des munitions et des armes. Celui qui t'envoie aura honte de nous avoir abandonnés. " au moment fatal où Tafur mit à la voile et quitta le rivage, Pizarre fut prêt de tomber dans le plus affreux désespoir. Il se vit presque seul, sur des mers inconnues, et dans un nouvel univers; abandonné de sa patrie, foible jouet des éléments, en butte à des dangers horribles, en proie à ces peuples sauvages, dont il falloit attendre ou la vie, ou la mort. Son ame eut besoin de toutes ses forces, pour soutenir la pesanteur du coup dont il étoit frappé. Ses compagnons, qui l'environnoient, gardoient un morne silence; et le héros, pour relever leur courage abattu, rappella tout le sien. Il commence d'abord par les éloigner du rivage,d' où ils suivoient des yeux les voiles de Tafur; et s'enfonçant avec eux dans l'isle: " mes amis, félicitons-nous, leur dit-il, d'être délivrés de cette foule d'hommes timides, qui nous auroient mal secondés. La fortune me laisse ceux que j'aurois choisis. Nous sommes peu, mais tous déterminés, mais tous unis par l' amitié, la confiance et le malheur. Ne doutez pas qu'il ne nous vienne des compagnons jaloux de notre renommée; car dès ce moment elle vole aux bords d'où nous sommes partis: les déserteurs vont l'y répandre. Oui, mes amis, quoi qu'il arrive, treize hommes, qui, seuls, délaissés sur des bords inconnus, chez des peuples féroces, persistent dans le grand dessein de les vaincre et de les dompter, sont déja bien sûrs de leur gloire. Qui nous a rassemblés? La noble ambition de rendre nos noms immortels? Ils le sont: l'événement même est désormais indifférent. Heureux ou malheureux, il sera vrai du moins que nous aurons donné au monde un exemple encore inoui d'audace et d'intrépidité. Plaignons notre patrie d'avoir produit des lâches; mais félicitons-nous de l'éclat que leur honte va donner à notre valeur. Après tout, que hazardons-nous? La vie? Et cent fois, à vil prix, nous en avons été prodigues. Mais, avant de la perdre, il est pour nous encore des moyens de la signaler. Commençons par nous procurer un asyle moins exposéaux surprises des indiens. Ici nous manquerions de tout. L'isle de la Gorgone est déserte et fertile; la vue en est terrible, et l'abord dangereux; l'indien n'ose y pénétrer; hâtons-nous d'y passer: c'est là le digne asyle de treize hommes abandonnés, et séparés de l'univers. " l'isle de la Gorgone est digne de son nom. Elle est l'effroi de la nature. Un ciel chargé d'épais nuages, où mugissent les vents, où les tonnerres grondent, où tombent, presque sans relâche, des pluies orageuses, des grêles meurtrieres, parmi les foudres et les éclairs; des montagnes couvertes de forêts ténébreuses, dont les débris cachent la terre, et dont les branches entrelacées ne forment qu'un épais tissu, impénétrable à la clarté; des vallons fangeux, où sans cesse roulent d'impétueux torrents; des bords hérissés de rochers, où se brisent, en gémissant, les flots émus par les tempêtes; le bruit des vents dans les forêts, semblable aux hurlements des loups, et au glapissement des tigres; d'énormes couleuvres qui rampent sous l'herbe humide des marais, et qui de leurs vastes replis embrassent la tige des arbres; une multitude d'insectes, qu'engendre un air croupissant, et dont l'avidité ne cherche qu'une proie: telle est l'isle de la Gorgone, et tel fut l'asyle où Pizarre vint se refugier avec ses compagnons. Ils furent tous épouvantés à l'aspect de ce noirséjour, et Pizarre en frémit lui-même; mais il n'avoit point à choisir. Son vaisseau n'eût pas résisté à une course plus longue. En abordant, il déguisa donc, sous l'apparence de la joie, l'horreur dont il étoit saisi. Son premier soin fut de chercher une colline, où la terre ne fût jamais inondé, et qui, voisine de la mer, permît de donner le signal aux vaisseaux. Malgré l'humidité des bois dont la colline étoit couverte, il s'y fit jour avec la flamme. Un vent rapide alluma l'incendie; et le sommet fut dépouillé. Pizarre s'y établit, et y éleva des cabanes, environnées d'une enceinte. " amis, dit-il, nous voilà bien. Ici la nature est sauvage, mais féconde. Les bois y sont peuplés d'oiseaux; la mer y abonde en poissons; l'eau douce y coule des montagnes. Parmi les fruits que la nature nous présente, il en est d'assez savoureux pour tenir lieu de pain. L'air est humide dans les vallons; il l'est moins sur cette éminence; et des feux sans cesse allumés vont le purifier encore. Sous des toits épais de feuillages, nous serons garantis de la pluie et des vents. Quant à ces noirs orages, nous les contemplerons comme un spectacle magnifique; car les horreurs de la nature en augmentent la majesté. C'est ici qu'elle est imposante. Ce désordre a je ne sais quoi de merveilleux qui agrandit l'ame, et l'affermit en l'élevant. Oui, mes amis, nous sortirons d'ici avec unsentiment plus sublime et plus fort de la nature et de nous-mêmes. Il manquoit à notre courage d'avoir été mis à l'épreuve du choc de ces fiers éléments. Du reste, n'imaginez pas que leur guerre soit sans relâche: nous aurons des jours plus sereins; et pendant le silence des vents et des tempêtes, le soin de notre subsistance sera moins pour nous un travail, qu'un exercice intéressant. " ce fut ainsi que d'un séjour affreux, Pizarre fit à ses compagnons une peinture consolante. L'imagination empoisonne les biens les plus doux de la vie, et adoucit les plus grands maux. Les castillans eurent bientôt construit un canot, dans lequel, quand la mer étoit calme, ils se donnoient, non loin du bord, l'utile amusement d'une pêche abondante. La chasse ne l'étoit pas moins: car, avant que les animaux d'un naturel doux et timide, aient appris à connoître l'homme, ils semblent le voir en ami. Dans cette confiance, ils tombent dans ses pieges, et vont au-devant de ses coups. Ce n'est qu'après avoir éprouvé mille fois sa malice et sa perfidie, qu'épouvantés de son approche, ils s'instruisent l'un l'autre à fuir devant leur ennemi commun. Trois mois s'écoulerent, sans que Pizarre et ses compagnons vissent paroître aucun vaisseau. Leurs yeux, tournés du côté du nord, se fatiguoient à parcourir la solitude immense d'une mer sans rivages. Tous les jours l'espérance renaissoitet mouroit dans leurs coeurs plus découragés. Pizarre seul les relevoit, les animoit à la constance. " donnons à nos amis le temps de pourvoir à tout, disoit-il. Je crains moins leur lenteur que leur impatience. Le vaisseau que j'attends seroit trop tôt parti, s'il ne m'apportoit que des hommes levés à la hâte et sans choix. S'il est chargé de braves gens, il mérite bien qu'on l'attende. " il étoit loin d'avoir lui-même la confiance qu'il inspiroit. La rigueur du climat de l'isle, son influence inévitable sur la santé de ses amis, la ruine de son vaisseau, que la vague battoit sans cesse, et qu'elle achevoit de briser, l'incertitude et la foiblesse du secours qu'il pouvoit attendre, son état présent, l'avenir pour lui plus effrayant encore, tout cela formoit dans son ame un noir tourbillon de pensées, où quelques lueurs d'espérance se laissoient à peine entrevoir. Ses amis, moins déterminés, se lassoient de souffrir. L'air humide qu'ils respiroient, et dont ils étoient pénétrés, déposoit dans leur sein le germe d' une langueur contagieuse; et leur courage, avec leur force, diminuoit tous les jours. " nous ne te demandons, disoient-ils à Pizarre, qu'un climat plus doux et plus sain. Fais-nous respirer; sauve-nous de cette maligne influence; allons chercher des hommes qu'on puisse fléchir, ou combattre; oppose-nous des ennemis sur qui du moins, en expirant, nous puissions venger notre mort. " Pizarre cede à leurs instances; et des débris de leur navire, il leur fait construire une barque, pour regagner le continent. Mais, lorsqu'on y travaille avec le plus d'ardeur, l' un d'eux croit, du haut du rivage, appercevoir dans le lointain les voiles d'un vaisseau. Il pousse un cri de surprise et de joie; et tous les yeux se tournent vers le nord. Ce n'est d'abord qu'une foible apparence: on craint de se tromper; on doute si ce qu'on a pris pour la voile, n'est pas un nuage léger: on observe long-temps encore; et peu à peu l'espérance, en croissant, affoiblit la crainte, comme la lumiere naissante pénetre l'ombre, et la dissipe au crépuscule du matin. Toute incertitude enfin cesse: on distingue la voile, on reconnoît le pavillon; et ce rivage, qui n'avoit jusqu'alors répété que des plaintes et des gémissements, retentit de cris d'alégresse. Mais le vaisseau, en abordant, étouffe bientôt ces transports. Les matelots qui le conduisent, sont l'unique secours qu'on envoie à Pizarre; et, ce qui l' afflige encore plus, lui-même on le rappelle; on l'oblige à partir. Il en est outré de douleur. " hé quoi, dit-il, on nous envie jusqu'au triste honneur de mourir sur ces bords! " et puis, rappellant son courage: " nous y reviendrons, reprit-il; et je ne veux m'en éloigner qu' après avoir marqué moi-même le rivage où nous descendrons. " avant de quitter la Gorgone, il voulut y laisser un monument de sa gloire. Il écrivit sur unrocher, au bas duquel les flots se brisent: ici treize hommes (et ils étoient nommés) abandonnés de la nature entiere, ont éprouvé qu'il n'est point de maux que le courage ne surmonte. Que celui qui veut tout oser, apprenne donc à tout souffrir. alors, montant sur le navire qu'on leur amenoit, ils s'avancent jusqu'au rivage de Tumbès.
CHAPITRE 19
Là, tout ce qui s'offre à leurs yeux, annonce un peuple industrieux et riche. Pizarre fait dire à ce peuple, qu'il recherche son amitié; et bien-tôt il le voit en foule se rassembler sur le rivage. Il voit son navire entouré de radeaux chargés de présents: ce sont des grains, des fruits et des breuvages, dont les vases d'or sont remplis. Sensible à la bonté, à la magnificence de ce peuple doux et paisible, Pizarre s' applaudit d'avoir enfin trouvé des hommes; mais ses compagnons s'applaudissent d'avoir trouvé de l'or. Les indiens, sans défiance, comme sans artifice, sollicitoient les castillans à descendre sur le rivage. Pizarre le permit, mais seulement à deux des siens, à Candie et à Molina. à peine sont-ils descendus, qu'une foule empressée et caressante les environne. Le cacique lui-même les conduit dans sa ville, les introduit dans son palais, et leur fait parcourir les demeures tranquilles de ses citoyens fortunés. Ces hommes simples les reçoivent comme des amis tendres reçoivent des amis; et avec l'ingénuité, la sécurité de l'enfance, ils leur étalent ces richesses qu'ils auroient dû ensevelir. " quoi de plus touchant, disoit Molina, quel'innocence de ce peuple?-il est vrai qu'il est simple, et facile à civiliser, disoit Candie; " et cependant, le crayon à la main, au milieu des sauvages, il levoit le plan de la ville et des murs qui l'environnoient. Les indiens, enchantés de l'art ingénieux avec lequel sa main traçoit comme l'ombre de leurs murailles, ne se lassoient pas d'admirer ce prodige nouveau pour eux. Ils étoient loin de soupçonner que ce fût une perfidie. " que faites-vous, lui demande Alonzo?-j' examine, répond Candie, par où l'on peut les attaquer.-les attaquer? Quoi! Dans le moment même qu'ils vous comblent de biens, qu'ils se livrent à vous sans crainte et sur la foi de l'hospitalité, vous méditez le noir projet de les surprendre dans leurs murs? êtes-vous assez lâche? ...-et vous, reprit Candie, êtes-vous assez insensé pour croire qu'on passe les mers, et qu'on vienne d'un monde à l'autre pour s'attendrir, comme des enfants, sur l'imbécillité d' un peuple de sauvages? On feroit de belles conquêtes avec vos timides vertus.-peut-être, dit Alonzo. Mais est-ce bien Pizarre qui fait lever le plan de ces murs?-c' est lui-même.-j' en doute encore.-vous m'insultez.-je l'estime trop pour vous croire. " et à ces mots, l'impétueux jeune homme arrache des mains de Candie le dessin qu'il avoit tracé. Tout-à-coup, se lançant l'un à l'autre un regardde colere, ils écartent la foule; et l'épée étincelle comme un éclair dans leurs vaillantes mains. Les sauvages, persuadés que ce combat n'étoit qu'un jeu, applaudissoient d'abord, avec les regards de la joie et les signes naïfs de l'admiration, à l'adresse dont l'un et l'autre paroient les coups les plus rapides. Mais lorsqu'ils virent le sang couler, ils jetterent des cris perçants de douleur et d'effroi; et leur roi, se précipitant lui-même entre les deux épées, s'écrie: " arrête! Arrête! C'est mon hôte, c'est mon ami, c'est le sang de ton frere que tu fais couler. " on s'empresse, on les retient, on les désarme, on les mene sur le vaisseau. Pizarre, instruit de leur querelle, les reprit tous les deux; mais, quelqu'égalité qu'il affectât dans ses reproches, Alonzo crut s'appercevoir que Candie étoit approuvé. Un noir chagrin s'empara de son ame. Il se rappella les conseils du vertueux Barthelemi; il se retraça le supplice du vieillard indien qu'on avoit fait brûler, la guerre injuste et meurtriere qu'on avoit livrée à ces peuples, l'avidité impatiente de ses compagnons à la vue de l'or. Enfin, l'exemple du passé ne lui fit voir dans l'avenir que le meurtre et que le ravage; et dès-lors il se repentit de s'être engagé si avant. Comme il étoit chéri des indiens, c'étoit lui que Pizarre chargeoit le plus souvent d'aller pourvoir aux besoins du navire. Un jour qu'il étoitdescendu, il fut accueilli par ce peuple avec une amitié si naïve et si tendre, qu'il ne put retenir ses pleurs. " dans quelques mois peut-être, disoit-il en lui-même, les fertiles bords de ce fleuve, ces champs couverts de moissons, ces vallons peuplés de troupeaux, seront tous ravagés; les mains qui les cultivent seront chargées de chaînes; et de ces indiens si doux et si paisibles, des milliers seront égorgés, et le reste, réduit au plus dur esclavage, périra misérablement dans les travaux des mines d'or. Peuple innocent et malheureux! Non, je ne puis t'abandonner; je me sens attaché à toi, comme par un charme invincible. Je ne trahis point ma patrie, en me déclarant l'ennemi des brigands qui la déshonorent, et en cherchant moi-même à lui gagner les coeurs. " telle fut sa résolution; et il écrivit à Pizarre: " j'aime les indiens; je reste parmi eux, parce qu'ils sont bons et justes. Adieu. Vous trouverez en moi un médiateur, un ami, si vous respectez avec eux les droits de la nature; un ennemi, si, par la force, le brigandage et la rapine, vous violez ces droits sacrés. " Pizarre, affligé de la perte d'Alonzo, le fit presser de revenir. On le trouva au milieu des sauvages, éclairant leur raison, et jouissant de leurs caresses. " racontez à Pizarre ce que vous avez vu, dit-il à ceux qui venoient le chercher, et que mon exemple lui apprenne, que le plus sûrmoyen de captiver ces peuples, c'est d'être juste et bienfaisant. " l'un des regrets de Pizarre, en quittant ces bords, fut d'y laisser ce vaillant jeune homme. Mais celui-ci n'avoit jamais été plus heureux que dans ce moment. Se voyant au milieu d'un peuple naturellement simple et doux, il jouissoit du calme des passions; il respiroit l'air pur de l'innocence; il prenoit plaisir à l'entendre célébrer les vertus des incas, enfants du soleil, et mettre au rang de leurs bienfaits l'heureuse révolution qui s'étoit faite dans ses moeurs, lorsque, par la raison, plus que par la force des armes, les incas l' avoient obligé de suivre leur culte et leurs loix. Alonzo, à son tour, leur donnoit une idée de nos moeurs et de nos usages, des progrès de nos connoissances, et des prodiges de nos arts. Ce merveilleux les étonnoit. Le cacique lui demanda ce qui l'avoit engagé à se séparer de ses amis, et à demeurer sur ces bords. " ceux avec qui je suis venu, lui répondit Alonzo, m'ont dit: allons faire du bien aux habitants du nouveau monde; aussi-tôt je les ai suivis. J'ai vu qu'ils ne pensoient qu'à vous faire du mal; et je les ai abandonnés. " il lui raconta le sujet de sa querelle avec Candie. L'indien en fut pénétré de reconnoissance pour lui. Il le regardoit avec une admiration douce et tendre; et il disoit tout bas: " il en est digne, il en est plus digne que moi. " l'heure du sommeil approchoit; le cacique prit congé d'Alonzo; mais, en s'en allant, il retournoit vers lui les yeux, et levoit les mains vers le ciel. Le lendemain il vient le trouver dès l'aurore. " éveille-toi, roi de Tumbès, lui dit-il, en lui présentant son diadême et ses armes, éveille-toi; reçois de ma main la couronne. J'y ai bien pensé: je te la dois. J'ai ton courage et ta bonté, mais je n'ai pas tes lumieres. Prends ma place, regne sur nous. Je serai ton premier sujet. L'inca l' approuvera lui-même. " Alonzo, confondu de voir dans un sauvage cet exemple inoui de modestie et de magnanimité, sentit ce que l'orgueil ignore, que la véritable grandeur et la simplicité se touchent, et qu'il est rare qu'un coeur droit ne soit pas un coeur élevé. Il rendit graces au cacique, et lui dit: " tu es juste et bon: tu dois être aimé de ton peuple. Laissons-lui son roi. D'autres soins doivent occuper ton ami. " bientôt après, il vit venir les plus heureuses meres, celles qui pouvoient s'applaudir d'avoir les filles les plus belles, et qui, les menant par la main, les lui présentoient à l'envi. " daigne agréer, lui disoient-elles, cette jeune et douce compagne. Elle excelle à filer la laine; elle en fait les plus beaux tissus. Elle est sensible; elle t'aimera. Tous les matins, à son réveil, elle soupire après un époux; et du moment qu'elle t'a vu, tu es l'époux que son coeur desire. Tous mes enfants ont été beaux; les siens le serontencore plus: car tu seras leur pere; et jamais nos campagnes n'ont rien vu de si beau que toi. " Molina se fût livré sans peine aux charmes de la beauté, de l'innocence et de l'amour. Mais, se donner une compagne, c'étoit lui-même s'engager; et ses desseins demandoient un coeur libre. Il avoit appris du cacique qu'au delà des montagnes, deux incas, deux fils du soleil, se partageoient un vaste empire; et dès-lors il avoit formé la résolution de se rendre à leur cour. " l'inca, roi de Cusco, lui disoit le cacique, est superbe, inflexible; il se fait redouter. Celui de Quito, bien plus doux, se fait adorer de ses peuples. Je suis du nombre des caciques que son pere a mis sous ses loix. " Alonzo, pour se rendre à la cour de Quito, demanda deux fideles guides. Le cacique auroit bien voulu le retenir encore. " quoi! Sitôt, tu veux nous quitter, lui disoit-il! Et dans quel lieu seras-tu plus aimé, plus révéré que parmi nous?-je vais pourvoir à ton salut, lui répondit Alonzo, et engager l'inca à prendre avec moi ta défense: car vos ennemis vont dans peu revenir sur ces bords. Mais ne t'allarme point. Je viendrai moi-même, à la tête des indiens, te secourir. " ce zele attendrit le cacique; et les larmes de l'amitié accompagnerent ses adieux. Lui-même il choisit les deux guides que son ami lui demandoit; et avec eux Alonzo, traversant les vallées, suivit la rive du Dolé, qui prend sa source vers le nord.
CHAPITRE 20
Après une marche pénible, ils approchoient de l'équateur, et alloient passer un torrent qui se jette dans l'émeraude, lorsqu'Alonzo vit ses deux guides interdits et troublés, se parler l'un à l'autre avec des mouvements d'effroi. Il leur en demande la cause. " regarde, lui dit l'un d'eux, au sommet de la montagne. Vois-tu ce point noir dans le ciel? Il va grossir, et former un affreux orage. " en effet, peu d' instants après, ce point nébuleux s'étendit; et le sommet de la montagne fut couvert d'un nuage sombre. Les sauvages se hâtent de passer le torrent. L'un d'eux le traverse à la nage, et attache au bord opposé un long tissu de liane, auquel Alonzo suspendu dans une corbeille d' osier, passe rapidement: l'autre indien le suit; et dans le même instant, un murmure profond donne le signal de la guerre que les vents vont se déclarer. Tout-à-coup leur fureur s'annonce par d'effroyables sifflements. Une épaisse nuit enveloppe le ciel, et le confond avec la terre; la foudre, en déchirant ce voile ténébreux, en redouble encore la noirceur; cent tonnerres qui roulent, et semblent rebondir sur une chaîne de montagnes, en se succédant l'un à l'autre, ne forment qu'un mugissement qui s'abaisse et qui se renfle comme celui des vagues.Aux secousses que la montagne reçoit du tonnerre et des vents, elle s'ébranle, elle s'entr' ouvre; et de ses flancs, avec un bruit horrible, tombent de rapides torrents. Les animaux, épouvantés, s'élançoient des bois dans la plaine; et à la clarté de la foudre, les trois voyageurs pâlissant, voyoient passer à côté d'eux le lion, le tigre, le linx, le léopard, aussi tremblants qu'eux-mêmes. Dans ce péril universel de la nature, il n'y a plus de férocité; et la crainte a tout adouci. L'un des guides d'Alonzo avoit, dans sa frayeur, gagné la cime d'une roche. Un torrent, qui se précipite en bondissant, la déracine et l'entraîne; et le sauvage, qui l'embrasse, roule avec elle dans les flots. L'autre indien croyoit avoir trouvé son salut dans le creux d'un arbre; mais une colonne de feu, dont le sommet touche à la nue, descend sur l'arbre, et le consume avec le malheureux qui s'y étoit sauvé. Cependant Molina s'épuisoit à lutter contre la violence des eaux: il gravissoit dans les ténebres, saisissant tour-à-tour les branches, les racines des bois qu'il rencontroit, sans songer à ses guides, sans autre sentiment que le soin de sa propre vie: car il est des moments d'effroi où toute compassion cesse, où l'homme, absorbé en lui-même, n'est plus sensible que pour lui. Enfin il arrive, en rampant, au bas d'une roche escarpée; et, à la lueur des éclairs, il voit une caverne ténébreuse et profonde, dontl'horreur l'auroit glacé dans tout autre moment. Meurtri, épuisé de fatigue, il se jette au fond de cet antre, et là, rendant graces au ciel, il tombe dans l'accablement. L'orage enfin s'appaise; les tonnerres, les vents cessent d'ébranler la montagne; les eaux des torrents, moins rapides, ne mugissent plus à l'entour; et Molina sent couler dans ses veines le baume du sommeil. Mais un bruit plus terrible que celui des tempêtes, le frappe, au moment même qu'il alloit s'endormir. Ce bruit, pareil au broiement des cailloux, est celui d'une multitude de serpents, dont la caverne est le refuge. La voûte en est revêtue; et entrelacés l'un à l'autre, ils forment, dans leurs mouvements, ce bruit qu'Alonzo reconnoît. Il sait que le venin de ces serpents est le plus subtil des poisons; qu'il allume soudain, et dans toutes les veines, un feu qui dévore et consume, au milieu des douleurs les plus intolérables, le malheureux qui en est atteint. Il les entend; il croit les voir rampants autour de lui, ou pendus sur sa tête, ou roulés sur eux-mêmes, et prêts à s'élancer sur lui. Son courage épuisé succombe; son sang se glace de frayeur; à peine il ose respirer. S'il veut se traîner hors de l'antre, sous ses mains, sous ses pas, il tremble de presser un de ces dangereux reptiles. Transi, frissonnant,immobile, environné de mille morts, il passe la plus longue nuit dans une pénible agonie, desirant, frémissant de revoir la lumiere, se reprochant la crainte qui le tient enchaîné, et faisant sur lui-même d'inutiles efforts pour surmonter cette foiblesse. Le jour qui vint l'éclairer, justifia sa frayeur. Il vit réellement tout le danger qu'il avoit pressenti; il le vit plus horrible encore. Il falloit mourir, ou s'échapper. Il ramasse péniblement le peu de forces qui lui restent; il se souleve avec lenteur, se courbe, et les mains appuyées sur ses genoux tremblants, il sort de la caverne, aussi défait, aussi pâle qu'un spectre qui sortiroit de son tombeau. Le même orage qui l'avoit jetté dans le péril, l'en préserva: car les serpents en avoient eu autant de frayeur que lui-même; et c' est l'instinct de tous les animaux, dès que le péril les occupe, de cesser d'être malfaisants. Un jour serein consoloit la nature des ravages de la nuit. La terre, échappée comme d'un naufrage, en offroit par-tout les débris. Des forêts, qui, la veille, s'élançoient jusqu'aux nues, étoient courbées vers la terre; d'autres sembloient se hérisser encore d'horreur. Des collines, qu'Alonzo avoit vu s'arrondir sous leur verdoyante parure, entr'ouvertes en précipices, lui montroient leurs flancs déchirés. De vieux arbres déracinés, précipités du haut des monts, le pin, le palmier, le gayac, le caobo, le cedre, étendus, épars dans la plaine, la couvroient de leurs troncs brisés et de leurs branches fracassées. Des dents de rochers détachées, marquoient la trace des torrents; leur lit profond étoit bordé d'un nombre effrayant d'animaux, doux, cruels, timides, féroces, qui avoient été submergés et revomis par les eaux. Cependant ces eaux, écoulées, laissoient les bois et les campagnes se ranimer aux rayons du jour naissant. Le ciel sembloit avoir fait la paix avec la terre, et lui sourire en signe de faveur et d' amour. Tout ce qui respiroit encore, recommençoit à jouir de la vie; les oiseaux, les bêtes sauvages avoient oublié leur effroi; car le prompt oubli des maux est un don que la nature leur a fait, et qu'elle a refusé à l'homme. Le coeur d'Alonzo, quoique flétri par la crainte et par la douleur, sentit un mouvement de joie. Mais, en cessant de craindre pour lui-même, il trembla pour ses compagnons. Sa voix à grands cris les appelle; ses yeux les cherchent vainement, il ne les revoit plus; et les échos seuls lui répondent. " hélas! S'écria-t-il, mes guides! Mes amis! C'en est donc fait? Ils ont péri sans doute. Et moi, que vais-je devenir? " le jeune homme, à ces mots, se croyant poursuivi par un malheur inévitable, retomba dans l'abattement. Pour comble de calamité, il ne retrouva plus le peu de vivres qu'ils avoient pris, et dont il sentoit le besoin, par l'épuisement de ses forces. La nature y pourvut; les mangles, les bananes, l'oca, furent ses aliments.Aussi loin que sa vue pouvoit s'étendre, il cherchoit des lieux habités; il n'en voyoit aucun indice; son courage étoit épuisé. Enfin il découvre un sentier pratiqué entre deux montagnes. Heureux de voir des traces d'hommes, l'espérance et la joie se raniment en lui; l'obscurité de cette route, où des rochers, suspendus sur sa tête, laissent à peine un étroit passage à la lumiere, ne lui inspire aucune horreur. L'instinct, qui sembloit l' attirer vers un lieu où il espéroit de trouver ses semblables, précipitoit ses pas, et le rendoit insensible à la fatigue et au danger. Il sort enfin de ce sentier profond, et il découvre une campagne, semée çà et là de cabanes et de troupeaux. Il respire; et tendant les mains au ciel, il lui rend grace. à peine a-t-il paru, que des sauvages l'environnent avec des cris et des transports, qu'il prend pour des signes de joie. Il s'approche, et leur tend les bras. Il ne voit pas sur leurs visages la simple et naïve douceur des peuples de Tumbès: leur sourire même est cruel; leur regard lui paroît moins curieux qu'avide; et leur accueil, tout caressant qu'il est, a je ne sais quoi d'effrayant. Cependant Alonzo s'y livre. " indiens, leur dit-il, je suis un étranger, mais un étranger qui vous aime. Ayez pitié de l'abandon où je me vois réduit. " comme il disoit ces mots, il se voit chargé de liens; les cris d'alégresse redoublent; et il est conduit au hameau. Les femmes sortentdes cabanes, tenant par la main leurs enfants. Elles entourent le poteau où Molina est attaché; et on le laisse au milieu d'elles. Il vit bien qu' il étoit tombé chez un peuple d'antropophages. En lui liant les mains, on l'avoit dépouillé; triste présage de son sort! Il entendoit les sauvages, répandus dans le hameau, s'inviter l'un l'autre à la fête; et les chansons des femmes, qui se réjouissoient et qui dansoient autour de lui, ne lui déguisoient pas ce qui alloit se passer. " enfants, disoient-elles, chantez: vos peres sont tombés sur une bonne proie. Chantez; vous serez du festin. " tandis qu'elles s'applaudissoient, le malheureux Alonzo, pâle, tremblant, les regardoit de l'oeil dont le cerf aux abois regarde la meute affamée. La nature fit un effort sur elle-même; il rassembla le peu de forces que lui laissoit la peur dont il étoit saisi; et s'adressant à ces femmes sauvages: " lorsque vos enfants, leur dit-il, sont suspendus à vos mamelles, et que leur pere les caresse et vous sourit avec amour, combien ne seroit pas cruel celui qui viendroit, dans vos bras, déchirer le fils et le pere, comme vous m'allez déchirer? La nature vous a donné des ennemis dans les bêtes sauvages; vous pouvez leur livrer la guerre, et vous abreuver de leur sang. Mais moi, je suis un homme innocent et paisible, qui ne vous ai fait aucun mal. Une femme semblable à vous, m'a porté dans sesflancs, et m'a nourri de son lait. Si elle étoit ici, vous la verriez, tremblante, vous conjurer, par vos entrailles, d'épargner son malheureux fils. Résisteriez-vous à ses pleurs, et laisseriez-vous égorger un fils dans les bras de sa mere? La vie est pour moi peu de chose; mais ce qui me touche bien plus, c'est le péril qui vous menace, et le soin de votre défense contre une puissance terrible, qui va venir vous attaquer. Je le savois; j'allois, pour vous, implorer à Quito le secours des incas. Pour vous, je me suis exposé, dans ce pénible et long voyage, au danger d' être pris, d'être déchiré par vos mains. Femmes indiennes, croyez que je suis votre ami, celui de vos enfants, celui même de vos époux. Voulez-vous dévorer la chair de votre ami, boire le sang de votre frere? " ces femmes, étonnées, le contemploient en l'écoutant; et par degrés leur coeur farouche étoit ému, et s'amollissoit à sa voix. La nature a pour tous les yeux deux charmes tout-puissants, lorsqu'ils se trouvent réunis: c'est la jeunesse et la beauté. Du moment qu'il avoit parlé, sa pâleur s'étoit dissipée; les roses de ses levres et de son teint avoient repris tout leur éclat; ses beaux yeux noirs ne jettoient point ces traits de feu dont ils auroient brillé, ou dans l'amour, ou dans la joie: ils étoient languissants; et ils n'en étoient que plus tendres. Les ondes de ses longs cheveux, flottantessur l'ivoire de ses bras enchaînés, en relevoient la blancheur éclatante; et sa taille, dont l'élégance, la noblesse, la majesté formoient un accord ravissant, ne laissoit rien imaginer au dessus d'un si beau modele. Dans la cour d'Espagne, au milieu de la plus brillante jeunesse, Molina l'auroit effacée. Combien plus rare et plus frappant devoit être, chez des sauvages, le prodige de sa beauté? Ces femmes y furent sensibles. La surprise fit place à l'attendrissement, l'attendrissement à l'ivresse. Ces enfants qu'elles amenoient pour les abreuver de son sang, elles les prennent dans leurs bras, les élevent à sa hauteur, et pleurent en voyant qu'il leur sourit avec tendresse, et qu'il leur donne des baisers. Dans ce moment, les indiens se rassemblent en plus grand nombre. Armés de ces pierres tranchantes, qu'ils savent aiguiser, ils se jettoient sur la victime, impatients de lui ouvrir les veines, et d'en voir ruisseler le sang. Plus tremblantes qu'Alonzo même, les femmes l'environnent avec des cris perçants, et tendant les mains aux sauvages: " arrêtez! épargnez ce malheureux jeune homme. C'est votre ami, c'est votre frere. Il vous aime; il veut vous défendre d'un ennemi cruel, qui vient vous attaquer. Il alloit implorer pour vous le secours du roi des montagnes. Laissez-le vivre: il ne vit que pour nous. " ces cris, cet étrange langage étonnerent les indiens. Mais leur instinct féroce les pressoit. Ils dévoroientdes yeux Alonzo, et tâchoient de se dégager des bras de leurs compagnes, pour se jetter sur lui. " non, tigres, non, s' écrierent-elles, vous ne boirez pas son sang, ou vous boirez aussi le nôtre. " ces hommes farouches s'arrêtent. Ils se regardent entre eux, immobiles d'étonnement. " dans quel délire, disoient-ils, ce captif a plongé nos femmes! êtes-vous insensées? Et ne voyez-vous pas, que, pour s'échapper, il vous flatte? éloignez-vous, et nous laissez dévorer en paix notre proie.-si vous y touchez, dirent-elles, nous jurons toutes, par le coeur du lion, dont vous êtes nés, de massacrer vos enfants, de les déchirer à vos yeux, et de les dévorer nous-mêmes. " à ces mots, les plus furieuses, saisissant leurs enfants par les cheveux, et d'une main les tenant suspendus aux yeux de leurs maris, grinçoient les dents, et rugissoient. Ils en furent épouvantés. " qu'il vive, dirent-ils, puisque vous le voulez; " et ils dégagerent Alonzo. " nous voyons bien, lui dirent-ils, que tu possedes l'art des enchantements; mais du moins apprends-nous quel ennemi nous menace? Un peuple cruel et terrible, leur répondit Alonzo.-et tu allois, disent nos femmes, demander au roi des montagnes de venir à notre secours?-oui, c'est dans ce dessein que je suis parti de Tumbès; mais j'ai perdu mes guides.-nous t'en donnerons un, qui te menera jusqu'au fleuve, au bord duquel est unchemin qui remonte jusqu'à sa source. Mais assiste à notre festin. " à ce festin, où des béliers sanglants étoient déchirés, dévorés, comme lui-même il devoit l'être, Alonzo frissonnoit d'horreur. Il eut cependant le courage de demander au cacique, s'il ne sentoit pas la nature se soulever, lorsqu'il mangeoit la chair, ou qu'il buvoit le sang des hommes? " par le lion! Dit le sauvage, un inconnu, pour moi, n'est qu'un animal dangereux. Pour m'en délivrer, je le tue; quand je l'ai tué, je le mange. Il n'y a rien là que de juste; et je ne fais tort qu'aux vautours. " après le festin, le cacique invitoit Alonzo à passer la nuit dans sa cabane, lorsque les femmes vinrent en foule, et lui dirent: " va-t-en. Ils sont assouvis; ils s'endorment. N'attends pas qu'ils s'éveillent et que la faim les presse. Nous les connoissons. Fuis; tu serois dévoré. " cet avis salutaire pressa le départ d'Alonzo. Il se mit en chemin avec son nouveau guide, non sans avoir baisé cent fois les mains qui l'avoient délivré.
CHAPITRE 21
En arrivant au bord de l'émeraude, il fut surpris de voir à l'autre rive un peuple nombreux s'embarquer, avec ses femmes et ses enfants, sur une flotte de canots. Il ordonne à son guide de passer à la nage, et de demander à ce peuple s'il descend vers Atacamès, ou s'il remonte l'émeraude, et s'il veut recevoir sur l'un de ses canots un étranger, ami des indiens. Le chef de cette colonie lui fit répondre, qu'il remontoit le fleuve; qu'il ne refusoit point un homme qui s'annonçoit en ami; et qu'il lui envoyoit un canot, pour venir lui parler lui-même. Le jeune homme, après les périls auxquels il venoit d'échapper, ne voyoit plus rien à craindre. Il prend congé de son guide, entre sans défiance dans le canot, et passe à l'autre bord. " tu es espagnol, et tu t'annonces comme l'ami des indiens, lui dit, en le voyant, le chef de cette troupe de sauvages!-je suis espagnol, lui répondit Alonzo, et je donnerois tout mon sang pour le salut des indiens. C'est leur intérêt qui m'engage... " comme il disoit ces mots, ses yeux furent frappés d'une figure que les indiens portoient à côté du cacique. à cette vue, Alonzo se trouble; la surprise, la joie et l'attendrissement suspendent son récit,et lui coupent la voix. Dans cette image, il entrevoit les traits, il reconnoît du moins le vêtement et l'attitude de Las-Casas. " ah! Dit-il, d'une voix tremblante, est-ce Las-Casas? Est-ce lui qu'on révere ici comme un dieu? " et il embrasse la statue. " c'est lui-même, dit le cacique. Est-il connu de toi?-s' il est connu de moi! Lui, dont les soins, l'exemple et les leçons ont formé ma jeunesse! Ah! Vous êtes tous mes amis, puisque ses vertus vous sont cheres, et que vous en gardez le souvenir. " à ces mots, il se jette dans les bras du cacique. D'où venez-vous? Ajouta-t-il; où l'avez-vous laissé? Et quel prodige nous rassemble? " deux freres, qu'une amitié sainte auroit unis dès le berceau, n'auroient pas éprouvé des mouvements plus doux, en se réunissant, après une cruelle absence. " peuple, dit Capana, c'est l'ami de Las-Casas, que je rencontre sur ces bords. " aussi-tôt le peuple s'empresse à témoigner au castillan le plaisir de le posséder. " tu es l'ami de Las-Casas? Viens, que nous te servions, " lui disent les femmes indiennes; et d'un air simple et caressant, elles l'invitent à se reposer. Cependant l'une va puiser, au bord du fleuve, une eau plus fraîche et plus pure que le crystal, et revient lui laver les pieds; l'autre démêle, arrange, attache sur sa tête les ondes de ses longs cheveux; l'autre, en essuyant la poussiere dont son visage est couvert, s'arrête et l'admire en silence.Alonzo attendrit le cacique en lui faisant l'éloge de Las-Casas; et le cacique lui raconta le voyage de l'homme juste dans le vallon qui leur servoit d'asyle. " hélas! Ajouta le sauvage, le croiras-tu? Cet espagnol que nous avions sauvé, à la priere de Las-Casas, c'est lui qui nous a perdus.-lui?-lui-même. Le malheureux vous a trahis!-oh non; ce jeune homme étoit bon. Mais son pere étoit un perfide. Il l'a fait épier, comme il revenoit parmi nous; et notre asyle découvert, il a fallu l'abandonner. Las d'être poursuivis, nous cherchons un refuge dans le royaume des incas. C'est à Quito que nous allons; et pour éviter les montagnes, nous avons pris ce long détour.-c' est aussi à Quito que j'ai dessein d'aller, dit Molina; " et il lui apprit comment, ayant quitté Pizarre, touché des maux qui menaçoient les peuples de ces bords, il avoit résolu d'aller trouver Ataliba, pour l'appeller à leur secours " ah! Lui dit le cacique, je reconnois en toi le digne ami de l'homme juste: il me semble voir dans tes yeux une étincelle de son ame. Sois notre guide; présente-nous à l'inca comme tes amis, et réponds-lui de notre zele. " la colonie s'embarque; on remonte le fleuve; et lorsqu'affoibli vers sa source, il ne porte plus les canots, on suit le sentier qui pénetre à travers l'épaisseur des bois. Les racines, les fruits sauvages, les oiseaux blessés dans leur vol par lesfleches des indiens, le chevreuil et le daim timides, atteints de même dans leur course, ou pris dans des liens tendus et cachés sous leurs pas, servent de nourriture à ce peuple nombreux. Après avoir franchi cent fois les torrents et les précipices, on voit les forêts s'éclaircir, et la stérilité succede à l'excès importun de la fécondité. Au-lieu de ces bois si touffus, où la terre, trop vigoureuse, prodigue et perd les fruits d'une folle abondance, l'oeil ne découvre plus au loin que des sables arides, et que des rochers calcinés. Les indiens en sont épouvantés; Alonzo en frémit lui-même. Mais à peine ils sont arrivés sur la croupe de la montagne, il semble qu'un rideau se leve, et ils découvrent le vallon de Quito, les délices de la nature. Jamais ce vallon ne connut l'alternative des saisons; jamais l'hiver n'a dépouillé ses riants côteaux; jamais l'été n'a brûlé ses campagnes. Le laboureur y choisit le temps de la culture et de la moisson. Un illon y sépare le printemps de l'automne. La naissance et la maturité s'y touchent; l'arbre, sur le même rameau, réunit les fleurs et les fruits. Les indiens, Molina à leur tête, marchent vers les murs de Quito, l' arc pendu au carquois, et tenant par la main leurs enfants et leurs femmes, signes naturels de la paix. Ce fut aux portes de la ville un spectacle nouveau, que de voir tout un peuple demander l'hospitalité. L'inca, dès qu'il lui est annoncé, ordonne qu'on l'introduise, etqu' on l'amene devant lui. Il sort lui-même, avec la dignité d'un roi, de l'intérieur de son palais, suivi d'une nombreuse cour, s'avance jusqu'au vestibule, et y reçoit ces étrangers. Le jeune espagnol, qui marchoit à côté du cacique, saluoit le monarque, et alloit lui parler; mais il fut prévenu par les frémissements et par les cris des mexicains. " ciel! Dirent-ils, un de nos oppresseurs! Oui, poursuivit Orozimbo, je reconnois les traits, les vêtements de ces barbares. Inca, cet homme est castillan. Laisse-moi venger ma patrie. " en disant ces mots, il avoit l'arc tendu, et alloit percer Molina. L'inca mit la main sur la fleche. " cacique, lui dit-il, modérez cet emportement. Innocent ou coupable, tout homme suppliant mérite au moins d'être entendu. Parle, dit-il à Molina; dis-nous qui tu es, d'où tu viens, ce qui t'amene, ce que tu veux de moi. Garde sur-tout d'en imposer; et si tu es castillan, ne sois point étonné de l'horreur que ta vue inspire à la famille de Montezume. " " ah! S'il est vrai, lui dit Alonzo, leur ressentiment est trop juste; et ce seroit peu de mon sang pour tout celui qu'on a versé. Oui, je suis castillan; je suis l'un des barbares qui ont porté la flamme et le fer sur ce malheureux continent; mais je déteste leurs fureurs. Je viens d'abandonner leur flotte. Je suis l'ami des indiens. J'ai traversé des déserts pour venirjusqu'à toi, et pour t'avertir des malheurs dont ta patrie est menacée. Inca, si, comme on nous l'assure, la justice regne avec toi, si l'humanité bienfaisante est l'ame de tes loix, et la vertu de ton empire, je t'offre le coeur d'un ami, le bras d'un guerrier, les conseils d'un homme instruit des dangers que tu cours. Mais si je trouve, dans ces climats, la nature outragée par des loix tyranniques, par un culte impie et sanglant, je t'abandonne, et je vais vivre dans le fond des déserts, au milieu des bêtes farouches, moins cruelles que les humains. Quant au peuple que je t'amene, je ne connois de lui que sa vénération pour un castillan, mon ami, et le plus vertueux des hommes. Je l'ai trouvé portant l'image de ce respectable mortel. La voilà: je l'ai reconnue; et dès-lors j'ai été l'ami d'un peuple vertueux lui-même, puisqu'il adore la vertu. C'est par ses secours généreux que je suis venu jusqu'à toi. Je te réponds qu'il est sensible, intéressant, digne de l'appui qu'il implore. Il fuit son pays, qu'on ravage; et voilà son cacique, homme généreux, simple et juste, dont tu te feras un ami, si tu sens le prix d'un grand coeur. " la franchise et la grandeur d'ame ont un caractere si fier et si imposant par lui-même, qu'en se montrant, elles écartent la défiance et les soupçons. Dès que Molina eut parlé, Ataliba luitendit la main. " viens, lui dit-il; le guerrier et l'ami, le courage de l'un, les conseils de l'autre, tout sera bien reçu de moi. Ton estime pour ce cacique et pour son peuple, me répond de leur foi; et je n'en veux point d'autre gage. " il ordonna qu'on eût soin de pourvoir à tous les besoins de ses nouveaux sujets. Un hameau s'éleva pour eux dans une fertile vallée; et Molina et le cacique, reçus, logés dans le palais des enfants du soleil, partagerent la confiance et la faveur du monarque avec les héros mexicains.
CHAPITRE 22
Pizarre, de retour sur l'isthme, n'y avoit trouvé que des coeurs glacés, et rebutés par ses malheurs. Il vit bien, que, pour imposer silence à l'envie, et pour inspirer son courage à des esprits intimidés, sa voix seule seroit trop foible; il prit la résolution de se rendre lui-même à la cour d'Espagne, où il seroit mieux écouté. Ce long voyage donna le temps à un rival ambitieux de tenter la même entreprise. Ce fut Alvarado, l'un des compagnons de Cortès, et celui de ses lieutenants qui s'étoit le plus signalé dans la conquête du Mexique. La province de Gatimala étoit le prix de ses exploits; il la gouvernoit, ou plutôt il y dominoit en monarque. Mais, toujours plus insatiable de richesse et de gloire, il regardoit, d'un oeil avide, les régions du midi. Dans son partage étoient tombés Amazili et Télasco, la soeur et l'ami d' Orozimbo: amants heureux dans leur malheur, de vivre et de pleurer ensemble, de partager la même chaîne, et de s'aider à la porter. Il les tenoit captifs; et il avoit appris, par un indien, qu'Orozimbo et les neveux de Montezume, échappés au fer des vainqueurs, alloient chercher une retraite chez ces monarques du midi, dont on lui vantoit les richesses.Il en conçut une espérance qui alluma son ambition. Il avoit près de lui un castillan appellé Gomès, homme actif, ardent, intrépide, aussi prudent qu'audacieux. " j'ai formé, lui dit-il, un grand dessein: c'est à toi que je le confie. Nous n'avons encore travaillé l'un et l'autre que pour la gloire de Cortès. Nos noms se perdent dans l'éclat du sien. Il s'agit, pour nous, d'égaler l'honneur de sa conquête, et peut-être de l'effacer. Au midi de ce nouveau monde, est un empire plus étendu, plus opulent que celui du Mexique: c'est le royaume des incas. Les neveux de Montezume ont espéré d'y trouver un asyle; c'est par eux que je veux gagner la confiance du monarque dont ils vont implorer l'appui. Le jeune et vaillant Orozimbo est à leur tête; sa soeur et l'amant de sa soeur, sont au nombre de mes esclaves; rien de plus vif et de plus tendre que leur mutuelle amitié; et celui qui leur promettra de les réunir, en obtiendra tout aisément. Un vaisseau t'attend au rivage, avec cent castillans des plus déterminés. Emmene avec toi mes captifs, Amazili et Télasco; emploie avec eux la douceur, les ménagements, les caresses; aborde aux côtes du midi; envoie à la cour des incas donner avis à Orozimbo que la liberté de sa soeur et de son ami, dépend de toi et de lui-même; qu'ils l'attendent sur ton navire; et que lafaveur des incas, l'accès de leur pays, l'heureuse intelligence qu'il peut établir entre nous, est le prix que je lui demande pour la rançon des deux esclaves que tu es chargé de lui rendre. Tu sens bien de quelle importance est l'art de ménager cette négociation, et avec quel soin les ôtages doivent être gardés jusqu'à l'événement. Je m'en repose sur ta prudence; et dès demain tu peux partir. " il fit venir les deux amants. " allez retrouver Orozimbo, leur dit-il; je vous rends à lui. Votre rançon est dans ses mains. " la surprise d'Amazili et de Télasco fut extrême: elle tint leur ame un moment suspendue entre la joie que leur causoit cette étrange révolution, et la frayeur que ce ne fût un piege. Ils trembloient; ils se regardoient; ils levoient les yeux sur leur maître, cherchant à lire dans les siens. Amazili lui dit: " souverain de nos destinées, que tu es cruel, si tu nous trompes! Mais que ton coeur est généreux, si c'est lui qui nous a parlé!-je ne vous trompe point, reprit le castillan. Il n'appartient qu'à des lâches d'insulter à la foiblesse, et de se jouer du malheur; je sais respecter l'un et l'autre. Je plains le sort de cet empire, et je vous plains encore plus, vous, de qui la fortune passée rend la chûte plus accablante. Osez donc croire à mes promesses, que vous allez voir s'accomplir.-ah! Lui dit Télasco, je t'ai vu porter la flamme dansle palais de mes peres; j'ai vu tes mains rougies du sang de mes amis; enfin tu m'as chargé de chaînes, et c'est le comble de l'opprobre: mais quelques maux que tu m'aies faits, ils seront oubliés; je te pardonne tout; et ce qu'on ne croira jamais, je te chéris et te révere. Vois à quel point tu m'attendris. Moi, qui jamais ne t'ai demandé que la mort, je tombe à tes pieds, je les baise, je les arrose de mes pleurs. " Alvarado les embrassa avec une apparence de sensibilité. " si vous êtes reconnoissants de mes bienfaits, leur dit-il, le seul prix que j'ose en attendre, c'est que vous m' en soyez témoins auprès du vaillant Orozimbo. Dites-lui, que, si je sais vaincre, je sais aussi mériter la victoire, et ménager mes ennemis, quand la paix les a désarmés. " alors les deux captifs, emmenés au rivage, s'embarquerent sur le vaisseau qui leva l'ancre au point du jour. La course fut assez paisible jusques vers les isles Galapes; mais là, on sentit s'élever, entre l'orient et le nord, un vent rapide, auquel il fallut obéir, et se voir pousser sur des mers qui n'avoient point encore vu de voiles. Dix fois le soleil fit son tour, sans que le vent fût appaisé. Il tombe enfin; et bientôt après un calme profond lui succede. Les ondes, violemment émues, se balancent long-temps encore après que le vent a cessé. Mais insensiblement leurs sillons s'applanissent; et sur une mer immobile, le navire, commeenchaîné, cherche inutilement dans les airs un souffle qui l'ébranle; la voile, cent fois déployée, retombe cent fois sur les mâts. L'onde, le ciel, un horizon vague, où la vue a beau s'enfoncer dans l'abyme de l'étendue, un vuide profond et sans bornes, le silence et l'immensité, voilà ce que présente aux matelots ce triste et fatal hmisphere. Consternés, et glacés d'effroi, ils demandent au ciel des orages et des tempêtes; et le ciel, devenu d'airain comme la mer, ne leur offre de toutes parts qu'une affreuse énérité. Les jours, les nuits s'écoulent dans ce repos funeste. Ce soleil, dont l'éclat naissant ranime et réjouit la terre; ces étoiles, dont les nochers aiment à voir briller les feux étincelants; ce liquide crystal des eaux, qu' avec tant de plaisir nous contemplons du rivage, lorsqu'il réfléchit la lumiere et répete l'azur des cieux, ne forment plus qu'un spectacle funeste; et tout ce qui, dans la nature, annonce la paix et la joie, ne porte ici que l'épouvante, et ne présage que la mort. Cependant les vivres s'épuisent. On les réduit, on les dispense d'une main avare et sévere. La nature, qui voit tarir les sources de la vie, en devient plus avide; et plus les secours diminuent, plus on sent croître les besoins. à la disette enfin succede la famine, fléau terrible sur la terre, mais plus terrible mille fois sur le vaste abyme des eaux: car au moins, sur la terre, quelque lueur d'espérance peut abuser la douleur et soutenir lecourage; mais au milieu d'une mer immense, écarté, solitaire, et environné du néant, l'homme, dans l'abandon de toute la nature, n'a pas même l'illusion pour le sauver du désespoir: il voit comme un abyme l'espace épouvantable qui l'éloigne de tout secours; sa pensée et ses voeux s'y perdent; la voix même de l'espérance ne peut arriver jusqu'à lui. Les premiers accès de la faim se font sentir sur le vaisseau: cruelle alternative de douleur et de rage, où l'on voyoit des malheureux étendus sur les bancs, lever les mains vers le ciel, avec des plaintes lamentables, ou courir éperdus et furieux de la proue à la poupe, et demander au moins que la mort vînt finir leurs maux. Gomès, pâle et défait, se montre au milieu de ces spectres, dont il partage les tourments. Mais, par un effort de courage, il fait violence à la nature. Il parle à ses soldats, les encourage, les appaise, et tâche de leur inspirer un reste d'espérance, que lui-même il n'a plus. Son autorité, son exemple, le respect qu'il imprime, suspendent un moment leur fureur. Mais bientôt elle se rallume comme le feu d'un incendie; et l'un de ces malheureux, s'adressant au capitaine, lui parle en ces terribles mots: " nous avons égorgé, sans besoin, sans crime, ou du moins sans remords, des milliers de mexicains: dieu nous les avoit livrés, disoit-on, comme des victimes, dont nous pouvionsverser le sang. Un infidele, une bête farouche, sont égaux devant lui; on nous l'a répété cent fois. Tu tiens en tes mains deux sauvages; tu vois l'extrêmité où nous sommes réduits; la faim dévore nos entrailles. Livre-nous ces infortunés, qui n'ont plus, comme nous, que quelques moments à vivre, et auxquels ta religion t'ordonne de nous préférer. " " si cette ressource pouvoit vous sauver, leur répondit Gomès, je n'hésiterois pas; je céderois, en frémissant, à l' affreuse nécessité; mais ce n'est pas la peine d'outrager la nature, pour souffrir quelques jours de plus. Mes amis, ne nous flattons point: à moins d'un miracle évident, il faut périr. Dieu nous voit; l'heure approche; implorons le secours du ciel. " cette réponse les consterna; et chacun s'éloignant, dans un morne silence, alla s'abandonner au désespoir qui lui rongeoit le coeur. Dans un coin du vaisseau languissoient en silence Amazili et Télasco. Plus accoutumés à la souffrance, ils la supportoient sans se plaindre; seulement ils se regardoient d'un oeil attendri et mourant, et ils se disoient l'un à l'autre: " je ne verrai plus mon frere, je ne verrai plus mon ami. " les castillans, d'un air sombre et farouche, errants sans cesse autour d'eux, les regardoient avec des yeux ardents, et suivoient impatiemment les progrès de leur défaillance. à l'approche descastillans, à leurs regards avides, à leurs frémissements, aux mouvements de rage qu'ils retenoient à peine, Télasco qui croyoit les voir, comme des tigres affamés, prêts à déchirer son amante, se tenoit près d'elle avec l'inquiétude de la lionne qui garde ses lionceaux. Ses yeux étincelants étoient sans cesse ouverts sur eux, et les observoient sans relâche. Si quelquefois il se sentoit forcé de céder au sommeil, il frémissoit, il serroit dans ses bras sa tendre Amazili. " je succombe, lui disoit-il; mes yeux se ferment malgré moi; je ne puis plus veiller à ta défense. Les cruels saisiront peut-être l'instant de mon sommeil, pour se saisir de leur proie. Tenons-nous embrassés, ma chere Amazili; que du moins tes cris me réveillent. " Gomès, qui lui-même observoit les mouvements des espagnols, leur fit donner quelque soulagement du peu de vivres qui restoient, et les contint pendant ce jour funeste. La nuit vint, et ne fut troublée que par des gémissements. Tout étoit consterné, tout resta immobile. Amazili, d'une main défaillante, pressant la main de Télasco: " mon ami, si nous étions seuls, je te demanderois, dit-elle, de m'épargner une mort lente, de me tuer pour te nourrir; heureuse d'avoir pour tombeau le sein de mon amant, et d'ajouter mes jours aux tiens! Mais ces brigands t'arracheroient mes membres palpitants; et, à ton exemple, ils croiroientpouvoir te déchirer toi-même, et te dévorer après moi. C'est là ce qui me fait frémir.-ô toi, lui répondit Télasco, ô toi, qui me fais encore aimer la vie, et résister à tant de maux, que t'ai-je fait, pour desirer que je te survive un moment? Si je croyois que ce fût un bien de prolonger les jours de ce qu'on aime, en lui sacrifiant les siens, crois-tu que j'eusse tant tardé à me percer le sein, à me couper les veines, et à t'abreuver de mon sang? Il faut mourir ensemble: c'est l'unique douceur que notre affreux destin nous laisse. Tu es la plus foible, et sans doute tu succomberas la premiere; alors, s'il m'en reste la force, je collerai mes levres sur tes levres glacées, et, pour te sauver des outrages de ces barbares affamés, je te traînerai sur la poupe, je te serrerai dans mes bras, et nous tomberons dans les flots, où nous serons ensevelis. " cette pensée adoucit leur peine; et l'abyme des eaux, prêt à les engloutir, devint pour eux comme un port assuré. Avec le jour, enfin se leve un vent frais, qui ramene l'espérance et la joie dans l'ame des castillans. Quelle espérance, hélas! Ce vent s'oppose encore à leur retour vers l'orient, et va les pousser plus avant sur un océan sans rivages. Mais il les tire de ce repos, plus horrible que tout le reste; et quelque route qu'il faille suivre, elle est pour eux comme une voie de délivrance et de salut.On présente la voile à ce vent si desiré; il l'enfle; le vaisseau s'ébranle, et sur la surface ondoyante de cette mer, si long-temps immobile, il trace un vaste sillon. L' air ne retentit point de cris: la foiblesse des matelots ne leur permit que des soupirs et que des mouvements de joie. On vogue, on fend la plaine humide, les yeux errants sur le lointain, pour découvrir, s'il est possible, quelque apparence de rivage. Enfin, de la cime du mât, le matelot croit appercevoir un point fixe vers l'horizon. Tous les yeux se dirigent vers ce point éminent, et qui leur paroît immobile. C'est une isle; on l'ose espérer; le pilote même l'assure. Les coeurs, flétris, s'épanouissent; les larmes de la joie commencent à couler; et plus la distance s'abrege, plus la confiance s'accroît. Tout occupé du soin de ranimer ses soldats défaillants, Gomès leur fait distribuer le peu de vivres qu'on réservoit pour le soutien des matelots. " amis, dit-il, avant la nuit nous aurons embrassé la terre, et nous oublierons tous nos maux. " ces secours furent inutiles au plus grand nombre des espagnols. Les organes, trop affoiblis, avoient perdu leur activité. Les uns mouroient en dévorant le pain dont ils étoient avides; les autres, en frémissant de rage de ne pouvoir plus engloutir l'aliment qu'on leur présentoit, et en maudissant la pitié qui les avoit fait s'abstenir dela chair et du sang humain. Quelques-uns, adoucis par la foiblesse et la souffrance, libres de passions, rendus à la nature, guéris de ce délire affreux où le fanatisme et l'orgueil les avoient plongés, détestoient leurs erreurs, leurs préjugés barbares; et devenus humains, voyoient enfin des hommes dans ces malheureux indiens, qu'ils avoient si cruellement et si lâchement tourmentés. Ceux-là, tendant les mains au ciel, imploroient sa miséricorde; ceux-ci tournoient leurs yeux mourants vers les esclaves mexicains; et les traits douloureux du repentir étoient empreints sur leur visage. L'un d'eux, faisant un dernier effort, se traîne aux pieds de Télasco, et d'une voix entrecoupée par les sanglots de l'agonie: " pardonne-moi, mon frere, lui dit-il; " et à ces mots il expira.
CHAPITRE 23
Cependant le rivage approche. On voit des forêts verdoyantes s'élever au dessus des eaux: c'étoient les isles, qui depuis sont devenues célebres sous le nom de Mendoce. On aborde, et on voit sortir d'un canal qui sépare ces isles fortunées, une multitude de barques qui environnent le vaisseau. Ces barques sont remplies de sauvages, d'une gaieté et d'une beauté ravissante, presque nuds, désarmés, et portant dans la main des rameaux verds, où flotte un voile blanc, en signe de paix et de bienvaillance. Le malheur avoit amolli le coeur des castillans, et brisé leur orgueil farouche. L'éloignement et l'abandon leur avoient appris à aimer les hommes; car le sentiment du besoin est le premier lien de la société. Pour être humain, il faut s'être reconnu foible. Attendris de l'accueil plein de bonté que leur font les sauvages, ils y répondent par les signes de la joie et de l'amitié. Les insulaires sans défiance, s'élancent à l'envi de leurs barques sur le vaisseau; et voyant sur tous les visages la langueur et la défaillance, ils en paroissent attendris: leur empressement et leurs caresses expriment la compassion, et le desir de soulager leurs hôtes. Le capitaine n'hésita point à se livrer à leurbonne foi. Un port formé par la nature, servit d'asyle à son vaisseau; et lui et les siens descendirent dans celle de ces isles dont le bord leur parut le plus riche et le plus riant. Les insulaires enchantés les conduisent dans leur village, au bas d'une colline, sur le bord d'un ruisseau, qui d'un rocher coule avec abondance, et serpente dans un vallon, dont la nature a fait le plus riant verger. Les cabanes de ce hameau sont revêtues de feuillages; l'industrie, éclairée par le besoin, y a réuni tous les agréments de la simplicité. Le noeud fragile, qui, pendant la nuit, ferme l'entrée de ces cabanes, est le symbole heureux de la sécurité, compagne de la bonne foi. La lance, l'arc et le carquois suspendus sous ces toits paisibles, n' annoncent qu'un peuple chasseur: la guerre lui est inconnue. D'abord les sauvages invitent leurs hôtes à se reposer; et à l'instant, de jeunes filles, belles comme les nymphes, et comme elles à demi nues, apportent dans des corbeilles les fruits que leurs mains ont cueillis. Il en est un que la nature semble avoir destiné, comme un lait nourrissant, à ranimer l'homme affoibli par la vieillesse ou par la maladie. Ce fruit si délicat, si sain, sembla faire couler la vie dans les veines des castillans. Un doux sommeil suivit ce repas salutaire; et le peuple autour des cabanesse tint dans le silence, tandis que ses hôtes dormoient. à leur réveil, ils virent ce bon peuple, se rassemblant le soir sous des palmiers plantés au milieu du hameau, les inviter à son repas. Des légumes, d'excellents fruits, une racine savoureuse dont ils font un pain nourrissant; des tourterelles, des palombes, les hôtes des bois et des eaux, que la fleche a blessés, qu'a séduit l'hameçon; une eau pure, quelques liqueurs qu'ils savent exprimer des fruits, et dont ils font un doux mêlange: tels sont les mets et les breuvages dont ce peuple heureux se nourrit. Tandis que le repos, l'abondance, la salubrité du climat réparoient les forces des castillans, Gomès observoit à loisir les moeurs, ou plutôt le naturel des insulaires; car ils ne connoissoient de loix que celles de l'instinct. L'affluence de tous les biens, la facilité d'en jouir, ne laissoit jamais au desir le temps de s'irriter dans leurs ames. S'envier, se haïr entre eux, vouloir se nuire l'un à l'autre, auroit passé pour un délire. Le méchant parmi eux étoit un insensé, et le coupable un furieux. De tous les maux dont se plaint l'humanité dépravée, le seul qui fût connu de ce peuple, étoit la douleur. La mort même n'en étoit pas un; ils l'appelloient le long sommeil . L'égalité, l'aisance, l'impossibilité d'être envieux, jaloux, avare, de concevoir rien au-delà de sa félicité présente, devoient rendre ce peuplefacile à gouverner. Les vieillards, réunis, formoient le conseil de la république; et comme l'âge distinguoit seul les rangs entre les citoyens, et que le droit de gouverner étoit donné par la vieillesse, il ne pouvoit être envié. L'amour seul auroit pu troubler l'harmonie et l'intelligence d'une société si douce; mais paisible lui-même, il y étoit soumis à l'empire de la beauté. Le sexe fait pour dominer par l'ascendant du plaisir, avoit l'heureux pouvoir de varier, de multiplier ses conquêtes, sans captiver l'amant favorisé, sans jamais s'engager soi-même. La laideur, parmi eux, étoit un prodige; et la beauté, ce don par-tout si rare, l'étoit si peu dans ce climat, que le changement n'avoit rien d'humiliant ni de cruel: sûr de trouver à chaque instant un coeur sensible et mille attraits, l'amant délaissé n' avoit pas le temps de s'affliger de sa disgrace, et d'être jaloux du bonheur de celui qu'on lui préféroit. Le noeud qui lioit deux époux, étoit solide ou fragile à leur gré. Le goût, le desir le formoit; le caprice pouvoit le rompre; sans rougir on cessoit d'aimer, sans se plaindre on cessoit de plaire; dans les coeurs la haine cruelle ne succédoit point à l'amour; tous les amants étoient rivaux; tous les rivaux étoient amis; et chacune de leur compagne voyoit en eux, sans nul ombrage, autant d'heureux qu'elle avoit faits, ou qu'elle feroit à son tour. Ainsi la qualité de mere étoit la seule qui fût personnelle et distincte:l' amour paternel embrassoit toute la race naissante; et par-là les liens du sang, moins étroits et plus étendus, ne faisoient de ce peuple entier qu'une seule et même famille. Les espagnols ne cessoient d' admirer des moeurs si nouvelles pour eux. La nuit, ce peuple hospitalier, leur cédant ses cabanes, n'en avoit réservé que quelques-unes pour les vieillards, pour les enfants et pour les meres. La jeunesse, au bord du ruisseau qui serpentoit dans la prairie, n'eut pour lit que l' émail des fleurs, pour asyle que le feuillage du platane et du peuplier. On les vit, dans leurs danses, se choisir deux à deux, s'enchaîner de fleurs l'un à l'autre; et quand le jour cessa de luire, quand l'astre de la nuit, au milieu des étoiles, fit briller son arc argenté, cette foule d'amants, répandue sur un beau tapis de verdure, ne fit que passer doucement de la joie à l'amour, et des plaisirs au sommeil. Le lendemain ce fut un nouveau choix, qui, dès le jour suivant, fit place à des amours nouvelles. La marque d'amour la plus tendre qu'une jeune insulaire pût donner à son amant, étoit d'engager ses compagnes à le choisir à leur tour. Il eût été humiliant pour elle de le posséder seule; et plus, en vantant son bonheur, elle lui procureroit de nouvelles conquêtes, plus il étoit enchanté d'elle, et lui revenoit glorieux. Quelle espece de culte pouvoit avoir ce peuple? On desiroit de s'en instruire; on crut enfinle démêler. On vit dans une enceinte que l'on prit pour un temple, quelques statues révérées. Gomès voulut savoir quelle idée ces insulaires y attachoient. Le vieillard qu'il interrogeoit, lui répondit: " tu vois nos cabanes; voilà l'image de celui qui nous apprit à les élever. Tu vois cet arc et ce carquois; voilà l'inventeur de ces armes. Tu nous a vus tirer du feu du froissement du bois, et du choc des cailloux: voilà celui qui le premier découvrit à nos peres ce secret merveilleux. Regarde ces tissus d'écorce, dont nous sommes à demi vêtus; l'art de les travailler nous est venu de celui-ci. Celui-là nous apprit à nouer les filets où les oiseaux et les poissons s'engagent. Près de lui se présente l'industrieux mortel qui nous a montré l'art de creuser les canots, et de fendre l'onde à la rame. Cet autre imagina de transplanter les arbres, et il forma ce beau portique, dont le hameau est ombragé. Enfin tous se sont signalés par quelque bienfait rare; et nous honorons les images qui nous représentent leurs traits. "
CHAPITRE 24
des malheureux, à peine échappés aux dangers les plus effroyables, ayant trouvé dans cette isle enchantée le repos, l'abondance, l'égalité, la paix, devoient être peu disposés à la quitter, pour traverser les mers, où les mêmes horreurs les attendoient peut-être encore. Un nouveau charme vint s'offrir, et acheva de les captiver. On les invita aux danses nuptiales, à ces danses qui, sur le soir, rassembloient dans la prairie les jeunes amants du hameau, et dans lesquelles un nouveau choix varioit tous les jours les noeuds et les charmes de l'hyménée. Gomès s'opposa vainement aux instances des indiens: il vit qu'il les affligeroit, et qu'il révolteroit sa flotte, s'il obligeoit les siens à résister aux plaisirs qui les appelloient. Tout ce qu'il put lui-même, fut de se refuser à cet attrait si dangereux, et de ne pas donner l' exemple. Amazili et Télasco, depuis leur séjour dans cette isle, rappellés à la vie, chéris des indiens, libres parmi les espagnols, ne respiroient que pour s'aimer. Ils ne se quittoient pas; ils jouissoient ensemble des douceurs de ce beau climat, des délices de leur asyle: il ne manquoit à leur bonheur que de posséder Orozimbo. Ils furent aussi conviés aux danses de la prairie. JamaisAmazili ne voulut consentir à s'y mêler. " s'il n'y avoit que des sauvages, dit-elle à Télasco, je n'hésiterois pas. Ils laissent à leurs femmes la liberté du choix; et tu serois bien sûr du mien. Si une plus belle que moi te choisissoit aussi, je serois préférée, je le crois; et s'il arrivoit qu'elle fût plus belle à tes yeux, je reviendrois pleurer dans la cabane, et je dirois: il est heureux avec une autre que moi. Mais non, cela n'est pas possible; et ce n'est pas la crainte de te voir infidele qui m'inquiete et me retient; c'est l'orgueil jaloux de nos maîtres, que je ne veux pas irriter. Quelqu'un d'eux prétendroit peut-être au choix de ton amante: ils sont fiers, violents; ils seroient offensés de voir préférer leur esclave. Ah! Leur esclave sera toujours le maître absolu de mon coeur. Fais donc entendre aux insulaires que notre choix est fait, que nous sommes heureux d'être uniquement l'un à l'autre; ou, si quelqu'une de ces beautés te touche plus que moi, va te montrer au milieu d'elles: tous leurs voeux se réuniront; tu n'auras qu'à choisir; et moi je te serai fidelle, et, en pleurant, je dirai au sommeil de me laisser songer à toi. " cette seule pensée faisoit couler ses larmes. Le cacique les essuya par mille baisers consolants. " qui, moi, dit-il, que je respire, que mon coeur palpite un instant pour une autre qu'Amazili! Ne le crains pas; ce seroit une injure. J'ai voulu, je l'avoue, assisterà ces danses, pour me voir préférer par toi: car tu sais que j'aime la gloire; et il est doux d'être envié. Mais, puisque tu crains d'exciter la jalousie des castillans, je cede à tes raisons. Soyons fidélement unis; et laissons à ces malheureux, qui ne connoissent point l'amour, les vains plaisirs de l'inconstance. " on fut surpris de leur refus; mais on n'en fut point offensé. L'enchantement des espagnols, dans cette fête voluptueuse, se conçoit mieux qu'on ne peut l'exprimer. Environnés d'une foule de jeunes femmes, belles de leurs simples attraits, sans parure, et presque sans voile, faites par les mains de l'amour, douées des graces de la nature, vives, légeres, animées par le feu de la joie et l'attrait du plaisir, souriant à leurs hôtes, et leur tendant la main, avec des regards enflammés, ils étoient comme dans l'ivresse; et leur ravissement ressembloit au délire du plus délicieux sommeil. Les indiennes, dans leurs danses, sembloient toutes se disputer la conquête des castillans: ainsi l'exigeoit le devoir de l'hospitalité. Ils firent donc un choix eux-mêmes; mais, le jour suivant, la beauté reprit ses droits, et choisit à son tour. Alors, ce caprice bizarre que notre orgueil a engendré, et que nous appellons l'amour, cette passion triste, inquiete et jalouse, commence à verser ses poisons dans l'ame des castillans. Ilsprétendent détruire la liberté du choix, en usurper les droits eux-mêmes. Ils menacent les insulaires; ils intimident leurs compagnes; ils effarouchent les plaisirs. Gomès reçut, à son réveil, les justes plaintes des indiens. " tu nous as amené, lui dirent-ils, des bêtes féroces, et non pas des hommes. Nous les rappellons à la vie; nous partageons avec eux les dons que nous fait la nature; nous les invitons à nos jeux, à nos festins, à nos plaisirs; et les voilà qui nous menacent et qui nous glacent de frayeur. Ils veulent, entre nos compagnes, choisir, et se voir préférés. Qu'ils sachent que le premier droit de la beauté c'est d'être libre. Nos femmes sont toutes charmantes; et c'est leur faire injure, que de vouloir gêner leur choix. Si tes compagnons veulent vivre en bonne intelligence avec nous, qu'ils tâchent de nous ressembler; qu'ils soient bienfaisants et paisibles. S'ils sont méchants, remene-les. " Gomès sentit tout le danger de la licence qu'il avoit donnée, et vit les suites qu'elle auroit, s'il tardoit à les prévenir. Mais l'ivresse, l'égarement où les esprits étoient plongés, rendit ses efforts inutiles. Au mépris de la discipline, le désordre alloit en croissant. Les soldats se disoient entre eux, que leur retour étoit impossible vers le rivage américain; que le vent d'orient, qui regnoit sur ces mers, s'opposeroit à leur passage; que, par un miracle visible, le ciel les avoit conduits dans un asyle fortuné, où l'on vivoit exempt de fatigue et de soins, et au milieu de l'abondance; que, résolus de s'y fixer, ils n'avoient plus d'autre patrie, et ne connoissoient plus de chef auquel ils dussent obéir. C'en étoit fait, si les insulaires, révoltés de l'ingratitude et de l'orgueil des castillans, n'avoient pris eux-mêmes la résolution et le moyen de s'en délivrer. Une nuit, forcés de céder à l'arrogance impérieuse de leurs hôtes, et les laissant s'abandonner aux charmes des plaisirs, aux douceurs du sommeil, ils se saisirent de leurs armes, et les jetterent dans la mer. Gomès, instruit de ce désastre, assembla les siens, et leur dit: " nos armes nous sont enlevées. Ce peuple se venge: il s'est lassé de vos mépris. Plus adroit que nous, plus agile, il seroit aussi courageux. Mieux que nous il feroit usage de la fleche et du javelot. Il connoît les retranchements de ses bois et de ses montagnes; et des isles voisines, les peuples ses amis l'aideroient à nous accabler. Laissez-moi donc vous ménager une retraite assurée; et, en attendant, évitez tout ce qui peut troubler la paix. " à ce discours, les castillans furent interdits et troublés. Les plus intrépides pâlirent; les plus impétueux se sentirent glacés. Alors un vieillard se présente, et parle ainsi aux castillans: " il yeut, du temps de nos peres, un méchant parmi eux: il vouloit dominer; il vouloit que tout lui cédât, que tout ne fût fait que pour lui. Nos peres le saisirent, quoiqu'il fût fort et vigoureux; ils lui lierent les pieds et les mains avec la branche du saule, et le jetterent dans la mer. Nous n'y avons jetté que vos armes. éloignez-vous, et nous laissez en paix. Nous voulons être heureux et libres. Vous avez cette plaine immense de l'océan à traverser; nous vous donnerons, pour le voyage, du bois, de l'eau, des vivres; mais ne différez pas. Pour vous, dit-il aux deux mexicains, vous avez le choix de rester avec nous, ou de partir avec eux: car tout ce qui respire l'air que nous respirons, devient libre comme nous-mêmes. Ici la force n'est employée qu'à protéger la liberté. " les castillans, indignés de s'entendre faire la loi, se plaignirent, et accuserent les indiens de trahison. " nous ne vous avons point trahis, reprit le vieillard indien. Vos armes vous donnoient sur nous trop d'avantage; et vous en avez abusé. Nous vous avons réduits, comme il est juste, à l'égalité naturelle. à présent, voulez-vous la paix? Nous l'aimons; et vous partirez de ces bords, sans avoir reçu de nous la plus légere offense. Voulez-vous la guerre? Nous la détestons; mais la liberté nous est plus chere que la vie. Vous aurez le choix du combat. Nous partagerons avec vous nos fleches et nosjavelots; et nous nous détruirons, jusqu'à ce qu'il ne reste aucun de vous pour nous faire injure, ou aucun de nous pour la souffrir. " ce courage vulgaire, qui n'est dans l'homme qu'un sentiment de supériorité, abandonna les castillans. Ils se repentirent d'avoir aliéné un peuple si brave et si juste; et ils supplierent Gomès de les réconcilier ensemble. Gomès n'eut garde d'engager les indiens à se laisser fléchir; et dès-lors toute liaison fut rompue entre les deux peuples: mais les devoirs de l'hospitalité n'en étoient pas moins observés. La même abondance regnoit dans les cabanes des castillans; et leur navire fut pourvu de tout ce qu'exigeoit la longueur du voyage. Amazili et Télasco n'eurent pas long-temps à se consulter. " renoncerons-nous à revoir ton frere et mon ami, dit Télasco à son amante? Non, dit-elle; je ne puis vivre sur des bords où je serois sûre de ne le revoir jamais. Gomès nous donne l'espérance de nous rejoindre à lui, partons. " rien de plus rare, sur ces mers, que de voir les vents de l'aurore céder à celui du couchant. Gomès fut long-temps à l'attendre; et lorsqu'il le vit s'élever, il en rendit graces au ciel, comme d'un prodige opéré pour favoriser son retour. Il assemble les siens. " compagnons, leur dit-il, n'attendons pas que l'on nous chasse. Le vent nous seconde; partons, et partons sans regret: cetteterre inconnue n'eût été pour nous qu'un tombeau. Vivre sans gloire, ce n'est pas vivre. être oublié, c'est être enseveli. Allons chercher des travaux qui laissent de nous quelque trace. L'influence de l'homme sur le destin du monde, est la seule existence honorable pour lui, la seule au moins digne de nous. " l'homme se fait par habitude un cercle de témoins, dont la voix est pour lui l'organe de la renommée. Il existe dans leur pensée; il vit de leur opinion. Rompre à jamais entre eux et lui, ce commerce qui l'agrandit, qui le répand hors de lui-même, c'est l'environner d'un abyme, c'est le plonger dans une nuit profonde. Aussi ces mots que prononça Gomès, frapperent-ils les castillans d'un trait foudroyant de lumiere; et ils ne purent, sans frayeur, se voir, pour le reste du monde, au rang des morts, dont le nom même et la mémoire avoient péri. Ce moment étoit favorable; et Gomès le saisit pour précipiter son départ. On le suit; on s'embarque, on dégage les ancres, on livre les voiles au vent. Les indiens, tristement rassemblés sur le rivage, voyant le vaisseau s'éloigner, disoient en soupirant: " que vont-ils devenir? Ils étoient si bien parmi nous! Pourquoi ne pas y vivre en paix? Ils nous appelloient leurs amis, et nous ne demandions qu'à l'être. Mais non: ils sont méchants; qu'ils partent. Ils nous auroient rendus méchants. " les castillans, de leur côté, regrettoient cette isle charmante. Tous les yeux y étoient attachés; tous les coeurs gémissoient de la voir s'éloigner. Enfin elle échappe à leur vue; et les soucis d'un long et pénible voyage viennent se mêler aux regrets d'avoir quitté ce beau séjour.
CHAPITRE 25
Bientôt l'inconstance des vents se fit sentir, et tint la flotte dans de continuelles allarmes; mais ils ne firent que décliner alternativement vers l'un ou l'autre pôle; et l'art du pilote ne s'exerça qu'à diriger sa course vers l'aurore, sans s'écarter de l' équateur. Le trajet fut long, mais tranquille, jusqu'à la vue du Pérou. Le naufrage les attendoit au port; et le ciel voulut qu'Orozimbo fût témoin du désastre qui vengeoit sa patrie sur ces malheureux castillans. Alonzo, dans l'attente du retour de Pizarre, avoit pressé l'inca, roi de Quito, de se mettre en défense. " il n'est pas besoin, disoit-il, d'élever des remparts solides; des murs de sable et de gazon suffisent pour rebuter les castillans. De tous les dangers de la guerre ils ne craignent que les lenteurs. C'est à Tumbès qu'ils vont descendre; c'est ce port qu'il faut protéger. " ce plan de défense approuvé, Alonzo se chargea lui-même d'aller présider aux travaux. Orozimbo voulut le suivre; et par les champs de Tumibamba, ils se rendirent à Tumbès. Le retour du jeune espagnol chez ce peuple, son premier hôte, fut célébré par des transports de reconnoissance et d'amour. " eh quoi! Lui dit le bon cacique,tu ne m'as donc pas oublié? Tu as bien raison! Mon peuple et moi, nous n'avons cessé de parler du généreux et cher Alonzo. Ils m'ont demandé que le jour où tu vins parmi nous, fût célébré, tous les ans, comme une fête. Tu crois bien que j'y ai consenti. C'en est une de te revoir; et les larmes de joie que tu nous vois répandre, en sont de fideles témoins. " les travaux, qu'Alonzo dirige, commencent dès le jour suivant, et sont poussés avec ardeur. Ils s'avançoient; le fort qui dominoit la plaine, et qui menaçoit le rivage, excitoit l'admiration des indiens qui l'avoient élevé. Un soir, qu'avec Orozimbo et le cacique de Tumbès, Alonzo parcouroit l'enceinte du fort, et s'entretenoit avec eux de cette fureur de conquête qui avoit saisi les espagnols, et qui dépeuploit leur pays pour dévaster un nouveau monde, il apperçut de loin le vaisseau de Gomès, qui s'avançoit à voiles déployées. Il regarde; et ne doutant pas que ce ne fût le vaisseau de Pizarre: " les voilà, les voilà, dit-il. Quelle diligence incroyable a si fort pressé leur retour? Le ciel les seconde; les vents semblent leur obéir. " comme il disoit ces mots, tout-à-coup, au milieu d'une sérénité perfide, un tourbillon de vent s'éleve sur la mer. Les flots, qu'il roule sur eux-mêmes, s'enflent en écumant, et semblent bouillonner. Dans le même instant, un nuage, roulé comme les flots, s'abaisse, s'étend, s'arrondit, se prolonge en colonne; et cettecolonne fluide, dont la base touche à la mer, forme une pompe, où l'onde émue, cédant au poids de l'air qui la presse à l'entour, monte jusqu'au nuage, et va lui servir d' aliment. Molina reconnut ce prodige, si redouté des matelots, qui lui ont donné le nom de trombe ; et, à la vue du danger qui menaçoit les castillans, il oublia leurs crimes, les maux qu'ils avoient faits, les maux qu'ils alloient faire encore; il se souvint seulement que leur patrie étoit la sienne; et son coeur fut saisi de crainte et de compassion. Gomès eut beau se hâter de faire ployer les voiles, pour ne pas donner prise au tourbillon rapide qui enveloppoit son vaisseau; le vent le saisit, l'entraîna jusques sous la colonne d' eau, qui, rompue par les antennes, tomba, comme un déluge, sur le navire, et l'engloutit. " le ciel est juste, s'écria Orozimbo. Ainsi périssent tous les brigands qui ont ravagé mon pays.-cacique, lui dit Molina, réservez votre haine et vos malédictions pour les heureux coupables. Le malheur a le droit sacré de purifier ses victimes; et celui que le ciel punit, devient comme innocent pour nous. " Orozimbo rougit de la joie inhumaine qu'il venoit de faire éclater. " pardon, dit-il. J'ai tant souffert! J'ai tant vu souffrir ma patrie! " le calme renaît. La colonne et le navire ont disparu. Mais, peu d'instants après, on apperçut de loin deux malheureux échappés du naufrage,qui nageoient à l' aide d'un banc, dont ils s'étoient saisis. " ah! S'écrie Orozimbo, ils respirent encore: il faut les secourir. Cacique, hâtez-vous, détachez des canots, pour les sauver, s'il est possible. Je vais au-devant d'eux. " il dit, et soudain se jette à la nage. Un canot le suivit de près, et le joignit avant qu'il eût atteint le bois flottant au gré de l'onde, que ces malheureux embrassoient. Ces malheureux étoient sa soeur et son ami, qui prévoyant la chûte de la trombe, s'étoient élancés dans les eaux, plus hardis que les castillans, et plus exercés à la nage. " on vient à nous; courage, ma chere Amazili, disoit Télasco: soutiens-toi; nous touchons au salut.-ah! Je succombe, disoit-elle; ma foiblesse est extrême; mes défaillantes mains vont abandonner leur appui. Si l'on tarde un moment encore, c'en est fait, tu ne me verras plus. " cependant leur libérateur, monté sur le canot, fait redoubler l'effort des rames. Il arrive, il se penche, il tend les bras: " venez, dit-il, ô qui que vous soyez; vous êtes nos amis, puisque vous êtes malheureux. " le péril, le trouble, l'effroi, l'image de la mort présente, empêcha de le reconnoître. Amazili saisit la main qu'il lui tendoit. Il la prend dans ses bras, l'enleve et reconnoît sa soeur, une soeur adorée. Il jette un cri. " ciel! Est-ce toi! Ma soeur! Ma chere Amazili! Ah! Laisse-moi, dit-elle, d'une voixexpirante, et sauve Télasco. " à ce nom, Orozimbo la laissant étendue au milieu des rameurs, s'élance dans les flots, où son ami surnage encore; il le saisit par les cheveux, dans le moment qu' il enfonçoit, regagne la barque, y remonte, et y enleve son ami. Télasco, qui l'a reconnu, succombe à sa joie; il l'embrasse; et sentant ses genoux ployer, il tombe auprès d'Amazili. Orozimbo, qui croit les voir expirer l'un et l'autre, les appelle à grands cris. Télasco revient le premier d'un long évanouissement, mais c'est pour partager la crainte et la douleur de son ami. Livide, glacée, étendue entre son frere et son amant, Amazili respire à peine. Orozimbo sur ses genoux soutient sa tête languissante, dont les yeux sont fermés encore; et sur ce visage, où se peint la pâleur de la mort, il verse un déluge de larmes. Télasco cherche inutilement, à travers sa paupiere, quelques étincelles de vie. " tu respires, lui disoit-il; mais tu as perdu le sentiment. Tu n'entends plus ma voix! Ton ame va-t-elle s'éteindre, et ton coeur se glacer? Après tant de périls, après t'avoir sauvée, ô moitié de mon ame! La mort, la mort cruelle te saisit dans nos bras! ô mon cher Orozimbo, le jour qui nous rassemble sera-t-il le plus malheureux de tes jours et des miens! N'as-tu revu ta soeur que pour l'ensevelir? N'as-tu embrassé ton ami, ne l'as-tu retiré des flots que pour le voir, désespéré, s'y précipiter pour jamais? " cependant le canot avoit abordé au rivage; et le cacique et Molina ne savoient que penser de cet événement. " ah! Vous voyez le plus heureux des hommes, si je puis ranimer cette femme expirante, leur dit Orozimbo: c'est ma soeur; voilà cet ami dont je vous ai tant de fois parlé. Le ciel réunit dans mes bras ce que j'ai de plus cher au monde. Ah! S'il est possible, aidez-moi à rendre la vie à ma soeur. " lorsqu'Amazili, ranimée, ouvrit les yeux à la lumiere, elle crut, au sortir d'un pénible sommeil, être abusée par un songe. Elle regarde autour d'elle; elle n'ose en croire ses yeux. " quoi! Dit-elle, est-ce vous? Mon frere! Mon ami! Parlez, rassurez-moi.-oui, tu revois Télasco.- tous mes sens sont troublés; mon ame est égarée; je ne sais encore où je suis! Télasco! J'étois avec toi, et nous allions périr ensemble. Mais mon frere!-il est dans tes bras. Notre bonheur est un prodige.-hélas! Je suis trop foible pour l'excès de ma joie. Viens, Télasco, retiens mon ame sur mes levres. Je sens qu'elle va s'échapper. " elle acheve à peine ces mots; et sans un déluge de larmes qui soulagea son coeur, elle alloit expirer. Télasco recueillit ces larmes. " rends le calme à tes sens, respire, ô mon unique bien! Lui disoit-il; vis, pour aimer, pour rendre heureux un frere, un époux qui t'adorent.-mon ami! Mon frere! C'est vous! Redisoit-elle mille fois en leur tendantles mains; je retrouve tout ce que j'aime. Dites-moi sur quels bords, et quel prodige nous rassemble. Sommes-nous chez un peuple ami?-vraiment ami, lui dit Alonzo; et je vous réponds de son zele. Voilà son roi qui nous est dévoué; et plus loin, par-delà ces hautes montagnes, regne un monarque plus puissant, qui nous comble de ses bienfaits. " la joie et le ravissement de ces trois mexicains ne peut se concevoir. Ils ne se lassoient point d'entendre mutuellement leurs aventures; et le souvenir retracé des dangers qu'ils avoient courus, les faisoit frémir tour-à-tour. Cependant le rempart s'éleve; Alonzo le voit achever. Il instruit, il exerce le cacique et son peuple à la défense de leurs murs; et après avoir tout prévu, tout disposé pour leur défense, il retourne auprès de l'inca, suivi de ses trois mexicains. Ataliba reçut avec tant de bonté la soeur et l'ami d'Orozimbo, qu'en se voyant dans son palais, ils croyoient être au sein de leur patrie, dans la cour des rois leurs aïeux. Mais ce monarque généreux étoit loin de jouir lui-même du repos qu'il leur procuroit. Une profonde mélancolie s'est emparée de son ame. Puissant, aimé, révéré de son peuple, il fait des heureux et il ne l'est point. La fortune, envieuse de ses propres dons, a mêlé l'amertume des chagrins domestiques aux douceurs apparentes de la prospérité.
CHAPITRE 26
La confiance d'Ataliba autorisoit Alonzo à chercher dans son ame le secret de cette tristesse, dont il le voyoit consumé. " inca, lui dit-il, j'appréhende que le danger qui te menace, et dont j'ai voulu t'avertir, ne t'ait frappé trop vivement. " " tu me soulages, lui dit l'inca, en interrogeant ma tristesse. Je n'osois t'affliger; cependant j'ai besoin qu'un ami s'afflige avec moi. écoute. Il s'agit de mes droits au trône que j'occupe, et d'où l'inca, roi de Cusco, s'obstine à vouloir me chasser. J'aurois besoin, auprès de lui, d'un ministre éclairé, et d'un médiateur habile; et j'ai jetté les yeux sur toi. Veux-tu l'être?-oui, répond Alonzo, si ta cause est juste.-elle est juste; et tu vas toi-même en juger. Apprends donc quel futle génie de cet empire dès sa naissance; dans quelle vue il a été fondé; et comment, destiné à s'agrandir sans cesse, il ne pouvoit, sans s'affoiblir, n'être pas enfin partagé. " " autrefois ce pays immense étoit habité par des peuples sans loix, sans discipline et sans moeurs. Errants dans les forêts, ils vivoient de leur proie, et des fruits qu'une terre inculte sembloit produire par pitié. Leur chasse étoit une guerre que l'homme faisoit à l'homme. Les vaincus servoient de pâture aux vainqueurs. Ils n'attendoient pas le dernier soupir de celui qu'ils avoient blessé, pour boire le sang de ses veines; ils le déchiroient tout vivant. Ils faisoient des captifs, et ils les engraissoient pour leurs festins abominables. Si ces captifs avoient des femmes, ils les laissoient s'unir ensemble, ou ils rendoient eux-mêmes leurs esclaves fécondes, et ils dévoroient les enfants. " " quelques-uns d'entre eux, par l'instinct de la reconnoissance, adoroient, dans la nature, tout ce qui leur faisoit du bien, les montagnes, meres des fleuves; les fleuves mêmes, et les fontaines qui arrosoient la terre, et la fertilisoient; les arbres, qui donnoient du bois à leurs foyers; les animaux doux et timides, dont la chair étoit leur pâture; la mer abondanteen poissons, et qu'ils appelloient leur nourrice. Mais le culte de la terreur étoit celui du plus grand nombre. " " ils s'étoient fait des dieux de tout ce qu'il y avoit de plus hideux, de plus horrible; car il semble que l'homme se plaise à s'effrayer. Ils adoroient le tigre, le lion, le vautour, les grandes couleuvres; ils adoroient les éléments, les orages, les vents, la foudre, les cavernes, les précipices; ils se prosternoient devant les torrents dont le bruit imprimoit la crainte, devant les forêts ténébreuses, au pied de ces volcans terribles qui vomissoient sur eux des tourbillons de flamme et des rochers brûlants. " " après avoir imaginé des dieux cruels et sanguinaires, il fallut bien leur rendre un culte barbare comme eux. L'un crut leur plaire en se perçant le sein, en se déchirant les entrailles; l'autre, plus forcené, arracha ses enfants de la mamelle de leur mere, et les égorgea sur l'autel de ces dieux altérés de sang. Plus la nature frémissoit, plus la divinité devoit se réjouir. On croyoit pouvoir tout attendre des dieux à qui l'on immoloit tout ce qu'on avoit de plus cher. " " celui dont les rayons animent la nature, vit cet égarement; et il en eut pitié. Il n'estpas étonnant, dit-il, que des insensés soient méchants. Au-lieu de les punir de s'égarer dans les ténebres, envoyons-leur la vérité; ils marcheront à sa lumiere. Il ne m'est pas plus difficile d'éclairer leur intelligence que d'éclairer leurs yeux. " " il dit, et il envoie dans ces climats sauvages deux de ses enfants bien-aimés, le sage et vertueux Manco, et la belle Oello, sa soeur et son épouse. " " mon cher Alonzo, tu verras l' endroit célebre et révéré où ces enfants du soleil descendirent. Les sauvages, répandus dans les forêts d'alentour, se rassemblerent à leur voix. Manco apprit aux hommes à labourer la terre, à la semer, à diriger le cours des eaux, pour l'arroser; Oello instruisit les femmes à filer, à ourdir la laine, à se vêtir de ces tissus, à vaquer aux soins domestiques, à servir leurs époux avec un zele tendre, à élever leurs enfants. " " au don des arts, ces fondateurs ajouterent le don des loix. Le culte du soleil, leur pere, ce culte inspiré par l'amour, fondé sur la reconnoissance, et qui ne coûta jamais un soupir à la nature, ni un murmure à la raison, fut la premiere de ces loix et l'ame de toutes les autres. " " l'homme, étonné de voir si près de lui des biens qu'il ne soupçonnoit pas, l'abondance, la sûreté, la paix, crut recevoir un nouvel être. Ses besoins satisfaits, ses terreurs dissipées, le plaisir d'adorer un dieu propice et bienfaisant, le devoir d'être juste et bon à son exemple, la facilité d'être heureux, la bienveillance mutuelle, le charme enfin d'une innocente et paisible société, captiva tous les coeurs. Honteux d'avoir été aveugles et barbares, ces peuples se laisserent apprivoiser sans peine, et ranger sous de douces loix. Cusco fut fondée par leurs mains; cent villages l'environnerent; et le vénérable Manco, avant d'aller se reposer auprès du soleil, son pere, vit prospérer, dès sa naissance, l'empire qu'il avoit fondé. " " son fils ainé lui succéda; et, comme lui, par la douceur, la persuasion, les bienfaits, il recula les bornes de cet heureux empire. " " le fils ainé de celui-ci fit respecter ses armes, mais ne les employa qu'à rendre ses voisins dociles, sans tremper ses mains dans leur sang. " " son successeur fut moins heureux: les peuples qu'il vouloit gagner le forcerent de les combattre. Le premier combat fut sanglant; mais le vainqueur, par ses vertus, se fit pardonner sa victoire. Sa valeur apprit à le craindre; sa clémence apprit à l'aimer. " " le fils ainé de ce héros fit des conquêtes encore plus vastes, sans coûter ni larmes ni sang aux peuples qu'il soumit à son obéissance. Son retour à cusco fut le plus beau triomphe: il y fut porté par des rois. " " les incas qui lui succéderent, furent obligés quelquefois, pour dompter des peuples féroces, d'assiéger leur retraite, de les y repousser, et de leur laisser prendre conseil de la nécessité. Mais nos armes les attendoient, et ne les provoquoient jamais. On avoit pour maxime de les abandonner, plutôt que de les détruire, s'ils s'obstinoient à vivre indépendants et malheureux. La paix alloit au devant d'eux, toujours indulgente et facile, et n'exigeant de ces rebelles que de consentir à goûter les biens qu'elle leur présentoit. Engager le monde à être heureux, fut le grand projet des incas. Un culte pur, de sages loix, des lumieres, des arts utiles étoient les fruits de la victoire; et ils les laissoient aux vaincus. Telle a été, pendant onze regnes, leur ambition et leur gloire; tel a été le prix de leurs travaux. " " cependant, plus on étendoit les limites de cet empire, plus on avoit de peine à les garder. Dans tout l'espace de dix regnes, l'empire n'avoit vu qu'une seule révolte. Mon pere, le plus doux et le plus juste des rois, en vit trois, l'une vers le nord, deux au midi de ces montagnes. Les extrêmités, reculées, n' étoientplus sous les yeux du monarque. Vers l'aurore, on avoit franchi la haute barriere des Andes; on touchoit à la mer dans les régions du couchant; vers le nord et vers le midi, nous avions encore à pénétrer dans des déserts profonds et vastes; enfin, le plan de nos conquêtes embrassoit tout ce continent. Il exigeoit donc un partage entre les enfants du soleil. " " mon pere, après avoir conquis cette vaste et riche province, a cru que le moment du partage étoit arrivé. Il avoit épousé deux femmes; l'une étoit Ocello, sa soeur; l'autre, Zulma, fille du sang des rois. Huascar est l'ainé des enfants d'Ocello; il possede Cusco, la ville du soleil, et l'empire de nos ancêtres. Je suis l'ainé des enfants de Zulma; et la province de Quito, ce fruit des exploits de mon pere, est l'héritage qu'en mourant il a bien voulu me laisser. " " a-t-il pu disposer d'un bien qu'il ne tenoit que de lui-même, qu'il ne devoit qu'à sa valeur? C'est ce qui cause, entre mon frere et moi, des débats qui seront sanglants, s'il me force à prendre les armes. " " mon frere est altier et superbe. Son froid orgueil ne sut jamais fléchir. Au mépris de la volonté et de la mémoire d'un pere, il exige de moi que je descende du trône, et que je me range sous ses loix. Tu sens si je puis m'y résoudre. J'aime mon frere; il m'est affreux de voir sa haine me poursuivre; il m'est affreux de penser que son peuple et le mien vont être ennemis l'un de l'autre, et qu'une guerre domestique, allumée entre les incas, va les livrer, demi-vaincus, à un oppresseur étranger. Mais ce sceptre, ce diadême, c'est de mon pere que je les tiens; laisserai-je outrager mon pere? Il n'est rien qu'à titre d'égal, d'allié, de frere et d'ami, Huascar n'obtienne de moi. Veut-il étendre ses conquêtes par-delà les bords du Mauli, ou sur le fleuve des Couleuvres? Je le seconderai. Lui reste-t-il encore, dans les vallées de Nasca ou de Pisco, quelques rebelles à dompter? Je l'aiderai à les soumettre. Ses ennemis seront les miens. Mais pourquoi demander ma honte? Pourquoi vouloir déshonorer et avilir son propre sang? Les larmes que tu vois s'échapper de mes yeux, te sont témoins de ma franchise. Je desire ardemment la paix: je suis sensible, mais je suis violent; et je me crains sur-tout moi-même. C'est à toi, cher Alonzo, à nous sauver des maux dont la discorde nous menace. Va trouver mon frere à Cusco. L'humanité réside dans ton coeur, et la vérité sur tes levres; ta candeur, ta droiture,l' ascendant naturel de ta raison sur nos esprits, enfin ce charme si touchant que tu donnes à tes paroles, le fléchira peut-être, et nous épargnera d'effroyables calamités. Ne crains pas d'exprimer trop vivement l'horreur que me fait la guerre civile; mais aussi ne crains pas d'assurer, que jamais je n'abandonnerai mes droits. Mon pere, en mourant, m'a placé sur un trône élevé, affermi par lui-même; il faut m'en arracher sanglant. " Alonzo sentit l'importance et les difficultés d'une telle entremise; mais il voulut bien s'en charger; et tout fut préparé dans peu, pour donner à son ambassade une splendeur qui répondît à la majesté des deux rois.
CHAPITRE 27
Avant le départ d'Alonzo, l'inca, pour entreprendre l'ouvrage de la paix sous de favorables auspices, fit un sacrifice au soleil. Les mexicains y assisterent; et Alonzo lui-même, sans y participer, crut pouvoir en être témoin. Les vierges du soleil, admises dans son temple, servoient le pontife à l'autel. C'est de leur main qu'il recevoit le pain du sacrifice; et l'une d'elles, après l'offrande, le présentoit aux incas. La destinée de Cora voulut qu'en ce jour solemnel, ce fût elle qui dût remplir ce ministere si funeste. Alonzo, par une faveur signalée du monarque, étoit placé auprès de lui. La prêtresse s'avance, un voile sur la tête, et le front couronné de fleurs. Ses yeux étoient baissés; mais ses longues paupieres en laissoient échapper des feux étincelants. Ses belles mains trembloient; ses levres palpitantes, son sein vivement agité, tout en elle exprimoit l'émotion d'un coeur sensible. Heureuse si ses yeux timides ne s'étoient pas levés sur Alonzo! Un regard la perdit; ce regard imprudent lui fit voir le plus redoutable ennemi de son repos et de son innocence. Lui, dont la grace et la beauté, chez les féroces antropophages,avoient apprivoisé des coeurs nourris de sang, quel charme n'eut-il pas pour le coeur d'une vierge, simple, tendre, ingénue, et faite pour aimer! Ce sentiment, dont la nature avoit mis dans son sein le germe dangereux, se développa tout-à-coup. Dans le tressaillement que lui causa la vue de ce mortel, dont la parure relevoit encore la beauté, peu s'en fallut que la corbeille d'or qui contenoit l'offrande, ne lui tombât des mains. Elle pâlit; son coeur suspendit tout-à-coup et redoubla ses battements. Un frisson rapide est suivi d'un feu brûlant qui coule dans ses veines; et sur ses genoux défaillants elle a peine à se soutenir. Son ministere enfin rempli, elle retourne vers l'autel. Mais Alonzo, présent à ses esprits, semble l'être encore à ses yeux. Interdite et confuse de son égarement, elle jette un regard suppliant sur l'image du soleil; elle y croit voir les traits d'Alonzo. " ô dieu! Dit-elle, ô dieu! Quel est donc ce délire? Quel trouble ce jeune étranger a mis dans tous mes sens! Je ne me connois plus. " le sacrifice et les voeux offerts, l'inca, suivi de sa cour, se retire; les prêtresses sortent du temple, et rentrent dans l'asyle inviolable et saint qui les cache aux yeux des mortels. Cette retraite, où Cora voyoit couler ses jours dans une paisible langueur, fut pour elle, dès cemoment, une prison triste et funeste. Elle sentit tout le poids de sa chaîne, et son coeur ne desira plus qu'un désert et la liberté, un désert où fût Alonzo; car elle ne cessoit de le voir, de l'entendre, de lui parler, et de se plaindre à lui, comme s'il eût été présent. " quoi! Jamais, jamais, disoit-elle, l'illusion que je me fais ne sera qu' une illusion! Ah! Pourquoi t'ai-je vu, charme unique de ma pensée, si je suis condamnée à ne plus te revoir? Ah! Du moins, avant que j'expire, viens, mortel adoré, viens voir quel ravage ta seule vue a causé dans un foible coeur; viens voir et plaindre ta victime. Où es-tu? Daignes-tu penser à moi, à moi, qui brûle, qui me meurs du desir, sans espoir, de te revoir encore? Hélas! Quel malheur est le mien! Je sens qu'un pouvoir invincible m'attire sans cesse vers lui; sans cesse mon ame s'élance hors de ces murs pour le chercher; dans la veille et dans le sommeil, lui seul occupe mes esprits; je donnerois ma vie pour qu'un seul de mes songes pût se réaliser, ne fût-ce qu'un moment; et ce moment, on l'a retranché de ma vie! ô dieu bienfaisant! Est-ce toi qui te plais à tyranniser, à déchirer un coeur sensible? Tu sais si le mien consentoit au serment que t'a fait ma bouche. Un pouvoir absolu me l'a fait prononcer; mais la nature, par un cri qui a dû s'élever jusqu'à toi, réclamoit dans le même instant contre une injusteviolence. Mon coeur n'est point parjure, il ne t'a rien promis. Rends-moi donc à moi-même. Hélas! Suis-je digne de toi? Trop foible, trop fragile, un seul moment, tu le vois, un seul regard a mis le trouble dans mon ame: éperdue, insensée, je ne commande plus à ma raison ni à mes sens. " à ces mots, prosternée, et n'osant plus voir la lumiere du Dieu qu'elle croyoit trahir, elle se couvroit le visage de son voile, arrosé de larmes. Mais bientôt l'image d'Alonzo, et cette pensée accablante: je ne le verrai plus, venant s'offrir encore, faisoient éclater sa douleur. " ô mon pere! Qu'avez-vous fait? Que vous avois-je fait moi-même? Pourquoi me séparer de vous? Pourquoi m'ensevelir vivante? Hélas! J'avois pour vous une vénération si tendre! Je vous aurois servi avec tant de zele et d'amour! ô mon pere! Mon pere! Vous m'auriez vue auprès de vous, douce consolation de votre paisible vieillesse, partager avec mon époux le devoir de vous rendre heureux, élever sous vos yeux mes enfants... mes enfants! Ah! Jamais je ne serai mere; jamais ce nom cher et sacré ne fera tressaillir mon coeur. Ce coeur est mort aux sentiments les plus tendres de la nature: ses penchants les plus doux, ses plaisirs les plus purs me sont interdits pour jamais. " cet éclair rapide et terrible, qui embrase à la fois deux coeurs faits l'un pour l'autre, avoitfrappé le jeune espagnol au même instant que la jeune indienne. étonné de voir tant de charmes, ému, troublé jusqu'à l'ivresse, d'un seul regard qu' elle lui avoit lancé, il la suivit des yeux au fond du temple; et il fut jaloux du Dieu même, en le lui voyant adorer. Sombre, inquiet, impatient, il retourne au palais. Tout l'afflige et le gêne. Il veut rappeller sa raison; il se reproche un fol amour, il le condamne, il en rougit, il veut l'éloigner de son ame; vain reproche! Efforts inutiles! La réflexion même enfonce plus avant le trait qu'il voudroit arracher. Un seul regard de la prêtresse a versé au fond de son coeur le doux poison de l'espérance. Des voeux indissolubles, un étroit esclavage, une garde incorruptible et vigilante, une austere prison, il voit tout; et il espere encore. Il lui est impossible de posséder Cora, mais non pas d' avoir su lui plaire; " et si elle m'aimoit, disoit-il, si elle savoit que je l'adore, si nos deux coeurs, d'intelligence, pouvoient du moins s'entendre, ah! Ce seroit assez. " en s'occupant d'elle sans cesse, il passoit mille fois le jour par tous les mouvements d'un amour insensé. Mais la réflexion le rendoit à lui-même, et lui faisoit voir l'imprudence et la honte de ses transports. Chez un peuple religieux, oser tenter un sacrilege! Dans la cour d'un roi, son ami, violer les droits de l'hospitalité! Exposer celle qu'il aimoit à l'opprobre et au châtiment qui suivroientl'oubli de ses voeux! C'étoient autant de crimes, dont un seul eût suffi pour faire frémir Alonzo. Il en repoussoit la pensée, bien résolu de n'y jamais céder. Seulement il alloit nourrir sa profonde mélancolie autour de l'enceinte sacrée des murs qui renfermoient Cora. L'enclos des vierges étoit vaste, et ombragé d'arbres épais, dont la hauteur majestueuse ajoutoit encore au respect qu' imprimoit ce lieu révéré. " c'est sous ces arbres, disoit-il, que la belle Cora respire. Hélas! Peut-être elle y gémit; et ni la pitié ni l' amour n'oseroient entreprendre de rompre ses liens. Ces murs sont élevés; la garde en est sévere; mais combien ne seroit-il pas facile encore d'y pénétrer! C'est leur sainteté qui les garde. L'amour, cet ennemi fatal du repos et de l'innocence, l'amour, tel que je le ressens, n' est point connu de ce bon peuple. L'habitude à ne desirer que les biens qui lui sont permis, le fait marcher paisiblement dans l'étroit sentier de ses loix. Qu'elles sont cruelles ces loix, dont la jeunesse, la beauté, l'amour, sont les tristes victimes! Qu'il seroit juste et généreux de les en affranchir! " à ces mots, effrayé lui-même de sentir tressaillir son coeur, il s'éloignoit. " ah! Disoit-il, est-ce là ce projet si beau, si magnanime qui m'avoit amené à la cour de l'inca! Je m'annonce comme un héros; je finis par être un perfide, un foible et lâche ravisseur. " ainsi sa vertu combattoit; elle auroit triomphé sans doute. Mais un événement terrible la fit céder aux mouvements de la crainte et de la pitié.
CHAPITRE 28
Heureux les peuples qui cultivent les vallées et les collines que la mer forma dans son sein, des sables que roulent ses flots, et des dépouilles de la terre! Le pasteur y conduit ses troupeaux sans allarmes; le laboureur y seme et y moissonne en paix. Mais malheur aux peuples voisins de ces montagnes sourcilleuses, dont le pied n'a jamais trempé dans l'océan, et dont la cîme s'éleve au dessus des nues! Ce sont des soupiraux que le feu souterrein s'est ouverts, en brisant la voûte des fournaises profondes où sans cesse il bouillonne. Il a formé ces monts des rochers calcinés, des métaux brûlants et liquides, des flots de cendre et de bitume qu'il lançoit, et qui, dans leur chûte, s'accumuloient aux bords de ces gouffres ouverts. Malheur aux peuples que la fertilité de ce terrein perfide attache: les fleurs, les fruits et les moissons couvrent l'abyme sous leurs pas. Ces germes de fécondité, dont la terre est pénétrée, sont les exhalaisons du feu qui la dévore: sa richesse, en croissant, présage sa ruine; et c'est au sein de l'abondance qu'on lui voit engloutir ses heureux possesseurs. Tel est le climat de Quito. La ville est dominée par un volcan terrible, qui, par de fréquentes secousses, en ébranle les fondements.Un jour que le peuple indien, répandu dans les campagnes, labouroit, semoit, moissonnoit, (car ce riche vallon présente tous ces travaux à la fois,) et que les filles du soleil, dans l'intérieur de leur palais, étoient occupées les unes à filer, les autres à ourdir les précieux tissus de laine dont le pontife et le roi sont vêtus, un bruit sourd se fait d'abord entendre dans les entrailles du volcan. Ce bruit, semblable à celui de la mer, lorsqu'elle conçoit les tempêtes, s'accroît, et se change bientôt en un mugissement profond. La terre tremble, le ciel gronde, de noires vapeurs l'enveloppent; le temple et les palais chancelent et menacent de s'écrouler; la montagne s'ébranle, et sa cîme entr'ouverte vomit, avec les vents enfermés dans son sein, des flots de bitume liquide, et des tourbillons de fumée qui rougissent, s'enflamment et lancent dans les airs des éclats de rocher brûlants qu'ils ont détachés de l'abyme: superbe et terrible spectacle, de voir des rivieres de feu bondir à flots étincelants à travers des monceaux de neige, et s'y creuser un lit vaste et profond. Dans les murs, hors des murs, la désolation, l'épouvante, le vertige de la terreur se répandent en un instant. Le laboureur regarde et reste immobile. Il n'oseroit entamer la terre, qu'il sent comme une mer flottante sous ses pas. Parmi les prêtres du soleil, les uns, tremblants, s'élancent hors du temple; les autres, consternés, embrassentl'autel de leur dieu. Les vierges, éperdues, sortent de leur palais, dont les toits menacent de fondre sur leur tête; et courant dans leur vaste enclos, pâles, échevelées, elles tendent leurs mains timides vers ces murs, d'où la pitié même n'ose approcher pour les secourir. Alonzo seul, errant autour de cette enceinte, entend leurs gémissantes voix. Dans le péril de la nature entiere, il ne tremble que pour Cora. Les cris qui frappent son oreille, lui semblent tous être les siens. égaré, frémissant de douleur et de crainte, et pareil au ramier, qui, d'une aile tremblante, voltige autour de la prison où sa palombe est enfermée; ou tel plutôt que la lionne, qui, l'oeil étincelant, rode et rugit autour du piege où l'on a pris ses lionceaux, il cherche, il découvre à la fin des ruines et un passage. Transporté de joie, il gravit sur les débris du mur sacré. Il pénetre dans cet asyle, où nul mortel jamais n'osa pénétrer avant lui. Les ténebres le favorisent: un jour lugubre et sombre a fait place à la nuit; la nuit n'est éclairée que par les flots brûlants qui s'élancent de la montagne; et cette effroyable lueur, pareille à celle de l' érebe, ne laisse voir aux yeux d'Alonzo que comme des ombres errantes, les prêtresses du soleil, courant épouvantées dans les jardins de leur palais. D'autres yeux que ceux d'un amant, tout occupé de l'objet qu'il adore, chercheroient inutilement l'une d'elles entre ses compagnes. Alonzo reconnoît Cora. Les graces, qui, dans la frayeur, ne l'ont point abandonnée, la lui font distinguer de loin. Il retient ses premiers transports, de peur de l'effrayer. Il s'avance d'un pas timide. " Cora, lui dit-il, de la voix la plus douce et la plus sensible, un dieu veille sur vous et prend soin de vos jours. " à cette voix, Cora s'arrête, intimidée; et à l'instant la terre tremble, et la montagne, avec éclat, jette une colonne de flamme, qui, dans l'obscurité, découvre aux yeux de la prêtresse son amant, qui lui tend les bras. Soit par un mouvement soudain de frayeur, ou d'amour peut-être, Cora se précipite et tombe évanouie dans les bras du jeune espagnol. Il la soutient, il la ranime, il tâche de la rassurer. " ô toi, lui dit-il, que j'adore depuis que je t'ai vue au temple, toi, pour qui seule je respire, Cora, ne crains rien: c'est le ciel qui t'envoie un libérateur. Suis-moi. Quittons ces lieux funestes; laisse-moi te sauver. " Cora, foible et tremblante, s'abandonne à son guide. Il l'emporte; il franchit sans peine les débris du mur écroulé; et le premier asyle qui s'offre à sa pensée, est le vallon de Capana, du Cacique, ami de Las-Casas. " où vais-je, lui disoit Cora? La frayeur a troublé mes sens. Je ne sais où je suis; je ne sais même qui vous êtes. Que vais-je devenir? Ayez pitié de moi.-vous êtes, lui dit Alonzo, sous la garde d'un homme qui ne respire quepour vous. Je vous mene loin du danger, dans un vallon délicieux, où un Cacique, mon ami, vous recevra comme sa fille.-ah! Cachez-moi plutôt, dit-elle, à tous les yeux. Il y va de ma vie; il y va de bien plus! Vous ignorez la loi terrible que vous me faites violer. Me voilà hors de cet asyle où je devois vivre cachée. Je suis les pas d'un homme, après avoir fait voeu de fuir à jamais tous les hommes. à quoi m'exposez-vous? Ah! Plutôt laissez-moi périr. " " Cora, lui répondit Alonzo, le premier devoir de tout ce qui respire, comme son premier sentiment, c'est le soin de sa propre vie; et dans un moment où la mort vous environne et vous poursuit, il n'est ni voeu ni loi qui doive s'opposer à ce mouvement invincible. Quand tout sera calmé, demain, avant l'aurore, vous rentrerez dans ces jardins, où vos compagnes effrayées auront passé la nuit sans doute; et le secret de votre absence ne sera jamais révélé. " cependant le péril s'éloigne, et bientôt il s'évanouit. La terre cesse de trembler, le volcan cesse de mugir. Cette piramide de feu, qui s'élevoit du sommet de la montagne, s'émousse, et paroît s'enfoncer; les noirs tourbillons de fumée dont le ciel étoit obscurci, commencent à se dissiper; un vent d'orient les chasse vers la mer. L'azur du ciel s'épure; et l'astre de la nuit, par saconsolante clarté, semble vouloir rassurer la nature. Dans ce moment, Alonzo et sa tendre compagne traversoient de belles prairies, où mille arbres, chargés de fruits, entrelaçoient leurs rameaux. Les rayons tremblants de la lune, perçant à travers le feuillage, alloient nuancer la verdure, et se jouer parmi les fleurs. " respire, ma chere Cora, dit Alonzo; repose-toi; et dans le calme et le silence d'une nuit qui nous favorise, laisse-moi me rassasier du plaisir de te voir, d'adorer tant de charmes. " Cora consentit à s'asseoir. Le premier soin d'Alonzo fut de cueillir des fruits, qu'il vint lui présenter. Le doux savinte, le palta, d'un goût plus ravissant encore, la moëlle du coco, son jus délicieux, furent les mets de ce festin. Assis aux genoux de Cora, Alonzo respiroit à peine. Le trouble, le saisissement, cette timidité craintive qui se mêle aux brûlants desirs, et dont l'émotion redouble aux approches du bonheur, suspendent son impatience. Il presse de ses mains, il presse de ses levres la main tremblante de Cora. " fille du ciel, lui disoit-il, est-ce bien toi que je possede, toi, l'unique objet de mes voeux? Qui m'eût dit qu'un prodige, dont frémit la nature, s'opéroit pour nous réunir, et qu'il n'épouvantoit la terre, que pour nous dérober aux yeux de tes surveillants inhumains? Un dieu, sans doute, a pris pitié de mon amouret de mes peines. Ah! Profitons de sa faveur. Nous voilà seuls, libres, cachés, et n'ayant pour témoin que la nuit, qui jamais n'a trahi les tendres amants. Mais ces instants si précieux s'écoulent; n'en perdons plus aucun; et, si je te suis cher, dis-moi: sois heureux .-sois heureux, dit-elle; " et dès ce moment un nuage se répandit sur l'avenir. à leurs yeux tout s'est embelli. La sérénité de la nuit, la solitude, le silence ont pour eux un charme nouveau. " ah! Le délicieux séjour! Disoit Cora. Pourquoi chercher un autre asyle? Cette douce clarté, ces gazons, ces feuillages semblent nous dire: où voulez-vous aller, où serez-vous mieux qu'avec nous?-ô douce moitié de moi-même, dit Alonzo, ainsi toujours puisses-tu te plaire avec moi! Passons ici la nuit; et demain, dès l'aube du jour, fuyons des lieux où tu es captive. Allons... que sais-je? Où le destin nous conduira: fût-ce dans un antre sauvage, j'y vivrois heureux avec toi; et sans toi, je ne puis plus vivre. " ainsi le fol amour faisoit parler Alonzo. Cora le pressoit dans ses bras; et il sentoit tomber sur son visage les larmes qu' elle répandoit. " mon ami, lui dit-elle, éloignons, s'il se peut, une prévoyance affligeante. Je suis avec toi, je ne veux m'occuper que de toi: qu'un bien que j'ai tant souhaité ne soit pas mêlé d'amertume. " Cora ne savoit point encore le nom de sonamant; elle desira de l' entendre, et le répéta mille fois. Il lui parla de sa patrie, il voulut même la flatter de la douce espérance de voir un jour avec lui les bords où il étoit né. Elle n'en fut point abusée, et la réflexion cruelle écarta cette illusion. Enfin, le sommeil suspendit tous les mouvements de leurs ames; et Cora, aux genoux d'Alonzo, reposa jusqu'au point du jour. L'étoile du matin éveille les oiseaux, et leurs chants éveillent Alonzo. Il ouvre les yeux, et il voit Cora: ses yeux parcourent mille charmes. Il approche sa bouche de ces levres de rose, où la volupté lui sourit; il en respire l'haleine; et son ame y vole, attirée par un souffle délicieux. Cora s'éveille; un tressaillement, mêlé de frayeur et de joie, exprime son émotion. " est-ce toi, dit-elle, en se précipitant dans le sein d'Alonzo, est-ce bien toi que je retrouve? Ah! Je croyois t' avoir perdu.-non, Cora, non; rassure-toi: nous ne serons point séparés. Mais hâtons-nous: voici l'aube du jour, gagnons le détroit des montagnes; et sur la foi de la nature, qui nourrit les hôtes des bois, cherche avec moi, dans leur asyle, la liberté, le premier des biens après l'amour.-ah! Cher Alonzo, dit Cora, que ne suis-je seule, avec toi, dans ces forêts où elle regne! Que n'y suis-je inconnue au reste des mortels! " et, en disant ces mots, elle le serroit dans ses bras; elle frémissoit; et ses yeux, attachés sur ceux de son amant, seremplissoient de larmes. Attendri et troublé lui-même, il la presse de lui avouer ce qui l'agite. Elle s'effraie du coup qu'elle va lui porter; mais elle cede enfin. " délices de mon ame, mon cher Alonzo, lui dit-elle, mon coeur est déchiré; le tien va l'être; mais pardonne: un devoir sacré, un devoir terrible m'enchaîne, il va m'arracher de tes bras; voici le moment d'un éternel adieu.-ah! Que dis-tu, cruelle!-écoute. En me dévouant aux autels, mes parents répondirent de ma fidélité. Le sang d'un pere, d'une mere, est garant des voeux que j'ai faits. Fugitive et parjure, je les livrerois au supplice; mon crime retomberoit sur eux, et ils en porteroient la peine: telle est la rigueur de la loi.-ô dieu!-tu frémis!-malheureuse! Qu'as-tu fait? Qu'ai-je fait moi-même, s'écria-t-il, en se précipitant le front contre terre, et en s'arrachant les cheveux. Que ne m'as-tu montré plutôt l'abyme où je tombois, où je t'entraînois? ... laisse-moi. Ton amour, ta douleur, tes larmes redoublent l'horreur où je suis... que veux-tu? Que je te remene? Tu veux ma mort... te retenir! Oh! Non; je ne suis pas un monstre. Je ne souffrirai pas que tu sois parricide; je ne le souffrirai jamais. Va-t-en... cruelle... arrête! Arrête! Je me meurs. " Cora, désolée et tremblante, étoit revenue à ses cris, étoit tombée à ses genoux. Il la regarde, il la prend dans ses bras, l'arrose de ses pleurs,se sent baigner des siens, lui jure un éternel amour; et, dans l'excès de sa douleur, il s'égare et s'oublie encore. " que faisons-nous, lui dit Cora? Voilà le jour. Si nous tardons, il ne sera plus temps, et mon pere, et ma mere, et leurs enfants, tout va périr. Je vois le bûcher qui s'allume.-viens donc, viens, lui dit-il, avec le regard sombre, l'air farouche du désespoir; " et tout-à-coup, s'armant de force, de cette force courageuse qui foule aux pieds les passions, il la prend par la main, et, marchant à grands pas, la remene, pâle et tremblante, jusqu'au pied de ces murs, où elle va cacher son crime, son amour et son désespoir. L'amour, dans l'ame de Cora, n'avoit été, jusqu'au moment de cette fatale entrevue, qu'un délire confus et vague: elle n'en connut bien la force que lorsqu'elle en eut possédé l'objet. Sa passion, en s'éclairant, a redoublé de violence; le souvenir et le regret en sont devenus l'aliment; et le desir, sans espérance, toujours trompé, toujours plus vif et plus ardent, en est le supplice éternel. Mais du moins elle est sans remords, et sans frayeur sur l'avenir. Le désordre de cette nuit, où chacun trembloit pour soi-même, n'a pas permis qu'on s'apperçût de sa fuite et de son absence; elle ne se fait point un crime de l'égarement où l' ont précipitée le péril, la crainte, et l'amour. Sa plus cruelle prévoyance est d'être en proie aufeu qui la consume, et qui ne s'éteindra jamais. Son amant est plus malheureux; il éprouve les mêmes peines, et de plus un souci rongeur qui le tourmente incessamment. ô! Sous combien de formes, diversement cruelles, l'amour tyrannise les coeurs! Alonzo trembloit d'être pere; et ce danger, que l'innocence déroboit aux yeux de Cora, étoit sans cesse présent aux siens. Il se rappelle avec effroi les plus doux moments de sa vie, et déteste l'amour qui l'a rendu heureux. Cependant il fallut partir. Mais, en s'éloignant de Quito, il sentit son ame, attirée par une force irrésistible, se détacher de lui, s'élancer vers les murs où son amante gémissoit.
CHAPITRE 29
Une route immense, applanie d'une extrêmité de l'empire à l'autre, à travers les hautes montagnes, les abymes et les torrents, monument prodigieux de la grandeur des incas; et sur cette route les arcenaux distribués par intervalles, les hospices sans cesse ouverts aux voyageurs, les forteresses et les temples, les canaux qui dans les campagnes faisoient circuler l'eau des fleuves, les merveilles de la nature, dans des climats nouveaux pour lui, rien ne put effacer Cora de sa pensée. Son image, qu'en soupirant il écartoit toujours, lui revenoit sans cesse. Enfin l'impérieuse voix de l'amitié se fit entendre. Alonzo tout-à-coup sortit comme d'un long délire; et en approchant de Cusco, les soins dont il étoit chargé commencerent à l'occuper. Il se fit précéder par trois caciques, et s'annonça au monarque en ces mots: " un homme né par delà les mers, et vers les bords d'où le soleil se leve, un castillan, reçu dans la cour de ton frere, vient te voir, et t'apporte des paroles de paix. " la renommée des castillans étoit parvenue à Cusco; et ce nom, devenu terrible, frappa le superbe Huascar. Il envoya au-devant d' Alonzo une partie de sa cour, et le reçut lui-même danstoute la splendeur de la majesté des incas, élevé sur un trône d'or, dans un palais dont les lambris, les murs même étoient revêtus de ce métal éblouissant, ayant à ses pieds vingt caciques, et à ses côtés vingt tribus d'incas descendants de Manco. Alonzo, qui jamais n'avoit rien vu de si auguste, en fut saisi d'étonnement. Le prince, avec une bonté majestueuse, lui fit signe de s'approcher, et de parler. " inca, lui dit Alonzo, c'est un présent du ciel, qu'un frere vertueux et tendre; c'est un don du ciel, non moins rare, qu'un véritable ami. Réjouis-toi: le ciel t'a donné l'un et l'autre dans le roi de Quito. Son ame m'est connue; et mon coeur, qui jamais n'a su mentir, répond du sien. Vous êtes tous deux menacés par un ennemi redoutable, qui s'avance de l'orient. Vous avez besoin l'un de l'autre, pour résister à ses efforts. Réunis, vous pouvez le vaincre; divisés, vous êtes perdus. L'inca, ton frere, demande ton secours, et t'offre celui de ses armes. Tel est l'objet de l'ambassade dont il m'honore auprès de toi. " " j'ai bien voulu t' entendre, lui répondit l'inca, quoiqu'envoyé par un rebelle; mais, avant tout, n'es-tu pas toi-même un de ces étrangers nouvellement descendus sur nos bords, et qui, dans la vallée, ont semé l'épouvante? Tu te dis Castillan; c'est, je crois, le nom qu'onleur donne; ils viennent, dit-on, comme toi, des bords de l'orient. " " oui, je suis du nombre de ceux que l'on a vus sur ce rivage, lui dit Alonzo. Je cherchois la gloire sur leurs pas: je n'ai vu que le crime; et je les ai abandonnés. J'aime la bonne foi, j'honore la droiture et la grandeur d'ame; et c'est ce qui m'attache à ce généreux prince qui te parle ici par ma voix. Tous les deux nés du même sang, enfants du même pere, aimez-vous, et vivez en paix; vous serez heureux et puissants. " " s'il se souvient, reprit Huascar, de quel pere nous sommes nés, qu'il se rappelle aussi quels rangs nous a marqués la naissance. Le soleil n'a donné qu'un maître à cet empire; le regne de son fils doit être l'image du sien. Il n'a point d'égal dans le ciel; et je n'en veux point sur la terre. " " inca, lui répondit Alonzo, je veux bien parler ton langage, et supposer ce que tu crois. N'aimes-tu pas assez les hommes, et n'estimes-tu pas assez les loix de tes aïeux, pour souhaiter que l' univers fût rangé sous ces loix paisibles? " " sans doute, répondit l'inca, je le souhaite, et je l'espere: c'est la volonté du soleil; les temps la verront s'accomplir. " " et alors, poursuivit Alonzo, le monde n'aura-t-il qu'un roi, comme il n'a qu'un soleil?La sagesse d'un homme étendra-t-elle ses regards aussi loin que l'astre du jour étend l'éclat de sa lumiere? Tu n'oserois le croire; ose donc avouer que ta vigilance a des bornes, que ta puissance en doit avoir, et qu'il seroit injuste de vouloir envahir ce que l'on ne peut gouverner. " " étranger, quelle est ton audace, interrompit l'inca, de venir me marquer les limites de ma puissance? " " ce n'est pas moi, lui dit Alonzo, c' est la nature qui les a marquées: je ne dis que ce qu'elle a fait. Je t'avertis que tu es homme par ta foiblesse, quand tu veux être un dieu par ton ambition. " " je suis homme, mais je suis roi, reprit l'inca; et ce nom seul t'apprend le respect qui m'est dû. " " sache, lui dit Alonzo, que mes pareils parlent aux rois sans les flatter, et les respectent sans les craindre. Il ne tient qu'à toi de me voir à tes pieds; mais commence par être juste, et par honorer la mémoire d'un pere, qui fut roi lui-même. C'est de sa main que ton frere a reçu le sceptre que tu lui disputes; et en désavouant le don qu'il lui a fait, tu l'insultes dans son tombeau, et tu foules aux pieds sa cendre. " l'inca frémit; mais son orgueil l'emporta sur sa piété. " mon pere, dit-il, a vieilli; et dans cet état de défaillance, l'homme est crédule etfacile à tromper. Il a cédé aux artifices d'une femme ambitieuse; et pour le fils de l'étrangere, il a déshérité celui que les sages loix de Manco lui avoient donné pour successeur. " " il t'a remis, lui dit Alonzo, tout ce qu'il avoit reçu: il n'a disposé que de sa conquête. " " si, comme lui, chacun de nos rois, dit le prince, eût dissipé ce qu'il avoit acquis, où seroit leur empire? L'unité de pouvoir en fait la grandeur et la force; et mon pere, qui, sans partage, l'avoit reçu de ses aïeux, devoit le laisser sans partage. On l'a surpris; et sans cesser d'honorer ses vertus, de révérer sa cendre, je puis désavouer un moment de foiblesse, qui lui fit oublier mes droits. " " apprends, lui dit Alonzo, qu'au nord de ces climats, un empire aussi vaste, plus puissant que le tien, vient d'être ravagé, détruit, inondé du sang de ses peuples, pour avoir été divisé. Ses princes, à peine échappés au glaive du vainqueur, se sont réfugiés dans la cour de l'inca ton frere; et leur malheur atteste ce que je te prédis. Un ennemi terrible va vous trouver tous deux affoiblis, défaits l'un par l'autre. Ah! Songe à sauver ton empire; et quand la foudre est sur ta tête, et l'abyme à tes pieds, tremble, malheureux prince, tremble toi-même, au-lieu de menacer. " toute la cour, qui l' entendoit, parut troublée à ce langage; l'inca lui-même en fut ému; maisdissimulant sa frayeur sous les dehors de la fierté: " c'est, dit-il, à l'usurpateur à prévenir les maux dont il seroit la cause, et à se ranger sous mes loix. " " ne l'espere pas, dit Alonzo, consterné de sa résistance. Ataliba, couronné par un pere expirant, ne croira jamais avoir usurpé ce qu'il a reçu de son pere. Il regarde sa volonté comme une inviolable loi. Il faut, pour le chasser du trône, l'en arracher sanglant: je te répete ses paroles. C'est à toi de voir si tu veux te baigner dans le sang d'un frere, d'un frere vertueux qui t'aime, qui fait sa gloire et son bonheur d'être ton allié, ton ami le plus tendre; qui te conjure, au nom d'un pere, de ne pas révoquer les dons qu'il lui a faits; qui te conjure, au nom de son peuple et du tien, de ne pas le forcer à une guerre impie. Dispose de lui, de ses armes: il ne craint point la guerre; il a sous ses drapeaux un peuple fidele et vaillant; il a vingt rois autour de lui, tous aussi dévoués que moi. Tout ce qu'il craint, c'est de verser le sang de ses amis, de sa famille, de ces peuples, qui, sujets de vos peres, nés sous les mêmes loix, sont ses enfants comme les tiens. Consulte, comme lui, ton coeur: il doit être bon, magnanime, sensible au moins à la pitié. Il ne s'agit pas de régler entre nous tes droits et les siens: de pareils débats n'ont jamais été vuidés que par les armes. Il s'agit desavoir lequel des deux perd le plus à céder. Il y va, pour lui, d'un royaume; pour toi, d'une province inutile à ta gloire, à ta puissance, à ta grandeur. Il défend, avec sa couronne, l'honneur de son pere, et le sien; et à ces intérêts qu'opposes-tu? L' orgueil de ne point souffrir de partage! Vois si cela mérite d'allumer entre vous les feux d'une guerre civile, au moment qu'un péril commun vous presse de vous réunir. " le fier Huascar n'en voulut pas entendre davantage. Mais la franchise courageuse, la noble fierté d'Alonzo laisserent dans tous les esprits l'étonnement et le respect; l'inca lui-même en fut saisi. " je ne sais, disoit-il, mais cette race d'hommes a quelque chose d'imposant et de supérieur à nous. Je veux gagner la bienveillance et l'estime de celui-ci. Qu'on lui rende tous les honneurs qui sont dus à son ministere et à la dignité dont il est revêtu. " il l'admit à sa table; et prenant avec lui le ton de l'amitié: " castillan, lui dit-il, je veux bien accéder, autant que je le puis sans honte, à la paix que tu me proposes. Qu'Ataliba garde son apanage; qu'il regne à Quito, j'y consens, mais tributaire de l'empire, et obligé de rendre hommage à l'ainé des fils du soleil. " quoiqu'il y eût peu d'apparence qu'Ataliba subît cette condition, Alonzo ne crut pas devoirla rejetter sans l'en instruire; et, en attendant sa réponse, il eut le temps de voir tout ce qui décoroit, et au dedans et au dehors, cette florissante cité.
CHAPITRE 30
Le temple du soleil, le palais du monarque, ceux des incas, celui des vierges, la forteresse à triple enceinte qui dominoit la ville et qui la protégeoit; les canaux, qui, du haut des montagnes voisines, y répandoient en abondance les eaux vives et salutaires; l'étendue et la magnificence des places qui la décoroient, ces monuments, dont il ne reste plus que de déplorables ruines, le frappoient d'admiration. " sans le fer, disoit-il, sans l'art des méchaniques, la main de l'homme a opéré tous ces prodiges! Elle a roulé ces rochers énormes; elle en a formé ces murailles dont la structure m'épouvante, dont la solidité ne cédera jamais qu'aux lentes secousses du temps, et à l'écroulement du globe. On peut donc suppléer à tout par le travail et la constance. " mais il voyoit avec effroi cet amas incroyable d'or, qui, dans le temple et les palais, tenoit lieu du fer, du bois et de l'argille, et, sous mille formes diverses, éblouissoit par-tout les yeux. " ah! Disoit-il, en soupirant, si jamais l'avarice européenne vient à découvrir ces richesses, avec quelle avide fureur elle va les dévorer! " le culte du soleil avoit à Cusco une majesté sans égale. La magnificence du temple, la splendeurde la cour, l'affluence des peuples, l'ordre des prêtres du soleil et le choeur des vierges choisies, plus nombreux et plus imposants, donnoient, dans cette ville, à la pompe du culte un caractere si auguste, qu'Alonzo même en fut pénétré de respect. Il y avoit dans toutes les fêtes, des rites, des jeux, des festins, des sacrifices usités. Ce qui distinguoit celle du mariage, c'étoit le don du feu céleste. Alonzo la vit célébrer. C'étoit le jour où le soleil, terminant sa course au midi, se repose sur le tropique, pour revenir sur ses pas vers le nord. On observoit l'instant où le flambeau du jour étant sur son déclin, les colonnes mystérieuses formoient, vers l'orient, une ombre égale à elles-mêmes; et alors l'inca, prosterné devant le soleil son pere: " Dieu bienfaisant, lui disoit-il, tu vas t'éloigner de nous, et rendre la vie et la joie aux peuples d'un autre hémisphere, que l'hiver, enfant de la nuit, afflige loin de toi; nous n'en murmurons pas. Tu ne serois pas juste, si tu n'aimois que nous, et si, pour tes enfants, tu oubliois le monde. Suis ton penchant; mais laisse-nous, comme un gage de ta bonté, une émanation de toi-même; et que le feu de tes rayons, nourri sur tes autels, répandu chez ton peuple, le console de ton absence, et l'assure de ton retour. " il dit, et présente au soleil la surface creuse et polie d'un crystal enchassé dans l'or, artifice mystérieux qu'on avoit grand soin de cacher au peuple, et qui n'étoit connu que des incas. Les rayons croisés en un point, tombent sur un bûcher de cedre et d'aloès, qui tout-à-coup s'enflamme, et répand dans les airs le plus délicieux parfum. C'étoit ainsi que le sage Manco avoit fait attester aux indiens, par le soleil lui-même, qu'il l'envoyoit pour leur donner des loix. " ô soleil, lui dit-il, si je suis né de toi, que tes rayons, du haut des cieux, allument ce bûcher que ma main te consacre; " et le bûcher fut allumé. La multitude, en voyant ce prodige se renouveller tous les ans, fait éclater les transports de sa joie; chacun s'empresse à recueillir une parcelle du feu céleste; le monarque le distribue à la famille des incas; ceux-ci le font passer au peuple; et les prêtres veillent au soin de l'entretenir sur l'autel. Alors s'avancent les amants que l'âge appelle aux devoirs d'époux; et rien de plus majestueux que ce cercle immense, formé d'une florissante jeunesse, la force et l'espoir de l'état, qui demande à se reproduire, et à l' enrichir à son tour d'une postérité nouvelle. La santé, fille du travail et de la tempérance, y regne, et s'y joint avec la beauté, ou supplée à la beauté même." enfants de l'état, dit le prince, c'est à présent qu'il attend de vous le prix de votre naissance. Tout homme qui regarde la vie comme un bien, est obligé de la transmettre, et d'en multiplier le don. Celui-là seul est dispensé de faire naître son semblable, pour qui c'est un malheur que de vivre et que d'être né. S'il en est quelqu'un parmi vous, qu'il éleve la voix; qu'il dise ce qui lui fait haïr le jour: c'est à moi d'écouter ses plaintes. Mais si chacun de vous jouit paisiblement des bienfaits du soleil mon pere, venez, en vous donnant une foi mutuelle, vous engager à reproduire et à perpétuer le nombre des heureux. " on n'entendit pas une plainte; et mille couples, tour-à-tour, se présenterent devant lui. " aimez-vous, observez les loix, adorez le soleil mon pere, " leur dit le prince; et pour symbole des travaux et des soins qu'ils alloient partager, il leur faisoit toucher, en se donnant la main, la bêche antique de Manco, et la quenouille d' Oello, sa laborieuse compagne. Alonzo, parcourant des yeux ce cercle de jeunes beautés, soupira, et dit en lui-même: " ah! Si dans cette fête, Cora, tu paroissois, fille céleste, tous ces charmes seroient effacés par les tiens. " l'une des jeunes épouses, en approchant de l'inca, avoit les yeux mouillés de pleurs. Le prince, qui s'en apperçoit, lui demande ce qui l'afflige.Elle gardoit encore un timide et triste silence. L'inca daigne la rassurer. " hélas! Dit-elle, j'espérois consoler l'amant de ma soeur; car ma soeur est si belle, qu'on la réserve pour le temple; et le malheureux Ircilo, à qui mon pere la refuse, venoit pleurer auprès de moi. Elina, me dit-il un jour, tu n'es pas aussi belle, mais tu es aussi douce: ton coeur est bon, il est sensible; tu aimes tendrement Méloé; je sais combien tu lui es chere; je croirai la voir dans sa soeur: tiens-moi lieu d'elle, par pitié. Je refusai d'abord: Méloé, toute en pleurs, me pressa de prendre sa place. Qui le consolera, si ce n'est toi, me dit-elle? Vois comme il est affligé. Je le veux bien, lui dis-je, si cela le console. Il le croyoit; il le promit. Hé bien, il vient de m'avouer qu'il ne peut jamais aimer qu'elle, et qu'il la pleurera toujours. " l'inca fit appeller le pere d' Elina et de Méloé. " amenez-moi Méloé, lui dit-il. Vous la réservez pour le temple; mais le soleil veut des coeurs libres, et le sien ne l'est pas. Elle aime ce jeune homme; et je veux qu'il soit son époux. Pour Elina, je prendrai soin de lui en choisir un digne d'elle. " le pere obéit. Méloé s'avance, affligée et tremblante. Mais dès qu'elle voit Ircilo, et qu'elle entend que c'est à lui qu'on accorde sa main, sa beauté se ranime; un doux ravissement éclate sur son front; et levant ses yeux attendris sur les yeuxde son jeune amant: " tu ne seras donc plus affligé, lui dit-elle? C'est tout ce que je souhaitois. " un nouveau couple se présente; et tout-à-coup un jeune homme éperdu fend la foule, s' élance entre les deux époux, et tombant aux pieds de l'inca: " fils du soleil, s'écria-t-il, empêchez Osaï de manquer à la foi qu'elle m'a donnée: c'est moi qu'elle aime. Elle va faire son malheur, en faisant le mien. " le roi, surpris de son audace, mais touché de son désespoir, lui permit de parler. " inca, dit-il, daigne m'entendre. C'étoit le temps de la moisson; je faisois celle de mon pere; on annonça celle du sien. Hélas! Disois-je, c'est demain qu'on moissonne le champ du pere d'Osaï; mes rivaux s'y rendront en foule; quel malheur, si je n'y suis pas! Hâtons-nous, redoublons d'ardeur pour achever la moisson de mon pere. J'en vins à bout; j'étois épuisé de fatigue; j'allai me reposer; le sommeil me trompa; et quand je m'éveillai, votre pere éclairoit le monde. Désolé, j'arrive; et je trouve Osaï dans les champs, avec le jeune Mayobé, qui, dès l'aube du jour, avoit moissonné avec elle. Va, Nelti, tu ne m'aimes point, et tu ne chéris point mon pere, me dit-elle avec mépris: l'amour et l'amitié auroient été plus diligents. Elle ne voulut point m'entendre; et depuis, elle n'a cessé de m' éviter et de me fuir.Mais elle m'aime encore; oui, sois sûr qu'elle m'aime; car elle, qui jamais ne trompe, m'a dit souvent: Nelti, je n' aimerai que toi. " " Osaï, demanda le prince, est-il vrai?-non, jamais je n'eusse aimé que lui; mais l'ingrat! Il a négligé la moisson de mon pere, qui l'aimoit comme son enfant. " à ces mots elle s'attendrit. " tu l'aimes, et tu lui pardonnes, reprit l'inca. Reçois sa main. Et toi, dit-il à Mayobé, cede-lui son amante; et pour te consoler, regarde: celle-ci n'est-elle pas assez belle?-ah! Si belle, qu'Osaï même ne l' efface point à mes yeux, dit le jeune homme.-hé bien, si tu lui plais, je te la donne, dit le prince. Y consentez-vous, Elina?-je le veux bien, dit-elle, pourvu qu'il ne s'afflige pas; car c'est la joie du mari qui fait la gloire de la femme. Ma mere me l'a dit souvent, et mon coeur me le dit aussi. " tels étoient, parmi ce bon peuple, les plus grands troubles de l'amour. Au milieu des chants et des danses qui précédoient le sacrifice, un prodige parut dans l'air; et il attira tous les yeux. On vit un aigle assailli et déchiré par des milans, qui, tour-à-tour, fondoient sur lui d'un vol rapide. L'aigle, après s'être débattu sur leurs griffes tranchantes, tombe, épuisé de sang, au pied du trône de l' inca, et aumilieu de sa famille. Le roi, comme le peuple, en fut d'abord saisi d'étonnement et de frayeur; mais, avec cette fermeté qui ne l' abandonnoit jamais: " pontife, dit-il, immolez sur l'autel du soleil mon pere, cet oiseau, l'image frappante de l'ennemi qui nous menace, et qui vient tomber sous nos coups. " le pontife invita le prince à venir dans le sanctuaire. " je vous suis, lui dit Huascar; mais cachez la frayeur qui se peint sur votre visage. Le vulgaire n'a pas besoin qu'on l'avertisse de trembler. " " regardez, lui dit le pontife, avant que d'entrer dans le temple, ces trois cercles empreints sur le front pâlissant de l'épouse du soleil. " la lune se levoit alors sur l'horizon; et l'inca vit distinctement trois cercles marqués sur son disque, l'un couleur de sang, l'autre noir, l'autre nébuleux, et semblable à une trace de fumée. " prince, lui dit le prêtre, ne nous déguisons pas la vérité de ces présages. Ce cercle de sang est la guerre; le cercle noir annonce les revers; et ce trait de fumée, plus effrayant encore, est le présage de la ruine. " " le soleil, lui dit le monarque, vous a-t-il révélé ce malheureux avenir?-je l'entrevois, dit le pontife; le soleil ne m'a point parlé.-laissez-moi donc, reprit l'inca, le dernier bien qui reste à l'homme, l'espérance, qui l'encourage, et le soutient dans ses malheurs. Tout cequi peut n'être qu'un jeu, qu'un accident de la nature, ne se doit jamais expliquer comme un signe prodigieux, à moins qu'il ne soit à propos d'en intimider le vulgaire. Ce n'est pas ici le moment. "
CHAPITRE 31
Huascar, loin de laisser paroître le trouble élevé dans son ame, se montra, aux yeux d'Alonzo, plus ferme et plus résolu que jamais. Il le mena le lendemain dans ces jardins éblouissants, où l'on voyoit imités en or, et avec assez d'industrie, les plantes, les fleurs, et les fruits qui naissent dans ces climats. Ce qui eût été parmi nous un exemple inoui de luxe, n'annonçoit là que l'abondance et l'inutilité de l' or. De ces jardins, où l'art s'étoit joué à copier la nature, l'inca fit passer Alonzo dans ceux où la nature même étaloit ses propres richesses. Ils occupoient un vallon charmant, au bord du fleuve Apurimac. Ces jardins étoient l'abrégé des campagnes du nouveau monde. Des touffes d'arbres majestueux, associant leurs ombres, mariant leurs rameaux, formoient, par la variété de leurs bois et de leur feuillage, un mêlange rare et frappant. Plus loin, des bosquets, composés d'arbustes couronnés de fleurs, attiroient et charmoient la vue. Là, des prairies odorantes répandoient les plus doux parfums. Ici, les arbres d'un verger, ployant sous le poids de leurs fruits, étendoient et ployoient leurs branches au devant de la main,dont ils sollicitoient le choix. Là, des plantes, d'une vertu ou d'une saveur précieuse, sembloient présenter à l'envi des secours à la maladie, et des plaisirs à la santé. Alonzo parcouroit ces jardins enchantés, d'un oeil triste et compatissant. " ces beaux lieux, disoit-il, ces asyles sacrés de la paix et de la sagesse, seront-ils violés par nos brigands d'Europe? Et sous la hache impie les verrai-je tomber, ces arbres, dont l'antique ombrage a couvert la tête des rois? " non loin de Cusco est un lac que le peuple indien révere: car ce fut, dit-on, sur ses bords que Manco descendit, avec Oello, sa compagne, et au milieu du lac est une isle riante, où les incas ont élevé un superbe temple au soleil. Cette isle est un lieu de délices; et sa fertilité semble tenir de l'enchantement. Ni les prairies de Chita, où l' on voyoit bondir les troupeaux du soleil, ni les champs de Colcampara, dont la moisson lui étoit consacrée, ni la vallée de Youcaï, qu'on appelloit le jardin de l'empire, n'égaloient cette isle en beauté. Là, mûrissoient les fruits les plus délicieux; là, se recueilloit le maïs, dont la main des vierges choisies faisoit le pain des sacrifices. Le roi voulut aussi lui-même y conduire Alonzo. Le jeune castillan ne pouvoit se lasser d'y admirer, à chaque pas, les prodiges de la culture. Il vit les prêtres du soleil labourer eux-mêmes leurs champs. Il s'adresse à l'un d'eux, que savieillesse et son air vénérable lui avoient fait remarquer. " inca, lui dit-il, seroit-ce à vous de vaquer à ces durs travaux? N'en êtes-vous pas dispensé par votre ministere auguste? Et n'est-ce point le profaner, que de vous dégrader ainsi? " quoiqu'Alonzo parlât la langue des incas, celui-ci crut ne pas l'entendre. Appuyé sur sa bêche, il le regarde avec étonnement. " jeune homme, lui dit-il, que me demandes-tu? Et que vois-tu d'avilissant dans l'art de rendre la terre fertile? Ne sais-tu pas que, sans cet art divin, les hommes, épars dans les bois, seroient encore réduits à disputer la proie aux animaux sauvages? Souviens-toi que l'agriculture a fondé la société, et qu'elle a, de ses nobles mains, élevé nos murs et nos temples. " " ces avantages, dit Alonzo, honorent l'inventeur de l'art; mais l'exercice n'en est pas moins humiliant et bas, autant qu'il est pénible: c'est du moins ainsi que l'on pense dans les climats où je suis né. " " dans vos climats, dit le vieillard, il doit être honteux de vivre, puisqu'on attache de la honte à travailler pour se nourrir? Ce travail, sans doute, est pénible, et c'est pour cela que chacun y doit contribuer; mais il est honorable autant qu'il est utile; et parmi nous, rien ne dégrade que le vice et l'oisiveté. " " il est étrange cependant, reprit Alonzo, quedes mains qui se consacrent aux autels, et qui viennent d'y présenter les parfums et les sacrifices, prennent, l'instant d'après, la bêche et le hoyau, et que la terre soit labourée par les enfants du soleil. " " les enfants du soleil font ce que fait leur pere, dit le prêtre. Ne vois-tu pas qu'il est tout le jour occupé à fertiliser nos campagnes? Tu l' admires dans ses bienfaits, et tu reproches à ses enfants de l'imiter dans leurs travaux! " le jeune espagnol, confondu, insistoit cependant encore. " mais le peuple, dit-il, n'est-il pas obligé de cultiver pour vous les champs qui vous nourrissent? " " le peuple est obligé de venir à notre aide, dit le vieillard; mais c'est à nous d'être avares de sa sueur. " " vous avez, dit Alonzo, de quoi payer ses peines; et votre superflu...-nous n'en avons jamais, dit le vieillard.-comment! Ces richesses immenses?-ces richesses ont leur emploi. Si tu as vu nos sacrifices, ils consistent dans une offrande pure, dont la plus légere partie est consumée sur l'autel: le reste en est distribué au peuple. Tel est l'emploi que le soleil veut que l'on fasse de ses biens. C'est lui rendre le culte le plus digne de lui: c'est sur-tout à ce caractere que l'on reconnoît ses enfants. Nos besoins satisfaits, le reste de nos biens n'est plus à nous: c'est l'apanage de l'orphelinet de l'infirme. Le prince en est dépositaire; c'est à lui de le dispenser: car personne ne doit mieux connoître les besoins du peuple, que le pere du peuple. " " mais, en vous dépouillant ainsi, ne retranchez-vous point de la vénération qu'auroit pour vous la multitude, si elle vous voyoit vous-mêmes répandre avec magnificence ces richesses, qui vous échappent obscurément et sans éclat? " le sage vieillard, à ces mots, sourit modestement; et ses mains reprirent la bêche. " pardonnez, lui dit Alonzo, à l'imprudence de mon âge: je vois que je vous fais pitié; mais je ne cherche qu'à m'instruire. " " mon ami, lui dit le vieillard, je ne sais si le faste et la magnificence inspireroient autant de vénération que la simplicité d'une vie innocente; mais ce seroit une raison de plus de nous dépouiller de nos biens: car, en nous flattant d' être aimés et honorés pour nos richesses, nous nous dispenserions peut-être de nous décorer de vertus. " Alonzo quitta le vieillard, attendri de sa piété, et pénétré de sa sagesse. Il témoigna le desir de voir les sources de cet or, dont l'abondance l'étonnoit; et l'inca voulut bien lui-même l'accompagner sur l'Abitanis, la plus riche des mines que l'on connût encore. Un peuple nombreux, répandu sur la croupe dela montagne, y travailloit à tirer l'or des veines du rocher, mais avec indolence. Alonzo s'apperçut qu'à peine on daignoit effleurer la terre, et qu'on abandonnoit les veines les plus riches, dès qu'il falloit s'ensevelir pour les suivre dans leurs rameaux. " ah! Dit-il, que les castillans pousseront ces travaux avec bien plus d'ardeur! Peuple timide et foible, ils te feront pénétrer dans les entrailles de la terre, en déchirer les flancs, en sonder les abymes, t'y creuser un vaste tombeau. Encore n'assouviras-tu point leur impitoyable avarice. Tes maîtres opulents, paresseux et superbes, deviendront tributaires des talents et des arts de leurs laborieux voisins; ils verseront dans l'Europe les trésors de l'Amérique; et ce sera comme le bitume jetté dans la fournaise ardente: la cupidité, irritée par la richesse et par le luxe, s' étonnera de voir ses besoins renaissants ramener toujours l'indigence; l'or, en s'accumulant, s'avilira bientôt lui-même; le prix du travail, en croissant, suivra le progrès des richesses; leur stérile abondance, dans des mains plus avides, fera moins que leur rareté; et toi, malheureux peuple, et ta postérité, vous aurez péri dans ces mines, épuisées par vos travaux, sans avoir enrichi l'Europe. Hélas! Peut-être même en aurez-vous accru la misere avec les besoins, et les malheurs avec les crimes. "
CHAPITRE 32
Alonzo, de retour à la ville du Soleil, y reçut la réponse d'Ataliba; elle étoit conçue en ces mots: " si le roi de Cusco a oublié la volonté de son pere, celui de Quito s'en souvient. Il desire d'être l'ami et l'allié de son frere; mais il ne sera jamais au nombre de ses vassaux. " le jeune ambassadeur, qui voyoit le moment où la guerre alloit s'allumer, voulut préparer Huascar au refus de l'inca son frere; et l'ayant attiré au temple où étoient les tombeaux des rois: " explique-moi, lui dit-il, inca, par quel privilege ton pere est le seul, entre tous ces rois, qui regarde en face l'image du soleil?-c' est comme son enfant chéri, lui répondit l'inca, qu'il a seul cette gloire.- son enfant chéri! n'est-ce pas la complaisance et le mensonge qui l'ont décoré de ce titre?-tout son peuple le lui a donné, et tout un peuple n'est point flatteur.-crois-moi, fais cesser, dit Alonzo, cette injuste distinction: tu sais bien qu'il n'en est pas digne.-étranger, dit l'inca, respecte et ma présence et sa mémoire.-comment veux-tu, reprit Alonzo, que je respecte un roi que son fils va demain déclarer insensé, parjure et sacrilege? N'a-t-il pas couronné ton frere? N'a-t-il pas violé les loix? Celui dontles derniers soupirs ont allumé les feux de la guerre civile entre les enfants du soleil, a-t-il mérité d'avoir place dans le temple du soleil, et de le regarder en face? Ou tu es injuste, ou il le fut: la guerre est ton crime ou le sien. Choisis; car le roi de Quito est résolu de s'en tenir à la volonté de son pere. " un coursier fougueux et superbe n'est pas plus étonné du frein qu'un maître habile et courageux lui a mis pour la premiere fois, que ne le fut le fier inca de l'intérêt puissant qu'opposoit Alonzo à sa colere impétueuse. " tu as donc reçu, dit-il au jeune castillan, la réponse de ce rebelle?-oui, dit Alonzo; et, grace au ciel, il est digne, par sa constance, d'être ton ami et le mien. Je le désavouerois, si, légitime roi, il se fût rendu tributaire. " Huascar, plein de colere, rentra dans son palais. Le ressentiment, la vengeance furent les premiers mouvements qui s'éleverent dans son coeur. Mais, en y cédant, il falloit déshonorer son pere, outrager sa mémoire; c'étoit, dans les moeurs des incas, le comble de l'impiété. La nature se soulevoit à cette effroyable pensée; et l'ame d'Huascar, tour-à-tour emportée par deux sentiments opposés, ne savoit, dans le trouble où elle étoit plongée, auquel des deux s'abandonner. Ce fut dans ce combat pénible, que son épouse favorite, la belle et modeste Idali, le trouva livré à lui-même, et si violemment agité, qu'ellen' approcha qu'en tremblant. Idali menoit par la main le jeune Xaira, son fils, destiné à l'empire; et ses yeux, tendrement baissés sur cet enfant, versoient des pleurs. Le roi, levant sur elle un regard triste et sombre, la voit pleurer, lui tend la main, et lui demande le sujet de ses larmes. " hélas! Je suis tremblante, lui dit-elle. J'étois avec mon fils; je caressois l'image d'un époux adoré. Ocello, votre auguste mere, arrive pâle et désolée, le trouble et l'effroi dans les yeux. Tendre et malheureuse Idali! M'a-t-elle dit, tu te complais dans cet enfant, ton unique espérance; tu t' applaudis de sa destinée; mais, hélas! Qu'elle est incertaine, et que le droit qui l'appelle à l'empire est mal assuré désormais! Voilà qu' une paix odieuse met la volonté des incas à la place de nos loix saintes; et l'exemple une fois donné, tout leur sera permis. Le caprice d'un homme, l'adresse d'une femme, le charme de la nouveauté, la séduction d'un moment suffit pour renverser toutes nos espérances. Le sceptre des incas passera dans les mains de celle qui aura surpris un dernier mouvement d'amour ou de foiblesse. Le fils de l'étrangere couronné dans Quito, et reconnu roi légitime, rien ne peut plus être sacré. Ah! Cher enfant! A-t-elle dit encore, en pressant mon fils dans ses bras, puisse ton pere, après avoir autorisé le parjure de ton aïeul, ne pas s'en prévaloir lui-même! Ainsi a parlé votre mere; et elle demande à vous voir. " à l'instant Ocello parut; et aux reproches de l'inca, qui s'offensoit de ses alarmes, elle ne répondit qu'en l'accablant lui-même des reproches les plus amers. Rivale de Zulma, rivale abandonnée, elle gardoit au fils la haine qu'elle avoit eue pour la mere. Le nom d'Ataliba lui étoit odieux. L'amour jaloux a beau s'affoiblir avec l'âge; même en mourant, il laisse son venin dans la plaie: on cesse d'aimer l' infidelle; on ne cesse point de haïr l'objet de l'infidélité. C'est avec cette haine pour le sang de Zulma, que la plus fiere des pallas s' efforça d'animer son fils à la vengeance. " hé bien, venez-vous, lui dit-elle, de céder à l'orgueil rébelle de l'usurpateur de vos droits? Venez-vous d'annoncer au monde que les loix du soleil doivent toutes fléchir devant les volontés d'un homme? Que l'ivresse, l'égarement, le caprice d'un roi fait le sort d'un état? Qu'un pere injuste peut exclure son fils de l'héritage auquel la nature l'appelle, et en disposer à son gré? " " je suis loin d'applaudir, lui répondit l'inca, à ces dangereuses maximes; et si je dissimule l'iniquité d'un pere, croyez que je m'y voisforcé. " alors il lui dit les raisons qui s'opposoient à son ressentiment. " ces raisons spécieuses, lui repliqua sa mere, m'en cachent deux, que je pénetre, et que vous n'osez avouer. L'une est l'espoir qu'à votre tour, il vous sera permis de mettre la passion à la place des loix; et déja de fieres rivales partagent entre leurs enfants les débris de votre héritage et de l'empire du soleil. L'autre raison qui vous retient, c'est l'indolence et la mollesse, la peine de prendre les armes, et la frayeur d'être vaincu: ainsi du moins va le penser tout un peuple, témoin de cette paix infame; et de vaines raisons ne l'éblouiront pas. Le regne de tous vos aïeux a été marqué par la gloire; le vôtre le sera par une honte ineffaçable. Cet empire qu'ils ont fondé, qu'ils ont étendu, affermi par leur courage et leur constance, vous, par votre foiblesse, vous en aurez hâté la décadence et la ruine; le sang aura perdu ses droits; et le premier exemple de ce lâche abandon, c' est mon fils qui l'aura donné! Est-ce là honorer la mémoire d'un pere? Et pour lui, et pour vos aïeux, et pour ce dieu lui-même, dont vous êtes issu, le plus coupable des outrages n'est-ce pas d'avilir leur sang? Si votre pere eut des vertus, imitez-les; s'il eut un moment de foiblesse, avouez, en la réparant, ce que vous ne pouvez cacher, qu'il fut homme, fragile, et une fois séduit par les caresses d'unefemme; et après cet aveu, faites céder aux loix, qui sont toujours sages et justes, la passion, qui est aveugle, et le caprice passager, que le regret désavoue et condamne. " l'inca voulut insister sur les maux qu'entraînoit la guerre civile. " non, non, dit-elle; allez souscrire à cette paix déshonorante que l'usurpateur vous impose; et s'il le faut, pour le fléchir, mettez votre sceptre à ses pieds. ô malheureux enfant! S'écria-t-elle enfin, en embrassant le jeune prince, que je te plains! Et qui m'eût dit qu'un jour tu aurois à rougir de ton pere? " à ces mots elle s'éloigna. L'inca, mortellement blessé de ces reproches, sortit, et fit dire à l'instant à l'ambassadeur de Quito, que la guerre étoit déclarée, et qu'il se hâtât de partir. Alonzo lui fit demander qu'il voulût bien le voir encore; mais ses instances furent vaines; et le soir même il fut remené au-delà de l'Abancaï.
CHAPITRE 33
Ataliba fut consterné, quand il apprit le mauvais succès de l'entremise d'Alonzo. Il s'enferme seul avec lui; et après l'avoir entendu: " roi superbe, s'écria-t-il, rien ne peut donc te fléchir; tu veux ou ma honte, ou ma perte! Le ciel est plus juste que toi, et il punira ton orgueil. " à ces mots, se précipitant dans les bras du jeune espagnol: " ô mon ami! S'écria-t-il, que de sang tu vas voir répandre! Nos peuples égorgés l'un par l'autre! ... il l'a voulu; il sera satisfait; mais la peine suivra le crime. " " dispose de moi, lui dit Alonzo. Avec la même ardeur que j'implorois la paix, laisse-moi repousser la guerre; et quel que soit le sort des armes, permets à ton ami de vaincre ou de mourir à tes côtés. " " non, dit le prince, en l'embrassant, je ne veux point t'associer aux forfaits d'une guerre impie. Garde-moi ta valeur pour des périls dignes de toi. Tu n'es pas fait, sensible et vertueux jeune homme, pour commander des parricides. C'est bien assez que j'y sois condamné. Toi seul, et quelques vrais amis, à qui j'ai confié mes peines, vous lisez au fond de mon coeur. Le reste du monde, en voyant la discorde armer les deux freres, confondra l'innocentavec le criminel. Laisse-moi ma honte à moi seul; et menage tes jours, pour ne partager que ma gloire. " Orozimbo et ses mexicains, Capana et ses sauvages vouloient aussi s'armer pour sa défense. Mais il les refusa de même; et il ne leur permit, comme au jeune espagnol, que de l'accompagner jusqu'aux champs d'Alausi, sur les confins des deux royaumes. Cependant, à l'un des sommets du mont Ilinissa, l'inca de Quito fit arborer l'étendard de la guerre; et ses peuples, à ce signal, se mirent tous en mouvement. C'est dans les fertiles plaines de Riobamba qu'ils s'assemblent; et les premiers qui se présentent, sont les peuples de ces campagnes, qu' enferment, du nord au midi, deux longues chaînes de montagnes: vallons délicieux, et plus voisins du ciel que la cîme des Pyrénées. Du pied du Sangaï, dont le sommet brûlant fume sans cesse au-dessus des nuages; du mugissant Cotopaxi; du terrible Latacunga; du Chimboraço, près duquel l' Emus, le Caucase, l'Atlas ne seroient que d'humbles collines; du Cayambur, qui, noirci de bitume, le dispute au Chimboraço, tous ces peuples courent aux armes pour la défense de leur roi. Des régions du nord s'avancent ceux d'Ibara et de Carangué, peuple indigent, fourbe et féroce, avant qu'il eût été dompté, mais depuisheureux et fidele. Il avoit jadis égorgé sur l'autel de ses dieux, et dévoré dans ses festins les incas qu'on lui avoit laissés pour l'apprivoiser et l'instruire. Ce crime fut suivi d'un châtiment épouvantable; et le lac où furent jettés les corps mutilés des perfides, s'est appellé le lac de sang. à ce peuple se joint celui d'Otovalo, pays fertile, et sillonné de mille ruisseaux, qui, sous un ciel brûlant, répandent une salutaire fraîcheur. Des rivages du couchant, depuis Acatamès jusques aux champs de Sullana, tous les peuples de ces vallées, qu'arrosent l'émeraude, la Saya, le Dolé, et les rameaux du fleuve dont la rapidité refoule les flots du golfe de Tumbès, viennent, le carquois sur l'épaule, et la lance à la main, se rendre où l'inca les appelle; et dès qu'il les voit assemblés, il leur parle en ces mots: " peuples, que mon pere a soumis par ses bienfaits autant que par ses armes, vous souvient-il de l'avoir vu, avec ses cheveux blancs, et son air vénérable, s'asseoir au milieu de vous, et vous dire: soyez heureux; c'est tout le prix de ma victoire? Il est mort ce bon roi; il a laissé deux fils, et il leur a dit en mourant:" regnez en paix, l'un au midi, et l'autre au nord de mon empire. Mon frere alors, content de ce partage, a dit à ce pere expirant: " ta volonté sacrée sera pour nous une loi. Il l'a dit, et il se dément, et il prétend me dépouiller de l'héritage de mon pere. Peuples, je vous prends pour mes juges. Abandonnez-moi, si j'ai tort; si j'ai raison, défendez-moi.-tu as raison, s'écrierent-ils d'une commune voix; et nous embrassons ta défense.-voilà mon fils, reprit l'inca, celui qui me doit succéder, et me surpasser en sagesse; car il a, comme moi, l'exemple des rois, nos aïeux, et de plus il aura le mien.-qu' il vive, répondent ces peuples; et quand tu ne seras plus, qu'il nous rappelle son pere.-venez donc, poursuivit l'inca, défendre mes droits et les siens. Mon frere, plus puissant que moi, me dédaigne, et fait à loisir les apprêts d'une guerre, dont sans doute il se flatte que le signal me fait trembler; je veux le prévenir, avant qu'il ait pu rassembler ses forces. Demain nous marchons à Cusco. " dès le jour suivant, il s' avance, par les champs d'Alausi, vers les murs de Cannare, ville célebre encore par sa magnificence et par ses trésors enfouis. Les incas, en la décorant de murs, de palais et de temples, en avoient fait une forteresse, pour dominer sur les chancas. Cette nation des chancas, nombreuse, aguerrieet puissante, embrasse une foule de peuples. Les uns, comme ceux de Curampa, de Quinvala et de Tacmar, fiers de se croire issus du lion, qu'adoroient leurs peres, se présentent, encore vêtus de la dépouille de leur Dieu, le front couvert de sa criniere, et portant dans les yeux son orgueil menaçant. D'autres, comme ceux de Sulla, de Vilca, d'Hanco, d'Urimarca, se vantent d'être nés, ceux-là d'une montagne, ceux-ci d'une caverne, ou d'un lac, ou d'un fleuve, à qui leurs peres immoloient les premiers nés de leurs enfants. Ce culte horrible est aboli; mais on n'a pu les détromper de leur fabuleuse origine; et cette erreur soutient leur courage guerrier. à l'approche d'Ataliba, ces peuples, surpris sans défense, lui firent demander pourquoi, les armes à la main, il pénétroit dans leur pays? " je vais, leur répondit l'inca, supplier le roi de Cusco de m'accorder son alliance, et lui jurer, s'il y consent, sur le tombeau de notre pere, une inviolable amitié. " rien ne ressembloit moins à un roi suppliant, que ce prince à la tête d'une puissante armée; mais on fit semblant de le croire; et trompé par les apparences, il alloit passer plus avant, lorsqu'il vit entrer dans sa tente l'un des caciques du pays. Ce cacique, qu'avoit blessé l'orgueil de l'inca de Cusco, salue Ataliba, et lui tient ce langage: " tu crois passer en sûreté chez un peuple à qui tu défends qu'on fasse injure etviolence; apprends que dans un conseil, où je viens d'assister, on a conspiré contre toi. Je t'aime, parce qu'on m'assure que tu es affable et bon; et je hais ton rival, parce qu'il est dur et superbe. Il m'a humilié. Je suis fils du lion; je ne veux pas qu'on m'humilie. " Ataliba rendit grace au cacique, et consulta ses lieutenants sur l'avis qu'il avoit reçu. Ses lieutenants étoient Palmore et Corambé, tous deux nourris dans les combats, sous les drapeaux du roi son pere, et révérés des troupes, qu'ils avoient aguerries dans la conquête de Quito. " prince, lui dit l'un d'eux, voyez ces plaines où s'élevent des monceaux d'ossements ensevelis sous l'herbe; ce sont les restes honorables de vingt mille chancas, morts dans une bataille, en défendant leur liberté. Leurs enfants ne sont point des hommes sans courage. Vainqueurs, nous leur imposerons, je le crois; mais le sort des combats est trompeur; et celui-là est insensé qui n'en prévoit pas l'inconstance. J'ose espérer de vaincre, sans me dissimuler que nous pouvons être vaincus; et alors je les vois, ces peuples, enhardis par notre défaite, tomber sur une armée alors éparse et fugitive, et achever de l'accabler. Ne négligez donc pas l'avis de ce cacique. La forteresse de Cannare est un point d'appui, de défense, et de ralliement au besoin. Ce poste, auquel le salut de l'armée est attaché, ne peut être remis en des mains tropfidelles; et, si j'ose le dire, inca, c'est à vous-même à le garder. " l'inca ne vit, dans ce conseil prudent, que l'intention de le laisser en un lieu sûr; et il le prit pour une offense. " si ma présence vous fait ombrage, dit-il à Corambé, vous me connoissez mal. Votre âge, vos exploits, l'estime de mon pere, vous ont acquis ma confiance; et je n'ai jamais su la donner à demi. Vous commanderez; je serai votre premier soldat: on apprendra de moi à vous obéir avec zele; et si la victoire est à nous, n'ayez pas peur que votre roi vous en dérobe le mérite. Quant au soin de mes jours, ce n'est pas le moment de nous en occuper. Ce sont mes droits qu'on va défendre; il seroit honteux que, sans moi, l'on combattît pour moi. Ne me parlez donc plus de me tenir loin des combats. " " non, prince, lui dit Corambé, je vous servirois mal, si je vous croyois lâche; mais moi, vous me croyez jaloux et envieux de votre gloire. Vous vous reprocherez d'avoir fait cette injure au zele d'un ami, que votre pere a mieux connu. " " ah! Généreux vieillard, pardonne, lui dit l'inca, en l'embrassant. J'ai été un moment injuste. Mais pourquoi vouloir me laisser oisif à l'ombre de ces murs? " " j'y resterai, lui dit Corambé. Laissez-moi trois mille hommes, et ces vaillants caciques,et cet étranger, qui, comme eux, ne demande qu'à vous servir. " l'inca n'hésita point. Alonzo, Capana, le vaillant Orozimbo, les sauvages, les mexicains applaudirent tous avec joie, résolus de verser leur sang pour la défense de l'inca. Ayant donc laissé avec eux trois mille hommes d'élite dans les murs de Cannare, il fit avancer son armée vers les champs de Tumibamba.
CHAPITRE 34
Cependant le roi de Cusco se hâtoit d'assembler ses troupes; et tous les peuples d'alentour quittoient leurs champs, voloient aux armes, et se rendoient auprès de lui. Des bords de ce lac célebre où Manco descendit, les peuples d'Assilo, d'Avancani, d'Uma, d'Urco, de Cayavir, de Mullama, d'Assan, de Cancola et d'Hillavi, compris sous le nom de Collas, quittent leurs riants pâturages, où ils adoroient autrefois un bélier blanc, comme le dieu de leurs troupeaux, et la source de leurs richesses. Ils se disent nés de ce lac que leurs cabanes environnent; et c'est le Lethé, où leurs ames se replongent après la vie, pour revoir un jour la lumiere, et passer dans de nouveaux corps. De son côté s' avance la fiere et courageuse nation des charcas. C'est la raison qui l'a soumise et non pas la force des armes. Lorsque les incas lui annoncerent qu'ils venoient lui donner des loix, ses jeunes guerriers, pleins d'ardeur, demanderent tous à combattre, et à mourir, s'il le falloit, pour la défense de leur liberté. Les vieillards leur firent l'éloge de la sagesse des incas, et de leur bonté généreuse; les armes leur tomberent des mains, et ils allerent tous en foule seprosterner aux pieds de ce fils du soleil qui vouloit bien regner sur eux. Plus sage encore avoit été le vaillant peuple de Chayanta. Sa réduction volontaire sous la puissance des incas, est le modele des bons conseils. Le prince qui l'alloit soumettre, lui fit dire qu'il lui apportoit des loix, des moeurs, une police, un culte, une façon de vivre enfin plus raisonnable et plus heureuse. " s'il est vrai, répondirent les Chayantas aux députés, votre roi n'a pas besoin d'une armée pour nous réduire. Qu'il la laisse sur nos frontieres; qu'il vienne, et qu'il nous persuade; nous lui serons soumis: c'est au plus sage à commander. Mais qu'il promette aussi de nous laisser en paix, si, après l'avoir entendu, nous ne voyons pas comme lui, à changer de culte et de moeurs, l'avantage qu'il nous annonce. " à des conditions si justes, l'inca vint presque sans escorte; il parla, il fut écouté; et quand ce peuple eut bien compris qu' il étoit utile pour lui de se ranger sous les loix des incas, il se soumit et rendit graces. Tels étoient ces sauvages, que les européens n'ont cru pouvoir apprivoiser que par le meurtre et l'esclavage. En plus petit nombre s'avancent les peuples qui, vers l'orient, cultivent le pied des montagnes inaccessibles des Antis. Leurs aïeux adoroient d'énormes couleuvres, dont ce pays sauvage abonde. Ils adoroient aussi le tigre, à cause de sacruauté. Ils en ont abjuré le culte, mais ils font toujours gloire d'en porter la dépouille, et leur coeur n'en a point encore oublié la férocité. Chez les antis, dont ils descendent, la mere, avant de présenter la mamelle à son nourrisson, la trempe dans le sang humain, afin qu'ayant sucé le sang avec le lait, les enfants en soient plus avides. Du côté du nord, se replient vers les bords de l'Apurimac, les peuples de Tumibamba, de Cassamarca, de Zamore, et cette nation farouche, dont les murs ont gardé le nom du Contour, le dieu de ses peres. Un panache des plumes de cet oiseau terrible distingue les enfants de ses adorateurs, et flotte sur leur tête altiere. Après eux vient l'élite des peuples de Sura, pays fertile, où germe l'or de Rucana, où la beauté semble être un des dons du climat, tant la nature en est prodigue; et des champs de Pumalacta, autrefois repaire sauvage des lions que l'homme adoroit. Des plaines du couchant se rassemblent en foule les vaillants peuples d'Imara, de Collapampa, de Quéva, par qui l'empire fut sauvé de la révolte des chancas, et qui portent encore les marques de leur gloire. Ces marques sontpour eux les mêmes que pour les enfants du soleil. Enfin venoient les habitants des riches vallées d'Yca, de Pisco, d' Acari, de Nasca, de Rimac, docilement soumis; et ceux d'Huaman, plus rebelles, mais enfin réduits à leur tour. Lorsqu'on leur avoit proposé de recevoir le culte et les loix des incas, ils avoient répondu qu'ils adoroient la mer, divinité féconde et libérale; qu'ils ne défendoient point aux peuples des montagnes d'adorer le soleil, qui leur faisoit du bien, et dont la chaleur tempéroit l'âpreté de leurs froids climats: mais que pour eux, qu'il consumoit, et dont il brûloit les campagnes, ils n'en feroient jamais leur dieu; qu'ils étoient contents de leur roi comme de leur divinité, et qu'au prix de leur sang ils étoient résolus à les défendre l'un et l'autre. La guerre fut longue et terrible; mais l'ennemi, pour les réduire, ayant fait couper les canaux qui arrosoient leurs sillons arides, la nécessité fit la loi; et la douce équité du regne des incas justifia leur violence. Ces nations à peine étoient rendues sous les murailles de Cusco, lorsqu'on apprit que le roi de Quito s'avançoit vers Tumibamba. Huascar vouloit aller l'attendre au passage du fleuve qui baigne ces campagnes; mais la fortune le servit mieux que la prudence et le conseil. Ataliba avoit passé le fleuve; et sur la colline opposée il vouloit établir son camp. Le jour penchoitvers son déclin. L'armée de Quito avoit fait une longue marche; et le soldat, excédé de fatigue, n'eût demandé que le repos. Mais le zele donnant des forces, on montoit la colline avec sécurité. Tout-à-coup, sur la cime, se présente en colonne l'armée du roi de Cusco. à la vue de l'ennemi, elle se déploie; à l'instant le signal du combat se donne. L'avantage du lieu, du nombre, sur des troupes déja vaincues par l'épuisement de leurs forces, l'emporta sur la valeur. Ceux de Quito, vingt fois ralliés et rompus, ne durent leur salut qu'aux ombres de la nuit, qui favorisa leur retraite. Il fallut repasser le fleuve; et le roi qui voulut en personne protéger ce passage, tomba aux mains des ennemis. Huascar dédaigna de le voir. " il aura le sort d'un rebelle, dit-il. Qu'on le garde avec soin dans le fort de Tumibamba. " ce désastre porta la désolation dans l'armée du roi captif. Tout le camp étoit en tumulte. Le fils d'Ataliba y couroit éperdu, et crioit à ses peuples, en leur tendant les bras: " mes amis! Rendez-moi mon pere. " sa douleur, son égarement redoubloit encore la tristesse dont les esprits étoient frappés. Palmore affligé, mais tranquille, va au devant de Zoraï, et le ramenant dans sa tente, lui dit: " prince, modérez-vous. Rien n'est désespéré. Vos peuples sont fideles. Votre pere est vivant. Il vous sera rendu.-vous me flattez,dit le jeune homme, tremblant de frayeur et de joie.-je ne vous flatte point: il vous sera rendu, dit le vieillard. Allez, et donnez à vos peuples l'exemple de la fermeté. " la nuit vint; un silence morne, répandu dans toute l'armée, marquoit la consternation. Palmore, seul, enfermé dans sa tente, veillant et méditant, se disoit à lui-même: " que ferai-je? Si par la force je veux délivrer mon roi: je connois bien son ennemi; il le fera périr, plutôt que de le rendre; et si je laisse voir de l'irrésolution, de la foiblesse et de la crainte, le découragement s'empare de l'armée: elle va tout abandonner. " comme il étoit plongé dans ces tristes pensées, un vieux soldat se présente à lui. " me reconnois-tu, lui dit-il? J'ai combattu sous tes enseignes dans la conquête de Quito. Tu vois encore mes cicatrices. Quand le cacique de Tacmar fut vaincu, pris et enfermé dans le fort de Tumibamba, je fus l'un de ses gardes. On vint pour l'enlever; et par une longue caverne, on alloit percer sa prison. L'entreprise fut découverte; et Tacmar, réduite à se rendre, obtint que son cacique fût mis en liberté. La paix fit oublier la guerre; et l'on négligea de combler le chemin creusé sous le fort: seulement d'épais mangliers en dérobent l'entrée; mais elle m'est connue; et si la prison de l'inca est, comme je le crois, la prison du cacique,je ne veux que dix hommes, d'un courage éprouvé, pour le délivrer cette nuit. " Palmore applaudit à son zele, lui dit de se choisir lui-même des compagnons dignes de lui, et dans le plus profond silence il les voit s'éloigner du camp. Mais il passe la nuit dans les plus cruelles alarmes. Il craint, il espere, il médite l'incertitude, l'apparence, le danger de l'événement. Il y va de la liberté et de la vie de son roi. Il l'aura sauvé, ou perdu. Ce moment fatal en décide. Cependant le roi de Quito gémit sous le poids de ses chaînes, plus tourmenté par la pensée de ses peuples et de son fils, que par le sentiment de son propre malheur. Tout-à-coup, au milieu de ces réflexions, où son ame étoit abymée, il entend un bruit souterrein. Il écoute; ce bruit approche. Il sent frémir la terre sous ses pas. Il recule; il la voit s'écrouler. à l'instant s'éleve, comme d'un tombeau, un homme, qui, sans lui parler, lui fait le geste du silence, et l'ayant saisi par la main, l'entraîne dans l'abyme qui vient de s'ouvrir devant lui. Ataliba, sans résistance, se livre à son guide; il le suit, et, à l'issue de la caverne, il se voit entouré de soldats qui lui disent: " venez, prince; vous êtes libre. Venez; vos peuples vous attendent. Rendez-leur la vie et l'espoir.-je suis libre! Et par vous! ô mes libérateurs! Leur dit-il, en les embrassant, que ne vousdois-je pas! Serai-je assez puissant pour vous récompenser jamais? Achevez. Il s'agit de frapper les esprits par l'apparence d'un prodige. Cachez-leur que c'est vous qui m'avez délivré. " ils lui promettent le silence; et, à la faveur de la nuit, Ataliba passe le fleuve, arrive dans son camp, et pénetre sans bruit jusqu'à la tente de Palmore. Le vieillard, qu'avoit épuisé le tourment de l'inquiétude, en revoyant son maître, se jette à ses genoux. L' inca le releve et l'embrasse. " soldats, que l'un de vous, sans bruit, coure annoncer au prince le retour de son pere, dit Palmore; " et l' instant d'après arrive, dans l'égarement de la surprise et de la joie, ce fils si tendre et si chéri. Les transports mutuels du jeune inca, et de son pere, furent interrompus, au réveil de l'armée, par les cris d'une multitude empressée à revoir son roi. Il parut; les cris redoublerent: " le voilà! C'est lui: c'est lui-même. Il est libre. Il nous est rendu. " " oui, peuple, dit Ataliba, le soleil mon pere a trompé la vigilance de mes ennemis. Il m'a fait échapper des murs qui m'enfermoient. Ma délivrance est son ouvrage. " à ce récit la multitude ajoute, (car elle aime à exagérer l'objet de son étonnement) elle ajoute qu'Ataliba, pour s'échapper de sa prison, a été changé en serpent. Ce bruit vole de bouche en bouche. On le croit, et on le publie comme un signe éclatant de la faveur du ciel. " Palmore, dit le roi, voilà bien le moment de surprendre mes ennemis, et de réparer ma disgrace. " " non, prince, non, lui dit Palmore, vous ne vous exposerez plus. C'est assez des frayeurs que cette nuit nous a causées. Allez vous joindre à ceux qui défendent Cannare, et me renvoyez Corambé. " le roi céda à ses instances; et il fit appeller son fils. " prince, lui dit-il, je vous laisse sous la conduite de mes amis, et sous la garde de mes peuples. Souvenez-vous de vos aïeux. Ils porterent dans les combats une sage intrépidité. Imitez leur prudence, ou plutôt consultez celle des chefs qui vous commandent. Une sage docilité pour les conseils de ceux que les ans ont instruits, est la prudence de votre âge. Mes amis, dit-il à Palmore et aux guerriers qui l'entouroient, je vous le confie, et sur lui je vous donne les droits d'un pere. Adieu, mon fils. Reviens digne de toute ma tendresse. " à ces mots, pressant dans ses bras ce jeune homme, dont la beauté noble avec modestie, et fiere avec douceur, étoit l'image de la vertu dans l'ingénue adolescence, le roi laissa échapper quelques larmes; et fixant sur Palmore et sur les caciques un regard qui leur exprimoit toute l'émotion de son coeur paternel, il leur remit son fils, et détourna les yeux.
CHAPITRE 35
Tandis qu'Ataliba, pour retourner à Cannare, traversoit les champs de Loxa, la révolte des cannarins venoit d'éclater. Tout un peuple environnoit la citadelle, et menaçoit de couper les canaux des fontaines qui l'abreuvoient. L'extrêmité étoit pressante. Pour forcer ce peuple aguerri à lever le siege, il falloit sortir des murs, et l'attaquer, au risque d'être enveloppé, et d'être accablé sous le nombre. Alors parut le plus étonnant des phénomenes de la nature. L'astre adoré dans ces climats s'obscurcit tout-à-coup, au milieu d'un ciel sans nuage. Une nuit soudaine et profonde investit la terre. L'ombre ne venoit point de l'orient; elle tomba du haut des cieux, et enveloppa l'horizon. Un froid humide a saisi l'athmosphere. Les animaux, subitement privés de la chaleur qui les anime, de la lumiere qui les conduit, dans une immobilité morne, semblent se demander la cause de cette nuit inopinée. Leur instinct, qui compte les heures, leur dit que ce n'est pas encore celle de leur repos. Dans les bois, ils s'appellent d'une voix frémissante, étonnés de ne pas se voir; dans les vallons, ils se rassemblent et se pressent en frissonnant. Les oiseaux, qui, sur la foi du jour, ont pris leur essor dans les airs, surpris par lesténebres, ne savent où voler. La tourterelle se précipite au devant du vautour, qui s'épouvante à sa rencontre. Tout ce qui respire est saisi d'effroi. Les végétaux eux-mêmes se ressentent de cette crise universelle. On diroit que l'ame du monde va se dissiper ou s'éteindre; et dans ses rameaux infinis, le fleuve immense de la vie semble avoir ralenti son cours. Et l'homme! ... ah! C'est pour lui que la réflexion ajoute aux frayeurs de l' instinct le trouble et les perplexités d'une prévoyance impuissante. Aveugle et curieux, il se fait des fantômes de tout ce qu'il ne conçoit pas, et se remplit de noirs présages, aimant mieux craindre qu'ignorer. Heureux, dans ce moment, les peuples à qui des sages ont révélé les mysteres de la nature! Ils ont vu sans inquiétude l'astre du jour, à son midi, dérober sa lumiere au monde; sans inquiétude ils attendent l' instant marqué où notre globe sortira de l'obscurité. Mais comment exprimer la terreur, l'épouvante dont ce phénomene a frappé les adorateurs du soleil! Dans une pleine sérénité, au moment où leur dieu, dans toute sa splendeur, s'éleve au plus haut de sa sphere, il s'évanouit! Et la cause de ce prodige, et sa durée, ils l'ignorent profondément. La ville de Quito, la ville du soleil, Cusco, les camps des deux incas, tout gémit, tout est consterné. à Cannare, une horreur subite avoit glacé tousles esprits. Les assiégés, les assiégeants avoient le front dans la poussiere. Alonzo, tranquille au milieu de ces indiens éperdus, observoit avec un étonnement mêlé de compassion, ce que peuvent sur l'homme l' ignorance et la peur. Il voyoit pâlir et trembler les guerriers les plus intrépides. " amis, dit-il, écoutez-moi. Le temps presse. Il est important que votre erreur soit dissipée. Ce qui se passe dans le ciel n'est point un prodige funeste. Rien de plus naturel: vous l'allez concevoir; vous allez cesser de le craindre. " les indiens, que ce langage commence à rassurer, prêtent une oreille attentive; et Alonzo poursuit. " lorsqu'à l'ombre d'une montagne, vous ne voyez point le soleil; sans vous en effrayer, vous dites: la montagne me le dérobe; ce n'est pas lui, c'est moi qui suis dans l'ombre; il est le même dans le ciel. Hé bien, au-lieu d'une montagne, c'est un globe épais et solide, un monde semblable à la terre, qui dans ce moment passe au dessous du soleil. Mais ce monde, qui suit sa route dans l'espace, va s' éloigner; et le soleil va reparoître plus radieux que jamais. N'ayez donc plus de peur d'une ombre passagere, et profitez de l'épouvante dont vos ennemis sont frappés. " le caractere de l'erreur, chez les peuples du nouveau monde, est de n'avoir point de racines. Elle tient si peu aux esprits, que le premier souffle de la vérité l'en détache. Ils l'ont prise sansexamen, ils l'abandonnent sans regret. Alonzo, par le seul moyen d'une image claire et sensible, détrompa tous les esprits, et ranima tous les coeurs. On vit en effet le soleil, qui, comme un cercle d' or, brillant au bord de l'ombre, commençoit à se dégager. " quoi! Ce n'est donc ni défaillance, ni colere dans notre Dieu? S'écrierent-ils; " et Corambé achevant de bannir leur crainte: " soldats, dit-il, j'ai déja vu arriver ce qu'il nous annonce. Il est plus éclairé que nous. Hâtez-vous donc, prenez vos armes, sortons et chassons ces rebelles, que la frayeur a déja vaincus. " aux cris des assiégés, qui, dès le crépuscule du jour renaissant, s'élançoient hors des murs de la citadelle, les cannarins s'abandonnerent à une terreur insensée. On fit main basse sur leur camp, un instant le mit en déroute; et le soleil éclairant ces campagnes, les vit jonchées de mourants et de morts. Alonzo, dans cette sortie, n'avoit point quitté Capana; et à la tête des sauvages, ils achevoient de dissiper les bataillons qu'ils avoient rompus, lorsqu' ils virent de loin un autre combat s'engager " voilà, je crois, dit Alonzo, une troupe de nos amis sur qui les cannarins se vengent. Volons à leur secours. " ils traversent la plaine avec la rapidité d'un vent orageux; et un tourbillon de poussiere marque la trace de leurs pas. Ils arrivent. C'étoit le roi, c'étoit l'inca lui-même,qu' une vaillante escorte environnoit, et défendoit contre une foule d'ennemis. Au bandeau qui lui ceint la tête, à l'éclat de son bouclier, et plus encore à son courage, Alonzo reconnoît le roi de Quito. L'éclair fend le nuage avec moins de vîtesse que le glaive du castillan n'entr' ouvre l'épais bataillon qui presse Ataliba. Celui-ci voit Alonzo, et croit voir la victoire. Il ne se trompoit pas. Leurs efforts réunis enfoncent, repoussent, renversent tout ce qui s'oppose à leurs coups. Dès que les cannarins, dispersés devant eux, ont pris la fuite, Ataliba, se jettant dans les bras d'Alonzo: " qu'il m'est doux, lui dit-il, ô mon ami, de te devoir ma délivrance! Mais je suis blessé. Je te laisse le soin de rallier mes troupes. Fais grace aux vaincus désarmés. " à ces mots, pâle et chancelant, il se fit porter dans le fort. Sa blessure étoit douloureuse; mais elle ne fut pas mortelle. La gomme du mulli, ce baume précieux, dont la nature a fait présent à ces climats, comme pour expier le crime d'y avoir fait germer l'or; ce baume, versé dans la plaie, en fut la guérison, et rendit ce malheureux prince à la vie et à la douleur. Corambé porta dans le camp la nouvelle de la victoire de l'inca sur les cannarins. Mais Palmore voulut attendre qu'elle fût répandue dans le camp ennemi, et qu'elle y eût jetté l'alarme.Alors il s'y rendit lui-même; et parlant au roi de Cusco: " l'inca ton frere, lui dit-il, t'a demandé la paix; et tu lui as déclaré la guerre. Il est venu au devant de la guerre, et il demande encore la paix. Un moment d'imprudence, qui t'a donné sur nous l'avantage d'une surprise, ne nous a point découragés, et ne doit point t'enorgueillir. Nous souhaitons la paix, uniquement par amour de la paix, et par la juste horreur que nous fait la guerre civile. Inca, pese bien ta réponse. Nos lances sont baissées; nos arcs sont détendus; la fleche de la mort repose dans le carquois; songe, avant qu'elle soit tirée, aux malheurs qu'un mot de ta bouche peut prévenir, ou peut causer. C'est ici sur-tout que la parole est meurtriere, et que la langue d'un roi est un dard à cent mille pointes. Tu réponds au soleil ton pere du sang de ses enfants, et de celui de tes sujets. L'égalité, l'indépendance, mais la concorde et l'union, voilà ce que le roi ton frere me charge de t'offrir, et de te demander. " le monarque lui répondit, que les incas ses aïeux n'avoient jamais reçu la loi. Palmore, en gémissant, lui dit: " hé bien, tu le veux! ... à demain. " et il retourna dans son camp. L'aube du jour vit les deux armées se déployer dans la campagne. C'étoit la premiere fois, depuis onze regnes, qu'on voyoit arborer, dans les deux camps, l'étendard de Manco. C'est le gagede la victoire; et le centre, où il est placé, est le point le plus important de l'attaque et de la défense. Loin de ce centre périlleux, et sur une éminence, du côté de Cusco, étincelle, aux rayons du jour, le trône d'Huascar, porté par vingt caciques, et ombragé d'un pavillon de plumes de mille couleurs. Huascar, du haut de ce trône, domine sur la campagne, et semble présider au sort du combat qui va se donner. Les deux armées, d'un pas égal, marchent l' une à l'autre; et soudain le cri de guerre de ces peuples, ce mot formidable, illapa, répété par cent mille voix, fait retentir les bois et les montagnes. à ce cri redoublé se joint le sifflement des fleches, qui vont se tremper dans le sang. Mais bientôt les carquois s'épuisent; et la fleche, dès ce moment, fait place au javelot, qui, lancé de plus près, porte des coups plus assurés. Bientôt on voit les bataillons flottants, s'éclaircir et se resserrer pour remplir et cacher leurs vuides. La douleur étouffe ses cris; la mort est farouche et muette; et pour ne pas donner à l'ennemi la joie d'entendre de honteuses plaintes, l'indien renferme en lui-même jusqu'à son dernier soupir. Au javelot succedent la hache et la massue:armes terribles chez des peuples à qui le fer et le salpêtre, ces présents des furies, sont encore inconnus. Jusques-là une égale intrépidité avoit rendu le combat douteux: la victoire, incertaine entre les deux armées, planant sur le champ de bataille, trempoit, des deux côtés, ses ailes dans le sang. Mais le moment de la mêlée fit voir quel avantage avoient des peuples aguerris sur des peuples long-temps paisibles. Ce que l'armée de Cusco avoit de plus vaillant, défendoit la colline. Le reste, composé de pasteurs amollis dans une douce oisiveté, avoit l'avantage du nombre, qui ne peut balancer long-temps celui de la valeur. De nouveaux bataillons se présentoient en foule à la place de ceux qui, rompus et défaits, tournoient le dos à l'ennemi; mais ils succomboient à leur tour. Pas à pas l'ennemi s'avance, et menace d'envelopper le corps qui défend l'étendard. Le roi de Cusco voit de loin fléchir le centre de son armée; il détache de la colline l' élite des peuples guerriers qui gardoient sa personne. C'est ce qu'attendoit Corambé; et tandis que ce corps détaché vole au centre, lui-même, avec des bataillons qu'il a choisis et réservés, il marche droit à la colline, enfonce l'enceinte affoiblie du trône de l'inca, s'ouvre par le carnage un chemin sanglant jusqu'à lui, le fait prendre vivant, le fait charger de liens, et l'entraîne. Aussi tôt mille cris funestes annoncent ce désastre. Le bruit s'en répand dans l'armée, et yporte le désespoir. Tout s'épouvante et se disperse. On ne voit que des peuples désolés, éperdus, jetter leurs armes et s'enfuir. La douleur, le trouble, l'effroi leur interdit même la fuite; ils tombent épars dans la plaine; et vaincus, ils n'ont plus d'espoir qu'en la clémence des vainqueurs; mais c'est vainement qu'ils l'implorent. Plus de pitié: l' aveugle rage transporte ceux d'Ataliba. Les deux vieillards qui les commandent, ont beau leur crier de cesser, d'épargner le sang; le sang coule et ne peut les rassasier. Jamais ils ne croiront avoir assez vengé la perte qui les rend furieux et barbares. Leur prince, le fils de leur roi, Zoraï ne vit plus. ô pere infortuné! Que tu vas pleurer ta victoire! à l'attaque de l'étendard, Zoraï s'avançoit à la tête des siens, qu'il animoit par son exemple. à sa jeunesse, à sa beauté, au feu de son courage, tous les coeurs se sentoient émus. L'ennemi, le voyant s' exposer à ses coups, l'admiroit, le plaignoit, oublioit de le craindre, et aucun n'osoit le frapper. Un seul, et ce fut l'un des féroces antis, au moment que le jeune prince, au fort de la mêlée, venoit de saisir l'étendard, lui lance une fleche homicide. Le caillou dont elle est armée, lui perce le sein. Il chancelle; ses indiens s'empressent de le soutenir, mais, hélas! Inutilement. Le feu de ses regards s'éteint, l' éclat de sa beauté s'efface, le frisson de la mort commence à se répandre dans ses veines. Tel, sur le bord d'uneforêt, un jeune cedre, déraciné par un coup de vent furieux, ne fait que se pencher sur les cedres voisins, qui le soutiennent dans sa chûte. On le croiroit encore vivant; mais la langueur de ses rameaux et la pâleur de son feuillage annoncent qu'il est détaché de la terre qui l'a nourri. Tel, appuyé sur ses soldats, parut le jeune inca, mortellement blessé. " ô mon pere! Dit-il, d'une voix défaillante, ô quelle sera ta douleur! Amis, achevez. Que mon sang lui ait au moins acquis la victoire. Vous envelopperez mon corps dans ce drapeau qui m'a coûté la vie, pour dérober aux yeux d'un pere une image trop affligeante, et pour le consoler, en l'assurant que je suis mort digne de lui. " le cri de la douleur, le cri de la vengeance retentissoient autour de lui. " non, dit-il, c'est assez de vaincre; je ne veux point être vengé. Je suis inca, et je pardonne. " on l'emporte loin du combat dont la fureur se renouvelle; et quelques instants après, soulevant sa paupiere vers les montagnes de Quito, il prononce encore une fois le nom, le tendre nom de pere, et il rend le dernier soupir. C'est dans ce moment même que des cris lamentables annoncent à ceux de Cusco que leur roi vient d'être enlevé. D'un côté l'épouvante, de l'autre côté la fureur, ne présentent dès-lors, dans les champs de Tumibamba, que la déroute et le carnage. Cusco fut prise et saccagée; l'ainé des freres de son roi,le vaillant et sage Mango, qui la défendoit, vit enfin qu'il falloit périr, ou céder: il fit sa retraite en combattant, et se sauva vers les montagnes. à peine la fiere Ocello, la belle et touchante Idali, avec cet enfant précieux que sa naissance avoit destiné à l'empire, eurent le temps de s'échapper; et les généraux d'Ataliba, après des efforts inouis pour faire cesser le ravage, rallierent enfin leurs troupes sur le bord de l'Apurimac.
CHAPITRE 36
C'est là que frémissoit Huascar, sous une garde inexorable. Palmore et Corambé, en entrant dans sa tente, se prosternent, selon l'usage, et, par des paroles de paix, tâchent de l'adoucir. Il souleve à peine sa tête; et d'un oeil indigné regardant ses vainqueurs: " traîtres, dit-il, rompez mes chaînes, ou trempez vos mains dans mon sang. C'est insulter à mon malheur, que de mêler ainsi le respect à l'outrage. Si je suis roi, rendez-moi libre; alors vous vous prosternerez. Mais, si je ne suis qu'un esclave, que ne me foulez-vous aux pieds? " à peine il achevoit ces mots, que son oreille fut frappée de cris et de gémissements. " tu n'es pas le seul malheureux, lui dit Palmore. Ataliba vient de perdre son fils.-ah! Je le verrai donc pleurer, s'écria Huascar avec une joie inhumaine. Puisse le ciel lui rendre tous les maux qu'il m'a faits! " les peuples de Quito, rassemblés dans leur camp, ont demandé à voir le corps du jeune prince, que l'on déroboit à leurs yeux, et ce sont leurs cris de douleur et de rage qu'on vient d'entendre. On les appaise, on les retient, on les engage à repasser le fleuve; et la marche de cette armée victorieuse et conquérante, ressemble à lapompe funebre d'un jeune homme, que sa famille, dont il auroit été l'espoir, accompagneroit au tombeau. La consternation, le deuil et le silence environnoient le pavois où le prince étoit étendu, enveloppé dans cette enseigne, triste et glorieux monument de sa valeur. Après lui, le roi de Cusco, porté sur un siege pareil, jouissoit, au fond de son coeur, de la calamité publique. Les deux généraux d'Ataliba accompagnoient le lit funebre, l'oeil morne, le front abattu, oubliant qu'ils venoient de conquérir un empire, et ne pensant qu'à la douleur dont ce malheureux pere alloit être frappé. " hélas! Disoit Palmore, il nous l'a confié; il l'attend; ses bras paternels seront ouverts pour l'embrasser; et ce n'est plus qu'un corps glacé que nous allons lui rendre! Comment paroître devant lui? " " il est homme, dit Corambé: son fils étoit mortel: je le plains; mais au-lieu de flatter sa foiblesse, je veux lui donner le courage de résister à son malheur. Laissez-moi devancer l'armée, et le voir, avant que le bruit de cette mort soit répandu. " Ataliba, guéri de sa blessure, mais foible encore et languissant, avoit eu le chagrin d'apprendre que la défaite des chancas ne l'avoit que trop bien vengé. Il gémissoit sur sa victoire, roulant dans sa pensée, avec inquiétude, les dangers qu'affrontoient pour lui son fils, ses amis et ses peuples,lorsqu' il s'entendit annoncer l'arrivée de Corambé. Surpris, impatient d'apprendre quel sujet peut le ramener, il ordonne qu' on l'introduise. Corambé paroît devant lui. " inca, lui dit-il, c'en est fait: l'empire est à toi sans partage; tes ennemis sont tous détruits ou désarmés: Huascar est le seul qui te reste; il est captif; on te l'amene. " à peine il achevoit ces mots, Ataliba, transporté de joie, se leve, l'embrasse, et lui dit: " invincible guerrier, j'attendois tout de toi et de celui qui te seconde; mais ce prodige a passé mon attente et les voeux que j'osois former. Acheve de mettre le comble au bonheur de ton roi. Il est pere; il ressent les alarmes d'un pere. Où est mon fils? Où l'as-tu laissé? Pourquoi n'est-il pas avec toi?-ton fils... il a vu des dangers dont le plus courageux s'étonne.-et sans doute il les a bravés? Réponds. Ce silence est terrible.-que te dirois-je, hélas! Pour la premiere fois il voyoit l'horreur des batailles. La nature a des mouvements que la vertu ne peut dompter.-ciel! Qu'entends-je? Il a fui! Il s'est couvert de honte! Il a déshonoré son pere!-eût-il mieux valu qu'exposé à une mort inévitable, il s'y fût livré?-plût au ciel!-hé bien, console-toi. Il s'est comblé de gloire, et il est mort digne de toi.-il est mort!-ton armée te l'apporte en pleurant: il en fut l'amour et l'exemple. Jamais,dans un âge si tendre, on n'a montré tant de valeur. " ce coup terrible pénétra jusqu'au fond de l'ame d'un pere; mais il la soulagea, même en la déchirant. Il tombe accablé de douleur; et alors deux sources de larmes coulent de ses yeux. " ah! Cruel! Par quelle épreuve, disoit-il, vous avez préparé mon coeur à la constance! Vous avez pu calomnier mon fils! Et moi j'ai pu vous croire! Ah! Cher enfant! Pardonne: des larmes éternels expieront mon erreur. La gloire même de ta mort ne me la rend que plus cruelle. Jour désastreux! Combat funeste! Ah! C'est ainsi que le ciel venge le crime d'une guerre impie: les vaincus, les vainqueurs en partagent la peine horrible; et sa colere les confond. " il fallut prendre, pour ce pere affligé, le soin de son nouvel empire. Cette riche et vaste conquête, fruit des travaux de onze regnes, et qu'il avoit faite en un jour, Cusco, réduite sous ses loix, son rival même prisonnier et mis en son pouvoir, rien ne le touche. Il demande son fils. Le cortege s'avance. Le corps enveloppé dans l'enseigne fatale, est déposé sous ses yeux. L'inca le regarde en silence. Il fait signe au cortege et à sa cour de s' éloigner. On lui obéit; et seul au fond de son palais avec l'objet de sa douleur, il s'enferme; il approche, et d'une main tremblante il souleve le voile, il découvre ce corps sanglant; il jette un cri, et se renverse, comme frappé ducoup mortel. Immobile et glacé lui-même, il est sans couleur et sans voix; et quand il a repris ses sens, et que sa douleur se ranime, il s'y abandonne tout entier. Cent fois il embrasse son fils, cent fois, collant sa bouche sur ses levres éteintes, et de son sein pressant ce coeur, qui ne bat plus contre le sien, il demande au ciel de pouvoir le ranimer, en expirant lui-même. Tantôt, contemplant la blessure, il lave de ses pleurs le sang qui s'en est épanché; tantôt ses regards immobiles, fixés sur les yeux de son fils, semblent y rechercher la vie. " ah! Dit-il, si ce corps glacé pouvoit revivre, si ces yeux pouvoient me revoir! Hélas! Plus d'espérance! Ils sont fermés ces yeux; ils le sont pour jamais. Ses graces, sa beauté, ses vertus, rien n'a pu prolonger ses jours; et d'un fils qui faisoit ma gloire et ma félicité, voilà ce qui me reste. " c'est ainsi qu'oubliant ses prospérités, son triomphe, il s'abymoit dans sa douleur. Après qu'elle fut épuisée, et que la nature affoiblie fut tombée de cet accès dans un stupide abattement, ce pere malheureux se laissa détacher des tristes restes de son fils. Ses amis, et sur-tout Alonzo, essayoient de le consoler. " ah! Laissez-moi, disoit-il, payer à la nature le tribut d'une ame sensible. J'ai bu la coupe du bonheur; j'en ai épuisé les délices. L'amertume est au fond; je veux m'en abreuver. Mon fils, mon cher fils m'a donné tant de douces illusions! Tant de flatteusesespérances! La douleur suit la joie; hélas! Elle sera plus longue. C'est sans retour, c'est pour jamais que la joie a quitté mon coeur. " on lui parla de sa puissance, du soin de l'affermir, des moyens de la conserver. " qu'en ferois-je, dit-il, de cette puissance accablante? Suis-je un dieu, pour veiller sur un empire immense, pour être sans cesse et par-tout présent à ses besoins? Qu'on m'amene mon frere. Oui, je veux l'appaiser; je veux que, témoin de mes larmes, il en soit touché, qu'il me plaigne, et qu'il me trouve encore plus malheureux que lui. " Huascar, chargé de liens, parut devant Ataliba. " vois, lui dit ce pere affligé, vois, cruel, ce que tu me coûtes.-il te sied bien, répond le farouche Huascar, de me reprocher une mort, quand dix mille incas égorgés sont les victimes de ta rage! Tu pleures, tigre! Tu le dois; mais est-ce là ce que tu pleures? Va voir le meurtre qu'on a fait des peuples sujets de tes peres, Cusco, ses palais, et ses temples regorger du sang des vieillards, et des femmes et des enfants, ses murs saccagés, ses campagnes, qui ne sont plus que des tombeaux; et pleure ton fils, si tu l'oses. " ces terribles mots étoufferent dans le coeur d'Ataliba le sentiment de son propre malheur: le roi prit la place du pere. Il regarde ses lieutenants, et les interroge des yeux. Leur silence même estl'aveu de ce qu'il vient d'entendre. " il est donc vrai, dit-il? Et par une aveugle fureur on m'a rendu exécrable à la terre! Cela seul manquoit à mes maux. " alors, renversé sur son trône, et détournant les yeux pour ne pas voir la lumiere, il reste dans l'accablement, et ne respire que par de longs sanglots. " jusqu'à l'instant où ton fils a péri, lui dit Palmore avec tristesse, j'ai pu commander à tes peuples; mais, du moment qu'ils l'ont vu tomber, leur douleur, transformée en rage, n'a plus connu de frein. Punis-les, si tu veux, de l'avoir trop aimé; ou pardonne à leur désespoir, dont la cause n'est que trop juste, et dont l'excuse est dans ton coeur. Ils ont vengé ton fils, comme l'auroit vengé son pere. " " Huascar, reprit Ataliba après un long et douloureux silence, voilà les excès effroyables où se portent les nations, lorsqu'une fois la discorde et la guerre ont rompu les noeuds les plus saints, et chassé des coeurs la nature. étouffons ces fureurs dans nos embrassements. Reprends ton sceptre et ton empire, et pardonne-moi tes malheurs. " Huascar indigné le repousse, et lui dit: " va, meurtrier de ma famille, va regner sur des morts, t'asseoir sur des ruines, et t'applaudir, en contemplant des massacres et des débris. Tel est l'empire que tu m'offres. Je ne veux de toi que la mort. Garde tes présents, ta pitié; garde les fruits de tes forfaits; qu'ils en éternisent la honte; et que, pour mieux te détester, les malheureux que je te laisse soient condamnés à t'obéir. " " tu sais, lui dit Ataliba, que les crimes que tu m'imputes, ne sont pas les miens; tu le sais, mais ta douleur te rend injuste. Je laisse au temps à la calmer. Un jour tu te ressouviendras que j'ai détesté la guerre, que je t'ai demandé la paix, que je te la demande encore, plus pénétré, plus accablé que toi des maux que nous nous sommes faits. Alors tu retrouveras ton frere tel que tu le vois aujourd'hui, traitable, humain, sensible et juste. Adieu. Je te laisse en ces murs, captif, il est vrai, mais n'ayant qu'à vouloir, pour cesser de l'être. Le jour même que, sur l'autel du soleil notre pere, tu consentiras, avec moi, à nous jurer une alliance et une paix inviolable, ton trône, ton empire, tout te sera rendu. "
CHAPITRE 37
la citadelle de Cannare fut la prison du roi captif. Le vainqueur y laissa une garde fidelle sous le sévere Corambé. Il envoya Palmore gouverner en son nom les états de Cusco; et lui, rendant, sur son passage, aux vallons de Riobamba, de Muliambo, d'Iliniça, les laboureurs qu' il en avoit tirés, il retourne à Quito sans pompe, accompagné du lit funebre qui portoit son malheureux fils. L'arrivée d'Ataliba fut le tableau le plus touchant d'une désolation publique. Sa famille éplorée vient au devant de lui. Un peuple nombreux l'accompagne; mais aucune voix ne s'éleve pour féliciter le vainqueur: on n'est occupé que du pere; et si la nuit déroboit à ses yeux tout ce peuple qui l'environne, aux gémissements échappés à travers un vaste silence, il se croiroit dans un désert, où quelques malheureux égarés et plaintifs implorent le secours du ciel. Dans cette foule, et au milieu de la famille de l'inca, paroît une femme éperdue. Ses voiles déchirés, sa tête échevelée, son sein meurtri, ses yeux égarés, sa pâleur, les convulsions de la douleur dans tous les traits de son visage, ses mains qu'elle tend vers le ciel, tout annonce une mere, et une mere au désespoir.Du plus loin que l'inca la voit, il descend de son siege, il va au-devant d'elle, et la recevant dans ses bras: " ma bien aimée, lui dit-il, le soleil notre pere a rappellé ton fils: il dispose de ses enfants. Heureux celui que l'innocence, la vertu, la gloire, l'amour accompagnent jusqu'au tombeau! Il a fait la moisson; il quitte le champ de la vie. Ton fils a peu vécu pour nous, mais assez pour lui-même: il emporte avec lui ce que les ans donnent à peine, et ce qu'un instant peut ravir, les regrets et l' amour du monde. Affligeons-nous de lui survivre: l'homme à plaindre est celui qui pleure, et non pas celui qui est pleuré. Mais, par un excès de douleur, n'accusons pas la destinée; ne reprochons pas au soleil d'avoir repris un de ses dons. " vérités consolantes pour de moindres douleurs, mais trop foible soulagement pour le coeur d'une mere! Elle demande à voir son fils; on apporte à ses pieds ce que la mort lui en a laissé; et à l'instant, avec un cri qui part du fond de ses entrailles, elle se jette sur ce corps inanimé, elle l'embrasse, elle le serre étroitement, elle l'inonde de ses larmes, jusqu'à ce qu'elle-même, étouffée, expirante, elle ait perdu le sentiment de la vie et de la douleur. L'inca, dans les bras d'Alonzo, sentoit r'ouvrir, à cette vue, toutes les plaies de son coeur; le jeune homme mêloit ses larmes aux larmes de son ami; et les neveux de Montezume, témoinsde la désolation d'une auguste famille, pensoient à leurs propres malheurs. Aciloé (c' étoit le nom de cette mere infortunée) fut portée dans son palais; et l'inca se rendit au temple, où le corps de son fils, arrosé de parfums, fut déposé, en attendant le jour destiné à ses funérailles. Après un humble sacrifice, pour rendre graces au soleil, l'inca sortit du temple, et sous le portique, où son peuple l'environnoit, il éleva la voix, et demanda silence. " ma cause étoit juste, dit-il, et notre dieu l'a protégée; mais l'aveugle ardeur de mes troupes à nous venger, mon fils et moi, a déshonoré ma victoire; et c'est moi qui porte la peine des excès commis en mon nom. Peuple, je veux bien expier ce qu'on a fait d'injuste et d'inhumain. Mais c'est assez pour votre roi d'être malheureux; n'achevez pas de l'accabler, en le croyant coupable. Il ne l'est point. J'étois expirant à Cannare, lorsqu'on y a versé tant de sang; j'étois éloigné de Cusco, lorsqu'on l'a saccagée; et j'ai détesté ces fureurs. Je vous conjure, au nom du dieu qui m'en punit, de m' en épargner le reproche. Puisse mon nom être effacé de la mémoire des hommes, avant qu'on y ajoute le surnom de cruel! Le roi mon frere, que le sort a mis entre mes mains, sera, malgré lui-même, un exemple de ma clémence. Cependant, si le cri de la calamité retentit jusqu'à vous, et s' il vousfait entendre qu'Ataliba fut violent et sanguinaire; ô mon peuple, élevez la voix, et répondez qu'Ataliba fut malheureux. " le soir même, avec Alonzo, soulageant son ame oppressée: " mon ami, lui dit-il, tu sais toute l'horreur que nos discordes m'inspiroient; l'événement a passé mes craintes; et dans cet abyme de maux, je vois trop s'accomplir mes funestes pressentiments. Vouloir la guerre, c'est vouloir tous les crimes et tous les malheurs à la fois. Dire à des meurtriers, qu'on assemble pour l'être, d'user de modération, c'est dire aux torrents des montagnes de suspendre leur chûte et de régler leur cours. Aucun roi ne sera jamais plus résolu que je l'étois, à réprimer l'emportement et les abus de la victoire; et voilà cependant que des millions d'hommes me regardent comme un fléau. " " hélas! Prince, lui dit Alonzo, l'homme, en proie à ses passions, est si foible contre lui-même, et si peu sûr de se dompter! Comment pourroit-il s'assurer d'une multitude effrénée, à qui lui-même il a donné l'affreuse liberté du mal? Mais tout cet empire est témoin que l'inflexible roi de Cusco vous a forcé de tirer le glaive. Ne vous accablez point vous-même d'un injuste reproche; et si les malheureux que la guerre a faits, vous accusent, laissez à vos vertus répondre de votre innocence, et repoussez l'injure par la clémence et les bienfaits. " ces paroles releverent le courage d'Ataliba; et sa douleur fut suspendue jusqu'au jour qu'il avoit marqué pour les funérailles de son fils. C'étoit la fête du soleil, lorsque, repassant l'équateur, il rentre dans notre hémisphere, et revient donner le printemps et l'été aux climats du nord. C'étoit aussi la fête de la paternité.
CHAPITRE 38
Après les cantiques, les voeux et les offrandes accoutumées, le monarque, assis sur son trône, au milieu d'un parvis immense, ayant à ses pieds les caciques, et les vieillards juges des moeurs, voit s'avancer les peres de famille, qui menent, chacun devant soi, leurs enfants parvenus à l'âge de l'adolescence. Ils s'inclinent devant l'inca, et après l'avoir adoré, le pere, qui porte en ses mains un faisceau de palmes, les distribue à ceux de ses enfants qui ont fidélement rempli les saints devoirs de la nature. Ces palmes sont les monuments de la piété filiale. Tous les ans, chacun des enfants, dont l'obéissance et l'amour ont obtenu ce prix, l'ajoute à son trophée; et de ces palmes réunies, qu'il recueille dans sa jeunesse, il compose le dais du siege paternel, d'où lui-même il dominera un jour sur sa postérité. Ce siege est dans chaque famille comme un autel inviolable: le chef a seul droit de s'y asseoir; et les palmes qui le couronnent, rappellant ses vertus, disent à ses enfants: obéissez à celui qui sut obéir; révérez celui qui révéra sonpere. Dès qu'il sent la mort s'approcher, il se fait placer expirant sous ce vénérable trophée, il y rend le dernier soupir; et, au moment de sa sépulture, ses enfants détachent ces palmes pour en ombrager son tombeau. La menace la plus terrible d'un pere à son fils, qui s'oublie, c'est de lui dire: " que fais-tu? Malheureux! Si tu es indigne de mon amour, tu n'auras point de palmes sur ta tombe. " c'est donc là le signe et le gage que chaque pere vient donner au monarque, pere du peuple, de l'obéissance, du zele et de l'amour de ses enfants. Si quelqu'un d'eux a manqué de remplir ces pieux devoirs, la palme lui est refusée. Le pere, en soupirant, obéit à la loi, qui l'oblige de l'accuser. Une plainte sincere et tendre échappe à regret de sa bouche; et si le sujet en est grave, l'enfant rebelle est exilé de la maison de son pere. Condamné, durant son exil, à la honte d'être inutile, attachée à l' oisiveté, il n'est admis à la culture ni du domaine du soleil, ni des champs de l'inca, ni de celui des veuves, des orphelins et des infirmes; le champ même qui nourrit son pere est interdit à ses profanes mains. Ce temps d'expiation est prescrit par la loi. Le malheureux jeune homme en compte les moments; et on le voit, seul, étranger à ses amis, à sa famille, errer sans cesse autour de la demeure paternelle, dont il n'ose toucher le seuil. Celui dont l'exil finissoit avec l'année révolue, rentroit ce jour-là même en grace; les décurions le ramenoient devant le trône du monarque; son pere lui tendoit les bras en signe de réconciliation; à l'instant il s'y précipitoit avec la même ardeur qu'un malheureux, long-temps agité sur les mers par les vents et par les tempêtes, embrasse le rivage où le jettent les flots. Dès-lors il étoit rétabli dans tous les droits de l'innocence: car on ne connoissoit point chez ce peuple si sage, la coutume d'ôter au coupable puni tout espoir de retour dans l'estime des hommes. La faute une fois expiée, il n'en restoit aucune tache; tout, jusqu'au souvenir, en étoit effacé. Après que la clémence et la sévérité ont donné d'utiles leçons, le monarque prend la parole. " peres, dit-il, écoutez-moi. Comme vous je suis pere; je le suis encore avec vous: vos enfants sont les miens. Et la royauté est-elle autre chose qu'une paternité publique? C'est là le titre le plus auguste que le soleil, pere de la nature, ait pu donner à ses enfants. Je viens donc, comme le garant de vos droits, vous les confirmer; mais je viens, comme le modele de vos devoirs, vous en instruire: car vos devoirs fondent vos droits, et vos bienfaits en sont les titres. La vie est un présent du ciel, qui seul la dispense à son gré. Gardez-vous donc de vous prévaloir d'un prodige opéré par vous,et sachez où vous commencez à mériter le nom de peres: c'est lorsqu'ayant reçu des mains de la nature le nouveau né de votre sang, et l'ayant remis dans les bras de celle qui doit le nourrir, vous veillez sur les jours et de l'enfant et de la mere, chargé du soin d'assurer leur repos, et de pourvoir à leurs besoins. Jusques-là même encore vous ne faites pour eux, que ce que font pour leurs petits le vautour, le serpent, le tigre, les plus cruels des animaux. Ce qui, dans l'homme, distingue et consacre la paternité, c'est l'éducation, c'est le soin de semer, de cultiver dans ses enfants ce qu'on a recueilli soi-même, l'expérience, le seul gain de la vie, et la sagesse qui en est le fruit, et qui seule nous dédommage de la peine d'avoir vécu. Former, dès l'âge le plus tendre, par votre exemple et vos leçons, une ame honnête, un coeur sensible, un citoyen docile aux loix, un époux, un ami fidele, un pere à son tour révéré, chéri de ses enfants; un homme enfin selon le voeu de la nature et de la société: ce sont là vos devoirs, vos bienfaits et vos titres; c'est là ce qui fonde vos droits. " et vous, enfants, souvenez-vous que la nature n'a prolongé la foiblesse et l'imbécillité de l'homme, que pour le lier plus étroitement à ceux dont il a reçu la naissance, et lui faire, par le besoin, une longue et douce habitude d'en dépendre et de les aimer. Si elle eût voulule dispenser de ce tribut d'amour et de reconnoissance, elle l'eût pourvu des moyens de vivre indépendant presque aussi-tôt qu'il seroit né, et de se suffire à lui-même. Sa longue enfance est dénuée de force et d'intelligence; sa foiblesse n'a pour ressource ni l'agilité, ni la ruse, ni la finesse de l'instinct. Tel est l'ordre de la nature, pour forcer l'enfant à chérir et à révérer ses parents. Il semble qu'elle ait voulu l'abandonner à leurs soins, pour leur en laisser le mérite, et qu'elle ait consenti à passer pour marâtre, afin de donner lieu à toute leur tendresse de s' exercer sur leur enfant. Ainsi, en lui refusant tout, elle supplée à tout par l'amour paternel. Rappellez-vous donc votre enfance; et tout ce qui vous a manqué dans ce long état de foiblesse, pour vous dérober aux besoins, aux périls qui vous assiégeoient, songez que c'est de vos parents que vous l'avez reçu; que la nature, en vous jettant parmi les écueils de la vie, s'est reposée sur leur amour du soin de vous en garantir. Mais ce que vous devez sur-tout à leur tendresse vigilante, c'est de vous avoir éclairés sur les moyens de vivre heureux; c'est de vous avoir adoucis, apprivoisés, soumis aux loix de l'équité, de la raison, de la sagesse. Sans les soins qu'ils ont pris de vous, vous seriez sauvages, stupides, féroces comme vos aïeux. Aimez donc vos parents, pour vous avoir appris l'usage du donde la vie, dont l'innocence fait le charme, et dont la vertu fait le prix. " à ces mots, des larmes de joie et d'amour coulent de tous les yeux. Les enfants, aux genoux des peres, s'attendrissent et rendent graces; les peres, en les embrassant, s'applaudissent de leurs bienfaits. L'inca, témoin de ce spectacle, sent plus vivement que jamais la perte de son fils. " guerre impitoyable, dit-il, sans toi, sans tes fureurs, je partagerois l'allégresse et la gloire de ces bons peres. Il seroit là; il auroit reçu de ma main la premiere palme. Qui la méritoit mieux que lui? " il n'en put dire davantage: les sanglots lui étouffoient la voix. Il fut quelques instants muet et baigné dans ses larmes. " non, reprit-il enfin, qu'on m' apporte mon fils; je ne veux pas qu'il soit frustré de ce dernier tribut d'amour et de louange. Du haut du ciel, il entendra la voix gémissante d'un pere; il me plaindra d'être privé de lui. " on lui obéit; et au pied de son trône fut apporté le lit funebre où reposoit le corps de Zoraï. " peuple, s'écria le monarque, en s'y précipitant, le voilà ce modele de l'amour filial; le voilà, le plus tendre, le plus respectueux, le plus aimable des enfants. Oui, depuis sa naissance, il l'a été pour moi, il l'a été jusqu'à sa mort. Des jouissances délicieuses, des espérances encore plus douces, et tout ce que l'ame d'un pere peut éprouver de joie et de consolation,tel étoit le prix de mes soins, et le présage du bonheur qui vous attendoit sous son regne. Il étoit impossible qu'un si bon fils ne fût pas un bon roi. Le goût du bien, l'amour de l'ordre, le sentiment de l'équité lui étoient naturels. Il n'estimoit dans la gloire que la compagne de la vertu; il détestoit le mensonge comme le complaisant du vice; il adoroit la vérité. Magnanime sans faste, et modeste avec dignité, il étoit simple, et il aimoit tout ce qui l'étoit comme lui. Il ne voyoit dans sa naissance que la destination et que le dévouement de sa vie au bonheur du monde; et le nom de fils du soleil, loin de l'enorgueillir, l'humilioit sans cesse, en lui faisant sentir le poids des devoirs qu'il lui imposoit. Si quelqu'un des jeunes incas se montre plus digne que moi de régir cet empire auguste, c'est à lui, me disoit-il souvent, de vous remplacer sur le trône; c'est à moi de le lui céder. Jugez, s'il eût fait des heureux! Vous l'auriez été sous son regne; et son pere, encore plus heureux, seroit mort sans inquiétude dans les bras d'un tel successeur. Un dieu juste n'a pas voulu que cette ame sensible ait vu les crimes et les ravages d'une guerre, hélas! Trop funeste. Mon fils eût arrosé de larmes ce trophée de ma victoire, cet étendard qu'on a trempé dans un déluge de sang. Il n'est plus. Nous avons perdu, moi, le plus vertueux fils; et vous, le plus vertueux prince. Soumettons-nous, et allons lui rendre les tristes honneurs du tombeau. " alors le monarque, à la tête de sa famille et de son peuple, accompagna le corps de son fils jusqu'au temple, où, sur un trône d'or, il fut placé en face de l'image du soleil, ayant à ses pieds l'étendard qui lui avoit coûté la vie, et dans sa main la palme de l'amour filial. Cora ne parut point au temple. Alonzo l'y chercha des yeux; et ne l'ayant point apperçue, il en fut pénétré d'effroi. Le monarque, au retour du temple, le fit appeller. " mon ami, lui dit-il, mes tristes devoirs sont remplis. Il est temps que le pere cede la place au roi, et que je me mette en défense contre cet ennemi terrible, dont tu nous as menacés. C'est à toi que je me confie. Ton zele, ton expérience, ta valeur, voilà mon espoir.-je le remplirai, dit Alonzo; et plût au ciel que la défense et le salut de cet empire ne dût te coûter que mon sang! Je le verserois avec joie.-ô mon ami! Qu'ai-je donc fait, lui dit l'inca, en l'embrassant, pour avoir mérité de toi un zele si noble et si tendre? ... " à ces mots, on vient dire au roi que le grand-prêtre du soleil demande à lui parler. Alonzo se retire, et va, s'il est possible, chercher, dans le sommeil, un soulagement à ses peines, et aux pressentiments terribles dont il venoit d'être frappé.
CHAPITRE 39
Pour une ame abandonnée à l'orage des passions, l'incertitude est le plus grand des maux. Battu sans cesse par les vagues de l'espérance et de la crainte, le courage n'a point de prise; la résolution même d'être malheureux n'a point de terme où se fixer. Telle fut, pour l'ame d'Alonzo, cette longue et pénible nuit. Enfin, le sommeil, par pitié, laissoit tomber quelques pavots sur sa paupiere appesantie. Un bruit le frappe; il se leve, et, à la foible lueur du crépuscule du matin, il voit paroître un vieillard vénérable, le front couvert de cheveux blancs, pâle et triste comme les spectres, mais conservant dans sa douleur un air noble et majestueux. " je suis le pere de Cora, lui dit-il. Ma fille m'envoie; c'est sa derniere volonté que j'accomplis. Va-t-en, malheureux jeune homme, et laisse-nous les maux que tu nous fais. Tu as porté l'opprobre et la mort dans une famille innocente, qui, sans toi, le seroit encore. " à ces mots, le vieillard sentit ses genoux qui ployoient sous lui; et il tomba de défaillance. Alonzo, pâle et frémissant, lui tend les bras, et le releve. " parlez, lui-dit-il; qu'ai-je fait? De quel malheur suis-je la cause?-cruel! Peux-tu le demander? Peux-tu vouloir l'entendrede la bouche d'un pere? Tu nous annonçois des vertus: la bonté, la candeur étoient peintes sur ton visage; le crime et la trahison se cachoient au fond de ton coeur. Sois content. Ma fille, trop foible, trop simple, hélas! Pour avoir pu se sauver de tes artifices, ma fille vient de révéler le parjure et le sacrilege qu'elle a commis en se livrant à toi. Elle n'a pu cacher qu'elle alloit être mere; et demain notre honte éclate: demain, elle, sa mere et moi, ses soeurs, ses freres, innocents, nous serons menés au supplice. La solitude, l'infamie, une éternelle stérilité marqueront la place où ma fille est née. On dispersera notre cendre. Nous n'aurons pas même un tombeau. Va-t-en: ma fille t'en conjure. La malheureuse t'aime encore; et, en me confiant le secret de son ame, elle m'a fait promettre de ne le point trahir. Mais elle craint que ta douleur ne te décele et ne t'accuse; et le seul prix qu'elle demande de sa mort, dont tu es la cause, c'est que tu n'en sois pas témoin. " tandis que l'indien parloit, le remords et le désespoir déchiroient le coeur d'Alonzo. Ses yeux attachés à la terre, ses cheveux hérissés d'horreur, son immobilité stupide, tout annonçoit un criminel, condamné par son juge; et son juge étoit dans son coeur. Il tombe aux pieds du vieillard, et, d'une voix étouffée, il prononce à peine ces mots: " ô mon pere! Tu sais mon crime; sais-tu quelle fatalité m'y a poussé malgré moi? Sais-tu dans quel moment terrible la frayeur et l'égarement m'ont livré ta fille mourante, et l'ont fait tomber dans mes bras? J'atteste mon dieu et le tien, que dans ce péril effroyable, mon unique résolution étoit de la sauver. Nous nous sommes perdus, et nous t'avons perdu toi-même. Je ne prétends pas t'appaiser. Voilà mon sein, voilà mon épée. Frappe, venge-toi.-me venger! Hé, ne sais-tu pas, dit le vieillard, que la vengeance est insensée; qu'au malheur elle joint le crime, et ne soulage que les méchants? Va, ton sang ne racheteroit ni la mere, ni les enfants. Je n'en mourrois pas moins, et je mourrois coupable. Laisse-moi du moins l'innocence: tout le reste est perdu pour moi. Tu fus égaré, je le crois: tu n'es ni méchant, ni perfide; mais, quand tu le serois, nous avons dans le ciel un dieu pour juger et punir. " " ame céleste! S'écrie Alonzo, tu m' accables, tu me confonds... et l'opprobre, et la mort, et le dernier supplice seroient le prix de tes vertus! Et ta fille, aussi vertueuse, non moins innocente que toi! ... non, vous ne mourrez point. Ne me méprise pas assez pour croire que je veuille me cacher, m'enfuir lâchement. Je paroîtrai, j'avouerai tout, j'embrasserai votre défense, je vous tirerai de l'abyme où je vous ai précipités, ou bien j'y périrai moi-même.Mais commence par t'éloigner avec ta femme et tes enfants. " " connois-tu, lui dit le vieillard, quelque asyle contre les loix, et contre le remords qui suivroit le parjure? J'ai promis au soleil de rester soumis à ses loix. Ma parole, ma foi sont pour moi des liens plus forts que ne seroient des chaînes. Un inca n'en connoît point d'autres; et je mourrai sans les briser. Toi, qui n'es point engagé sous ces loix redoutables, éloigne-toi; donne à ma fille la consolation de te savoir hors de danger. épargne-lui l'horreur de ton supplice.-va, dit Alonzo, pénétré de respect, de douleur et de reconnoissance, va lui jurer que jamais son amant ne l'abandonnera. Je suis époux et pere. Il n' est point de danger au dessus d'un courage à la fois animé par l'amour et par la nature. " à ces mots il tendit les bras au vieillard encore frémissant. " mon pere, lui dit-il, mon pere! Embrasse-moi, ou perce-moi le coeur. Je ne puis soutenir ta haine. " le vieillard tombe dans son sein, l'embrasse, le plaint, lui pardonne; et des torrents de larmes se confondent dans leurs adieux. Cependant le bruit se répand que l'asyle des vierges a été profané; que l'une d'elles a violé ses voeux; qu'elle porte le fruit d'un amour sacrilege; et que le soleil, irrité de ce parjure abominable, en demande l'expiation. Un crime inoui jusqu'alors, remplit d'horreur tous les esprits. Lesmalheurs qui l'ont annoncé, et dont peut-être il est la cause; les feux de la guerre civile allumés entre les deux freres; tout le sang qu'elle a fait couler; le fils d' Ataliba, l'héritier du trône, enlevé à ses peuples par une mort funeste; ce long amas de crimes et de calamités se retrace à la fois comme des signes de colere, que le soleil, en s'éclipsant, n'a déja que trop confirmés. On craint même qu'un dieu jaloux ne soit pas encore appaisé, et ne se venge sur tout un peuple de l'injure faite à sa gloire. ô superstition! Le peuple le plus doux, le plus humain de l'univers, crioit vengeance au nom d'un dieu dont il adoroit la clémence. Il ne se rassura que lorsqu'il eut appris que le pontife avoit dénoncé la criminelle au tribunal suprême; que déja l'on creusoit la tombe, et que l'on dressoit le bûcher.
CHAPITRE 40
Ce jour-là le soleil se couvrit de tristes nuages; et ce deuil sombre de la nature ajoutoit encore à l'effroi dont tous les coeurs étoient frappés. Le roi parut, selon l'usage, sous le portique du palais. Une multitude tremblante environnoit le trône; et à travers les flots de ce peuple assemblé, le pontife, les prêtres, les ministres des loix, se faisant ouvrir un passage, amenerent devant l'inca la jeune et timide prêtresse. Son pere accablé de douleur, sa mere pâle et défaillante, deux soeurs plus jeunes, aussi belles; trois freres, l'espérance d'une auguste famille, victimes de la même loi, venoient tous s'offrir au supplice. Cora, qu'il falloit soutenir, tant elle étoit foible et tremblante, tomba sans force et sans couleur, en paroissant devant son juge. On la ranime; il l'interroge. Elle répond avec candeur. " ce fut, dit-elle, dans cette nuit horrible, où le volcan menaçoit d'ensevelir ces murs: ma frayeur me précipita dans les bras d'un libérateur. Voilà mon malheur et mon crime. Fils du soleil, s'il est possible d'en adoucir la peine, écoute la nature, qui réclame contre la loi. Ce n'est pas pour moi que j'implore ta clémence: il faut que je meure, je le sais. Mais regarde un pere, une mere, des soeurs, des freres innocents; c'est pour eux seuls qu'en mourant je demande grace. " le pere alors prit la parole. " inca, dit-il, dans un moment d'égarement et de terreur, ma fille a été foible, imprudente et fragile; c'est au dieu qui voit dans les coeurs à la juger; mais c'est à moi d'accuser l'auteur de sa perte. Ce premier coupable, c'est moi. Ma piété aveugle a dévoué ma fille au culte des autels, et l'y a offerte en victime. Dans le moment du sacrifice, j'ai entendu gémir son coeur; et religieusement cruel, le mien s'est endurci. Pere dénaturé, j'ai vu ses larmes, je l'ai vue se précipiter dans le sein de sa mere, y chercher un asyle contre la violence du pouvoir paternel; et moi, sans pitié, sans remords, j'ai consommé le parricide. Son crime, hélas! Son premier crime fut de m'obéir; son respect, son amour pour moi l'a perdue. Je suis le bourreau de ma fille. Je la traîne au supplice! " en prononçant ces mots le vieillard embrassoit sa fille; ses sanglots étouffoient sa voix; son coeur se brisoit de douleur; et les larmes de sang qui couloient de ses yeux inondoient le sein de Cora. Tous les coeurs étoient déchirés. Le monarque attendri lui-même, mais contraint par la loi à user de rigueur, poursuit et ordonne à Cora de déclarer son ravisseur et son complice. Cora frémit, et son silence fut d'abord sa seuleréponse; mais les instances de son juge la forcerent enfin de prononcer ces mots: " fils du soleil, seras-tu plus cruel et plus violent que la loi? La loi me condamne à la mort; j'y traîne avec moi ma famille. N'est-ce pas assez? Te faut-il encore un nouveau parricide? Veux-tu que, portant dans la tombe, où je vais descendre vivante, le fruit de mon funeste amour, j'accuse encore celui qui lui a donné la vie? Veux-tu voir mes entrailles se déchirer d'horreur, et mon enfant épouvanté s'arracher des flancs de sa mere? " ces paroles firent sur l'ame d'Ataliba l'impression la plus terrible; et, sans insister davantage, il ordonnoit, en gémissant, au dépositaire des loix de prononcer l'arrêt fatal, lorsqu'on vit tout-à-coup Alonzo fendre la foule, et se précipiter au pied du trône de l'inca. " c'est moi qui suis le criminel, inca, s'écria-t-il; Cora est innocente. Ne punis que son ravisseur. " à cette vue, à ces paroles que le désespoir animoit, le roi frémit; le peuple reste immobile d'étonnement; et Cora, tremblante et glacée: " hélas! Dit-elle en succombant, je n'aurai donc pu le sauver!-non, reprit Alonzo, elle n'est point coupable. Je l'enlevai mourante; et son ame éperdue ne put ni consentir, ni résister à son malheur. " l'inca voulut sauver Alonzo. " étranger, lui dit-il, notre culte n'est pas le vôtre; vous neconnoissez pas nos loix; et ce qui, pour nous, est un crime, n'est pour vous qu'une erreur, que je n'ai pas droit de punir. éloignez-vous. Nos loix n'obligent que mes sujets et moi. Vous fûtes imprudent, mais vous n'êtes point criminel, à moins que vous n'ayez usé de violence; et Cora seule a droit de vous en accuser.-non, non, dit-elle; un charme aussi doux qu'invincible m'a livrée à lui. Cesse, Alonzo, cesse de t'imputer mon crime. Tu me fais mourir mille fois.-loin de vous accuser, vous voyez, dit le roi, qu'elle vous déclare innocent.-puis-je l'être, s'écrie Alonzo, après avoir égaré sa jeunesse; après avoir creusé la tombe sous ses pas, la tombe où vous allez la faire descendre vivante? ô comble d'horreur! Elle s' ouvre cette tombe effroyable, elle s'ouvre à mes yeux, prête à la dévorer; et je suis innocent! Je vois s'allumer le bûcher où son pere, sa mere, tous les siens vont périr; et moi, l'auteur de tant de maux, juste ciel! Je suis innocent! Inca, ton amitié pour moi t'a mis un bandeau sur les yeux; et tu ne veux pas voir mon crime. Plus juste que toi, je le sens, et je m'en accuse moi-même. Pardon, malheureuses victimes d'un amour insensé, pardon! Je n'aurai pas du moins la honte et la douleur de vous survivre; et si l'on vous mene à la mort, je vous devancerai; j' irai, sur ce bûcher, me livrer le premier aux flammes.Là, ce fer qui devoit défendre un peuple vertueux, un roi, que je ne suis plus digne d' appeller mon ami, ce fer me percera le coeur. Je ne demande, avant ma mort, que la grace d'être entendu. " " je ne suis ingrat ni perfide, reprit-il avec fermeté. Reçu dans la cour de l'inca, honoré de sa confiance, comblé de ses bienfaits, je n'ai jamais eu le dessein de trahir l'hospitalité. Je suis jeune, ardent, trop sensible. J'ai vu Cora: mon coeur s'est enflammé pour elle; mais j'ai respecté son asyle. Ce n' est qu'au moment effroyable où la montagne mugissante lançoit un déluge de feu, où le ciel embrasé, où la terre tremblante n'offroient par-tout que les horreurs de mille morts inévitables; ce n'est qu'en ce moment, qu'à travers les débris des murs de l'enceinte sacrée, j'ai cherché, j'ai saisi, j'ai enlevé Cora. " " elle vous dit qu'elle a cédé! Et qui n'eût pas cédé comme elle? Est-ce assez d'une loi pour étouffer en nous les sentiments de la nature, pour en vaincre les mouvements? Vous exigez de la jeunesse la froideur d'un âge avancé! Vous exigez de la foiblesse le triomphe le plus pénible de la force et de la vertu! Ah! C'est la superstition qui vous commande, au nom d'un dieu, d'être cruels. L'en croyez-vous? Oubliez-vous que le dieu que vous adorez est à vos yeux la bonté même? Quoi! Le soleil,la source de la fécondité, lui, par qui tout se régénere, feroit un crime de l'amour! Et l'amour n'est lui-même que l'émanation de cet astre qui vous anime. C'est ce même feu répandu au sein des métaux et des plantes, dans les veines des animaux, et sur-tout dans le coeur de l'homme, c'est ce feu que vous adorez dans son intarissable source. Vous condamnez son influence; et parce qu'une vierge, innocente, foible et craintive, aura cédé aux mouvements les plus naturels, les plus doux d'un coeur que le ciel lui a donné, son pere, sa mere, ses soeurs, ses freres, seront condamnés à mourir avec elle au milieu des supplices! Non, peuple, j'en atteste votre dieu et le mien, car le soleil en est l'image: ces horreurs ne peuvent lui plaire; et la loi qui vous les commande ne sauroit émaner de lui. Elle est des hommes; elle vous vient de quelque roi jaloux, superbe et tyrannique, qui attribuoit à son dieu un coeur comme le sien. " " on vous a dit que le soleil faisoit à sa prêtresse un crime d'être mere, et qu'il falloit, pour expier ce crime, les supplices les plus affreux; on vous l'a dit, et vous avez eu la simplicité de le croire! Ah! Peuple, on avoit dit de même à vos aïeux, que leurs dieux, le serpent, le vautour et le tigre, demandoient qu'une mere versât sur leurs autels le sang de l'innocent qu'elle allaitoit; et, comme vous,pieusement crédule, la mere immoloit son enfant. Vous l'avez aboli ce culte; et le vôtre, non moins barbare, est encore plus insensé. " alors, du ton d'un homme inspiré par un dieu, et comme si ce dieu avoit parlé par sa bouche: " roi, peuple, dit-il, apprenez à discerner, par d'infaillibles marques, la vérité qui vient du ciel, d'avec l'erreur qui vient des hommes. Jettez les yeux sur la nature: voyez son ordre et son dessein. Quel que soit le dieu qui préside à cet ordre immuable établi par lui-même, il y a conformé ses loix. Et qu'importe à l'ordre éternel le voeu qu'a fait imprudemment une jeune et foible mortelle, de sécher, comme une plante oisive, dans la langueur de la stérilité? Est-ce là ce qu'en la formant, lui a recommandé la nature? Voyez, dit-il en saisissant les voiles de Cora, et en les déchirant avec une audace imposante, voyez ce sein: voilà le signe des desseins de son dieu sur elle. à ces deux sources de la vie, reconnoissez le droit, le devoir sacré d'être mere. C'est ainsi que parle et s'explique ce dieu qui n'a rien fait en vain. " pendant ce discours d'Alonzo, un murmure confus élevé dans la multitude, annonça la révolution qui se faisoit dans les esprits, et le monarque saisit l'instant de la décider sans retour. " il a raison, dit-il; et la raison est au dessus de la loi. Non, peuple, il faut que je l'avoue, cette loi cruelle ne vient point du sageManco: ses successeurs l'ont faite; ils ont cru plaire au dieu dont elle vengeroit l' injure; ils se sont trompés. L'erreur cesse; la vérité reprend ses droits. Rendons graces à l'étranger qui nous détrompe, nous éclaire, et nous fait révoquer une loi inhumaine. C'est un bienfait trop signalé, pour ne pas effacer une malheureuse imprudence. Que les prêtresses du soleil n'aient plus d'autre lien qu'un zele pur et libre; et que celle qui désavoue la témérité de ses voeux, en soit dès l'instant dégagée. Un dieu juste ne peut vouloir qu'on le serve à regret; et ses autels ne sont pas faits pour être environnés d'esclaves. " ainsi parloit ce prince, avec la double joie de détruire un abus funeste, et de conserver un ami. Le vieillard, pere de Cora, se prosterne, avec ses enfants, aux genoux du monarque; tout le peuple, les mains au ciel, pousse des cris de joie; Alonzo triomphant se jette aux pieds de son amante. Hélas! Encore évanouie dans les bras de sa mere, ses yeux, obscurcis d'un nuage, n'apperçoivent point Alonzo. En le voyant se dévouer pour elle, le trouble, l'attendrissement, la frayeur l'avoient accablée. Froide, tremblante, inanimée, laissant ployer sous elle ses genoux défaillants, elle s'étoit penchée dans le sein de sa mere, qui, croyant l'embrasser pour la derniere fois, n'avoit pas eu la cruauté de la rappeller à la vie. Ce fut le cri de la nature, qui, du sein des peres, desmeres, et de tout un peuple attendri, s'éleva jusqu'au ciel, ce fut ce cri qui ranima ses sens. Elle revient du sommeil de la mort; elle respire, ouvre les yeux, et se voit dans les bras d'Alonzo, qui, transporté, lui dit, en l'embrassant: " vis, chere amante; tu es à moi; la loi fatale est abolie.-que dis-tu? Que fais-tu? Malheureux! Lui dit-elle, va-t-en, et me laisse mourir.-non, tu vivras, reprit Alonzo. La nature et l'amour l'emportent; les saints noms de pere et de mere ne sont plus un crime pour nous. " à ces mots, Cora, dans l'excès de la surprise et de la joie, soupire, serre dans ses bras son amant, son libérateur; et, trop foible pour soutenir une révolution si violente et si soudaine, succombe une seconde fois. Tandis qu'Alonzo la ranime, le peuple s'empresse à les voir, à se réjouir avec eux. Un pere, une mere éperdus, leurs enfants qui tremblent encore; Cora, qui, dans les bras d'Alonzo, reprend avec peine l'usage de la vie et du sentiment; le trouble, l'effroi, la tendresse de cet amant, qui craint de la voir expirer; la joie et le ravissement du peuple qui les environne, forment un spectacle si doux, que le roi, les incas, les héros mexicains ne peuvent retenir leurs larmes. Amazili sur-tout et son fidele Télasco en jouissent avec transport. " ah! Télasco, disoit cette fille charmante, que ces amants vont être heureux! Ils passent, comme nous, de l'excès dumalheur à la félicité suprême. Qu'ils vont bien s'aimer!-comme nous, lui dit Télasco. Le ciel a fait pour eux deux coeurs tout semblables aux nôtres. " la foule s'étant écoulée, et le monarque, avec les incas, étant rentré dans le palais, Cora et son amant sont appellés; et le prêtre leur parle ainsi: " Cora est libre. Un dieu qui ne veut que l'amour, ne peut exiger la contrainte; et j'ai la joie avant de descendre au tombeau, de voir du nombre de ses loix retrancher une loi cruelle, qui n'étoit pas digne de lui. Mais devant lui la sainteté de l'hymen est inviolable. Il veut qu'en sa présence le don d'une foi mutuelle en consacre les noeuds.-ah! Le ciel et la terre me sont témoins, s'écrie Alonzo, que je suis l'époux de Cora; qu'elle est la moitié de moi-même; qu'elle a reçu ma foi; que mes jours sont à elle; et que mon devoir le plus saint est de mériter son amour. Seulement je demande, sages et vertueux incas, que nous voyons, de votre culte ou de celui de ma patrie, quel est le plus digne du dieu que l'univers doit adorer. J'espere que bientôt nous n'aurons plus qu'un même autel; et ce sera au pied de cet autel, sous les yeux de l'être suprême, que la religion sanctifiera les voeux de la nature et de l'amour. "
CHAPITRE 41
la superstition, qui par toute la terre va traînant ses chaînes sacrées, dont elle charge les nations, frémit de rage, en voyant abolir la seule loi qu'elle eût dictée aux adorateurs du soleil. Mais pour s'en consoler, elle jetta les yeux sur l'Europe, où elle dominoit; sur l' Espagne, où elle avoit placé le siege affreux de son empire. Son triomphe s'y préparoit; on y alloit célébrer sa fête abominable; lorsque le vaisseau de Pizarre, ayant franchi les vastes mers, entra dans ce golfe célebre, par où l'océan s'est ouvert un passage jusqu'aux bords de l' égypte et de la Scithie. Ce grand homme, tout occupé de l'importance de ses desseins, en méditoit profondément les difficultés effrayantes. L' une de ces difficultés étoit l'état de sa fortune. Le peu d'or qu'il avoit recueilli de sa premiere course, s'étoit perdu et dissipé dans les mains de ses compagnons. Son entreprise, qui d'abord avoit passé pour insensée, n'avoit plus aucun partisan. La confiance étoit perdue; et les secours en dépendoient. Il falloit pour la ranimer, l'éclat de la faveur du prince. Mais quelle horreur la cour d'Espagne ne devoit-ellepas avoir des ravages, des cruautés qui s'exerçoient en Amérique? Ces brigands, ces fléaux de l'Inde n'étoient-ils pas en exécration à leur patrie, épouvantée des excès qu'ils avoient commis? Un jeune roi, sur-tout, que la cupidité n'avoit pas corrompu encore, devoit les détester; et dans l'opinion qu'il avoit de ces coeurs féroces, il alloit confondre celui qui solliciteroit le droit d'imiter leur exemple, et de rendre odieux son regne aux peuples d'un autre hémisphere. Le cri plaintif de la nature, le cri de la religion, ses ministres tonnants, et lançant l'anathême sur les profanateurs qui la rendoient complice de leurs sacrileges fureurs, c'est là ce que Pizarre rouloit dans sa pensée, lorsqu'un vent favorable l'amenant vers les bords de la fertile Andalousie, le fit entrer dans le port de Palos, dans ce port d'où étoit parti l'intrépide Colomb, quand, sur la foi d'un nautonnier que les tempêtes avoient instruit, il étoit allé découvrir ce malheureux nouveau monde. Pizarre, en abordant, prit soin de mander à Truxillo (c' étoit le lieu de sa naissance) la nouvelle de son retour; et il se rendit à Séville. Le jeune roi y tenoit sa cour; et Pizarre, pour observer les moeurs et le génie de cette cour nouvelle, arrivoit inconnu. Tout lui parut changé dans sa déplorable patrie. En la revoyant, il gémit. Le premier objet de son étonnement fut la solitudedes villes, et l'abandon des campagnes, où la contagion sembloit avoir passé. " hé quoi, se disoit-il à lui-même: est-ce pour se jetter dans les déserts du nouveau monde, qu'on a quitté des champs si fertiles, si fortunés! " il ne fut pas moins interdit de la réserve austere, et de la gravité mystérieuse et taciturne de ce peuple, autrefois brillant, ingénieux, plein de candeur et de franchise, noble jusques dans ses plaisirs, et magnifique dans ses fêtes. La tristesse, l'abattement étoient peints sur tous les visages; la défiance étoit dans tous les yeux; la crainte avoit resserré tous les coeurs. à peine arrivé dans Séville, il veut la parcourir, et il la voit plongée dans le silence et dans le deuil. Il se trouve au milieu d'une place publique, lieu vaste, et décoré avec magnificence par les temples et les palais dont il étoit environné. Au centre un grand bûcher s'éleve, et, non loin du bûcher, un trône resplendissant de pourpre et d'or. à cet appareil imposant, il s'arrête. Il voit arriver un peuple nombreux sans tumulte, et gardant un silence morne, tel que l'impose la terreur. Il interroge autour de lui; il demande quel sacrilege, quel parricide on va punir avec tant de solemnité, et si le roi vient présider au supplice des criminels, comme la pompe de ce trône l'annonce. Mais personne ne lui répond. " qui que tu sois, lui dit enfin un vieillard qu'il interrogeoit, ou cesse de noustendre un piege, ou, si tu es de bonne foi, regarde, écoute, et tremble comme nous. " bientôt Pizarre voit paroître le cortege effrayant des juges et des vengeurs de la foi. Il les voit monter et s'asseoir sur ce trône terrible. Le calme est peint sur leur visage; la joie éclate dans leurs yeux. Les victimes s'avancent; le bûcher s'allume. Une foule de malheureux, pâles, tremblants, courbés sous le poids de leurs chaînes, viennent recevoir leur sentence. Et ce décret qui les condamne à être brûlés vivants, ce décret leur est prononcé du ton affectueux et tendre de la charité secourable et de l'indulgente bonté. Le jeune roi avoit demandé qu'au moins, dans ce moment terrible, en présence du peuple, à la face du ciel, lorsqu' ils entendroient leur sentence, il leur fût permis de parler, de se défendre, et de se plaindre: foible adoucissement qu'il auroit voulu mettre aux rigueurs de ce tribunal, mais qui, ayant révolté les juges, fut traité de scandale, et n'eut lieu qu'une fois. Dans le nombre étoit un vieillard, qu'on avoit surpris observant les pratiques du judaïsme. Les séductions, les menaces le lui avoient fait abjurer au temps de sa foible jeunesse. Imbu de la foi de ses peres, le regret de l'avoir quittée vint le troubler; il la reprit; et dans le silence et la crainte, il adressoit au ciel les voeux de l'antique Sion. Son crime étoit connu; sur le bordde sa tombe, il n'avoit pas même daigné le désavouer; il marchoit au supplice, comme une victime à l'autel. Mais lorsqu'il entendit que tous ses biens, livrés à l'avidité de ses juges, étoient ravis à ses enfants, sa constance l'abandonna. " cruels! Dit-il, c'est donc ainsi que vous dévorez votre proie? J'ai mérité la mort, quand j'ai trahi mon ame, quand j'ai désavoué de bouche ce que j'adorois dans le coeur; mais qu'ont fait mes enfants, pour être dépouillés du peu de bien que je leur laisse? Ils ont subi, dès le berceau, le joug de votre loi nouvelle; je vous les ai livrés. Ah! Laissez à leur mere, pour nourrir ces infortunés, un pain arrosé de mon sang, et qu'ils tremperont dans leurs larmes. " " hé quoi! Lui répond d'un air serein le chef du tribunal terrible, ne sais-tu pas que Dieu poursuit dans les enfants l'iniquité des peres; que la dépouille des criminels de leze-majesté divine appartient aux ministres des vengeances divines, comme les entrailles de la victime appartenoient au sacrificateur; que l'esclave n'a rien qui ne soit à son maître; et qu'enfin tes pareils sont nés esclaves parmi les chrétiens? Si l'on se réserve des biens qui n'étoient pas à toi, c'est pour en faire un digne usage; et quel plus digne usage du bien des infideles, que de servir de récompense aux défenseurs de la foi? Si chacun vit de son travail, celui depoursuivre l'erreur sera-t-il privé de salaire? Et n'est-il pas bien juste qu'une race funeste paie, en mourant, le soin pénible et salutaire que l'on prend de l'exterminer? " " hommes sans pudeur et sans foi, s'écria le vieillard, la force vous seconde, et votre hypocrisie abuse insolemment du pouvoir de nous opprimer. Mais tremblez que le ciel enfin ne se lasse... " on ne permit pas au vieillard d'achever; et il fut jetté dans les flammes. Après lui, se présente devant le tribunal un jeune homme simple et timide, né parmi les chrétiens, élevé dans leur croyance, et n'ayant pas même l'idée des erreurs qu'on lui attribuoit. Il aimoit une fille aussi simple que lui, aussi pieuse, aussi docile; il en étoit aimé: un rival furieux l'avoit accusé d'hérésie; et ce fourbe avoit pour complice un confident digne de lui. Dans les cachots, dans les tortures, l'infortuné jeune homme avoit pris mille fois la terre et le ciel à témoins de sa foi, de son innocence; on ne l'avoit point écouté. En paroissant devant ses juges, et à la vue du bûcher, ses plaintes, ses cris redoublerent. " ministre du dieu que j'adore, et vous, peuple, dit-il, je proteste en mourant que j'ai vécu fidele à la religion de mes peres. Je crois tout ce que nos pasteurs, dès l'enfance, m'ont enseigné. Qu'on me dise dans quelle erreur j'ai pu tomber, sans le vouloir; je l'abjure, et je la déteste. Que voulez-vous de plus?-nousvoulons que vous-même vous fassiez le sincere aveu de votre impiété.-je ne la connois pas. Opposez-moi du moins mes accusateurs. Qu'ils paroissent; qu'ils me confondent à vos yeux.-non, lui dit-on encore: l'intérêt de la foi ne permet pas que l' on décele ceux qui veillent à sa défense, et qui nous dénoncent l'erreur. N'avez-vous pas déclaré vous-même que vous n'aviez point d' ennemis?-hélas! Non: je ne hais personne; j'ignore qui peut me haïr.-hé bien, ce n'est donc pas la haine, mais le zele qui vous accuse; et le zele est digne de foi.-ô mon pere! Dit le jeune homme à un religieux qui l'exhortoit à la mort, je suis attaché à la vie; ce supplice me fait frémir. Dites-moi quel aveu l'on attend que je fasse; et, tout innocent que je suis, je veux bien me calomnier.-moi! Vous enseigner le mensonge! Lui dit cet homme pieusement cruel. à dieu ne plaise. Non, mon fils, mourez martyr, plutôt que d'en imposer à vos juges. Après tout, ne vous flattez pas que cet aveu tardif pût vous sauver. Il n'est plus temps. C'est dans les fers que l'on doit s'avouer coupable. Mais, à l'approche du supplice, ce n'est plus un vrai repentir, c'est la frayeur qui parle; on ne l'écoute plus. " ce fut alors que le jeune homme, s'abandonnant à sa douleur, et versant des torrents de larmes, en fit couler de tous les yeux. " ô dieu! Dit-il, on m'annonçoit ta religionpure et sainte comme l'appui de l'innocence; et tes ministres! ... " on l'interrompit, pour le traîner sur le bûcher. Tandis qu'un tourbillon de feu l'enveloppoit vivant, et que ses cris déchiroient tous les coeurs; un maure, à peu près du même âge, mais plus ferme et plus courageux, fut condamné comme blasphémateur, pour avoir murmuré contre le fanatisme et son tribunal odieux. On lui prononça sa sentence, en l'exhortant à déclarer, devant Dieu et devant les hommes, qui pouvoit l'avoir soulevé contre les vengeurs de la foi. " peuple, s'écria-t-il avec indignation, savez-vous qui l'on veut que j'accuse? Mon pere. On me l'a nommé dans les fers, ce complice dont on s'efforce de me rendre le délateur. C'est lui qu'on veut que je traîne au supplice. On m'a promis d'user envers moi d'indulgence, si j'étois assez lâche, assez dénaturé, pour noircir et calomnier celui qui m'a donné le jour. Ah! Loin de l'accuser, j'atteste toutes les puissances du ciel, que ce vieillard est innocent. Il gémit comme vous, mais dans le fond de son ame; et, à moins que des larmes n'offensent nos tyrans, il ne les offensa jamais. Plus impatient, j'ai parlé, je l'ai détestée hautement, cette tyrannie odieuse. J'ai demandé, au nom du ciel, par quelle haine de la vérité, par quelle horreur de l'innocence, on refusoit à l'accusé le droit naturel et sacré d'une défense légitime? Pourquoi le délateur, dispenséde paroître, portant ses coups dans l'ombre, comme un lâche assassin, et se tenant enveloppé dans le manteau du juge, étoit compté au nombre des témoins? Cette procédure infernale, cet appareil d'iniquité, des fers, des cachots, des ténebres, un silence affreux, tous les pieges de l'artifice et du mensonge, pour surprendre, ou pour effrayer un malheureux abandonné à la calomnie, à la fraude la plus subtile et la plus noire; voilà ce qui m'a révolté. Je l'ai dit; ma franchise les a blessés. Ils m'en punissent; mais un jour ces fourbes seront démasqués; et leurs crimes retomberont sur eux, comme un déluge, avec les vengeances du ciel. " à ces mots s'arrachant des bras de celui qui l' accompagnoit: " laissez-moi, lui dit-il, je ne reconnois point le dieu que mes bourreaux adorent. Dieu juste, dieu clément, pere de tous les hommes, s'écria-t-il, reçois mon ame. " et lui-même, en traînant ses chaînes, il s'élança sur le bûcher. Après lui, venoit une foule d' adolescents de l'un et de l'autre sexe, élevés en silence sous la loi musulmane, et livrés pour ce crime aux inquisiteurs de la foi. On leur avoit promis, s'ils se faisoient chrétiens, qu'on les sauveroit du supplice. Foibles, timides et crédules, ils s'étoient faits chrétiens; et on les menoit au supplice. Ils réclamerent la omesse sur la foi de laquelle ils avoient abjuré. " cette promesse, leur dit-on,va s'accomplir dans l'autre vie. Vous serez sauvés du supplice, mais d'un supplice au prix duquel celui-ci n'est rien. Mes enfants, ne pensez qu'à mourir fideles; et trop heureux de n'avoir à subir qu'une expiation passagere, résignez-vous sans murmurer. " leurs larmes furent inutiles; et du milieu des flammes, où ils furent jettés, leurs bras s'étendirent en vain: leurs bras suppliants retomberent; et bientôt tout fut consumé. Pizarre, qui, placé trop loin du tribunal, n'avoit entendu que des cris, en voyant toutes ces victimes entassées sur le bûcher et dévorées par les flammes, tandis que l'air retentissoit de saints cantiques d'allégresse, et que de pieux fanatiques, levant les mains au ciel, lui offroient pour encens la fumée du sacrifice; Pizarre, saisi de terreur et de compassion, se disoit à lui-même: " l'Espagne a-t-elle changé de culte? Et lui a-t-on rapporté de l'Inde les dieux qu'adorent les sauvages, et qu'ils abreuvent de leur sang? " il vit la foule s'écouler, pensive et consternée; il imita le peuple; et de retour chez lui, il y trouva l'un de ses freres, Gonzale, qui venoit d'arriver à Séville, impatient de le revoir.
CHAPITRE 42
Après les premiers monuments de la tendresse et de la joie, Pizarre, ayant bien observé qu'aucun témoin ne pût entendre leur entretien, ni le troubler, commença par faire à Gonzale le récit de ses aventures. Il lui expose ensuite l'objet de son voyage; et finit par lui demander quelle étrange révolution s'est faite, depuis son absence, dans le génie, dans les moeurs, dans le culte de sa patrie; et quelle est cette horrible fête dont il vient d'être le témoin? " trop jeune et trop obscur, quand tu as quitté ces bords, lui dit Gonzale, tu n'as pu voir préparer ces événements; mais aujourd'hui que ta fortune en dépend, je dois t'en instruire. écoute, mon frere, et gémis. " " les maures, nos vainqueurs, s'étoient répandus dans l'Espagne; ils y avoient apporté les arts, l'agriculture et le commerce; et en éclairant les esprits, ils avoient adouci les moeurs. La prospérité, la grandeur, l'opulence de ce royaume, cultivé, enrichi, décoré par leurs mains, méritoit de faire oublier leur invasion et leurs ravages. Vaincus et soumis à leur tour, ils ne demandoient qu'à jouir d'une liberté légitime, qu'à vivre sujets de nos rois, en conservant le culte de leurs peres; et si lasuperstition ne se fût emparée de l'esprit d'Isabelle, jamais regne n'eût été plus heureux, ni plus florissant que le sien. Mais cette reine, que son génie et son courage auroient placée au rang des plus grands hommes, eut le malheur d'être trompée par un confident fanatique, qui, dès la plus tendre jeunesse, l'enivroit d'un faux zele, et l'avoit fait jurer, si elle montoit sur le trône, d'employer le fer et le feu pour exterminer l'hérésie, et faire triompher la foi. Ce fut pour accomplir cette téméraire promesse, qu'elle érigea ce tribunal de sang. " " armé d'une puissance énorme, affranchi de toutes les loix protectrices de l' innocence, et consacré par un pontife qui lui confioit tous ses droits, ce tyran des esprits les remplit d'une sainte horreur. C'est ici, dans Séville même, que fut célébré le premier de ces sacrifices barbares, que l'on appelle actes de foi . Ce jour exécrable coûta vingt mille sujets à l'Espagne: ils s'enfuirent épouvantés; et l'Afrique fut leur refuge. Dans la Castille et dans Léon de nouveaux bûchers s'allumerent; et on y jetta dans les flammes des milliers de malheureux. Le même fléau s'étendit dans l'Aragon,et y fit les mêmes ravages. L'Espagne entiere en fut frappée, et d'un royaume à l'autre la superstition voyoit comme autant de signaux, les feux qui dévoroient ses innombrables victimes. Des multitudes de proscrits, échappés à la rage de leurs persécuteurs, s'abandonnoient à la merci des flots; et l' Afrique en fut repeuplée. Enfin la Grenade, conquise sur les maures, devint à son tour le théâtre de ces déplorables fureurs. Ah Pizarre! Quelle province le fanatisme a désolée! Un peuple industrieux, vaillant, éclairé, mêlant aux travaux le charme consolant des fêtes; plus de trente villes superbes, où fleurissoient les arts; cent autres villes moins opulentes, mais toutes riches et peuplées; deux mille villages remplis de cultivateurs fortunés; les plus belles campagnes, les plus riches de l'univers, tout est perdu, tout est détruit; la mort, l'effroi, la solitude y regne; la tyrannie des esprits, la plus odieuse de toutes, comme la plus injuste et la plus violente, en a fait de vastes tombeaux, où elle domine en silence sur des cendres et des débris. " " ainsi, lui demanda Pizarre, les rapines, les cruautés que l'on exerce en Amérique, étonnent peu l'Espagne?-elle y est endurcie par ses propres malheurs, reprit Gonzale. Et de quoi veux-tu qu'elle s'étonne et s'épouvante? Parmi nous dans son sein, elle voit consacrerles crimes les plus odieux. L'humanité n'a plus de droits; le sang n'a plus de privileges. Que le fils accuse son pere, le pere ses enfants, la femme son époux; c'est le triomphe du faux zele. Ils sont accueillis, écoutés; et l'accusé périt sur leur délation. Un simple soupçon fait saisir, traîner dans les cachots la foible et timide innocence; et l'imposture qui l'accuse, protégée à l'abri d'un silence éternel, est sûre de l'impunité. La seule ressource du foible, la fuite, est réputée une preuve du crime; et l'anathême qui poursuit le transfuge, rompt pour lui les noeuds les plus saints. En lui, ses amis méconnoissent leur ami, ses enfants leur pere, ses sujets leur roi: plus d'asyle, plus de refuge assuré pour lui, pas même au sein de la nature. La main qui lui perce le coeur est innocente; elle a vengé le ciel. Tout chrétien est, de droit divin, le juge et le bourreau d'un infidele fugitif. Telle est la loi du fanatisme; et je t'épargne le détail de mille atrocités pareilles, qui forment son code infernal. Ne crains donc plus de voir les esprits soulevés de ce qui se passe dans l'Inde. " " et la cour, demanda Pizarre, est-elle attaquée de ce délire?-la cour ne pense, lui répondit Gonzale, qu'à tirer avantage de nos calamités. Que le peuple tremble et fléchisse, c'est tout ce qu'elle veut; et les malheurs de l'Inde ne la touchent que foiblement. Les grands,avec pleine licence, opprimoient autrefois le peuple. Les juges leur étoient vendus; les loix se taisoient devant eux; et sans frein, comme sans pudeur, ils exerçoient impunément les vexations les plus criantes. Le peuple est rentré dans ses droits; la régence de Ximenès l'a tiré de l'oppression: il est armé, discipliné, ligué pour sa propre défense; la force est du côté des loix; et le peuple, qu'elles protegent, les protege à son tour contre les attentats des grands, leurs ennemis communs. Ainsi le faste de la cour, n'ayant plus au-dedans les ressources du brigandage, a rendu les grands plus avides des richesses du dehors; et l'espérance de partager les dépouilles du nouveau monde, en fait de zélés partisans au premier qui promet d'en payer le tribut à leur orgueilleuse avarice. Tout est vénal sous ce nouveau regne; et quand l'or est le prix de tout, on obtient tout avec de l'or: c'est ce que j'ai voulu t'apprendre. Flatte l' ambition et la cupidité; ce sont elles qui nous dominent. Elles président dans les conseils; elles ont l'oreille du prince; elles sont l'ame de la cour. La religion même est ici leur esclave; et tu verras qu'on la fait taire, quand elle prétend les gêner. Rome, le siege de l'église, vient d'être prise et saccagée; le souverain pontife a été mis aux fers...-sans doute par les infideles, demanda Pizarre?-par nous, reprit Gonzale, par ce jeune empereurqui lui-même a porté le deuil de sa victoire. Va le trouver; annonce-lui une vaste et riche conquête. Il gémira peut-être sur le malheur de l'Inde; mais, si ce malheur est utile à sa grandeur, à sa puissance, il le laissera consommer. " Pizarre, en profitant des instructions de Gonzale, eut sans peine accès à la cour. On le présente à l'empereur; et au milieu du conseil assemblé, ce jeune prince ayant daigné l'entendre, le guerrier lui parle en ces mots: " puissant et glorieux monarque, vous voyez l'un des premiers soldats, qui, sous le regne de Ferdinand, ont porté les armes de la Castille dans le nouveau monde. Je m'appelle Pizarre; Truxillo m'a vu naître le plus obscur de vos sujets; mais j'ai l'ambition, peut-être le moyen de faire oublier ma naissance. Sur la côte de Carthagene et vers les bords du Darien, je suivis Alfonce Ojeda, l'homme le plus déterminé qui fut jamais. J'appris à son école qu'il n'est point de dangers que le courage ne surmonte; et je puis dire qu'il m'a mis à l'épreuve de tous les maux. Après lui ce fut sous Vasco De Balboa que je servis, et que je conçus l'espérance d'égaler Colomb et Cortès. " " on vous a vanté les richesses de l'Amérique; et moi, je vous annonce qu'on ne les connoît pas. Les isles dont la découverte a fait la gloire de Colomb, le royaume dont la conquête arendu Cortès si fameux, ne sont rien en comparaison des pays que j'ai découverts, et dont je viens vous faire hommage. C'est le royaume des incas, peuple adorateur du soleil, dont ses rois se vantent d'être issus, et qu'ils osent appeller leur pere, sans doute à cause des richesses que la chaleur de ses rayons répand dans ces heureux climats. C'est une chaîne de montagnes d'or, qui s'étend depuis l'équateur jusqu'au tropique du midi, et parmi ces montagnes, les plus riants côteaux et les vallons les plus fertiles. Le même jour y présente toutes les saisons réunies; la même terre y produit à la fois les fleurs, les fruits, et les moissons. Les peuples de ces contrées sont vaillants, mais presque sans armes. Il est facile de les vaincre, plus facile de les gagner par la clémence et la douceur. J'avois abordé sur leurs côtes, je pénétrois dans leur pays; et avec un vaisseau et moins de deux cents hommes, j'aurois mis sous vos loix des peuples innombrables, et à vos pieds des monceaux d'or. Le vice-roi de Panama, jaloux d' une entreprise commencée avant lui, et dont il n'avoit pas la gloire, a rappellé mes compagnons; il ne m'en est resté que douze; et avec eux j'ai soutenu, dans une isle déserte, au milieu des tempêtes, les plus rudes épreuves de la nécessité. J'attendois un foible secours; on me l' a refusé, et on m'a rappellé moi-même. J'ai obéi, sans renoncer à ma glorieuseentreprise; et pour vous soumettre un pays le plus riche de l' univers, je ne demande que l'honneur dont jouit Cortès au Mexique, l'honneur de commander pour vous, et de n'obéir qu'à vous seul. " Pizarre mit alors sous les yeux du conseil le récit de ses aventures, attesté par ses compagnons; et ce récit, quoique très-simple, ne fut pas lu sans étonnement. Mais, soit que le jeune empereur voulût encore éprouver Pizarre, soit que, par sa naissance, il ne le crût pas digne du titre auquel il aspiroit: " l'audace de ton entreprise, lui dit-il, semble autoriser celle de ton ambition; mais sois content de partager les richesses que tu m'annonces, et ne demande rien de plus.-des richesses, lui dit Pizarre d'un air chagrin et dédaigneux; mes matelots et mes soldats en reviendront chargés. Il me faut de la gloire. Le reste est au dessous de moi. Si je ne suis pas digne de gouverner, je ne suis pas digne de vaincre. Nommez le vice-roi qui me doit remplacer; je l'instruirai: mon plan, mes projets, mes découvertes, je lui communiquerai tout, excepté mon courage... dont j'ai besoin, pour dévorer l'humiliation d'un refus. " cette franchise brusque et fiere ne déplut point au jeune monarque. " il me servira bien, dit-il, puisqu'il ne sait pas me flatter. " il lui accorda sa demande; et Pizarre, dès ce moment,vit une foule de courtisans l'entourer, le féliciter, briguer l'honneur de protéger ses cruautés et ses rapines, et mendier le prix infame de l'appui qu'ils lui promettoient. Il vit une jeunesse ardente, ambitieuse, se disputer la gloire de le suivre, et de partager ses travaux; il vit l'avarice elle-même s'empresser, à l'appât du gain, de lui équiper une flotte, et risquer, en tremblant, les frais d'une entreprise dont elle attendoit des trésors. Pizarre, sans croire en imposer à ceux qui se fioient à lui, leur prodigua les espérances, se ménagea l'appui des grands, s'attira la faveur du peuple, fit un choix de bons matelots et de soldats déterminés, et, parmi les plus braves, prit vingt hommes d'élite pour commander sous lui. Ses freres furent de ce nombre. Le jeune Gonsalve Davila ne fut point oublié: Charles daigna recommander à Pizarre de l' emmener avec lui, en passant à l'isle espagnole. Ainsi, tout secondant ses voeux, Pizarre, dans le même temple et sur le même autel où Magellan avoit fait le serment d'obéissance et de fidélité à la couronne de Castille, Pizarre, dans les mains de Charles, prononça le même serment. " guerrier, lui dit le jeune prince, ici l'on confond tous les droits; chacun, selon ses intérêts ou ses opinions, fait pencher la balance entre les indiens et nous. Fatigué de tous ces débats, je te recommande deux choses:" l'une, de faire à ton pays tout le bien que tu croiras juste, et qui dépendra de toi; l'autre, de faire aux indiens le moins de mal qu'il te sera possible: car si je veux en être obéi, je desire encore plus d'en être aimé. " à ces mots, il lui ceignit l'épée, cette épée qui devoit être la marque de sa dignité, et qui ne fut pour lui qu'une trop foible défense, contre de lâches assassins. Cependant, sa flotte à la rade, et ses compagnons rassemblés dans le port de Palos, n' attendent que lui et les vents. Il arrive; les vents l'invitent à partir; il s'embarque, il fait lever l'ancre, et part aux acclamations de tout un peuple, qui l'exhorte à revenir, chargé des richesses de l'Amérique, déposer les dépouilles des temples du soleil au pied des autels du vrai dieu.
CHAPITRE 43
En abordant à l'isle espagnole, Pizarre apprit que Las-Casas, attaqué d'une maladie que l'on croyoit mortelle, languissoit au bord du tombeau. Il l'alla voir. Gonzalve Davila étoit auprès de lui, et le servoit avec ce zele tendre qu'un fils auroit eu pour son pere. Le solitaire, en revoyant Pizarre, se sentit vivement ému. Sur son visage, où étoient peintes la douleur, la foiblesse et la sérénité, se répandit un rayon de joie. " mon ami, dit-il à Pizarre, en lui tendant la main, je vais le voir ce dieu qui nous a tous fait naître pour nous aimer mutuellement, pour vivre en paix, nous secourir et nous soulager dans nos peines. Voyez combien l'image de la mort est tranquille et riante pour l'homme simple et doux, qui se dit à lui-même: je n'ai jamais fait gémir l'innocent. Voyez avec quelle confiance mes yeux, avant de se fermer, se levent encore vers le ciel; avec quelle consolation mes bras s'étendent vers mon pere. Il me voit expirant, et il dit: celui-là fut bien foible, mais il ne fut pas méchant; son sein renferme un coeur sensible; ses yeux n'ont jamais vu les larmes des malheureux sans y mêler des larmes; ces mains, qu'il tend vers moi, il lestendoit de même vers les infortunés qu'il pouvoit secourir: je serai miséricordieux envers l'homme compatissant. Ah, Pizarre! Je vous souhaite une mort semblable à la mienne. Méritez-la en exerçant la justice et l'humanité. " à cette voix foible et touchante, à ce langage qu'animoit une piété vive et tendre, à ces regards où sembloit éclater la derniere étincelle de la vie et du sentiment, Pizarre fut ému; il pressa dans ses mains la main de l'homme juste. " ô mon pere, dit-il, vivez, pour me voir pratiquer ce que votre exemple m'enseigne, ce que m'inspire vos vertus. Pour vous répondre de moi-même, j'avois besoin d'être revêtu d'une autorité imposante; je le suis; et j'espere apprendre à ma patrie à conquérir sans opprimer. " le solitaire lui demanda des nouvelles de son ami, du vertueux Alonzo. " il m'a quitté, lui répondit Pizarre avec douleur; il s'est jetté parmi les sauvages. " " le bon jeune homme! Dit Las-Casas, il les aima toujours; il est digne d'en être aimé. Mais dites-moi quel est à leur égard l'esprit de la nouvelle cour d'Espagne?-elle est partagée, lui dit Pizarre; mais le parti de l'avarice et de la tyrannie est toujours le plus fort. J'ai même vu dans le sacerdoce des hommes dévoués à ce parti cruel. Ils s'autorisent de la cause de Dieu, pour conseiller la violence; et ils l'exercent en Espagne avec une rigueur que je n'ai pu voir sans frémir. " alors il lui fit le tableau de cette fête abominable, à laquelle lui-même il avoit assisté. " les monstres! " s' écria Las-Casas, avec un sentiment d'horreur si profond, si passionné, qu'il en oublia sa foiblesse. " ô mon ami! Daignez en croire le témoignage d'une bouche expirante, car les craintes, les espérances, et tous les intérêts humains s'évanouissent devant celui qui ne va plus laisser au monde qu'une poussiere inanimée; et c'est ce moment que je saisis pour rendre gloire à la religion. Vous avez entendu, vous entendrez encore autoriser, au nom du ciel, les plus détestables excès: l'orgueil, l'ambition, la cupidité, la passion insatiable de dominer et d'envahir, ont trouvé dans le sanctuaire, et jusqu'au pied des autels, de lâches partisans, de féroces apologistes, et, par une bassesse indigne d'un ministere auguste et saint, on a cru devoir se ranger du côté du puissant, du fort et de l'injuste, pour s'assurer de leur appui. Mais, mon ami, Dieu est immuable; la vérité l'est comme lui. Ni l'un ni l'autre n'a besoin de la faveur d'une cour avare, et d'une populace avide. Le glaive de la tyrannie, le sceptre de l'iniquité seront réduits en poudre; les trônes même ne seront plus; et Dieu sera, et la vérité avec lui. J'atteste donc ici ce Dieu, devant lequel je vaisparoître, qu'il condamne dans ses ministres cette honteuse politique, vile esclave des passions: je l'atteste qu'il n'a donné à aucun homme sur la terre le droit de forcer la croyance, et d'annoncer sa loi le poignard à la main; que celui qui a créé les ames des maures et des indiens, n'a pas besoin de nos tortures pour les changer et les réduire; et que le dieu qui fait lever le soleil sur ces régions, y fera luire aussi, quand bon lui semblera, le flambeau de la vérité. Ainsi, toutes les fois que vous verrez des hommes sacrileges remettre le fer et le feu dans les mains des rois et des peuples, et puis lever les mains au ciel, et dire: elles sont innocentes, elles n'ont point versé le sang; fuyez ces fourbes hypocrites. Qu'ils soient bourreaux eux-mêmes, s'ils veulent des martyrs. Mais gardez-vous d'attribuer à la religion la dureté, l'orgueil, la cruauté de ses ministres. La paix, l'indulgence et l'amour, voilà son esprit, son essence. C'est à ce caractere immuable, éternel, qu'on la reconnoîtra toujours. Mon ami, je l'ai dit aux rois, je l'ai dit aux tyrans de l'Inde; et si Dieu prolongeoit mes jours, j'irois le dire à ce jeune monarque dont on égare la raison; je monterois sur ce bûcher où l'on fait périr, dites-vous, tant de malheureuses victimes; et delà je demanderois à ce tribunal sanguinaire, si c'est sur l'autel de l'agneau qu'il a pris ces tisons ardents? Je demanderois à ceroi, qui l'a rendu le juge des pensées et le tyran des ames? Et si ces prêtres fanatiques ont pu lui conférer un pouvoir qu'ils n'ont pas? Ils le renverseroient ce bûcher infernal, ou m'y feroient brûler vivant. " " homme juste, lui dit Pizarre, calmez-vous; et n'abrégez point des jours qui nous sont précieux. Vous avez assez fait; et ce zele héroïque va même au-delà des devoirs que vous impose votre état.-mon état! Et qui rendra gloire à la religion, si ce n'est son ministre? Qui la vengera de l'injure qu'un fanatisme atroce lui fait en l'invoquant? Les voilà nos devoirs, sans doute. Tant que les peuples et les rois ne mêlent point les intérêts du ciel dans leurs projets d'iniquité, ils peuvent nous fermer la bouche; mais dès qu'ils s'autorisent de la cause de Dieu pour être injustes et cruels, c'est à nous, à travers les lances et les épées, de crier, que Dieu désavoue les crimes commis en son nom. Malheur à nous, si par notre silence on l'en croyoit complice. Hé quoi! Le zele ne saura-t-il jamais qu'opprimer et détruire? La charité, comme la foi, n'aura-t-elle pas ses martyrs? " tandis que Las-Casas, d'une voix ranimée par l'amour de l'humanité, tenoit ce langage à Pizarre, la nuit avoit enveloppé l'isle espagnole de ses ombres; le silence y regnoit; tout reposoit, jusqu'aux esclaves; on n'entendoit que le bruitdes flots, qui se brisoient contre le rivage, avec un murmure plaintif, qui sembloit imiter celui de la nature, opprimée dans ces climats. Alors on entendit frapper à la porte du solitaire. Le jeune Davila se leve, va, et revient avec inquiétude; et se penchant sur le lit de Las-Casas, il le consulte en secret. " oui, qu'il entre, dit Las-Casas. Pizarre est magnanime; et ce seroit lui faire injure, que de nous méfier de lui. Vous allez voir, lui dit-il, un cacique, qui, s'étant retiré depuis plus de dix ans dans les montagnes de l'isle, s'y conduit avec une valeur et une bonté sans exemple. Par lui sa retraite sauvage est devenue inaccessible; et c'est le refuge assuré de tous les insulaires qui échappent à leurs tyrans. Il a discipliné trois cents hommes pleins de courage, et il les contient dans les bornes d'une défense légitime. Vigilant, actif, plein d'ardeur, et aussi prudent qu'intrépide, il se tient sur ses gardes, et il n'attaque jamais. Il a vu massacrer ses amis, sa famille entiere; il a vu brûler vifs son pere et son aïeul; et s'il lui tombe entre les mains un des bourreaux de sa patrie, il le désarme et le renvoie: son ennemi le plus cruel, dès qu'il est pris vivant, est assuré de son salut: il ne voit plus en luiqu'un homme. Heureusement, et pour la gloire de la religion, il est chrétien. J'ai eu le bonheur de l'instruire; il s'en souvient; il m'aime tendrement. Il a su que j'étois malade; et vous voyez à quels dangers il s'est exposé pour me voir. " Barthelemi achevoit à peine, lorsque le jeune Davila revint, suivi du cacique, qu'une indienne accompagnoit. Henri (c' étoit le nom de ce héros sauvage) se précipite avec transport sur le lit de Las-Casas, et lui baisant mille fois les mains avec un attendrissement inexprimable: " ô mon pere, dit-il, mon pere! Je te revois. Qu'il me tardoit! Mais je te revois souffrant; et ta main brûle sous mes levres! Mes freres, tes enfants, allarmés de ton mal, sont venus affliger mon ame. Je n'ai pu résister à l'impatience de te voir. Si j'étois pris, je sais ce qui m'attend; mais j'ai voulu m'y exposer pour venir embrasser mon pere. écoute, ajouta le sauvage, en soulevant sa tête, ils disent que tu es attaqué d'une maladie à laquelle le lait de femme est salutaire. Je t'amene ici ma compagne. Elle a perdu son enfant; elle a pleuré sur lui; elle a baigné du lait de ses mamelles la poussiere qui le couvre; il ne lui demande plus rien. La voilà. Viens, ma femme, et présente à mon pere ces deux sources de la santé. Je donnerois pour lui ma vie; et si tu prolonges la sienne, je chérirai jusqu'au dernier soupir le sein qui l'aura allaité. " Barthelemi, les yeux attachés sur Pizarre, jouissoit de l'impression que faisoit sur le coeur du castillan la bonté du cacique; le jeune Davila, présent, versoit de douces larmes; et l'indienne, d'une beauté céleste, et d'une modestie encore plus ravissante, regardant Las-Casas d'un oeil respectueux et tendre, n'attendoit qu'un mot de sa bouche pour y porter son chaste sein. Las-Casas, pénétré jusqu'au fond de l'ame, voulut refuser ce secours. " ah, cruel! S'écria le cacique, dis-nous donc, si tu veux mourir, quel est l'ami que tu nous laisses. Tu le sais, nous n' avons que toi pour consolation, pour espoir. Si tu nous armes, si tu nous plains, et si je te suis cher moi-même, accorde-moi ce que je viens te demander, au péril de ma tête, au milieu de mes ennemis. Viens, ma femme, embrasse mon pere; et que ton sein force sa bouche à y puiser la vie. " en achevant ces mots, il prend sa femme dans ses bras, et l'ayant fait pencher sur le lit de Las-Casas: " adieu, mon pere, lui dit-il. Je laisse auprès de toi la moitié de moi-même; et je ne veux la revoir que lorsqu'elle t'aura rendu à la vie et à notre amour. " cette jeune et belle indienne, à genoux devant Las-Casas, lui dit à son tour: " que crains-tu, homme de paix et de douceur? Ne suis-je pas ta fille? N'est-tu pas notre pere? Mon bien-aimé me l'a tant dit! Il donneroit pour toi sonsang. Moi, je t'offre mon lait. Daigne puiser la vie dans ce sein que tu as fait tressaillir tant de fois, lorsqu'on me racontoit les prodiges de ta bonté. " trop attendri pour rejetter une priere si touchante, trop vertueux pour rougir d'y céder, le solitaire, avec la même innocence que le bienfait lui étoit offert, le reçut; il permit à la jeune indienne de ne plus s'éloigner de lui; et ce fut à la piété de Henri et de sa compagne, que la terre dut le bonheur de posséder encore long-temps cet homme juste. " ange tutélaire de ce nouveau monde, lui dit Pizarre, que vous êtes heureux d'y regner ainsi sur les coeurs! D' autres auront subjugué l'Inde; mais vous seul vous l'aurez soumise par l'ascendant de la vertu. " l'attendrissement du jeune Davila le fit remarquer de Pizarre; et Las-Casas le lui nomma. " fils d'un pere trop ennemi des indiens, lui dit Pizarre, vous voyez des exemples bien différents du sien! " il lui apprit que l'empereur l'avoit recommandé à lui, et qu'il étoit destiné à le suivre. Mais Gonsalve, dans ce moment, ne pouvoit se résoudre à se séparer de Las-Casas. " mon ami, lui dit le solitaire, votre devoir est d'obéir. J'aimerois mieux vous voir obscur, que de vous savoir coupable. Mais la confiance que Pizarre m'inspire adoucit mes regrets, et modere mes craintes. Je vous conseille de lesuivre, et vous invite à l'imiter. Venez me voir encore demain: j'écrirai à mon cher Alonzo; je vous chargerai de ma lettre; et si Pizarre peut savoir où ce bon jeune homme respire, il la lui fera parvenir. " en écrivant cette lettre fatale, qui lui eût dit qu'il alloit signer la ruine des indiens!
CHAPITRE 44
Impatient de se rendre sur l'isthme, Pizarre, au premier souffle d'un vent favorable, mit à la voile, et partit de l'isle espagnole. Son arrivée à Panama rendit l'espérance et la joie à ses amis. On s'empressa de lui armer une flotte; et dès qu'elle fut équipée, il s'embarqua, avec la résolution d'aller descendre aux bords qu'il avoit reconnus. Mais il fut forcé par les vents d'aborder au port de Coaque, non loin du promontoire de Palmar; et de-là, pour ne plus dépendre de l'inconstance des flots, il marcha le long du rivage, ayant commandé à sa flotte de le joindre au port de Tumbès. Des sables, des vallons remplis de bois hérissés et touffus, dont la ronce et le manglier font un tissu impénétrable; des torrents, des fleuves rapides, un air embrasé, les horreurs d'une solitude profonde, tout ce que la nature a de plus effrayant s'oppose à son passage, et ne peut arrêter ses pas. Il marche sous un ciel de feu, il foule une terre brûlante. Ses compagnons, qu'il encourage au nom de la gloire et de l'or, s'enfoncent avec lui dans ces bois, où jamais les serpents venimeux, dont ils étoient jonchés, n' avoient vu les traces de l'homme. Il s'élance dans les torrents; il enseigne à ses compagnons à les traverserà la nage; et ceux que le danger rebute, ou que les forces abandonnent, il les anime, il les soutient, il les dispute aux flots qui les entraînent; et luttant d'une main, les soulevant de l'autre, il les amene au bord. Intrépide et infatigable, il s'avance, il découvre enfin des champs cultivés, des cabanes, des hameaux peuplés d'indiens; et la terreur qu'il y répand fait bientôt passer à Quito la nouvelle de son retour. Mais le cruel état des choses, dans le royaume des incas, n'avoit pas permis de veiller à la défense des vallées. Huascar étoit captif dans les murs de Cannare; mais l'un de ses freres, Mango, refugié dans les détroits des montagnes de l'orient, avec les restes de sa famille et les débris de son armée, méditoit le hardi dessein de rentrer dans Cusco et d'en chasser Palmore. Il voyoit même tous les jours son camp se grossir de nouveaux transfuges, qu' effrayoit la domination de l'usurpateur de l'empire et de l'oppresseur de leur roi. Tels, lorsqu'un vaste incendie se répand dans une forêt, les animaux qui l'habitoient, chassés de leur retraite par la rapidité des flammes, que pousse un vent impétueux, se retirent, en mugissant, sur des rochers inaccessibles, et de-là, fixant un oeil morne sur la forêt que le feu dévore, ils semblent murmurer entre eux leur épouvante et leur douleur. Bientôt l'intrépide Mango descend, à la têtedes siens, des montagnes de l'orient. La renommée, qui le précede, a semé le bruit de sa marche. Le courage, dans tous les coeurs, se ranime avec l'espérance; dans Cusco le peuple commence à s'émouvoir; et le bruit sourd et menaçant de la révolte s'y fait entendre. Au signal d'un soulévement et à l'approche d'une armée, Palmore abandonne la ville. Il fait pourvoir abondamment la citadelle qui la domine, et s'y enferme avec les siens. Mango trouve la ville ouverte; il y entre comme en triomphe; et fier d'une nombreuse armée, qu'il fait camper autour des murs, il envoie à la citadelle sommer Palmore de se rendre. Celui-ci répond que la paix ou la mort le désarmera. On le presse, on lui fait entendre que tout l'empire est soulevé, qu'Ataliba est perdu sans ressource, et que lui-même il n'a d'espoir qu'en la clémence de Mango. " je ne sais point ce qui se passe hors des remparts que je défends, répond ce généreux guerrier. Ataliba est homme; il peut éprouver des revers. Mais, puisqu'il lui reste avec moi deux mille sujets fideles, il n'a pas tout perdu. S'il n'étoit plus lui-même, peut-être alors prendrois-je conseil de la nécessité; mais tant qu'il est vivant, je ne dépends que de lui seul; et je laisse Mango exercer sa clémence sur des malheureux, s'il en est d'assez lâches pour l'implorer. " cependant, comme il s'apperçut que quelques-unsdes siens étoient troublés de ces menaces: " quand il seroit vrai, leur dit-il, qu'Ataliba fût malheureux, lui en serions-nous moins fideles? Ressemblerions-nous aux oiseaux, qui s'envolent d'un arbre, dès qu'il est ébranlé par quelque tourbillon rapide? L'arbre est courbé; il se relevera: laissons passer l'orage. " alors, choisissant parmi eux un messager intelligent et sûr: " cherche Ataliba, lui dit-il, apprends-lui que la forteresse de Cusco est à nous encore; que c'est moi qui la garde; et que j'ai avec moi deux mille hommes déterminés à verser pour lui tout leur sang. Voilà, dit-il, en se tournant vers ses soldats qui l'écoutoient, voilà comme il faut que l'on parle à ses amis dans le malheur; et le meilleur ami d'un bon peuple, c'est un bon roi. " sur les premiers avis qu'on avoit reçus du soulévement de Cusco, le roi de Quito s'avançoit au secours de Palmore; et Alonzo avoit voulu le suivre, malgré les larmes de Cora. Ils avoient passé les plaines de Loxa, vu les sources de l'Amazone, et du haut des monts qui dominent le fleuve Abancaï, ils découvroient les campagnes que ce beau fleuve arrose, quand le messager de Palmore vint au devant d'Ataliba, l'avertit que Mango venoit à lui; que Palmore, avec deux mille hommes, gardoit encore la citadelle; et que le chef et les soldats lui étoient dévoués. Molina l'entendit, et dans le moment même ilprit sa résolution. " laisse-moi, dit-il à l'inca, te choisir, non loin de ce fleuve, un camp facile à retrancher, où ton armée se repose; et profitons de l' avantage que le sort nous a ménagé. " il fit donc avancer l'armée sur le côteau qui dominoit la plaine, lui traça lui-même son camp; et vers la nuit, il appella le messager de Palmore, l'instruisit, et le renvoya. Mango passe l'Abancaï, s'avance, et voyant l'ennemi retranché dans son camp, l'insulte, et l'appelle au combat. Ataliba, vivement offensé, s'indignoit de ne pas sortir; il se croyoit couvert de honte, et s'en plaignoit à son ami. " ne vois-tu pas, lui dit Alonzo, que ces défis et ces menaces n'annoncent dans tes ennemis qu'imprudence et légéreté? Laisse venir le jour que j'ai marqué pour leur défaite; alors nous répondrons en hommes à ces témérités d'enfants. " deux jours après, l' aurore ayant éclairé l'horizon, le roi de Quito vit paroître, au delà du camp ennemi, sur une colline opposée, le drapeau flottant de Palmore. " voici le moment, prince, dit le jeune espagnol; et si Palmore fait son devoir, l'empire est à toi sans partage. " il dit; et le signal donné, l'armée abandonne son camp, et va se ranger dans la plaine. Alonzo se réserve deux mille combattants, armés de haches et de massues, pour charger lui-mêmeà leur tête. C'est la troupe de Capana; et ce cacique anime ses sauvages à mériter l'honneur de combattre sous Alonzo. Cependant la fleche et la fronde engagent le combat. On s'approche; et bientôt une horrible mêlée confond les coups, et fait couler ensemble des flots du sang des deux partis. Alors, du haut de l'éminence où Palmore s'est reposé, il fond sur l'armée ennemie; et, d'une ardeur égale, l'impétueux Alonzo marche à la tête du corps terrible qu'il réservoit pour ce moment. Entre ces deux attaques soudaines et rapides, Mango, surpris, épouvanté, dissimule en vain son effroi. Le trouble a gagné son armée. Tout se disperse, tout s'enfuit. La légion des incas résiste seule, et se tient immobile, comme un rocher au milieu des vagues qui le couvrent de leur écume. En vain ses pertes l'affoiblissent; en vain elle se voit accablée sous le nombre; trois fois on l'invite à se rendre, trois fois, avec un fier mépris, elle rejette son salut. Sa résistance, et le carnage qu'elle fait en se défendant, achevent d'étouffer un reste de compassion dans les bataillons qui la pressent. Elle succombe enfin; aucun de ses guerriers ne quitte son rang; ils périssent dans la place où ils combattoient; et ce qui reste des vaincus, cherchant leur salut dans la fuite, laissent sur le champ de bataille Ataliba, vainqueur et consterné, parcourir cesplaines de sang, et se reprocher sa victoire. Hélas! Cette victoire qui lui arrachoit des larmes, étoit pour lui le terme de la prospérité, et comme le dernier sourire, le sourire cruel et traître de la fortune qui l'abandonnoit. Ce même jour, ce jour funeste vit arriver Pizarre sur la rive du fleuve qui baigne les champs de Tumbès.
CHAPITRE 45
Vers l'embouchure de ce fleuve, est une isle sauvage, où Pizarre avoit résolu de se ménager un refuge. Il y passa sur des canots; car il avoit devancé sa flotte. Mais cette isle étoit la demeure d'un peuple indomptable et féroce. Pizarre, dédaignant de perdre, à reduire ce peuple, un temps qui lui étoit précieux, n'attendit que sa flotte pour revenir camper sur le rivage, et devant le fort de Tumbès. Dans ce fort étoient enfermés mille indiens détachés de l'armée d'Ataliba. Orozimbo étoit à leur tête. Sous lui commandoit Télasco. La belle et tendre Amazili, l'arc à la main, le carquois sur l'épaule, telle et plus fiere en son maintien et plus légere dans sa course qu'on ne peint Diane elle-même, avoit suivi son frere et son amant, digne par son courage, de partager leur gloire. Pizarre se souvint du peuple de Tumbès, de l' accueil plein d'humanité, de candeur et de bienveillance qu'il en avoit reçu; il résolut de bonne foi d'achever de gagner l'estime et l' amitié de ce bon peuple. Il assembla donc ses guerriers, et leur tint ce discours: " castillans, je vous ai promis des richesseset de la gloire. De ces deux biens, l'un vous est assuré, l'autre dépend de vous. Ceux de vous qui veulent de l'or, s'en retourneront chargés d'or: je vous en suis garant; ne vous abaissez pas jusqu'au soin vil d'en amasser. Pour la gloire, c'est autre chose: une haute entreprise la promet, ne l' assure pas. Celui-là seul l'obtient, qui la mérite: jamais le crime ne la donne. Les conquérants de l'Amérique ont fait tout ce qu'on peut attendre de l'audace et de la valeur. Ils ne seront pourtant jamais qu'au nombre des brigands insignes. L'homme étonnant à qui l'Espagne a dû le nouveau monde, Colomb, s'est dégradé par une trahison; Cortès, par une perfidie plus noire et plus infame encore; et c'est lui qu'ont flétri les fers dont il a chargé Montezume. Le reste s'est déshonoré par les plus indignes excès. Il dépend de nous, mes amis, d'en partager l'opprobre, ou de nous en laver, nous et notre patrie, par une conduite opposée: nous en avons encore le choix. Il s'agit de ranger sous la puissance de l'Espagne la plus riche moitié de ce nouveau monde; et il en est deux moyens, la douceur et la violence. La violence est inutile; et chez des nations guerrieres, où nous sommes en petit nombre, elle seroit aussi dangereuse qu'injuste. Le danger n'est rien, je le sais; mais la gloire, la gloire est tout; et quand nous aurions opprimé, dévasté, changé ces contrées en des désertssanglants, en de vastes tombeaux, oserions-nous repasser les mers, chargés de trésors et de crimes, et poursuivis par les remords? Les malédictions d'un monde, les reproches de l'autre, la colere du ciel, enfin les cris de la nature et de l'humanité, tout cela fait horreur. Ni les grandeurs, ni les richesses ne consolent d'être odieux: c'est un courage qui me manque; vous ne l'avez pas plus que moi. Faisons-nous des prospérités dont nous n'ayons point à rougir, ou un malheur qui nous honore. Rien n'est si beau que ce qui est juste. Rien n'est si juste sur la terre que l'empire de la vertu. Tâchons de dominer par elle. Quelle conquête, mes amis, que celle qui n'auroit coûté ni larmes ni sang! Quel triomphe, que celui qui ne seroit dû qu'au pouvoir des bienfaits! La reconnoissance et l'amour nous livreroient tous les biens de ces peuples; pour les vaincre et les captiver, nos armes seroient inutiles; et c'est alors qu'elles seroient dignes d'orner les temples de ce dieu que nous venons faire adorer. " toute la jeunesse applaudit; mais ceux des guerriers castillans qui avoient servi sous Davila, et dont les mains s'étoient déja trempées dans le sang des peuples de l'isthme, tirerent un mauvais présage de ce qu'ils appelloient mollesse dans leur général. Vincent De Valverde sur-tout, ce prêtre ardent et fanatique, fut indigné de reconnoître dans le langage de Pizarre les sentiments deLas-Casas; et fronçant un sourcil atroce: " ils fléchiront, disoit-il en lui-même, ils fléchiront sous le joug de la foi, ou ils seront exterminés. " sans écouter cet odieux murmure, Pizarre marcha vers Tumbès, et fit demander au cacique de le recevoir en ami. Mais le cacique, enfermé dans sa ville, répondit qu'elle dépendoit d'Ataliba, roi de Quito, qui l'avoit prise sous sa garde; et que le fort la protégeoit. Il falloit attaquer ce fort. Pizarre s'approche; il l'observe; et quel est son étonnement, lorsqu'à cette enceinte, à ces angles, à ces murs de gazon, faits pour être à l'épreuve de ses plus foudroyantes armes, il reconnoît l'art des européens! " c'est Molina, c'est lui qui enseigne aux indiens à se retrancher devant nous, dit Pizarre: il a fait construire ces remparts; peut-être il les défend lui-même. " impatient de s'en instruire, il demande à parler au commandant du fort; et Orozimbo se présente. " espagnol, je suis mexicain, je suis neveu de Montezume. Juge si je dois te connoître, si je puis me fier à toi. C'est ici mon dernier asyle. Ce sera mon tombeau, si ce n'est pas le tien. " des mexicains dans le fort de Tumbès! Rien n'étoit plus inconcevable: Pizarre ne pouvoit le croire. Cependant il fallut céder aux instances des castillans. Indignés d' une résistance qu'ils regardoient comme une insulte, ils murmuroient,ils demandoient l'assaut. Pizarre le promit. Mais, afin qu'il fût moins sanglant, il voulut agir de surprise, et à la faveur de la nuit. On se plaignit de sa prudence: elle faisoit injure à ceux qu'elle paroissoit ménager: ses guerriers, ses soldats eux-mêmes se seroient crus déshonorés par ces précautions timides: ce n'étoit pas devant ces troupeaux d' indiens qu'il falloit craindre le grand jour, si favorable à la valeur. Le héros gémit, et céda. L'attaque fut vive et rapide. Les foudres de l'Europe voloient sur les remparts; les indiens épouvantés n'osoient paroître; et la fascine amoncelée alloit applanir le fossé. Orozimbo, qui voit la terreur dont tous les esprits sont frappés, les ranime et les encourage. " hé quoi! Mes amis, leur dit-il, qu'a donc ce bruit qui vous effraie? Est-ce le bruit qui tue? Et faut-il tant d'effort pour rompre le fil de la vie? Ces bouches brûlantes, sans doute, vomissent la mort; mais la mort est aussi au bout d'une fleche; et l'arc, dans la main d'un brave homme, est terrible comme le feu. Chacun de vous n'a qu'une mort à craindre, et il en a mille à donner: vos carquois en sont pleins. Paroissez donc, et repoussez une troupe d'hommes hardis, mais foibles, vulnérables et mortels comme vous. " il dit, et à l'instant une grêle de traits répond au feu des castillans. L'approche du fossé, la route du soldat, qui vient y jetter sa fascine, commenceà être périlleuse. Plus d'une fleche, mais sur-tout celles des mexicains, se trempent dans le sang. Un oeil vengeur les guide, et choisit ses victimes. Pennate, Mendès et Salcédo se retirent blessés; l'intrépide Lerma entend siffler à travers son panache le trait qui lui étoit destiné. Le vaillant Péralte s'étonne de voir une fleche rapide percer son épais bouclier, et venir effleurer son sein. Le bras nerveux de Télasco l'avoit lancée; mais l'airain l'émoussa: elle tomba sans force aux pieds du superbe espagnol. Bénalcasar, qui devoit être l'un des fléaux de ces contrées, du haut de son coursier fougueux, pressoit les travaux des soldats. Une fleche qui part de la main d'Orozimbo, atteint le coursier dans le flanc. L'animal indompté se dresse, frappe l'air de ses pieds, se renverse, et sous lui foule son guide étendu sur le sable. Orozimbo, qui le voit tomber, en pousse un cri de joie. " ombres de Montezume et de Guatimozin! Ombre de mon pere! Dit-il, ombres de mes amis! Recevez ce tribut, ce foible tribut de vengeance. Je ne mourrai donc pas sans avoir fait vomir le sang et l'ame à l'un de nos tyrans! " il se trompoit: la molle arêne céda sous le poids du coursier; le castillan y fut enseveli, mais se releva de sa chûte, plus furieux, plus implacable, plus altéré du sang des indiens. Le plomb mortel, qui portoit sur les murs de plus inévitables coups, ne vengeoit que trop bienPizarre, mais ne le consoloit pas. Pour lui la plus légere perte étoit funeste. Il s'affligeoit sur-tout de voir les indiens s'aguerrir, et s'accoutumer à ce bruit, à ce feu des armes, qui partout avoit répandu tant d'effroi dans ce nouveau monde. Il falloit, ou les rendre encore plus intrépides, en cédant à leur résistance, ou faire tout dépendre du hazard d'un moment. Le fossé, dans sa profondeur, étoit comblé de l'un à l'autre bord, et l'escalade étoit possible. Pizarre s'y résout, et l'ordonne. à l'instant le feu redouble et la protege. Orozimbo ne perd point courage. Il défend à ses indiens de s'exposer au feu. " imitez-nous, dit-il: Télasco, mes amis et moi, nous allons vous donner l'exemple. " il eut seulement soin d'écarter du lieu de l'assaut sa soeur, qui lui tendoit les bras, et le conjuroit par ses larmes de la souffrir auprès de lui. Alors, s'armant de haches et de lourdes massues, ils attendent, tête baissée, les plus hardis des assaillants. Il en parut trois à la fois, Moscose, Alvare, et Fernand, le jeune frere de Pizarre. Ils s'élevent, tenant le glaive d' une main, le bouclier de l'autre, et portant dans les yeux un courage déterminé. Télasco s'adresse à Moscose, et d'un coup de massue, lui brisant sur la tête l'écu qui lui sert de défense, le renverse du haut des murs. Il tombecomme foudroyé sur ses soldats qui alloient le suivre, et roule sur leurs boucliers. Fernand Pizarre va s'élancer de l'échelle sur le rempart; mais, encore chancelant sur un appui fragile, il ne peut ni parer, ni porter des coups assurés. Orozimbo, l'ayant saisi au bras dont il tenoit le glaive, le désarme et l'entraîne à lui. Il se débat; mais il est terrassé. Son vainqueur lui laisse la vie; et le soldat qui prend sa place, reçoit pour lui le coup mortel. Alvare, dans l'instant qu'il s'attache au bord du mur, pour le franchir, sent tomber sur son casque la hache meurtriere; et le coup, en glissant, le blesse au bras qui lui servoit d'appui. Il est précipité sanglant; et ses soldats, voyant sur leur tête la massue levée pour les frapper, n'osent s' exposer après lui à une mort inévitable. Pizarre croit avoir perdu le plus tendre, le plus aimable, le plus vertueux de ses freres; mais il dévore sa douleur. Il voit la consternation de ceux qu'il a trop écoutés; et sans y ajouter le reproche, il fait interrompre l'assaut. Le premier soin d'Orozimbo, après que l'ennemi se fut retiré dans son camp, fut de faire réduire en cendres ce vaste monceau de fascines dont on avoit comblé le fossé du rempart; et tandis que des tourbillons de fumée et de flammes s'élevoient au dessus des murs: " viens, dit-il au jeune Pizarre, et vois ce bûcher allumé. Quand je t'y jetterois vivant, quand j'yferois brûler avec toi tous tes compagnons, et avec eux leurs peres, leurs enfants et leurs femmes, je ne vous rendrois pas les maux que ta nation nous a faits... va-t-en, va dire à ces barbares que les neveux de Montezume, ayant à leurs pieds un brasier, et dans leurs mains un castillan... va-t-en, te dis-je, et ne tarde pas; car je crois entendre les plaintes de l'ombre de Guatimozin. " Fernand Pizarre s'en alloit, le coeur flétri, l'ame abattue, n'osant s'avouer à lui-même qu'il respiroit par la clémence d'un indien, d'un indien neveu de Montezume! Dans la plaine qui séparoit le camp des espagnols du fort de Tumbès, il rencontre un vieillard étendu sur le sable, et baigné dans son sang. Ce vieillard respiroit encore; et tendant les bras au jeune homme, il l'appelloit à son secours. Pizarre approche. L'indien leve sur lui un oeil mourant, lui montre son flanc déchiré, et fait un signe vers le rivage, un autre signe vers le ciel, comme pour indiquer le crime et le vengeur. Le guerrier attendri lui donne tous les soins de l'humanité; il étanche le sang de sa blessure; et l'aidant à se soulever et à se soutenir, il veut le mener au camp. Le vieillard, frissonnant d'horreur, le conjuroit, en lui baisant les mains, de prendre une route opposée. " non, disoit-il; c'est de ce côté-là qu'ils sont allés.-qui donc? Lui demanda Pizarre.-les meurtriers, dit levieillard. Ils étoient vêtus comme toi; ils te ressembloient... non, pardonne, je ne veux pas te faire injure: tu es aussi bon qu'ils sont méchants. Ils venoient du fort, ils alloient vers le rivage de la mer; et moi, je traversois la plaine; je ne leur faisois aucun mal. L'un d'eux m'a regardé d'un oeil menaçant et farouche. Je tremblois; je l'ai salué pour l'adoucir; et lui, tirant son glaive, il me l'a plongé dans le flanc. " " ah! Les barbares! S'écria le jeune homme saisi d'horreur. Et moi, et moi, dans le moment qu'ils t'assassinoient! ... " il n'en put dire davantage: les sanglots lui étouffoient la voix. Il embrasse, il baigne de pleurs le vieillard indien. " ah! Si tu savois, reprit-il, combien je déteste leur crime! Combien je le dois abhorrer! Bon vieillard, tes jours me sont chers: je ne t'abandonnerai pas. Dis-moi, où faut-il te conduire?-à ce village que tu vois, dit l'indien. C'est là que mes enfants m' attendent. Au nom de ton pere, aide-moi à me traîner vers ma cabane: je ne demande au ciel que de voir encore une fois mes enfants, et de mourir entre leurs bras. " il n'eut pas même cette joie. à quelques pas de là, ses genoux s'affoiblirent; il sentit son corps défaillir; et se laissant tomber dans le sein de Pizarre, il fixa ses yeux sur les siens, lui serra la main tendrement, regarda le ciel, et tournant sa vue attendrie et mourante vers son village, il expira.Fernand, accablé de tristesse, retourne au camp des espagnols. Le conseil étoit assemblé dans la tente du général; et quel fut le ravissement de ce héros, en revoyant son frere, un frere tendrement chéri, qu'il croyoit perdu pour jamais! Il se leve, il l'embrasse. Les deux autres guerriers du même sang témoignent les mêmes transports; et tout le conseil s'intéresse à leur joie et à son retour. On l'interroge. Il dit ce qu'il a vu, et la valeur des mexicains, et la clémence de leur chef, et la rencontre du vieillard. Son ame se répand dans ce récit qui la soulage; son attendrissement s'exprime par des larmes, et il en fait couler. " ô mon frere! Dit-il enfin, en s'adressant au général, c'est nous qui apprenons aux sauvages à être cruels et perfides; et ils ne peuvent nous apprendre à être bons et généreux! Quelle honte pour nous! Je demande vengeance du meurtre de cet indien; je la demande au nom du ciel et au nom de l'humanité. Découvrez quel est parmi nous l'homme assez lâche, assez féroce, pour avoir plongé son épée dans le sein d'un homme paisible, d'un foible et timide vieillard. " il y avoit dans ce conseil des hommes durs, qui, en souriant, disoient tout bas, que le jeune Pizarre mettoit un grand prix à la vie, puisqu'en daignant la lui laisser, on l'avoit si fort attendri. Il s'apperçut de ce sourire, et il en étoit indigné; mais le général, imposant à sonimpatience, lui dit de prendre place dans le conseil. Le grand intérêt des castillans étoit de ménager leurs forces. Ils étoient en trop petit nombre pour hazarder encore de s'affoiblir par un nouvel assaut. Il falloit donc ou laisser en arriere la ville et le fort de Tumbès, ou chercher une plage d'un abord plus facile, ou réduire, par un long siege, les défenseurs de celle-ci aux plus dures extrêmités. Le parti de former le siege parut le plus sage et le plus glorieux: il réunit toutes les voix. Le général lui seul, recueilli en lui-même, et profondément occupé, sembloit encore irrésolu. Sa tête, long-temps appuyée sur ses deux mains, se releve avec majesté, et des yeux parcourant lentement l'assemblée: " castillans, dit-il, j'ai voulu vous donner, par ma déférence, une marque de mon estime. J'ai permis l' attaque du fort; l'événement a démontré l'imprudence de l'entreprise. Vous voulez assiéger ces murs, vous le voulez, et j'y consens encore. Mais chez des peuples, qui, sans nous, et loin de nous, vivoient paisibles, sur des bords où, quoi qu'on en dise, nous portons une guerre injuste, ne vous attendez pas que je fasse éprouver à une ville entiere les dernieres extrêmités de la disette et de la faim. Je veux bien les leur faire craindre; mais si ce peuple a le courage de les attendre, je n'aurai pas la barbarie deles lui faire souffrir. Lorsque dans un combat je risque et je défends mes jours et ceux de mes amis, le danger auquel je m'expose compense le mal que je fais; et je puis me le pardonner. Mais sans péril être inhumain! Mais voir languir devant ses yeux une multitude affamée, l'enfant sur le sein de sa mere, le vieillard dans les bras de son fils expirant! Les voir se déchirer, les voir se dévorer entre eux, dans les accès de la douleur, de la rage et du désespoir! Je ne m'y résoudrai jamais; je vous en avertis. Jusques-là, je ferai tout ce que la guerre autorise. "
CHAPITRE 46
ce que Pizarre avoit prévu ne tarda point à arriver. Le trésor des moissons étoit déposé dans les villages; la disette fut dans les murs. Il falloit, pour faciliter les secours du dehors, attaquer et forcer les lignes. Orozimbo voulut commander ces sorties; et ni sa soeur ni son ami ne voulurent l'abandonner. Les espagnols, trop affoiblis par l'étendue de leur enceinte, surpris, attaqués dans la nuit, avoient d'abord cédé au nombre. La premiere sortie avoit, pour quelques jours, rendu la vie aux assiégés; mais la seconde fut fatale aux héros mexicains: l'un et l' autre y perdirent ce qu'ils avoient de plus cher au monde. L'attaque avoit été si vive, que les lignes forcées, le secours introduit, les indiens se retiroient sans être poursuivis. Ce fut dans cette retraite qu'Amazili crut voir, à l'incertaine clarté de l'astre de la nuit, un jeune indien se débattre entre deux soldats espagnols. Ils l'avoient pris; ils l'entraînoient. Télasco n'est pas avec elle, et ce jeune homme lui ressemble. Elle approche. C'est lui. éperdue, elle crie au secours; on ne l'entend point. Il n'a qu'elle pour sa défense. Il faut le sauver ou périr. Elle tend son arc. Mais va-t-elle percer le sein d'un ennemi? Percer le coeur de sonamant? Son oeil est sûr, mais sa main tremble; et la crainte ajoute au danger. Deux fois elle vise, et deux fois son amant se présente devant la fleche qui va partir. Un frisson mortel la saisit; ses genoux chancelants fléchissent; son arc va lui tomber des mains; il ne lui reste plus que la force de le détendre. La nature et l'amour font pour elle un de ces efforts réservés aux périls extrêmes. Elle saisit le moment où l'un des deux espagnols sert de bouclier au mexicain; le trait part: le soldat blessé tombe; le bras de Télasco, le bras qui tient la hache est dégagé; l'autre ennemi en éprouve l'effort terrible; et délivré comme par un prodige, Télasco va rejoindre ses compagnons, qui rentrent dans les murs... que fais-tu, malheureux? Tu laisses ton amante au pouvoir de tes ennemis. à peine la fleche est partie, à peine Amazili a pu voir son amant se dégager et s' enfuir, elle n'a plus la force de le suivre. Cette frayeur de réflexion qui suit les grands périls, et qui reste dans l'ame, lorsque le péril est passé, s'est emparée de son coeur épuisé de courage, et l'a saisi si violemment, qu'une défaillance mortelle l'a fait tomber évanouie. Elle ne se ranime, elle n'ouvre les yeux que pour se voir environnée de soldats castillans, que le bruit de l'attaque a fait accourir dans ce lieu. Ils la trouvent sans mouvement; ils en sont émus; ils s'empressent de la rappeller à la vie. Sa beauté, en se ranimant, leur imprimeun tendre respect. Coeurs féroces! Du moins la beauté vous désarme: c'est un droit que sur vous encore la nature n'a point perdu. Le jeune et valeureux Mendoce, monté sur un coursier superbe, rencontre, au milieu des soldats, cette jeune guerriere; il en est ébloui. Le panache de plumes dont elle est couronnée; son carquois d'or suspendu à une chaîne d'émeraudes, riche présent d'Ataliba; le tissu dont sa taille est ceinte, et qui presse au dessus des flancs les plis de sa robe flottante, mais sur-tout la noble fierté de son air et de son maintien, la trahit, et annonce une illustre origine. " jeune beauté, lui dit Mendoce, quel malheur, ou quelle imprudence vous fait tomber entre nos mains?-la vengeance et l'amour, dit-elle, les deux passions de mon coeur.-êtes-vous la fille, ou l'épouse du roi de Tumbès?-non, dit-elle: je suis née en d'autres climats. Ces murs ont été mon refuge. La liberté, qui m'est ravie, étoit mon unique bien.-il vous sera rendu, lui dit Mendoce; daignez vous confier à moi; " et l'ayant fait asseoir sur la croupe de son coursier, il la mene au camp de Pizarre. Le jour répandoit sa lumiere; et Pizarre au milieu du camp, se faisoit instruire des événements de la nuit. Mendoce arrive, et lui présente la jeune indienne captive. Le héros la reçoit avec cette bonté noble, modeste et consolante qu'ondoit à l'infortune, et que l'on a toujours pour la foiblesse et l'innocence, protégées par la beauté. Mais le malheur qui poursuivoit Amazili, voulut qu'elle fût reconnue par le jeune Fernand Pizarre, qu'elle avoit vu dans le fort de Tumbès. " ah! Mon frere! S'écria-t-il, c'est elle-même, c'est la soeur de ce vaillant cacique, de ce généreux mexicain qui m'a sauvé la vie, et m'a rendu la liberté. Acquittez-moi, je vous conjure. " Pizarre alloit la renvoyer; mais le plus grand nombre des espagnols en firent éclater leurs plaintes. étoit-ce avec des mexicains qu'il falloit se piquer de frivoles égards, et de ménagements timides? Un espagnol espéroit-il s'en faire des amis? Il avoit dans ses mains le sûr moyen, le seul peut-être de les obliger à se rendre; et il le laissoit échapper! Aimoit-il mieux voir deux cents hommes qui s'étoient confiés à lui, manquant de tout sur ce rivage, et n' ayant pas même un asyle, périr autour de ces remparts, ou de fatigue ou de misere, ou par les fleches des sauvages? Vouloit-il les sacrifier? Le général eût méprisé ces plaintes, si l'échange des deux captifs ne l'eût pas touché de si près. Mais un intérêt personnel eût rendu odieux ce qui n'étoit que juste; et il voulut se mettre au dessus du soupçon. Il fit donc appeller Valverde, le seul homme, qui, par état, pût être chargé décemment de la garde de sa captive; il la lui confia, et lui remit le soin de la mener sur le vaisseau.Le même jour il fit savoir au commandant du fort, que sa soeur étoit prisonniere; qu'il lui avoit donné son vaisseau pour asyle; que tous les égards, tous les soins qui pouvoient adoucir le sort d'une captive, il les auroit pour elle; mais qu'un devoir encore plus saint que la reconnoissance lui défendoit de la lui rendre, à moins que renonçant lui-même à une résistance inutilement obstinée, il ne le reçût dans le fort. Dès que les héros mexicains s'étoient apperçus de l'absence d'Amazili, ils en avoient poussé des cris de douleur et de rage. Ils la cherchoient des yeux; ils l' appelloient; ils parcouroient toute l'enceinte du rempart qui les séparoit d'elle, prêts à s'en élancer, à travers mille morts, s'ils avoient entendu ses cris. L'un d'eux, et c'étoit son amant, osa même sortir du fort, et la chercher dans la campagne. Enfin désespérés, et la croyant perdue, ils la pleuroient ensemble, lorsque l'envoyé de Pizarre leur annonça qu'elle vivoit. Leur premier mouvement fut donné à la joie, mais cette joie étoit trompeuse: la douleur la suivit de près. Amazili dans l'esclavage, et au pouvoir des espagnols, sans qu'il fût possible de la délivrer, à moins de leur rendre les armes! C'étoit un genre de malheur aussi cruel que celui de sa mort. Mais l'indignation, dans le coeur d'Orozimbo, ayant ranimé le courage, il répondit avec fierté, que sa soeur lui étoit bien chere, mais que pour elle il ne trahiroit pas un roi, son bienfaiteur, sonhôte et son ami; qu'il rendoit grace au chef des castillans des ménagements qu'il avoit pour une princesse captive; mais qu'en lui renvoyant son frere, il croyoit lui avoir donné un exemple plus généreux. Lorsque Pizarre entendit la réponse d'Orozimbo, il regarda d'un oeil sévere les castillans qui l'entouroient. " voyez-vous, leur dit-il, combien ces hommes-là sont au-dessus de nous, et combien, auprès deux, nous sommes vils, méchants et lâches? Apprenons à rougir, et à les imiter. " dès ce moment, il résolut de renvoyer Amazili, et de charger Fernand lui-même de la ramener à son frere. Le jour baissoit; il crut pouvoir différer jusqu'au lendemain. Cependant le fourbe hypocrite à qui elle étoit confiée, l'ayant menée sur le vaisseau, et s'y voyant seul avec elle, sentit s'allumer dans ses veines le plus noir poison de l'amour. Il s'approche d'elle, et d'abord il feint de vouloir la consoler. " ma fille, lui dit-il, modérez vos douleurs. Le ciel veille sur vous; et l'asyle qu'il vous procure, le gardien qu'il vous choisit, sont des signes de sa bonté. Sous cet habit simple et modeste, savez-vous qui je suis, et tout ce que je puis pour vous? Je n'ai point d'armes, mais je commande à ceux qui sont armés. Je n'ai qu'à leur dire de verser le sang; le sang sera versé. Je n'ai qu'à dire au glaive de s'arrêter; et le glaive s'arrêtera. Les peuples,les armées, les rois eux-mêmes, tout est soumis à mes pareils; et nous dominons sur les hommes comme sur de foibles enfants. " Amazili, qui se souvenoit des prêtres du Mexique, comprit que Valverde exerçoit ce ministere redoutable. " vous êtes donc, lui dit-elle, un des interpretes des dieux?-des dieux! Reprit Valverde; sachez qu'il n'en est qu'un: c'est celui que je sers. Tout tremble devant lui; et il m'a remis sa puissance. Mon esprit est le sien; ma voix est son organe; je parle, et c'est lui qu'on entend; c'est sa volonté que j'annonce; et sa volonté change quand et comme il me plaît: car il m'écoute; et ma priere l'irrite, ou l'appaise à mon gré. " " veuillez donc, lui dit-elle, que votre dieu soit juste, et qu'il cesse enfin de poursuivre des malheureux, qui, ne l'ayant point connu, n'ont jamais pu l' offenser. " " votre malheur, je l'avoue, est digne de pitié, lui dit Valverde; et sans un prodige, vous ne pouvez guere sortir du précipice où je vous vois. On sait que vous êtes la soeur du guerrier qui défend ces murs: on lui propose de se rendre; votre rançon est à ce prix. S'il vous aime assez pour souscrire à cette indigne loi, vous serez réunis, mais dans la honte et l'esclavage: je dis dans la honte, ma fille; car il n'est plus qu'un perfide et qu'un lâche, s'il trahit pour vous son devoir. " Amazili en l'écoutant, étoit tremblante et consternée. " hé bien? Reprit-il, croyez-vous que s'il venoit du ciel un être bienfaisant, qui vous ombrageant de ses ailes, frappât vos ennemis de confusion et de terreur, et vous enlevât de leurs mains, il fallût dédaigner ses soins et refuser son assistance?-et quel sera, demanda-t-elle, cet être secourable?-moi, répondit Valverde.-ah! Vous serez pour nous, dit-elle, un dieu libérateur.-il dépend de vous seule que je le sois, reprit le fourbe; et c'est à vous de m'y engager.-hélas! Comment?-pensez au bienheureux moment où ce frere si desiré, où cet amant plus desiré encore, vous voyant arriver, se précipiteroient dans vos bras.-je succomberois à ma joie.-je le crois. Je me peins cette bienheureuse entrevue. Fille aimable, je crois vous voir voler dans leur sein, les combler de vos plus touchantes caresses; je vois vos charmes s'animer, et briller d'un éclat céleste; je vois votre coeur palpiter, votre sein tressaillir; je vois vos yeux lancer les étincelles de la joie, et bientôt répandre les larmes de la plus douce volupté. Oui, je vous le rendrai cet amant, cet heureux amant. Goûtez d'avance les délices d'une réunion qui sera mon ouvrage, et laissez-m' en jouir moi-même, en vous faisant l'illusion que je me fais. Croyez le voir, qui vous appelle, qui vousvoit, qui fait éclater sa joie et son amour. Jettez-vous dans ses bras, et partagez l'égarement, l'ivresse, le délire où vous le plongez. " à ces mots, les yeux enflammés, il s'élançoit... elle s'échappe, et portant la main sur son arc, qu'elle arme d'une fleche: " arrête! Lui dit-elle, d'un air où l'indignation se mêle avec la frayeur; arrête, homme faux et cruel! Je t'entends, je vois à quel prix tu mets ton indigne pitié. Je suis foible, je suis captive et livrée à nos oppresseurs; mais j'ai dans ma foiblesse une force qui me soutient. Cette force, au dessus de celle des tyrans, est un fier mépris de la mort. " " imprudente! Reprit Valverde, ne vois-tu que la mort à craindre? Et un éternel esclavage? Et le malheur de ne plus voir ce que tu as de plus cher au monde? Et le malheur plus effroyable encore d'avoir entraîné dans les fers ton frere et ton amant? ... tremble, et tombe à genoux pour fléchir ma colere; ou ces transfuges d'un pays que nous avons réduit en cendres, ton frere, ton amant, toi-même, vous subirez à votre tour le sort que vos rois ont subi. " " va, lui dit-elle avec horreur, quand je verrois là, sous mes yeux, le brasier de Guatimozin, j'aimerois mieux m'y jetter vivante, qu'aux pieds d'un fourbe que j'abhorre. " et en parlant, elle tenoit son arc tendu pour le percer.Valverde, confondu, s'éloigne, plein de rage, mais sans remords. Abandonnée à elle-même, la malheureuse se plongea dans l' abyme de sa douleur. Se voir séparée à jamais de son frere et de son amant, ou les voir se livrer eux-mêmes aux meurtriers de leurs parents, aux destructeurs de leur patrie! Ils ne s'y résoudroient jamais; et quand ils pourroient s'y résoudre, en seroient-ils plus épargnés? On avoit appris à les craindre; on n'auroit garde de laisser au Mexique de si redoutables vengeurs. Dans le silence de la nuit, ces réflexions, animées par l'image de sa patrie, qui s'offroit sanglante à ses yeux, l'agiterent si violemment, qu'elle auroit donné mille vies pour empêcher que, pour sa délivrance, on ne subît la loi des castillans. Mais non, ce n'étoit pas ainsi qu'Orozimbo et Télasco méditoient de la délivrer. Choisir une nuit sombre, sortir de leurs remparts, attaquer le camp ennemi, périr ensemble, ou pénétrer jusqu'au vaisseau où Amazili étoit captive, et l'enlever; tel étoit le digne conseil qu'ils avoient pris du désespoir. Tous deux brûloient d'impatience que le jour éclairât le port. Ils espéroient qu'Amazili paroîtroit sur la poupe, où, du haut des remparts, ils auroient pu la reconnoître. Leur espoir ne fut pas trompé. Amazili, l'ame encore pleine du trouble de la nuit, attendoit sur la poupe que la clarté, quicommençoit à se répandre, fût plus vive; et cependant ses yeux, à travers le mêlange des ombres et de la lumiere, se fatiguoient à découvrir le fort qui dominoit la mer. D'abord elle croit l'entrevoir; elle le voit enfin; et sur le mur elle découvre deux hommes que son coeur lui assure être son frere et son amant. " ils me cherchent des yeux, dit-elle; ils ne peuvent vivre sans moi. Je les rendrai foibles et lâches, perfides envers leur patrie, infideles envers un roi, leur bienfaiteur et leur ami. Non, non, je ne mets point ce funeste prix à ma vie; et si elle est pour eux une honteuse chaîne, je saurai les en délivrer. " alors, pour fixer leurs regards, elle détache sa ceinture, et la fait voltiger dans l'air. L'un des deux, c'est son cher Télasco, répond à ce signal, en faisant voltiger de même le panache de plumes dont il ornoit sa tête; et lorsqu'elle est bien assurée que leurs yeux, attachés sur elle, observent tous ses mouvements, elle tire une fleche de son carquois, leve le bras, et dit, mais sans espoir d'être entendue: " adieu, mon frere, adieu, malheureux Télasco. Pleurez-moi, sur-tout vengez-moi, vengez le Mexique. " à ces mots, se perçant le sein, elle s'élance dans la mer. " ô ciel! Ma soeur! Amazili! ... c'en est fait. Je l'ai vue se frapper, et tomber. J'ai vu, s'écrie Orozimbo, les flots s'ouvrir, se refermer sur elle. Ma soeur, ma chere Amazilin'est plus. Elle n'est plus! Et nous vivons! Et les monstres qui l'ont réduite à se donner la mort! ... ah! Nous la vengerons. Mon frere! Mon ami! Oui, nous la vengerons. C'est notre derniere espérance. " à ces mots, pâles, frémissants, étouffés de sanglots, et inondés de larmes, ils s'embrassent l'un l'autre, ils se laissent tomber, ils se roulent sur la poussiere, et leur douleur s'exhale par des frémissements qu'interrompt un affreux silence. Revenus à eux-mêmes, ils forment le projet de sortir, dès la nuit suivante, et de porter dans le camp ennemi l'effroi, le carnage et la mort. Hélas! Vain projet! La fortune, avant la fin du jour, eut tout changé sur ce rivage. On vit les peuples des vallées d'Ica, de Pisco, d'Acari, accourir en foule au devant des espagnols, leur rendre hommage, et les engager à venir descendre au port de Rimac, sur ces bords où, dans peu, s'éleva la ville des rois. Cette révolution soudaine étoit l'ouvrage de Mango. Pizarre en profite avec joie: il se rembarque avec les siens; et les mexicains, désolés de voir les castillans se dérober à leur vengeance, reprennent tristement le chemin des hautes montagnes, par les champs de Tumibamba.
CHAPITRE 47
Ataliba, qui, depuis sa victoire, avoit appris l'arrivée des espagnols, laissoit reposer son armée sur les bords du fleuve Zamore; et alors, le soleil, au tropique du nord, ayant atteint cette limite qu'une loi éternelle a marquée à sa course, et que jamais il ne franchit, ce fut dans une vaste plaine, et au milieu d'un camp nombreux, que sa fête fut célébrée. Les peuples y vinrent en foule; la cour de l'inca s'y rendit du palais de Riobamba, où ce prince l'avoit laissée; la plus chérie de ses femmes, la belle et tendre Aciloé, y vint, les yeux encore baignés des larmes que le souvenir de son fils lui faisoit répandre, et que le temps ne pouvoit tarir. Cora, dont les malheurs avoient sensiblement touché cette princesse, qui l'avoit admise à sa cour, Cora l'accompagnoit. Elle revit Alonzo, glorieuse et charmée de porter dans son sein le gage de leur tendre amour. Toutes les fêtes du soleil avoient un grand objet de morale publique. Celle-ci, la plus sérieuse et la plus imposante, étoit la fête de la mort. Ce qui distinguoit cette fête de celles que l'on a décrites, c'étoit l'hymne qu'on y chantoit. Le pontife, d'un air serein, et portant sur le front une majestueuse tranquillité, entonnoit cette hymnefunebre; les incas répondoient; le peuple écoutoit en silence, et méditoit la mort. " homme destiné au travail, à la peine et à la douleur, console-toi, car tu es mortel. Le matin, tu te leves pour sentir le besoin; tu te couches le soir, lassé, abattu de fatigue. Console-toi, car la mort t'attend, et dans son sein est le repos. " " tu vois une barque agitée par la tempête, gagner la rade paisible, et se sauver dans le port. Cette mer, sans cesse battue par la tourmente, c'est la vie; ce port tranquille et sûr, d'où jamais les orages n'ont approché, c'est le tombeau. " " tu vois le timide enfant que sa mere a laissé loin d'elle, pour lui faire essayer ses forces. Il court à elle d'un pas chancelant, en lui tendant ses foibles bras; il arrive, il se précipite dans son sein; et il ne sent plus sa foiblesse. Cet enfant, c'est l'homme; et cette mere tendre, c'est la nature, qu'en ce moment le vulgaire appelle la mort. " " homme fragile, pendant ta vie tu es l'esclave de la nécessité, le jouet des événements. La mort brisera tes liens: tu seras libre; et il n'existera pour toi, dans l'immensité, que toi-même, et le dieu qui t'a fait. " " que ce dieu, qui anime le monde, laisse échapper un souffle; c'est la vie. Qu'il le retire; c'est la mort. Qu'a d'étonnant la vîtessed' un souffle, qui passe dans ton sein, comme le vent à travers le feuillage? Le feuillage est-il étonné de n'avoir pu fixer le vent? " " tu as vu expirer ton semblable; ses convulsions t'ont fait peur; et ces efforts de la douleur, au moment de lâcher sa proie, tu les attribues à la mort. La mort est impassible; et au bord de la tombe est une digue où s'accumulent les restes des maux de la vie; mais au-delà, c'est un calme éternel. " " ne trouves-tu pas que le temps est lent à s'écouler? C'est que le temps amene la mort, et que la mort est le terme où tend la nature inquiete, et impatiente de la vie. Quel homme ne desire pas d'être à demain? C'est qu'aujourd'hui c'est la vie, et que demain c'est la mort. " " la vieillesse qui dénoue tous les liens de l'ame, l'alternative inévitable de la caducité ou du trépas, la douceur du sommeil, qui n'est que l'oubli de soi-même, l'ennui, ce sentiment pénible d'une existence froide et lente, tout nous dispose, nous invite, et nous habitue à la mort. " " homme, d'où te vient donc cette répugnance pour un bien vers lequel tu es entraîné par une pente invincible? C'est que tu te crois plus sage que la nature, meilleur que le dieu qui t'a fait; c'est que tu prends pour un abyme les ténebres de l'avenir. " et qui voudroit souffrir la vie, si le passageétoit moins effrayant? La nature nous intimide afin de nous retenir. C'est un fossé profond qu'elle a creusé sur les confins de la vie et de la mort, pour empêcher la désertion. " s'il étoit un dieu assez inexorable pour vouloir désespérer l'homme, il le condamneroit à ne jamais mourir. Le dégoût, la tristesse affligeroient son ame; et la nécessité de vivre, semblable à un rocher hérissé de pointes aiguës, l' écraseroit incessamment. Le signe de la réconciliation entre le ciel et l'homme, c'est la mort. " " il n'est qu'un seul moyen de rendre la vie plus précieuse que la mort même: c'est de vivre pour sa patrie, fidele à son culte, à ses loix, utile à sa prospérité, digne de sa reconnoissance; et de pouvoir dire en mourant: je n'ai respiré que pour elle; elle aura mon dernier soupir. " ainsi chantoient les enfants du soleil, et ces chants, qui retentissoient dans l'ame des jeunes guerriers, les élevoient au dessus d'eux-mêmes. Mais les femmes et les enfants, regardant leurs époux, leurs peres, avec des yeux où la tendresse et la frayeur étoient peintes, sembloient les conjurer d'aimer, ou du moins de souffrir la vie, et opposoient les mouvements les plus naïfs de la nature à cet enthousiasme qui défioit la mort. Le monarque, après ce cantique, ayant fait, par tribus, l'éloge des braves indiens qui avoientpéri pour sa défense: " nous avons pleuré sur les morts; tout est consommé, reprit-il. Laissons le passé, qui n'est plus; et ne pensons qu'à l'avenir, qui pour nous est un nouvel être. Des brigands, les fléaux des bords où ils descendent, viennent d'arriver à Tumbès. Je crois avoir mis cette ville en état de les occuper. Des héros la défendent; mais ce n'est point assez: demain je vole à son secours. Peuples, c'est là que nous appellent des dangers dignes d'éprouver le plus intrépide courage. Vous allez voir des animaux rapides, porter l'homme dans les combats; vous allez voir l'image du terrible illapa dans les armes de ces brigands. Ils ont su donner à la mort un appareil épouvantable. Mais ce n'est jamais que la mort; et vous venez d'entendre si la mort est à craindre. Du reste, ces brigands sont périssables comme nous; et ils sont en si petit nombre, que si vous les enveloppez, ils seront, au milieu de vous, comme les feuilles agitées par le tourbillon des tempêtes. Voilà, poursuivit-il, en leur montrant Alonzo, celui qui sait comment on peut les vaincre; c'est à lui de vous commander. "
CHAPITRE 48
ainsi parloit Ataliba; et il inspiroit son courage. Mais sur la fin du jour il voit arriver dans son camp les guerriers mexicains, qui lui racontent leur disgrace. Ils lui apprennent que Mango, réduit au désespoir, suppose, et fait répandre parmi les indiens, un oracle du roi son pere, lequel, en mourant, a prédit l'arrivée des castillans, et recommandé à ses peuples d'aller au devant d'eux et de les adorer; que Mango, à l'appui de cette opinion, a lui-même donné l'exemple, et envoyé une ambassade au général des castillans, pour implorer son assistance en faveur du roi de Cusco, contre l'usurpateur du trône des incas, l'exterminateur de leur race, l'oppresseur de l'inca son frere, captif dans les murs de Cannare. Les mêmes nouvelles arrivoient de tous côtés en même temps, et se répandoient dans l'armée; l'inquiétude et la frayeur s' emparoient de tous les esprits, quand le cacique de Rimac vint remettre à l'inca des lettres dont le général espagnol l'avoit chargé pour Alonzo. Pizarre, en lui envoyant la lettre de Las-Casas, lui écrivit lui-même en ces mots: " mon cher Molina, si vous aimez votre patrie,voici le moment de lui épargner des crimes. Si vous aimez les indiens, voici le moment de leur épargner des malheurs. Vous n'avez pas connu l'ami que vous avez abandonné. Ce qui vous affligeoit, m'affligeoit encore plus moi-même. Mais sans titres et sans pouvoir pour me faire obéir et craindre, je dissimulois, malgré moi, ce que je ne pouvois punir. J'ai fait depuis un voyage en Espagne. J'en arrive enfin, revêtu de toute la puissance de notre invincible monarque. Ce jeune prince aime les hommes. Il veut qu'on use d'indulgence et de ménagement envers les indiens. Il m'a recommandé pour eux les soins et la bonté d'un pere. Heureux, si je remplis ses vues! Soyez bien sûr que mon penchant est d'accord avec mon devoir. Mais vous savez combien l'autorité commise s'affoiblit dans l'éloignement, et avec quelle précaution je dois en user sur des hommes violents et déterminés. Dans le nombre il en est dont l'ame est désintéressée, le coeur sensible et généreux; il est aisé de les conduire. Mais la foule est aveugle, inquiete, et sur-tout avide; et c'est elle, je vous l'avoue, que je crains de voir m'échapper. Mon ami, je n'en réponds plus, si les hostilités l'irritent. Un doux accueil de la part de vos peuples, est le seul moyen d'établir la concorde et l' intelligence. C'est à vous de me seconder, en y disposant les esprits. Je vois lamoitié de l'empire empressé à s'unir à moi. J'ai plus de force qu'il n'en falloit pour répandre ici le ravage; mais sans vos bons offices, je n'en ai pas assez pour maintenir l'ordre et la paix. Je marche vers Cassamalca, où l'inca de Quito a, dit-on, rassemblé ses forces. On lui impute bien des crimes; mais seriez-vous l'ami d'un tyran? Je ne le puis penser; et votre estime est son apologie. Venez au devant de moi. Nous nous concerterons ensemble pour conquérir sans opprimer. " Las-Casas, votre ami, et je puis dire aussi le mien, le vertueux Las-Casas, que j'ai laissé mourant à l'isle espagnole, a voulu vous écrire. Je vous envoie sa lettre. Je crains bien, mon cher Alonzo, que ce ne soit un dernier adieu. " la douleur dont Alonzo avoit été saisi en lisant ces mots, redoubla, lorsqu'il jetta les yeux sur la lettre de Las-Casas. " si vous vivez, mon cher Alonzo, si vous êtes encore parmi nos indiens, et si Pizarre vous retrouve sur les bords où il va descendre, recevez de sa main ce tendre et dernier gage d'une sainte amitié. Je suis mourant. Je n'ai vécu que pour gémir. Dieu a permis que, dans le court espace de ma vie, j'aie vu sous mes yeux tous les crimes et tous les malheurs rassemblés. Quel regret puis-je avoir au monde? " " je vous ai confié mes craintes sur l'entreprise de Pizarre. Elles viennent d'être calmées parles vertus de ce héros. Oui, mon ami, le ciel a touché sa grande ame. Pizarre pense comme nous. Il sent qu'il est plus beau d' être le protecteur et le pere des indiens, que leur vainqueur et leur tyran. Unissez-vous à lui, pour lui concilier leur estime et leur bienveillance: " il en est digne comme vous. Adieu. Je crois sentir que mon heure approche. Demain peut-être je serai devant le trône de mon juge; et s'il m'est permis d'implorer sa clémence, ce sera pour ces espagnols qui l'adorent, et qui l'outragent; ce sera pour ces indiens égarés dans l'erreur, mais simples, doux et bienfaisants, qu'il a créés, qu'il aime, et qu'il ne veut pas rendre éternellement malheureux. Protégez-les, voyez en eux mes plus chers amis, après vous, que j'aimerai au delà du tombeau. " cette lettre fut arrosée des larmes de l' amitié. Alonzo la baisa cent fois avec un saint respect. Ataliba ne put l'entendre sans partager l'émotion, l'attendrissement du jeune homme. " quel est donc, lui demanda-t-il, ce Las-Casas, cet homme juste?-ah! Dit Alonzo, demandez à ce cacique et à son peuple. " ce cacique étoit Capana. Il avoit entendu la lettre de Las-Casas; et appuyé sur sa massue, ses yeux baissés fondoient en pleurs. " ce n'est pas un homme, dit-il; c'est un être céleste envoyé de son dieu, pour adoucir les tigres, et pour consoler leshommes. Nous l'aurions adoré, s'il nous l' avoit permis. " ce témoignage, mais sur-tout celui d'Alonzo, l'emporta sur les impressions terribles que l'exemple de Montezume et tous les malheurs du Mexique avoient pu faire sur l'ame d'Ataliba. " je m'abandonne à vous, dit-il à son fidele Alonzo. Allez au devant de Pizarre; assurez-vous de ses intentions; et s'il est tel qu'on vous l'annonce, répondez-lui de la droiture et de la bonne-foi d'un prince votre ami, qui desire d'être le sien. " des indiens chargés des plus magnifiques présents formoient le cortege d'Alonzo; et ces richesses disposerent favorablement les esprits. Mais telle étoit la soif de l'or qui dévoroit les castillans, que ce qui auroit dû l'appaiser, l'irritoit, au-lieu de l'éteindre. La conférence de Pizarre avec Alonzo, fut l'épanchement de deux coeurs pleins de noblesse et de franchise. Des deux côtés l' état des choses fut exposé avec candeur. Pizarre ne vit dans l'inca de Cusco qu'un excès d'orgueil sans prudence, et dans Ataliba que la noble fierté d'un coeur sensible et généreux. De son côté, Alonzo reconnut le danger d'irriter dans les castillans cette soif de l'or et du sang, qui n'étoit jamais qu'assoupie, et qu'un fanatisme barbare ne demandoit qu'à rallumer. Il fut réglé que Molina précéderoit Pizarre dans les champs de Cassamalca; que le général espagnol s'avanceroit avec ses deux centshommes, et qu'il laisseroit en arriere les indiens de son parti. également sûrs l'un et l'autre de leur bonne-foi mutuelle, ils s'embrasserent; et Alonzo retourna au camp indien. Le roi de Quito l'attendoit dans le trouble et l'impatience. Mais il fut bientôt rassuré; et il assembla ses guerriers, pour leur faire part de sa joie. Les péruviens se réjouirent; mais les mexicains, d'un air sombre, et l'oeil attaché à la terre, écoutoient en silence les paroles de paix qu' apportoit Alonzo. Leur chef, qui croyoit voir tomber l'inca dans un piege funeste, voulut l'en garantir. " hé quoi, prince, lui dit-il, as-tu donc oublié le sort de Montezume et celui du Mexique? Tu abandonnes ton pays à ces mêmes brigands qui ont désolé le nôtre, et qui l'ont inondé de sang! Tu te livres aux mains qui ont enchaîné nos rois, qui les ont fait brûler vivants! Ah! Que notre exemple t'éclaire et t'épouvante! Trop averti par nos malheurs, sois sage à nos dépens. Ne vois-tu pas ici le même enchaînement dans les causes de ta ruine, que dans celles de notre perte? Notre empire étoit divisé; celui-ci l'est de même. Un oracle menteur nous faisoit une loi honteuse de fléchir devant nos tyrans; un même oracle vous l'ordonne. Notre roi, séduit et trompé par des apparences de paix, de bonne-foi, de bienveillance, se perdit, et perdit ses peuples; et toi, malheureux prince, tu veux te livrer commelui! Ah! Si Montezume avoit eu cette ame ferme et courageuse que tu nous as fait voir, il auroit sauvé le Mexique. Pourquoi donc te laisser abattre, et te présenter sous le joug? Es-tu sans espoir, sans ressource? éloigne-toi. Laisse Palmore à la tête de ton armée. Qu'il fasse tête aux indiens. Ces caciques et moi, avec nos deux mille hommes, nous chargerons les castillans; et nous prendrons le chemin le plus court de la vengeance ou de la mort. " Alonzo crut devoir répondre. " inca, dit-il, le caractere de ma nation est d'être fiere et brave. Ce n'est un mal que pour ses ennemis. Sa passion est la soif de l'or; et tu peux l'assouvir sans peine. Le reste est personnel: le vice et la vertu naissent dans les mêmes climats: le peuple, qui en est un mêlange, devient méchant ou bon, suivant l'exemple qu'on lui donne. Son ame est celle du brigand, ou du héros qui le conduit. Cortès a détruit sa conquête et déshonoré ses exploits. Pizarre, plus humain, plus sincere, plus généreux, peut vouloir ménager, rendre heureux et paisible le monde qu'il aura soumis, et se faire une renommée sans reproches et sans remords. Pizarre est espagnol; mais ne le suis-je pas moi-même? Me connois-tu fourbe, avide et féroce? Non, tu me crois sincere et bienfaisant. Pourquoi donc ne croirois-tu pas qu'au moins Pizarre me ressemble? Tu répondrois demoi; je réponds de lui; et j'en réponds sur la foi de Las-Casas, sur la foi de cet espagnol, le plus vrai, le plus vertueux, le plus sensible des mortels, et sur-tout le meilleur ami que les indiens aient au monde. Celui-là ne peut me tromper; mais il peut se tromper lui-même; on peut lui en avoir imposé. Sois donc prudent, sans être injuste. Tends les mains à la paix, sans toutefois quitter les armes; et, au milieu d'un camp nombreux, ose recevoir deux cents hommes qui se présentent en amis. " l'inca, plein de la confiance que lui inspiroit Alonzo, n'eût pas même voulu songer à se mettre en défense. Alonzo prit soin d'y pourvoir. Il lui fit un cortege de huit mille indiens, d'une valeur reconnue. à l' aile droite, et en avant des tentes de l'inca, il établit les mexicains, avec la même troupe qu'ils avoient commandée. Les sauvages de Capana formoient l'aile opposée; et Palmore, avec son armée, occupoit le centre, et formoit une enceinte autour du trône de son roi. " prince, je fais des voeux au ciel, dit le jeune homme, pour que la bonne foi préside à cette conférence, et forme, entre Pizarre et toi, les noeuds d'une solide paix. Si je suis trompé dans mes voeux, si je le suis dans mon attente, je verserai pour toi mon sang. C'est tout ce que je puis. Je n' ai rien donné au hazard; je ne me reprocherai rien. "
CHAPITRE 49
la nuit vint; elle suspendit ce flux et ce reflux de craintes et d'espérances qu'une incertitude pénible et des pressentiments confus faisoient naître dans les esprits. Mais ces mouvements, appaisés par le sommeil, se renouvellerent, lorsqu'aux premiers rayons du jour, on vit de loin la troupe de Pizarre qui s'avançoit, et qu'il étoit aisé de reconnoître au brillant éclat de ses armes. Elle approche; le roi l' attend, élevé sur son trône d'or que soutiennent douze caciques. Les espagnols, déployés sur deux lignes, dont la cavalerie occupe les ailes, ayant à leur tête Pizarre, et vingt guerriers qui, comme lui, montent des coursiers belliqueux, s'avancent, d'un pas fier et grave, à la portée du javelot. Pizarre alors commande qu'on s'arrête; et accompagné de Valverde et de six de ses lieutenants, il se présente, avec une noble assurance, devant le trône de l'inca. On fait silence; et du haut d'un coursier qui l'éleve au niveau du trône, le héros castillan parle au roi en ces mots: " grand prince, tu sais qui nous sommes. Et plût au ciel que le nom espagnol fût moins fameux dans ce nouveau monde, puisqu'il ne doit sa renommée qu'à d'horribles calamités! Mais le reproche et la honte du crime ne doit tomber que sur le criminel; et si la renommée l'a étendu sur l'innocent, elle est injuste; et tu ne dois pas l'être. Si j'en croyois tes ennemis, je te regarderois comme le plus barbare des tyrans. Mais tes amis m'ont répondu de ton équité; je les crois. Traite-nous de même; ou du moins, avant de nous juger, commence à nous connoître, et ne fais pas retomber sur nous les maux que nous n'avons pas faits. " " lorsque les incas tes aïeux ont fondé cet empire, et rangé sous leurs loix les peuples de ce continent, ils leur ont dit: nous vous apportons un culte, des arts et des loix, qui vous rendront meilleurs et plus heureux. Voilà le titre de leur conquête. Ce titre est le mien; et comme eux je m'annonce par des bienfaits. Je n'aurai pas de peine à te persuader que nous sommes supérieurs, par l'industrie et les lumieres, à tous les peuples de ce monde. Ce sont les fruits de trois mille ans de travaux et d'expérience, dont nous venons vous enrichir. Dans vos loix, je ne changerai que ce que tu croiras toi-même utile d'y changer, pour le bien de tes peuples; et ces loix, et l'autorité qui en est l'appui, resteront dans tes mains: tes peuples n'auront pas le malheur de perdre un bon roi. Protégé par le mien, tu seras son ami, son allié, son tributaire; et ce tribut, léger pour toi, n'est que le partage d'un bienque vous prodigue la nature, et qu'elle nous a refusé. En échange de l'or, nous vous apportons le fer, présent inestimable, et pour vous mille fois plus utile et plus précieux. Nos fruits, nos moissons, nos troupeaux, ces richesses de nos climats; des animaux, les uns délicieux au goût, servant de nourriture à l'homme, les autres à la fois robustes et dociles, faits pour partager ses travaux; les productions de nos arts qui font le charme de la vie, des secrets pour aider nos sens, et pour multiplier nos forces, des secrets pour guérir ou pour soulager nos maux; mille larcins que l'homme industrieux a faits à la nature, mille découvertes nouvelles pour subvenir à ses besoins, pour ajouter à ses plaisirs: voilà ce que je te promets, en échange de ce métal, de cette poussiere brillante, dont vous êtes assez heureux pour ne pas sentir le besoin. Inca, tel est l'accord paisible, et le commerce mutuel, que mon maître Charles D'Autriche, puissant monarque d'orient, m'a chargé de t'offrir. " Ataliba, le coeur rempli de joie et de reconnoissance, répondit à Pizarre qu'il justifioit bien l'opinion qu'on lui avoit donnée de sa droiture et de sa générosité; qu'à tout ce qu'il lui proposoit, il ne voyoit rien que de juste; que les montagnes où germoit l'or seroient ouvertes aux castillans; et qu'il ne croiroit pas assez payer encore l'amitié d'un peuple éclairé, qui lui apportoitses lumieres, et l'alliance d'un grand roi. " la plus sublime de nos lumieres, reprit le héros castillan, c'est la connoissance d' un dieu, dont la terre, le ciel, le soleil même sont l'ouvrage. Inca, ne t'en offense point: ce bel astre, dont tes aïeux se disoient les enfants, est sans doute la plus frappante des merveilles de la nature; mais il est lui-même sorti des mains de l'être créateur; et il ne fait que lui obéir, en donnant sa lumiere au monde. C'est donc ce dieu, qui, d'un coup-d' oeil, a prescrit au soleil sa course, à la mer ses limites, son repos à la terre, aux cieux leurs révolutions, à la nature entiere ses mouvements divers, son ordre, ses loix éternelles, c'est lui seul qu'il faut adorer. " " le dieu que tu m'annonces, lui répondit l'inca, ne nous étoit pas inconnu: il a un temple parmi nous: ce temple est dédié à celui qui anime le monde. Mais pourquoi cet être sublime ne seroit-il pas le soleil? Cet éclat, cette majesté sont, je crois, bien dignes de lui. " " inca, lui demanda Pizarre, si, d'une extrêmité de ton empire à l'autre, je voyois, tous les ans, un voyageur aller et revenir, sans jamais ralentir sa course, sans se reposer unmoment, sans jamais s'écarter d'un pas, le prendrois-je pour le roi du pays, ou pour un de ses messagers? Le dieu de l'univers n'a point d'heure prescrite, ni d'espace déterminé; il est sans cesse et par-tout présent. Celui qu'obscurcit un nuage, et qui ne sauroit éclairer une moitié du globe, sans laisser l'autre dans la nuit, n'est point le dieu de l' univers. Autrefois, m'a-t-on dit, tes peuples adoroient la mer, les fleuves, les montagnes. Tout cela, comme le soleil, tient sa place dans la nature; mais tout cela ne fait qu'obéir et servir. Adorons celui qui commande; et pour en avoir une idée, infiniment trop foible encore, écoute ce que nos sages nous ont depuis peu révélé. Ces hommes, exercés à voir ce qui se passe dans les cieux, sont tous persuadés que le monde où nous sommes n'est pas le seul monde habité; qu'il en est mille dans l'espace; et que chacune des étoiles est un soleil plus éloigné de nous, fait pour éclairer d'autres mondes. Laisse aller ta pensée dans cette immensité, et vois ces soleils et ces mondes tous soumis à la même loi. Celui qui les gouverne tous, à qui tous obéissent, est le dieu que j'adore. Juge combien ce dieu est encore au-dessus du tien. " " tu me confonds, mais tu m'éclaires, dit l'inca. Je commence à croire qu'on avoit trompé mes aïeux. Dis-moi seulement si ton dieu est juste et bon, et si sa loi fait à l'homme undevoir de l'être?-il est, lui répondit Pizarre, la justice et la bonté même; et l'unique devoir de l'homme est de lui ressembler.-je ne te demande plus rien, reprit l'inca. Viens nous instruire, nous éclairer de ta raison, nous enrichir de ta sagesse; et sois sûr de trouver des coeurs dociles et reconnoissants. " ainsi tout sembloit s'applanir, lorsque le fourbe et fougueux Valverde demande à parler à son tour. " oui, prince, dit-il à l'inca, ce que tu viens d'entendre est vrai, mais d'une vérité sensible. Il s'agit à présent d'oublier ta propre raison, ou de l'humilier sous le joug de la foi. Voici ce que la foi t'enseigne. " alors l'imprudent s'enfonça dans la profonde obscurité de nos redoutables mysteres, au nombre desquels il comprit l'autorité d'un homme préposé par Dieu même pour commander aux rois, dominer sur les peuples, disposer des couronnes, comme de tous les biens des souverains et des sujets, et faire exterminer tous ceux qui ne lui seroient pas soumis. Le monarque péruvien, étonné d'un langage si étrange pour lui, demande avec douceur à celui qui vient de parler, où il a pris toutes ces choses. " dans ce livre, répond Valverde, d'un ton plein d'arrogance, dans ce livre inspiré, dicté par l'esprit saint lui-même. " l'inca, sans s'émouvoir, prit dans ses mains le livre, et après y avoir jetté les yeux: " tout ce quePizarre m'annonce, je le conçois, dit-il; je le croirai sans nulle peine: mais ce que tu me dis, je ne saurois le concevoir; et ce livre, muet pour moi, ne m'en instruit pas davantage. " il ajouta, dit-on, quelques mots offensants pour cet homme qui s'arrogeoit le droit de commander aux rois, et de disposer des empires; et soit mépris ou négligence, en rendant le livre à Valverde, il le laissa tomber. Il n'en fallut pas davantage. Le prêtre fanatique, transporté de fureur, se tourne vers les espagnols, et se met à crier vengeance pour la religion, que ce barbare foule aux pieds. à l'instant, par un feu rapide et meurtrier, l'arquebuse annonce la guerre, et donne le signal du plus noir des forfaits. Le bataillon s'ouvre; et du centre, l'airain gronde et vomit la mort. Au bruit de ces volcans d'airain, qui s'embrasent et qui mugissent, au massacre imprévu que d'invisibles font devant le trône du roi, il se trouble; il voit à ses pieds sa garde éperdue et tremblante, se serrer pour toute défense, et périr sous ses yeux, comme un troupeau timide, au milieu duquel le feu dévorant de la foudre seroit tombé. L'inca leur avoit défendu toute espece d'hostilité; et ils observoient sa défense. Alonzo, furieux, les presse de le suivre, et de fondre en désespérés sur cette troupe d'assassins. " vengez-vous, vengez-moi des traîtres qui déshonorent ma patrie. Défendez, sauvez votre roi. " levaillant jeune homme, à ces mots, se sent blessé; il tombe. L'inca le voit tomber, et pousse des cris lamentables. " c'est à nous, dit Orozimbo, d'exterminer ces monstres. Suivez-moi, mes amis, et emparons-nous de leurs foudres. " il dit, et à la tête des princes de son sang et de ses deux mille indiens, il marche, sans détour, vers ces bouches brûlantes qui tonnent devant lui; il ne les entend point. Ses amis écrasés l'inondent de leur sang; les lambeaux de leur chair, les débris de leurs os tombent sur lui de toutes parts; sa fureur l'aveugle et l'emporte. Télasco lui reste, et le suit. Amis infortunés! Ils vont tête baissée se jetter sur la batterie; une explosion formidable les met en poudre; ils disparoissent dans un tourbillon de fumée; et de leur brave et malheureuse troupe le glaive castillan moissonne ce que le feu n'a pas détruit. Ce désastre épouvantable, et aussi prompt que la pensée, ne décourage ni Palmore, ni Capana: tous deux s'avancent pour envelopper l'ennemi. Mais c'est dans ce moment que partent, avec une fougue indomptable, les deux escadrons castillans. Les chefs, ne pouvant retenir la fureur du soldat, s'y laissent emporter. Ils volent à travers un nuage de fleches. Les chevaux en sont hérissés; mais furieux comme leurs guides, ils enfoncent les bataillons, bondissent à travers les lances, écrasent une foule d'indiens terrassés; et le fer, trempé dans le sang, redouble cet affreux carnage. De la garde d'Ataliba, six mille hommes sont massacrés; tout le reste va l'être. Ceux qui portent le trône ont à peine le temps de se succéder; tous périssent; et le mourant tombe soudain sur le mort qu'il a remplacé. Pizarre, qui, pour retenir une rage effrénée, s'étoit jetté à travers ses soldats, sans pouvoir ni se faire entendre, ni se faire obéir, ne voit plus qu'un moyen de sauver la vie à l'inca. Il se met lui-même à la tête des meurtriers, il les devance, pénetre, arrive jusqu'au trône, écarte d'une main le fer qui va frapper Ataliba, et dont il est blessé lui-même; de l'autre main saisit ce prince, l'entraîne, le jette à ses pieds, et, en le gardant, il s'écrie: " qu'on le prenne vivant, pour avoir ses trésors. " ce mot en impose à la rage. Pâle, troublé, hors de lui-même, le roi tombe, et se voit baigné dans des flots de sang indien. Il reconnoît les corps de ses amis, brisés, meurtris, percés de coups; il les embrasse avec des cris si douloureux, que leurs bourreaux en sont émus. Dans la foule, il découvre Alonzo. " cher et funeste ami! Tu m'as perdu, dit-il; mais on t'a trompé: ton malheur est d'avoir eu l'ame d'un indien. " à ces mots, s'étant apperçu qu'Alonzo respiroit encore: " ah! Cruel, dit-il à Pizarre, sauve du moins celui qui m'a livré à toi. " Pizarre les fait enlever l'un et l'autre; il charge Fernand de les garder, d'en prendre soin; et lui, s' élançant dans la plaine, il vole, et va sauver les déplorables restes de la légion de Palmore, sur laquelle on est acharné. Là, Valverde, au milieu du meurtre, une croix à la main, la bouche écumante de rage, crioit: " amis, chrétiens, achevez, achevez. L'ange exterminateur vous guide. Ne frappez que de pointe, pour ménager vos glaives; plongez, trempez-les dans le sang.-éloigne-toi, monstre exécrable, lui dit Pizarre, éloigne-toi, ou je te fais vomir ton ame atroce. " le monstre épouvanté s'éloigne en frémissant. " arrêtez, cruels! Arrêtez, crie alors Pizarre aux soldats, ou tournez contre moi vos armes. " soit respect, soit épuisement de leur force et de leur fureur, ils obéissent; et Pizarre les fait retourner sur leurs pas. Dans ce jour d'horreurs et de crimes, l'humanité eut un moment. Capana, voyant le combat désespéré, prenoit la fuite avec un petit nombre de ses sauvages. Un escadron, qui le poursuit, va l'atteindre et l'envelopper. Le cacique désespéré se tourne, tend son arc, et choisit d'un oeil étincelant le chef de la troupe ennemie. C'étoit Gonsalve Davila. La fleche part; et le jeune homme tombe mortellement blessé. On environne le cacique, on le saisit, et on le traîne aux pieds de Davila, pour le déchirer devant lui. Gonsalve entr'ouvre un oeil mourant, et reconnoît celui qui l'a tenu en son pouvoir, celui qui lui a laissé la vie, et lui a rendu la liberté. " est-ce toi, généreux Capana, lui dit-il, en lui tendant ses bras tremblants? Est-ce de ta main que je meurs? Tu m'avois fait grace une fois; je respirois par ta clémence; j'étois libre par ta bonté. J'en ai fait un cruel usage! Le ciel est juste: il t'a choisi pour m'arracher tes propres dons. Castillans, écoutez-moi, et redoutez, à mon exemple, la main du dieu qui m'a frappé. Je dois tout à cet indien; laissez-moi m'acquitter. Qu' il vive, et qu'il soit libre avec les siens. Viens, mon frere, mon bienfaiteur, mon meurtrier et mon ami, viens, qu'en expirant je t' embrasse. Je devois apprendre de toi la justice et l'humanité. " ces mots furent bientôt suivis de son dernier soupir; et Capana et ses sauvages allerent chercher, au-delà des montagnes de l'orient, chez les moxes, libres encore, ou chez les féroces antis, qui s'abreuvoient du sang des hommes, un asyle contre la rage d'un peuple encore plus inhumain.
CHAPITRE 50
Les espagnols, fatigués de meurtre, et chargés des riches dépouilles qu'ils avoient enlevées du camp des indiens, s'étoient presque tous rassemblés dans les murs de Cassamalca. Les uns, c'étoit le petit nombre, retirés en silence, honteux et consternés, se reprochoient le sang qu'ils venoient de répandre. D'abord, pour éviter la honte d'abandonner leurs compagnons, ils avoient cédé à l'exemple; mais l'honneur satisfait les avoit livrés au remords. Les autres, fiers et glorieux, s'applaudissoient d'avoir vengé la foi, et par un exemple terrible épouvanté ces nations. Ce fut à ceux-ci que Valverde alla se plaindre de Pizarre, avec la violence d'un séditieux forcéné. " castillans, leur dit-il, vous venez de venger votre religion qu'avoit outragée un barbare. Armez-vous de constance; car ce zele héroïque est mis au nombre des forfaits. Pizarre vous regarde comme des assassins, dignes du dernier supplice; et s'il en avoit le pouvoir, comme il en a la volonté, il vous y feroit traîner tous. En se saisissant de ce roi, qu'il fait garder dans ce palais, il n'a fait que vous le soustraire; il n'a voulu que le sauver. C'étoit par lui qu'il espéroit se rendre indépendant et absolu. Le traître Alonzo, leur agent mutuel, ménageoitcette intelligence, et avoit tramé ce complot. Vous n'avez pas entendu Pizarre parler à ce sauvage; vous en auriez frémi. Charles paroissoit suppliant devant Ataliba. Au-lieu d'une conquête c'étoit une alliance, un commerce au-lieu d'un tribut, qu'il sollicitoit humblement. Et la religion! ... c'est là ce qui vous auroit révoltés. Pizarre en a parlé comme font les impies. Il n'osoit exposer la foi; il rougissoit de nos mysteres; lui-même, aux yeux des infideles, il n'osoit paroître chrétien. Indigné, j'ai pris la parole; j'ai élevé ma voix; j'ai dit ce qu'un chrétien ne peut ni déguiser ni taire. Vous avez vu par quel outrage Ataliba m'a répondu. Et c'est là ce que son ami, son allié, son protecteur vous reproche d' avoir puni. Pour moi, je lui suis odieux; et je me console de l'être. J'ai vu fouler aux pieds le dépôt sacré de la foi, et je vous ai crié vengeance: voilà mon crime. Il eût fallu dissimuler le sacrilege, applaudir au blasphême, et trahir la religion en faveur de l'impiété; je ne l'ai pas fait, et j'attends sans me plaindre les humiliations, les opprobres, l'exil, peut-être le martyre! ... " à peine il achevoit, cent voix s'élevent et répondent qu'il sera protégé, défendu, révéré comme le vengeur de la foi. Ce soulévement des esprits s'accrut encore à l' arrivée de Pizarre. Rangés sur son passage, ses soldats ne lui marquent ni crainte ni confusion; ils le regardent d'un oeil fixe, prêts à se révolter s'il lui échappe un mot de colere et d'emportement. Plus loin, Valverde, environné de séditieux fanatiques, lui montre encore plus d'assurance; et d'un front où l'audace est peinte, soutient ses regards menaçants. Pizarre traverse la foule, en gardant un morne silence. Il demande où est Ataliba. On le conduit à sa prison; et là, autour de ce malheureux prince, il voit un petit nombre de ses castillans, qui, les yeux fixés à la terre, ressemblent moins à des vainqueurs qu'à des criminels condamnés. Ataliba, dans son malheur, gardoit encore assez de fermeté pour n'avoir pas daigné se plaindre. Mais lorsqu'il voit entrer Pizarre, il se renverse, et détournant les yeux avec horreur, il le repousse, et se refuse à ses embrassements. " tu me crois perfide et parjure, lui dit Pizarre; mais regarde, regarde cette main déchirée et sanglante, qui t'a sauvé le coup mortel. Est-ce la main d'un ennemi? Je t'ai enlevé de ce trône, où vingt glaives t'alloient percer; je t' ai pris pour te dérober à des furieux, que je n'avois pu désarmer, que je n'aurois pu retenir. Demande à ces guerriers, si, durant ce massacre horrible, je n'ai pas fait, pour l'arrêter, les plus incroyables efforts. Que veux-tu? Que peut un seul homme? On m'a désobéi; on fera plus encore: tout me l'annonce, et je m'y attends. Mais, jusques-là, sois sûr, malheureux prince,que je protégerai tes jours, même aux dépens des miens. " à ces mots, l'inca le regarde avec des yeux où la colere fait place à l'attendrissement; et il laisse échapper des larmes. " en te voyant, je t'ai aimé, lui dit-il; et mon ame, asservie à la tienne, t'a soumis jusqu'à ma pensée et jusqu'à ma volonté. Pourquoi donc m' aurois-tu trahi? Pourquoi aurois-tu voulu voir massacrer des hommes paisibles, qui te recevoient comme un dieu? Non, non, tu ne l'as pas voulu. Tu pleures! Viens, embrasse-moi. Ta pitié soulage le coeur d'un malheureux qui t'aime encore. Mais dis-moi: tout est-il détruit? En est-ce fait de mon armée? J'ai sauvé tout ce que j'ai pu, lui répondit le héros. S'il est possible, reprit l'inca, tire-moi des mains de ces traîtres: leurs cris de joie me déchirent; leur approche me fait horreur. épargne-moi l'affreux supplice de les entendre et de les voir. Rassasiés de sang, ils sont affamés d'or; je veux bien les en assouvir. Je m'engage, pour ma rançon, d'en remplir l'enceinte où nous sommes, jusqu'à la hauteur où tu vois que mon bras s'étend. Qu'ils emportent ces richesses pernicieuses, et qu'ils nous laissent vivre en paix. " " ta cause est la mienne, lui dit Pizarre; et je ferai pour toi tout ce qu'on peut attendre du zele d'un ami. Donnons à la fureur le temps de s' appaiser; et armons-nous, toi de constance,et moi de résolution. Je te laisse. Je vais prendre soin d'Alonzo, dont l'état m'afflige et m' alarme. " Pizarre, en sortant de la prison d'Ataliba se sentoit le coeur déchiré; mais un spectacle plus cruel encore l'attendoit dans le lieu où expiroit Alonzo. Avant que ce jeune homme fût revenu de la défaillance mortelle où il étoit tombé, on avoit pansé sa blessure. Mais la douleur l'ayant ranimé, il s'étoit vu au milieu d'une foule de castillans, encore fumants de carnage. Il en frémit d'horreur; et ramassant un reste de force: " barbares, leur dit-il, osez-vous m'approcher et me rappeller à la vie? Vous me l'avez rendue affreuse. Il est bien temps de vous montrer compatissants et secourables, après vingt mille assassinats commis sur la foi de la paix! Les voilà, ces héros chrétiens, teints de sang, haletants de rage. ô monstres fanatiques! Le ciel, le juste ciel ne laissera pas sans vengeance un si exécrable attentat. Ce n'est pas au remords, c'est à votre furie que je vous dévoue en mourant. Je vous connois. Je vois l'orgueil et l'avarice allumer entre vous les feux d' une haine infernale. Armés l'un contre l'autre, vous vous déchirerez comme des bêtes carnacieres. Vous vous arracherez ces entrailles avides, et ces coeurs altérés de sang, que n'ont jamais pu émouvoir ni les larmes de l'innocence, ni les cris de l'humanité.Retirez-vous, brigands infames, lâches meurtriers, laissez-moi, laissez-moi mourir. " et à ces mots, arrachant l'appareil de sa plaie, il la déchira de ses mains. Pizarre le trouva baigné dans son sang; et les castillans, indignés, s'éloignerent à son approche. Alonzo lui tendit les mains, leva les yeux au ciel, comme pour implorer le pardon de sa violence et rendit le dernier soupir. à l'instant Gonzale Pizarre vint parler en secret au général. " que fais-tu là, lui dit-il? On conspire, on va se révolter, et nommer un chef à ta place. Parois, dissipe ce complot, calme et ramene les esprits, ou nous sommes perdus. " Pizarre vit les deux écueils qu'il falloit éviter dans ce pas dangereux, la violence et la foiblesse. Il se montra aux portes du palais, y fit assembler ses soldats, et portant sur le front une tristesse majestueuse, il leur dit: " castillans, vous venez d'égorger un peuple innocent et paisible, qui se livroit à vous, qui vous combloit de biens, qui révéroit en vous ses hôtes, et qui, renonçant à son culte, ne demandoit qu'à s'éclairer, pour embrasser le culte et la loi des chrétiens. Son roi lui avoit interdit toute hostilité envers vous. Loin d'en commettre aucune, il s'est vu massacrer sans avoir tiré une fleche, et avant d'avoir répandu une goutte de votre sang. Il est couché sur la poussiere, à la face du ciel, duciel votre juge et le sien. Le massacre de vingt mille hommes, fût-ce vingt mille criminels, seroit affreux à voir; combien plus il doit l'être, quand ce sont vingt mille innocents? Leur roi vous demande pour eux la sépulture. Accordez-leur cette marque d'humanité. On ne la refuse pas même à ses plus cruels ennemis. " au-lieu des plaintes, des reproches, des menaces qu'on attendoit d'un chef justement irrité, ce langage si modéré fit une impression profonde. Les soldats répondirent qu'ils ne refusoient pas d'ensevelir les morts, si ce qui restoit d'indiens dans les villages d'alentour, vouloient s'y employer avec eux. " ils vous aideront, dit Pizarre: demain, dans ces plaines sanglantes, ils seront assemblés au point du jour. Allez-vous reposer: vous devez être fatigués de meurtre. " dès ce moment, tous les esprits, frappés de ce tableau funebre, se sentirent glacés d'horreur. La nature insensiblement reprit ses droits; et le remords se saisit du coeur des coupables. Il ne restoit dans les villages que des vieillards, des femmes, des enfants. Pizarre leur fit commander de venir, dès l'aube du jour, aider à inhumer les morts. Tous ces malheureux obéirent. Dès que la lumiere naissante put éclairer les travaux de la sépulture, les castillans virent ces femmes, ces enfants, ces vieillards, consternés et tremblants, se rendre à ce triste devoir. Leurdouleur profonde et muette, leur pâleur, leur abattement porterent la compassion dans les ames les plus farouches. Mais, lorsque leurs yeux reconnurent, dans la foule des morts, ceux qui leur étoient chers, qu'on les vit se jetter, avec des cris perçants, sur ces corps sanglants et glacés, les serrer dans leurs bras, les arroser de leurs larmes, coller leurs bouches sanglotantes, tantôt sur les levres livides, tantôt sur la plaie entr'ouverte d'un époux, d'un pere ou d'un fils, les meurtriers ne purent soutenir ce spectacle, sans jetter eux-mêmes des cris de douleur et de repentir. L'assassin du pere embrassoit les enfants; des mains trempées dans le sang du fils et de l' époux, retiroient l'épouse et la mere de la fosse où elles vouloient s'ensevelir avec eux. C'est ainsi que fut varié, durant ce jour lamentable, le long supplice du remords. De retour à Cassamalca, les castillans, le front baissé, les yeux attachés à la terre, le coeur abattu et flétri, se présentent devant Pizarre. " en est-ce fait, demanda-t-il? Et cette malheureuse terre a-t-elle caché dans son sein jusqu'aux traces de nos fureurs?-oui, c'en est fait.-hé bien, reprit le général, hommes insensés et cruels, vous l'avez donc vu, ce carnage, dont la nature a dû frémir? C'est vous qui l'avez fait... mais non, s'écria-t-il, ce crime abominable, le plus noir et le plus atroce qu'ait jamais inspiré la rage des enfers,ce n'est pas vous que j'en accuse; en voilà l'exécrable auteur. C'est lui, c'est ce tigre affamé, cette ame hypocrite et féroce, c'est Valverde, qui, par vos mains, a versé des torrents de sang. Apprenez qu'au moment qu'il vous crioit vengeance au nom d'un dieu qu'on outrageoit, disoit-il; ce peuple et son roi l'adoroient avec nous, ce dieu, et tressailloient en écoutant les merveilles de sa puissance. Je vous le jure, et j'en atteste ces guerriers qui m'accompagnoient. Ils ont entendu quel hommage lui rendoit le vertueux prince que ce fourbe a calomnié. Chargez-le donc seul des forfaits dont son imposture est la cause; et, comme une victime impure, qu'il aille, loin de nous, dans quelque isle déserte, expier, s'il le peut, vingt mille assassinats dont le traître a souillé vos mains. Que les vautours et les viperes rongent ce coeur dénaturé, ce coeur digne de les nourrir. " Valverde alors voulut parler, et se défendre. " misérable! Lui dit Pizarre, en le saisissant avec force, et en le traînant à ses pieds, viens, parle, et dis si tu espérois qu'un roi qui ne t'a jamais vu, comprît ce que toi-même tu ne saurois comprendre, et que, sur ta parole, il crût aveuglément ce qui confondoit sa raison. Ton livre étoit sacré pour toi; mais comment auroit-il pu l'être pour celui qui ne sait ni quel est, ni d'où vient, ni ce que renferme ce livre?Il le laisse tomber; et pour cet accident, hélas! Peut-être involontaire, tu fais égorger tout un peuple! Et je t'entends, au milieu du carnage, crier, qu'il n'en échappe aucun! Va, monstre, je te laisse, pour ton supplice, une vie odieuse; mais va la traîner loin de nous, en horreur au ciel, à la terre, et à toi-même, s'il te reste un coeur capable de remords. " à ces mots prononcés du ton d'un juge inexorable, les plus hardis des amis de Valverde n'oserent prendre sa défense. On le saisit pâle et tremblant; et l'ordre à l'instant fut donné pour s'en délivrer à jamais. " enfin, reprit le général, nous voilà rendus à nous-mêmes; et la raison, l'humanité, la gloire, vont présider à nos conseils. Le roi demande à payer sa rançon; et vous serez épouvantés du monceau d'or qu'il offre de faire accumuler dans la prison qui le renferme. Castillans, je vous l'ai promis: vos vaisseaux s'en retourneront chargés de richesses immenses. Mais, au nom du dieu qui nous juge, au nom du roi que nous servons, plus de cruautés: faisons grace au moins à des peuples soumis. " dès-lors, on ne fut occupé que des promesses d'Ataliba. Ce roi, conservant dans les fers une égalité d'ame qui tenoit le milieu entre l'orgueil et la bassesse, commandoit à ses peuples du fond de sa prison; et ses peuples lui obéissoient, comme s'il eût été sur le trône. De toutes parts onles voyoit arriver à Cassamalca, les uns courbés sous le poids de l'or, dont ils avoient dépouillé les palais et les temples; les autres, portant dans leurs mains les grains de ce métal qu'ils avoient amassés, et dont leurs femmes et leurs enfants se paroient aux jours solemnels. Sur le seuil du palais où leur roi étoit enfermé, ils quittoient leurs sandales, ils baisoient la poussiere à la porte de sa prison; et en déposant leur fardeau, ils se prosternoient à ses pieds, et ils les arrosoient de larmes. Il sembloit que le malheur même le leur eût rendu plus sacré. On avoit tracé une ligne à la hauteur des murs où devoit s'élever le monceau d'or qu'il avoit promis; et quelque amas qu'on en eût fait, il s'en falloit encore que l'espace ne fût comblé. Le roi s'apperçut des murmures que l'avarice impatiente laissoit échapper devant lui. Il représenta qu'il étoit impossible de faire plus de diligence; que l'éloignement de Cusco étoit la cause inévitable des lenteurs dont on se plaignoit; mais que cette ville avoit seule de quoi acquitter sa promesse. On y envoya deux castillans, pour savoir s'il en imposoit; et ce fut dans cet interval qu'une révolution funeste acheva de précipiter les indiens dans le malheur, et les castillans dans le crime.
CHAPITRE 51
Almagre, avec de nouvelles forces, venoit de Panama au secours de Pizarre. En débarquant, il avoit appris le désastre des indiens; et tels qu'on voit les restes d'une meute affamée, au son du cor qui leur annonce que le cerf est aux abois, oublier la fatigue et redoubler leur course, haletants de joie et d'ardeur; tels, pour avoir part à la proie, Almagre et ses compagnons s'avançoient vers Cassamalca. Sur sa route, il rencontre ce fourbe fanatique, Valverde, qu'une sûre escorte remenoit au port de Rimac. L'état où il le voyoit réduit excita sa compassion; et il lui demanda quel crime avoit pu causer sa disgrace. " le zele qui fait les martyrs, " répondit le perfide, avec cet air simple et tranquille qui annonce la paix du coeur. Il ajouta que si Almagre vouloit l'entendre, il le prenoit pour juge, bien sûr d'être innocent et même louable à ses yeux. Impatient d'en tirer des lumieres utiles à ses intérêts, Almagre demanda, et il obtint sans peine, qu'on permît à ce malheureux de lui parler un moment sans témoins; et tandis que l'escorte et la nouvelle troupe se livroient à la joie de setrouver ensemble dans un pays dont la conquête les enrichiroit à jamais, Valverde, assis auprès d'Almagre, sous l'ombrage d'un vieux cyprès, lui communiquoit en ces mots le poison des furies, dont lui-même il étoit rempli. " fidele et généreux ami du plus ambitieux des hommes, ses succès et sa gloire, et son élévation, et l'autorité qu'il exerce, et la faveur dont il jouit, il vous doit tout: votre fortune s'est épuisée à lui armer des flottes; votre courage a soutenu, a relevé le sien, que lassoient les obstacles, et que rebutoit le malheur. Nous vous avons vu, à travers les tempêtes et les écueils, passer, repasser sans relâche du port de Panama sur ces bords dangereux, où, sans vous, il alloit périr; et par des secours imprévus, nous rendre à tous la vie et l'espérance. Sans vous, il n'eût été célebre que par une imprudence aveugle, ou plutôt il seroit encore dans sa premiere obscurité. Vous allez voir quelle reconnoissance il réserve à tant de bienfaits. Il a été à la cour d'Espagne; il a obtenu de l'empereur les graces les plus signalées, les titres les plus éclatants; mais pour qui? Pour lui seul. Avez-vous vu ses titres? Y êtes-vous seulement nommé? A-t-il pensé à demander son ami, son associé, le créateur de sa fortune, au moins pour commander sous lui? Ce n' est pas oubli; non, Pizarre ne vous a point oublié; il vous a craint. Il veut regner; et unlieutenant tel que vous eût gêné son ambition, et peut-être obscurci sa gloire. Apprenez ce qu'il a grand soin de dérober à tous les yeux, mais ce que j'ai su découvrir. L'étendue de sa puissance, dans ces climats, n'est pas sans bornes; et ses titres ne lui accordent que la moitié de cet empire, coupé en deux par l'équateur. La ville impériale, la superbe Cusco, est au delà de ses limites; et le premier qui oseroit lui en disputer la conquête, y auroit autant de droits que lui. Pizarre l'a prévu; et sur le vain prétexte de la rançon d'un roi son allié, qu'il feint de tenir prisonnier dans les murs de Cassamalca, il fait enlever de Cusco tous les trésors qu'elle renferme. Allez, Almagre, allez le trouver; mais sur-tout gardez-vous de lui rappeller ni vos bienfaits, ni ses promesses; gardez-vous de prétendre au partage de l'or qu'il fait accumuler: c'est la rançon d'un indien, que, sans vous, on a fait captif: vous n'avez point droit au partage; et Pizarre l'a déclaré. " à ces mots, l'orgueil et l'envie s' allumerent dans le coeur d'Almagre. Mais il feignit de douter encore que son ami pût être ingrat. " comment ne trahiroit-il pas l'amitié, la reconnoissance, reprit le fourbe? Il trahit bien son roi, sa patrie et son dieu. " alors il répéta toutes les calomnies dont il avoit chargé le héros castillan. " et savez-vous, ajouta-t-il, quel est ceroi, l'ami, l'allié de Pizarre? Un usurpateur, un perfide, qui a fait égorger sans pitié toute la race des incas, qui s'est baigné dans le sang des peuples de Cusco, a chassé son frere du trône, l'a fait charger de chaînes, et le tient enfermé dans la plus étroite prison. C'est là ce que nous ont appris les indiens de ces vallées, qui, sous le joug d'Ataliba, pleurent le malheur de leur roi.-et où est la prison de ce roi? Lui demanda l'ambitieux Almagre.-elle est, répond Valverde, dans le fort de Cannare, ville située sur la route de Quito à Cassamalca.-allez, c'est assez, dit Almagre: rendez-vous au port de Rimac. Vous n'en partirez point, sans y avoir reçu des marques de reconnoissance d'un homme qui hait les ingrats, et qui ne le sera jamais. " Almagre, qui, dès ce moment, devint le plus mortel ennemi de Pizarre, vit que la délivrance de l'inca de Cusco étoit pour lui un moyen sûr et prompt de se faire un parti puissant, et d'enlever à son rival la plus belle moitié de sa conquête. Il prit sa route vers Cannare, où la nouvelle du massacre des indiens avoit répandu la terreur. Il voit les peuples, à son approche, s'enfuir épouvantés; il attaque le fort, et menace de ravager, d' exterminer tout sans pitié, si l'on refuse, à l'instant même, de lui livrer l'inca, roi de Cusco, qu'il prend, dit-il, sous sa défense. Quoique réduit au désespoir, l'intrépide Corambérépond, avec fierté, qu'Ataliba respire encore, et qu'il n'obéira qu'à lui. Alors on fit tonner l'artillerie, et les portes de la citadelle commencerent à s'ébranler. à ce bruit, à l'effroi qu'il répand dans les murs, le farouche Huascar s'écrie, transporté de joie et de rage: " les voilà, mes vengeurs! Qu'il meure, au prix de ma couronne, qu'il meure, le perfide, le sanguinaire Ataliba. " Corambé l'entendit; et rendu furieux par l'excès du malheur: " toi, qui préferes, lui dit-il, l'oppression de ces brigands à l'amitié de ton frere, et la ruine de ton pays à la paix qui l'auroit sauvé, cruel, tu ne jouiras point de ton implacable vengeance. " à ces mots, de la hache, dont il étoit armé, il lui porta le coup mortel. à peine il eut frappé, que, voyant Huascar se débattre à ses pieds, et se rouler dans une sanglante poussiere, il s'effraya du crime qu'il venoit de commettre. éperdu, égaré, il s'éloigne, il commande à ses indiens de le suivre, et se jette en désespéré dans le bataillon ennemi. Il fut bientôt percé de coups; mais, en cherchant la mort, il s'ouvrit un passage, et le plus grand nombre des siens put s'échapper. Quelques-uns furent pris vivants. Almagre, impatient d' enlever Huascar, se jetta dans le fort; il y trouva ce roi massacré, baigné dans son sang, luttant contre une mort cruelle, et qui, par des rugissements de douleur et de rage,lui demandoit vengeance. Il le vit expirer; il en fut outré de douleur; et perdant l'espérance de diviser l' empire, il résolut, dès ce moment, d'ôter à son rival l'appui d'Ataliba, l'appui d'un roi, qui, dans les fers, commandoit encore à ses peuples. Il fit donc enlever et porter à sa suite le corps de l'inca de Cusco, et se rendit à Cassamalca. Pizarre le reçut avec l'empressement de l'amitié reconnoissante. Mais à ce mouvement de joie succede un mouvement d'horreur, lorsqu'au milieu des castillans, aux yeux d'Ataliba lui-même, Almagre fait lever le voile qui couvre le corps d'Huascar. " le reconnois-tu? " lui dit-il, du ton d'un juge menaçant. Ataliba regarde; il frémit, il recule épouvanté; et jettant un cri de douleur: " ô mon frere! Dit-il, le glaive impitoyable n'a donc rien épargné! Ils massacrent les rois! " à ces mots, soit tendresse, soit retour sur lui-même, et pressentiment de son sort, il ne peut retenir ses larmes; les sanglots lui étouffent la voix. " tu le pleures, lui dit Almagre, après l'avoir assassiné!-moi!-toi-même, perfide, et par la main d'un traître qui, poursuivi par les remords, est venu tomber sous nos coups. Pizarre, ajouta-t-il, vous l'avez oublié, ce roi, dont les sujets fideles étoient venus jusqu'à Tumbès vous implorer; et cependant son ennemi, le meurtrier de sa famille et de ses peuples, du fond de sa prison, l'a fait assassiner.J' ai su le danger qu'il couroit, et j'ai volé à sa défense. Je n'ai fait que hâter sa perte; et le barbare Ataliba n'a été que trop bien servi. " " ô céleste justice! S'écrie Ataliba, révolté de se voir chargé d'un parricide. Moi! L'assassin d'un frere! Ah! Cruels! C'est à vous que sont réservés ces grands crimes. C'est pour vous que rien n'est sacré. Il ne vous manquoit plus que ce dernier trait de noirceur. Vous m'avez lâchement trompé; vous m'avez attiré dans un piege effroyable; vous avez violé la bonne foi, la paix, l'hospitalité, l'amitié, tout ce qu'il y a de plus saint, même parmi les plus cruels des hommes; vous avez égorgé mes peuples; vous m'avez chargé de liens; vous avez mis à prix ma liberté, mes jours; n'en est-ce point assez? Ni les pleurs, ni le sang, ni l'or, rien n'assouvit donc votre rage! Pour me porter un coup plus cruel que la mort, vous m'accusez d'un parricide! Hé, grand dieu! Que vous ai-je fait, que du bien, dans le moment même que vous nous accabliez de maux? Que me demandez-vous encore? Est-ce mon sang que vous voulez? Il est à vous. Trempez-y vos mains, j'y consens; mais qu'avez-vous besoin de me trouver coupable? Je suis foible; je suis enchaîné, sans défense, abandonné du monde entier; nous n' avons que le ciel pour juge; et le ciel me laisse accabler. Frappez.Vous n'avez ni témoins ni vengeurs à craindre. Frappez. Terminez mes malheurs; mais épargnez mon innocence. Percez ce coeur sans l'outrager. " ces mots, entrecoupés de larmes, avoient ému les castillans, lorsqu' Almagre fit avancer les indiens qu'on avoit pris, et qui attestoient le parricide. Ces malheureux trembloient; ils gardoient le silence; ils ne savoient s'ils devoient dire ou taire ce qu'ils avoient vu; mais, forcés par leur roi lui-même de parler sans déguisement, ils avouerent que leur chef, le lieutenant d'Ataliba, et le gardien d'Huascar, se voyant pressé de le rendre, l'avoit tué de sa main. Il n'en fallut pas davantage; et la calomnie, appuyée des apparences d'un complot, fit croire ce qu'elle voulut. Intimidés par les menaces, ces mêmes indiens laisserent échapper quelques mots que l'on expliqua dans le sens le plus odieux; et d'un soupçon d'intelligence entre les indiens de Cannare et leur roi, on fit une preuve certaine de la plus noire trahison. Ataliba fut convaincu, dans l'esprit de la multitude, d'avoir conspiré sourdement contre les castillans eux-mêmes; et cent voix s'éleverent pour demander sa mort. Pizarre, qui voyoit, à travers ces nuages, l' innocence d'Ataliba, eut encore, avec ses amis, le courage de le défendre; mais la haine et l'envie en prirent avantage pour réveiller dans les esprits les soupçons que Valverde avoit déja faitnaître; et dans ce zele généreux, on crut voir l'intérêt se déceler lui-même, et l' ambition se trahir. à la tête des factieux étoit Alfonce De Requelme, fanatique sombre et farouche, de meilleure foi que Valverde, mais non moins violent que lui. Almagre, plus dissimulé, ne se déclaroit pas de même. Il gémissoit avec Pizarre du trouble qu'il avoit causé, et se reprochoit, disoit-il, une imprudence malheureuse. Mais Pizarre, à travers sa dissimulation, s'apperçut trop bien que le fourbe triomphoit au fond de son coeur. Cependant le trouble, en croissant, alloit allumer la discorde. Ataliba lui-même en excitoit les feux par la fierté de sa défense et l'amertume des reproches dont il accabloit ses tyrans. Cruellement blessé, son coeur avoit repris le ressort que donne au courage l' injure portée à l'excès. Il n'écoutoit plus ses amis, qui l'exhortoient à la patience. " ah! J'ai trop souffert, disoit-il; et pourquoi dissimulerois-je? Si la douceur pouvoit toucher ces coeurs farouches, ne seroient-ils pas amollis? Pizarre, ils veulent que je meure; ils veulent perdre ton ami: je le vois. Mais il est indigne de la vertu calomniée de baisser un front suppliant. " trop foible, au milieu d'une troupe de factieuxdéterminés, pour imposer par la menace, Pizarre se faisoit violence à lui-même; et semblable au pilote surpris par la tempête, dans un détroit semé d'écueils, tantôt cédant, tantôt résistant à l'orage, il évitoit de se briser. La hauteur ferme et courageuse d'Ataliba, et plus encore l'imprudente chaleur dont le jeune Fernand embrassoit la défense de ce malheureux prince, ne faisoient qu'aigrir les esprits. Pizarre commença par éloigner Fernand. Ce fut lui qu'il choisit pour aller en Espagne porter la rançon de l'inca. Le partage en fut annoncé; et il fallut savoir si la troupe d'Almagre seroit admise à ce partage. Pizarre le propose. Une rumeur s'éleve; et on déclare hautement, que, n'ayant pas contribué à la conquête, il n'est pas juste qu'elle en vienne usurper les fruits. Almagre vit qu'il alloit perdre ses nouveaux partisans, s'il disputoit la proie. " dissimulons, dit-il aux siens, car c'est un piege qu'on nous tend. " aussi-tôt il prit la parole, et dit qu'ils venoient partager des travaux, non pas des dépouilles; et que dans un pays immense où germoit l'or, l'or ne méritoit pas de diviser des hommes que l'estime, l'honneur, le devoir unissoient. Le perfide, avec ce langage, eut l'art de tout pacifier. Il s'attacha de plus en plus, par sa modération feinte, un parti nombreux et puissant; et Pizarre, perdant l'espoir de l'affoiblir, chercha, mais inutilement, à le gagner par des largesses.Il fit peser l'or et l'argent qu'on avoit entassés, il les distribua; son armée en fut enrichie. La part qu'il avoit réservée à l'empereur, fut envoyée au port, où Fernand devoit s'embarquer; et Fernand, pressé de s'y rendre, vint, la tristesse dans l'ame, prendre congé d'Ataliba. Il avoit conçu pour l'inca cette amitié noble et tendre que la vertu, dans le malheur, inspire aux ames généreuses: doux appui que le ciel ménage quelquefois à l'homme juste qu'on opprime, pour l'aider à porter le poids de l'accablante adversité. " je viens te dire adieu; l'on m'envoie en Espagne: mon devoir m'éloigne de toi, lui dit-il; mais j'emporte avec moi l'espérance de te servir, de te revoir, libre, justifié, rétabli sur le trône, et d'y embrasser un héros que j'ai respecté dans les fers.-ah! Généreux ami! Lui dit Ataliba, en l'enveloppant dans ses chaînes, et en le serrant dans ses bras, vous me quittez! Je suis perdu.-hé quoi, lui dit Fernand, mes freres, nos amis!-ils n'auront pas votre courage; et Pizarre, pour me sauver, ne s'exposera pas à se perdre avec moi. Voyez, ajouta-t-il, cet homme arrogant et superbe, qui paroît engraissé de sang; (c' étoit Alfonce De Requelme) et cet autre qui d'un oeil morne nous observe; (c' étoit Almagre) ils n'attendentque votre absence pour me faire périr. Nous ne nous verrons plus. Adieu, pour la derniere fois. "
CHAPITRE 52
après de si tristes adieux, Fernand se rendit à Rimac. Il y trouva l'implacable Valverde, qui, sous les dehors d'une humilité volontaire, déguisoit sa honte et sa rage. Il parut aux yeux de Fernand. " trop de zele a pu m'égarer, lui dit-il; je dois expier tous les maux dont je suis la cause; et quand vous m'aurez exposé, dans une isle déserte, aux animaux voraces, je ne serai pas trop puni. Que le ciel me donne la force d'expirer sans me plaindre; et je vous bénirai. Mais si cette force me manque, et si le désespoir se saisit de mon ame, elle est perdue. Ah! Laissez-moi la sauver par la pénitence. Qu'avez-vous à craindre de moi? Proscrit, abandonné, quand je serois méchant, j'ai perdu le pouvoir de nuire. La grace que j'implore, est d'expier mon crime par les plus pénibles travaux; d'aller parmi les indiens les plus sauvages de ces bords, répandre au moins quelque lumiere, quelque semence de la foi. Je ne veux que mourir martyr. " à ces mots, de perfides larmes couloient de ses yeux hypocrites. Le jeune homme, simple et crédule, comme tous les coeurs généreux, se laissa toucher et séduire. Il lui rendit la liberté; et le tigre, en rompant sa chaîne, frémit de joie et de fureur. Les richesses prodigieuses que l'on venoit departager n'étoient qu'une foible partie de la rançon d'Ataliba. Pour remplir sa promesse, on alloit enlever cet amas incroyable d'or que la florissante Cusco avoit vu, pendant onze regnes, s'accumuler dans les palais des rois et dans le temple du soleil. Almagre en frémissoit de rage. Cette ville superbe, sur laquelle est fondée son espérance ambitieuse, sera ruinée à jamais; et quand la rançon de l'inca n'épuiseroit pas ces richesses, Pizarre en disposeroit seul, tant que ce roi seroit vivant. Ce fut là le grand intérêt qui fit solliciter sa perte, et la presser avec ardeur. D'abord, par de feintes promesses d'user d'indulgence envers lui, on voulut l'engager à faire l'aveu de son crime, pour en obtenir le pardon. Mais ce malheureux prince, conservant dans les fers la noble fierté de son sang: " c'est aux criminels qu'on pardonne, dit-il; et je suis innocent. " on lui parla de la clémence du prince au nom duquel on alloit le juger. " il en aura besoin, dit-il, pour pardonner ma mort à mes accusateurs; mais envers un roi, son égal, qui ne l'a jamais offensé, sa clémence lui est inutile. Qu'il soit juste; et je ne crains rien. " à des esprits frappés de la persuasion que son crime étoit manifeste, cet orgueil parut révoltant. On s'écria qu'il fût jugé, puisqu'il avoit l'audace de demander à l'être; et ce fut alorsque Pizarre fit les plus généreux efforts pour le sauver. Il exposa que le conseil établi dans son camp n'étoit pas fait pour juger les rois; qu'un lieutenant d'Ataliba avoit pu croire le servir, en se chargeant pour lui, d'un parricide, sans que ce prince en fût instruit, sans qu'il y eût donné son aveu; qu'on avoit pu de même, à son insu, vouloir tenter sa délivrance; et que, loin d'être criminel, ce zele étoit juste et louable; que la conduite de l'inca, pleine de dignité, de candeur, de droiture, ne laissoit aucune apparence aux soupçons qui l'avoient noirci; mais que, fût-il coupable, c'étoit à l'empereur qu'il étoit réservé de lui donner des juges; et qu'il réclamoit en son nom ce privilege auguste et saint. Il ajouta que dans ses lettres à l'empereur, il l'informoit de tout ce qui s'étoit passé; qu'il lui déféroit cette cause; qu'il attendroit sa volonté; et que tout seroit suspendu jusqu'au retour de Fernand. Requelme alors prit la parole. " vous allez informer l'empereur, lui dit-il; et de quoi? De votre opinion, sans doute, et de celle d'un petit nombre de vos amis, qui, comme vous, ont pu se laisser abuser? Est-ce donc ainsi, Pizarre, que doit s'instruire une si grande cause? Et moi, je demande que le conseil entende et juge Ataliba, et que le procès, revêtu de l'autenticité des loix, soit déféré au tribunal suprême, où sera décidé le sort de cet usurpateur, que vous appellez roi. " cet avis parut sage et modéré au plus grand nombre; et Pizarre, voyant que ses amis eux-mêmes penchoient à le suivre, y céda. Mais comme il avoit éprouvé que la nature avoit encore des droits sur les coeurs qu'il vouloit fléchir, il pensa qu'il falloit d'abord les émouvoir; et sous un prétexte apparent de prudence et de sûreté, il fit venir de Riobamba la famille du roi captif, pour les rassembler tous dans la même prison. Ce fut un spectacle, en effet, bien digne de compassion, que de voir ces enfants, ces femmes arriver, chargés de liens, au palais de Cassamalca. L'innocence dans le malheur est toujours si intéressante! Mais lorsque, sur le front des malheureux, il reste quelque trace de gloire, et qu'on voit dans l'abaissement les objets de l'hommage et de la vénération des mortels, le malheur paroît plus injuste, parce qu'il est plus accablant. Aussi la premiere impression de la pitié, à cette vue, fut-elle sensible et profonde dans l'esprit de la multitude. On les voyoit, ces illustres captifs, tristes, abattus, gémissants, les yeux baissés et pleins de larmes; on les voyoit s'avancer à pas lents dans ces campagnes désolées, et toutes fumantes encore du sang qu'on y avoit répandu. La compagne d'Aciloé, Cora, ne pleuroit point: une pâleur mortelle étoit répandue sur son visage; et le feu sombre et dévorant dont ses yeux étoient allumés, avoit tari la source de ses larmes. Sesregards, tantôt fixes et tantôt égarés, cherchoient, dans ces plaines funebres, l'ombre errante de son époux. " où est-il mort? En quel lieu repose mon cher Alonzo, disoit-elle? En quel lieu s'est fait le carnage de ceux qui gardoient notre roi? " un indien lui répondit: " vous y touchez. C'est là, dans ce lieu même, qu'étoit le trône de l'inca; c'est là qu'autour de lui tous ses amis sont morts; c'est là qu'ils sont ensevelis. Alonzo étoit à leur tête; et cette petite éminence que vous voyez, c' est son tombeau. " à ces mots, qui percent le coeur de la tendre épouse d'Alonzo, un cri déchirant part du fond de ses entrailles. Elle se précipite, elle tombe égarée sur cette terre humide encore, que l'herbe n'avoit pas couverte; elle l'embrasse avec l'amour dont elle eût embrassé le corps de son époux; elle résiste au soin qu'on prend de l'arracher de ce tombeau: et lorsqu'on veut lui faire violence, il semble, à ses cris douloureux, qu'on va lui déchirer le coeur. Enfin l'excès de la douleur rompant les noeuds dont la nature retenoit encore dans ses flancs le fruit d'un malheureux amour, elle expire en devenant mere. Mais cet accès de désespoir n'a pas été mortel pour elle seule; et l'enfant qu'elle a mis au monde en est frappé. Il s'éteint, sans ouvrir les yeux à la lumiere, sans avoir senti ses malheurs. La constance d'Ataliba avoit, jusques-là, dédaigné d'adoucir ses persécuteurs; mais cette ame,que l'infortune avoit élevée, affermie, et dont la tranquille fierté défioit les revers, s'abattit tout-à-coup, lorsque, dans sa prison, il vit ses femmes, ses enfants, chargés de chaînes comme lui, se jetter dans ses bras, tomber en foule à ses genoux. Il se trouble; ses yeux se remplissent de larmes; il reçoit dans son sein, avec une douleur profonde, ses épouses et ses enfants; il les presse contre son coeur; il mêle ses soupirs à leurs plaintes; il oublie que sa foiblesse a pour témoins ses ennemis; ou plutôt il ne rougit point de se montrer époux et pere. Pizarre, observant dans les yeux de ses compagnons attendris la même compassion qu'il éprouvoit lui-même, s'en applaudit, et d'autant plus, qu'il voyoit aussi tomber l'orgueil d'Ataliba; mais, pour donner à son courage le temps de s'amollir encore, il ordonna qu'on le laissât seul avec ses femmes et ses enfants. Ce fut alors que la nature abandonnée à elle-même, donna un libre cours à tous les mouvements de la douleur et de l'amour. Baigné d'un déluge de larmes, Ataliba voit ses enfants l'environner, baiser ses chaînes, demander quel mal ils ont fait? Quel est le crime de leurs meres? Et si c'est pour mourir ensemble qu'on les a réunis? Tendre époux et bon pere, il jette un regard languissant sur sa famille désolée; et son coeur oppressé de douleur, de pitié, de crainte, ne répond que par des sanglots.
CHAPITRE 53
Le jour fatal arrive, et le conseil est assemblé. Il étoit formé des plus anciens et des plus élevés en grade parmi les guerriers castillans. Pizarre y présidoit; mais Almagre et Requelme étoient assis à ses côtés. Un silence terrible regnoit dans l'assemblée. On fait paroître Ataliba; on l'interroge; et il répond avec cette noble candeur qui accompagne l'innocence. On lui rappelle le massacre de la famille des incas; on lui oppose les témoins du meurtre du roi de Cusco, et du projet formé pour l'enlever lui-même du palais de Cassamalca. La vérité fait sa défense. Il leur expose en peu de mots la cause et les malheurs de la guerre civile; ce qu'il a fait pour désarmer l'inflexible orgueil de son frere; ce qu'il a fait pour l'appaiser, même depuis qu'il l'a vaincu. " si j'avois pu vouloir sa mort, dit-il, c'est lorsqu'il soulevoit ses peuples contre moi, et que, du fond de sa prison, il rallumoit encore les feux de la guerre; c'est alors que ce crime, utile à ma grandeur et au repos de cet empire, auroit dû me tenter. Je n'ai point méconnu mon sang; je n'ai point voulu le répandre; et si, dans les combats, sans moi, loin de moi, malgré moi, l'aveugle ardeur de mes soldats n'a rien épargné, c'est le crime de celui qui,pour ma défense, m' a forcé de leur mettre les armes à la main. Castillans, ma victoire m'a coûté plus de larmes que tous les malheurs que j'éprouve ne m'en feront jamais verser. Voyez, poursuivit-il, si j'ai rendu mon regne odieux à mes peuples. Je suis tombé du trône; mon sceptre est brisé; tous mes amis sont morts; je suis seul dans les chaînes, avec des femmes et des enfants; on n'a plus rien à craindre, à espérer de moi. C'est là, c'est dans l'extrêmité du malheur et de la foiblesse, qu'on peut discerner un bon roi d'avec un tyran; c'est alors qu'éclate la haine publique, ou que se signale l'amour. Voyez donc ce que j'ai laissé dans les coeurs, et si c'est ainsi qu'on traite un méchant, un coupable. Ce respect si tendre et si pur, cette fidélité constante, cette obéissance à la fois si profonde et si volontaire; enfin cet amour de mes peuples envers un malheureux captif, voilà mes témoignages contre la calomnie; et je vous demande à vous-mêmes si ce triomphe est réservé pour le crime ou pour la vertu? Ce moment, juge de ma vie, est sous vos yeux; et j'en appelle à lui. Non, quoi que l'on vous dise, vous ne croirez jamais que celui qui, de sa prison, dans l'indigne état où je suis, fait encore adorer sa volonté sans force, et voit ses peuples prosternés, venir, en lui obéissant, arroser ses chaînes de larmes, ait été sur le trône injuste et sanguinaire. Vous m'avez connu dansles fers tel que l' on m'a vu sur le trône, simple et vrai, sensible à l'injure, mais plus sensible à l'amitié. On m'accuse d'avoir tenté ma délivrance, et voulu soulever mes peuples contre vous! Je n'en ai pas eu la pensée; mais, si je l'avois eue, m'en feriez-vous un crime? Regardez ces plaines sanglantes; voyez les chaînes dont vous avez flétri les mains innocentes d'un roi; et jugez si, pour me sauver, tout n'eût pas été légitime. Ah! Vous n'avez que trop justifié vous-mêmes ce que le désespoir auroit pu m'inspirer. Cependant j'atteste le ciel, que, Pizarre m'ayant donné sa parole et la vôtre de m'accorder la vie, de me rendre la liberté, de faire épargner ma famille, et de laisser en paix le reste de mes peuples infortunés, j'ai mis en lui mon espérance, et ne me suis plus occupé qu'à faire amasser l'or promis pour ma rançon. Mon dieu, qui sans doute est le vôtre, lit dans mon coeur, et m'est témoin que je vous dis la vérité. Mais, si c'est peu de l'innocence pour vous toucher, voyez mes malheurs. Je suis pere, je suis époux, et je suis roi. Jugez des peines de mon coeur. Vous m'avez voulu voir suppliant; je le suis, et j'apporte à vos pieds les larmes de mes peuples, de mes foibles enfants, de leurs sensibles meres. Ceux-là du moins sont innocents. " ce langage simple et touchant attendrit quelques-uns des juges; et Pizarre ne douta pointqu'il ne les eût persuadés. On fit sortir Ataliba; et les juges s'étant levés, on recueillit les voix... quelle fut la surprise de Pizarre et de ses amis, en entendant que le plus grand nombre opinoit à la mort! Aussi-tôt ils réclamerent contre cette sentence inique, et ils rappellent au conseil la parole qu'il a donnée de renvoyer la cause, après l'avoir instruite, au tribunal de l'empereur. Requelme l'avoit proposé; tout le conseil y avoit souscrit; aucun n'osoit désavouer ce consentement unanime; et Ataliba condamné, avoit du moins l'espérance de passer en Espagne, et d'y être entendu et jugé par un roi. Mais la noire furie qui poursuivoit ses jours, n'eut garde de lâcher sa proie. Valverde, échappé de sa chaîne et mis en liberté, revient, la rage au fond du coeur, se déguise, et entre, inconnu, au milieu d'une nuit obscure, dans les murs de Cassamalca. C'étoit l'heure où Almagre, avec ses partisans, formoit ses complots ténébreux. Le fourbe paroît à leur vue. " amis, dit-il, reconnoissez la fidélité des promesses de celui qui a dit au juste: tu fouleras aux pieds l'aspic et le lion . Vous m'avez vu chargé de chaînes, proscrit, envoyé sur la flotte, pour être abandonné dans quelque isle déserte, où je serois la proie des animaux voraces; me voilà au milieu de vous. Dieu a rompu les pieges du méchant; il s'est joué des conseils de l'impie; il a tendu la main au foible,innocent et persécuté. Mais vous, guerriers, qu'il a choisis pour défendre sa cause, et qu'il a revêtus de force et de courage pour le venger, que faites-vous? Vous consentez que Pizarre envoie en Espagne un tyran, son ami, votre accusateur, celui qui peut, par ses richesses, gagner la cour et le conseil; celui qui, s'il est écouté, vous dénoncera tous comme de vils brigands, comme de lâches assassins, faits pour le meurtre et la rapine; sans foi, sans pudeur, sans pitié, indignes du nom d'hommes et du nom de chrétiens! Y pensez-vous? Et de quel droit dérober le crime au supplice? Cet usurpateur, ce tyran, ce parricide est convaincu; il est jugé; pourquoi ne pas exécuter la sentence qui le condamne? Qu'il meure; et tout est consommé. " l'atrocité de ce conseil étonna les plus intrépides. Mais Valverde, sans leur donner le temps de balancer: " il y va, leur dit-il, et de la vie et de l'honneur. Il y va de bien plus, il y va de la gloire de la religion, des intérêts du ciel; et le dieu vengeur qui m'envoie, vous défend de délibérer. Pizarre dort; tout est tranquille; et Requelme, par qui le procès est instruit, a droit de voir Ataliba, de l'interroger à toute heure; qu'il me fasse ouvrir la prison. Je ne veux, avec lui et moi, que deux hommes déterminés. " l'importance du crime en fit surmonter l'horreur; et par un silence coupable, on consentit, en frémissant, à ce qu'on n'osoit approuver. Alors, d'une voix radoucie, Valverde reprit la parole. " en ôtant la vie à un infidele, dit-il, ne perdons pas de vue le soin de son salut. Je veux, en le purifiant dans les eaux saintes du baptême, lui rendre à lui-même sa mort précieuse autant qu'elle est juste, et sanctifier l'homicide qui nous est prescrit par la loi. " la famille d'Ataliba, les yeux épuisés de larmes, et le coeur lassé de sanglots, dormoit alors autour de lui. Mais ce prince, agité de funestes pressentiments, n'avoit pu fermer la paupiere. Il entend ouvrir sa prison. Il voit entrer Requelme, et avec lui trois hommes enveloppés de longs manteaux, qui ne laissent voir que leurs yeux, dont le regard lui semble atroce. Un mouvement d'effroi le saisit; il se leve; et surmontant cette foiblesse, il vient au devant d'eux. " inca, lui dit Requelme, éloignons-nous; n'éveillons point ces femmes et ces enfants. Il est bien juste que l'innocence repose en paix. écoutez-nous. Vous êtes jugé, condamné; le feu seroit votre supplice, suivant la rigueur de la loi. Mais il dépend de vous de vous sauver des flammes; et cet homme religieux, que vous allez entendre, vient vous en offrir un moyen. " le prince l'écoute, et pâlit. " je sais, dit-il, que le conseil m'a jugé; mais ne doit-on pasm'envoyer à la cour d'Espagne, et réserver à votre roi un droit qui n'appartient qu'à lui?-croyez-moi, les moments sont chers, poursuivit Requelme: écoutez cet homme vertueux et sage, qui s' intéresse à vos malheurs. " Valverde alors prit la parole. " ne voulez-vous point, lui dit-il, adorer le dieu des chrétiens? Assurément, dit le malheureux prince, si ce dieu, comme on nous l'annonce, est un dieu bienfaisant, un dieu puissant et juste, si la nature est son ouvrage, si le soleil lui-même est un de ses bienfaits, je l'adore avec la nature. Quel ingrat, ou quel insensé peut lui refuser son amour?-et vous desirez d' être instruit, lui demande encore le perfide, des saintes vérités qu'il nous a révélées, de connoître son culte, et de suivre sa loi?-je le desire avec ardeur, répond l'inca: je vous l'ai dit. Impatient d'ouvrir les yeux à la lumiere, que l'on m'éclaire, et je croirai.-graces au ciel, reprit Valverde, le voilà disposé comme je le souhaitois. Implorez-le donc à genoux, ce dieu de bonté, de clémence; et recevez l'eau salutaire qui régénere ses enfants. " l'inca, d'un esprit humble et d'une volonté docile, s'incline et reçoit à genoux l'eau sainte du baptême. " le ciel est ouvert, dit Valverde, et les moments sont précieux. " à l'instant il fait signe à ses deux satellites; et le lien fatal étouffe les derniers soupirs de l'inca.Ce fut par les cris lamentables de ses enfants et de leurs meres, que la nouvelle de sa mort se répandit au lever du jour. Quelques espagnols en frémirent; mais la multitude applaudit à l'audace des assassins; et l'on crut faire assez que de laisser la vie aux femmes et aux enfants de ce malheureux prince, abandonnés, dès ce moment, à la pitié des indiens. Pizarre, indigné, rebuté, las de lutter contre le crime, après avoir chargé de malédictions ces exécrables assassins et leurs partisans fanatiques, se retira dans la ville des rois, qui commençoit à s'élever. La licence, le brigandage, la rapacité furieuse, le meurtre et le saccagement furent sans frein; l' on ne vit plus, sur la surface de ce continent, que des peuplades d'indiens tomber, en fuyant, dans les pieges et sous le fer des espagnols. Des bords du Mexique arriva ce même Alvarado, cet ami de Cortès, ce fléau des deux Amériques. Rival des nouveaux conquérants, il vint se jetter sur leur proie, et s'assouvir d'or et de sang. Dans toute l'étendue de cet empire immense, tout fut ravagé, dévasté. Une multitude innombrable d'indiens fut égorgée; presque tout le reste enchaîné, alla périr dans les creux des mines, et envia mille fois le sort de ceux qu' on avoit massacrés. Enfin, quand ces loups dévorants se furent enivrésdu carnage des indiens, leur rage forcenée se tourna contre eux-mêmes. Le cri du sang d'Ataliba s'étoit élevé jusqu'au ciel. Presque tous ceux qui avoient contribué au crime de sa mort, en porterent la peine; et tandis que les uns, pris par les indiens dans des lieux écartés, expiroient sous le noeud fatal, les autres, justes une fois, s'égorgerent entr'eux. L'exécrable Valverde, en menant une bande de ces brigands à la poursuite des indiens qui s'étoient sauvés dans les bois, tombe aux mains des antropophages; et brûlé, déchiré vivant, dévoré par lambeaux avant que d'expirer, il meurt le blasphême à la bouche, dans la rage et le désespoir. Parjure et traître envers Pizarre, Almagre fut puni du plus honteux supplice; et sa lâcheté mit le comble au juste opprobre de sa mort. Pizarre, dont le crime étoit d'avoir ouvert la barriere à tant de forfaits, Pizarre, trahi par les siens, mourut assassiné. Accablé sous le nombre, il succomba, mais en grand homme, qui dédaignoit la vie et qui bravoit la mort. La guerre, après lui, s'alluma entre ses rivaux et ses freres. Cusco, saccagée et déserte, vit ses plaines jonchées des corps de ses tyrans. Les flots de l'Amazone furent rougis du sang de ceux qu'elle avoit vus désoler ses rivages; et le fanatisme, entouré de massacres et de débris, assis sur des monceaux de morts, promenant ses regards sur de vastes ruines, s'applaudit, et loua le ciel d'avoir couronné ses travaux.
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Les Incas ou la destruction de l'empire du Pérou. Les Incas ou la destruction de l'empire du Pérou. Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BB91-4