LE NOUVEAU DIABLE BOITEUX.
T. I.
[][][]‘Quel est ce moderne Sardanapale? un ex-laquais qui a fait la banque. ’
[]BOISSON, Imprimeur-Libraire, rue Hautefeuille, n°. 20.
AN VII DE LA RÉPUBLIQUE.
[][]LE NOUVEAU
DIABLE BOITEUX,
TABLEAU PHILOSOPHIQUE ET MORAL DE PARIS ;
MÉMOIRES mis en lumière et enrichis de Notes par le Docteur DICACULUS, de Louvain.
Nonne libet medio ceras implere capaces Quadrivio!......
JUVENAL.
TOME PREMIER.
A PARIS, Chez F. BUISSON, Imprimeur-Libraire, rue Hautefeuille, n°.20.
AN VII DE LA RÉPUBLIQUE.
[][]AUX MÂNES DE LE SAGE.
ÉPITRE DÉDICATOIRE.
....Nardi parvus onix Elicuit cadum.HORACE.
ON pourroit dire d'un livre, écrivoit un homme d'esprit : fils de tel livre, comme on dit fils d'un tel. J'ajouterai que ce sont des enfans qui souvent méconnoissent leur père, ou qui n'en sont pas légitimés.
La fiction du Diable boiteux [2] découvrant les cheminées de Madrid, appartient à un auteur espagnol, nommé Vélez de Guevara.
L'auteur de Turcaret et de Gilblas, se rendit maître de cette fable, et l'embellit.
J'emprunte à mon tour ce cadre dans lequel on peut presser au bout de chaque siècle, que dis-je ? de chaque année, des ridicules nouveaux ; Sujets toujours traités , toujours inépuisables.
Romancier piquant, peintre naïf des mœurs y toi, dont un génie riant semble avoir guidé la plume facile, reçois l'hommage [] d'un écrit dont tu m'inspiras la pensée.
Je me représente les Grâces dansant à tes côtés au son des grelots de la Marotte de Momus. J'ai poursuivi ce groupe charmant et fugitif: il est resté près de toi.
Alors je me suis ouvert une autre route. Au lieu d'aligner des chapitres, j'ai dessiné des scènes : je n'ai point songé à l'ordonnance du Tableau, à la disposition des Personnages, ou des objets ; je les ai peints à mesure qu'ils se présentoient, et comme ils se présentoient.
Docile à tous les caprices de mon génie, j'ai laissé courir ma plume au gré de sa vive fantaisie ; j'ai secoué une fois toutes les règles ou plutôt toutes les entraves de l'art. Je ne me suis occupé ni du plan ni du style de rOuvrage., persuadé qu'il seroit meilleur, si cirque page étoit le résultat de la sensation du moment ou de l'inspiration.
C'est le miroir fidelle de ce groupe [4] mobile de fantômes, de sentimens, de pensées que l'imagination et la réflexion ont. promenés au sein de mon cerveau échauffé.
Regardez ce canevas comme un fond d'arabesques.
Je vais suspendre, inimitable Le Sage, mes arabesques au-dessous de vos tableaux.
AVERTISSEMENT NÉCESSAIRE,
‘Tout n'est pas vérité : tout n'est pas fiction. ’
ON s'est proposé , dans cet ouvrage, d'attaquer les abus et non l'autorité : les vices, les ridicules, et non les personnes .
[6][4]AU LECTEUR.
Latet an gais in herba.
LE DOCTEUR DICACULUS, SUR les Notes et Elucubrations dont il a enrichi ledit Ouvrage.
‘J'ai quelquefois ennuyé les sots : ils me le rendent bien. ’
DU CLOS.
A NOTRE arrivée en France, nous n'avons pas été médiocrement surpris de l'ignorance commune, et de l'oubli profond dans lequel étoient tombées les lettres sacrées et humaines ces lettres qui, comme le dit Cicéron , adolescentiam alunt, senectutem oblectant. ces lettres qui illustrèrent le siècle dernier, et dont le flambeau jeta , au commencement de cet âge, un si vif éclat.
Nous crûmes que cette fleur d'urbanité, qui naît de la culture des lettres et des arts , avoit été du moins conservée par la bonne société, par les compagnies choisies.
[8]En conséquence, nous nous munîmes de lettres de recommandation, et nous visitâmes, dans Paris, tout ce qu'il y a de mieux ; comme on dit.
On nous présenta à des Athéniennes élégantes , que nous prîmes pour autant d'Aspasies, tant qu'elles ne parlèrent point. On nous admit aux thés, aux bals, aux concerts, aux rendez-vous secrets. Les Précieuses Ridicules de Molière et les Mascarilles, ne sont rien en comparaison de ces gens-là. Les trois quarts sont grossièrement ridicules. Nous nous apperçûmes bientôt que nous n'étions pas dans le genre. Nous nous sauvâmes.
Nous rencontrâmes quelques jeunes gens qui ressembloient à des polissons de collége.
Nous leur demandâmes où ils faisoient leurs études. A la bourse, me répondit l'un d'entr'eux, et ils m'offrirent un beau coup à faire. Ces mots nous firent peur, et nous reculâmes.
Nous lûmes, sur la porte d'un grand établissement : Lycée. Nous entrâmes. Un savant faisoit la démonstration d'une découverte utile. Personne n'écoutoit. Un escamoteur parut, entretint le public de [9] l'oracle de Calchas, de la tour enchantée, de la poudre sympathique. La salle se remplit de monde.
Acceptez ce billet, me dit un de mes voisins. Je m'apperçois que vous avez du goût: rendez-vous demain à ce salon de littérature.
Je vous promets que vous aurez du plaisir.
Le lendemain, ponctuels au rendez-vous, nous apprîmes que le public ne consentait à entendre quelques petits vers, qu'au prix de douze contre-danses et d'un concert.
Un salon littéraire ne se soutient qu'à l'aide du bal, de la bouillotte , de l'orchestre et du glacier.
Nous vîmes, dans les galeries qui entouroient l'établissement, la boutique d'un physicien , attenant la boutique d'un coiffeur ; une machine électrique à côté d'une perruque ; un libraire auprès d'un pâtissier.
Les sciences sont devenues une mode, et les arts un caprice.
[ Il y a ici une lacune considérable dans le manuscrit du docteur. Il paroît que le lecteur n'y a perdu qu'une critique très-inconvenante sur des établissemens respectables] .
[]......Ainsi s'exprimoit un vieil auteur que nous accostâmes. Il nous entraîna jusqu'au fond du café Procope. Ces lambris autrefois enfumés sont aujourd'hui brillans d'un beau vernis. Les lambris enfumés entendirent Voltaire, les deux Rousseau, et tout ce que les lettres ont eu d'illustre. Le salon vernis est occupé par un groupe noir de tristes politiques , qui continuent de balancer le sort des potentats, Et du fond d'un café leur mesurent la terre.
Un manuscrit sortait de la poche du vieil auteur. Sur la prière que nous lui unes, il n'hésita point à nous le communiquer : il mit ses lunettes, et commença à lire : « Roman... - Fort bien , dit en l'interrompant un libraire bègue qui s'approcha: vous connoissez votre siècle Les ou-ouvrages solides., instru-uctifs , mo-raux, les tablettes chro-oiiolo-lo-ogiques , l'hi-l'histoire des nations, les actes de la so-oociété de Londres, ce-e !a ne se vend .point. Si-i Rousseau m'apportoit son Con-on-ontrat Social et Mon-Mon-Montesquieu Es-esprit des Loix, je ne me cha-aargerois pas de les imprimer à à à mes frais.
[]Mais un ro-o-oman , pourvu qu'il n'ait pas ; le-e sens co-co-commun, ce-ela mon -onte par-dessus les nues. Monsieur co-connoit-il Je Moine ; cela se débite mieux que Grandi-i-isson,- cc-ela laisse bien loin de-errière .soi Cia-a-arisse et l'Héloïse. L'auteur, les li-ii-ibraires de Londres et de Paris, deux théâtres ont vé-écu de ce livre. - L'auteur continua en souriant ; l'ouvrage a pour titre: le Diable boiteux, à Paris , en 1797.
Bien, dit le libraire, du mer-erveilleux des sp-Mp-spectres, des mon-onstres, cela est cha-armant. — Ce genre est usé : le public s'écrie comme La Fontaine, Il me faut du nouveau, n'en fut-il plus au monde.
Tous les sujets sont épuisés. L'amour. ; mais l'élégie est fade. Le cynisme. ; mais cela est bien rebutant. Le merveilleux.
mais cela est bien bizarre. La satire... ; mais cela est bien odieux. Le sentimental... hélas !.... où est Sterne ! Il reste à tenter la peinture des mœurs. Ici le roman devient dramatique ou épisodique. Il présente une suite de caractères , une succession d'intérêt et d'action , ou de scènes détachées , des tableaux fugitifs, une galerie de portraits. Ce dernier genre convient à la paresse de [12] l'auteur et du lecteur. Moins sévère , moins ennuyeux peut être , le genre épisodique ne provoque ni l'attention, ni l'ennui. Il semble s'accommoder à la légèreté française.
La fiction du Diable boiteux est le cadre des Ombres chinoises : nos ridicules succèdent de chapitres en chapitres , se pressent, s'effacent et disparoissent pour faire place à d'autres. La curiosité et la malignité humaine y trouvent un peu leur compte. — Fort bien , reprit le libraire ; ces so-o-ortes d'ouvrages se vendent sur le fi-i-titre ; mais avez-vous songé aux gra-aaavures ; cela est bien important Du pi-pi-piquant dans la situation , u-une pointe de vo-o-o-olupté , un grain de li-i-i-i-ibertinage. — Ah ! monsieur. — Vous autres vous ne pen-ensez qu'au style, au développement des ca-ca-caractères , à fifi-filer des situations. Tout cela s'achette sur l'en-en-en-enseigne . — Je pense qu'en fait de frivolités , il faut beaucoup de profondeur. Vous aurez des estampes , des romances ; quand on veut empêcher les [13] abeilles de s'écarter, il faut faire beaucoup de bruit sur un chaudron.
Dessin de la première estampe : Le plafond de la chambre est à jour. Le diable boiteux, une lorgnette à la main , et le bachelier armé de besicles , sont penchés sur une cheminée voisine, en arrière-plan.
Boudoir en rotonde : ottomane soutenue par des sphynx ; retroussis , rehaussés de perles ; une glace libertine ; trois jeunes filles nues, dans l'attitude des Grâces ; dans l'ombre, une manière de Satyre.
Songez - y, graveur : ce n'est point là une scène de l'Aretin , mais un tableau de l'Albane.
Ecrivez au-dessous : Quel est ce moderne Sardanapale? Un ex-laquais.—Pa-a-pas mal.
Dessin de la seconde estampe. — Scène de nuit et de roman. Un désert, des ifs, des cyprès, une tour, une terrasse , une femme sur cette terrasse tendant les bras ; près d'elle une harpe. Au pied de la tour , une duègne entr'ouvrant mystérieusement la porte, elle tient un flambeau. Il éclaire seul la scène.
Effet de lumière. Surprise. Sur le devant un espagnol , une religieuse : désordre, joie, tumulte, reconnoissance.
[]Graveur, du mouvement sans confusion." Au-dessous : « C'est elle ; Troisième estampe.
’Scène de phantasmagorie ou réception maçonique. Un portique de fer, soutenu par des squelettes ; une pluie de feu. Etendez le récipiendaire aux pieds d'un fantôme gigantesque. Ecrivez au-dessous : « dissociations secrètes ».
Quatrième estampe.
Pour rassurer le lecteur et pour établir un contraste, présentez, à la grande satisfaction des amateurs des cent trois départemens, les bosquets d'Idalie ou de l'Elysée ; les cascatelles de Tivoli ou le berceau de Flore : peuplez-les de nymphes agaçantes et de jeunes gens charmans. Afin que la ressemblance soit parfaite, offrez-nous des nymphes bien légères et des jeunes gens bien lourds. Qu'un feu d'artifice répande la lumière sur Je tableau.
Je m'approchai et prenant la parole. Un bon commentaire , avec double préface, avis au lecteur, etc. Table méthodique , table.
alphabétique, renvois, notes à compulser, anecdotes , éclaircissement sur les choses les plus claires , citations bien et duement compilées, ainsi qu'il est d'usage, et comme l'ont [5] toujours , et avec succès, pratiqué l'illustra Mirabeau et l'auteur du Compère Mathieu , et le docte Mathanasius , et Jacob Dup....., et..... [ Nous avons ici supprimé une nomenclature de trois cent soixante et cinq et .] - Fo-ort bien. Il y a des ni-igauds qui cherchent le poids des pen-ensées ; vous vous occupez du poids du pa-apier: allons je vois bien que vous êtes un ha-abile homme. Voilà comme on rédige aujourd'hui l'Encyclo-o-oo-pédie. Le traité fut conclu avec le libraire. Telle fut l'origine de ce petit ouvrage, dans lequel l'auteur, qui me paroît un mauvais plaisant , persiffle, j'incline à le croire, le libraire, le public, le lecteur, et son siècle.
Il auroit dû prendre pour épigraphe ces vers connus :
De mes épigrammes, les unesSont bonnes : les autres communes ;Beaucoup ne valent rien. Tant pis : mais franchementJe m'en rapporte au plus habile ;Dans ce genre il est difficileDe faire un volume autrement.
( Mart. trad. de la Monn. )
[]PRÉFACE
Vidi. Credite posteri.
HORACE.
ASSIS sous les chênes de Meudon, je lisois une pièce de circonstances : je m'endormis.
[17]Une ombre perça la terre et se leva devant moi.
La robe du spectre étoit cousue de vieux baillons, enrichis d'or et de diamans ; coiffé de grelots et d'un capuchon , il avoit la tête de Silène, la queue d'un satyre et les pieds d'un bouc. Il les enveloppoit dans le manteau troué de Diogène : d'une main il tenoit un fouet et de l'autre une lyre.
Des génies ailés lui présentoient, en folâtrant , une coupe et des masques. Il vidoit la coupe , barbouilloit les masques et les fouloit aux pieds.
Parmi ces génies, les uns graves et sévères, dessinoient à l'écart des pages savantes , dans lesquelles ils semoient les germes de la [18] morale et du bonheur. Semblables à des enfans qui poursuivent des oiseaux ou des papillons , ils erroient çà et là après la fugitive vérité. Ils se rassembloient autour d'une bannière, sur laquelle étoient écrits ces mots , horreur de l'arbitraire , paix aux hommes, tolérance , instruction. Les autres, essaim léger , couroient après des boules de savon et des hémistiches, faisant sans cesse répéter aux échos quelques sottises, vers d'Opéra , nouvelles nouvelles, phrases [19] de Mercure , quolibets , romans , propos interrompus : ils célébroient le plaisir. Tels sont des passagers qui , laissant la manœuvre au pilote , et la pompe aux matelots , jouent aux cartes dans la chambre du capitaine , tandis que le vaisseau file sur ses ancres.
Et tout-à-coup, le fantôme courut vers les deux bandes, les força de s'embrasser et de danser ensemble, fouilla dans leurs poches, enleva leurs ouvrages, mêla tout, brouilla tout, et les leur jeta au nez.
Et je crus voir se recomposer sur ces débris la chimère décrite par Horace. Une saillie avoit la tête d'une dissertation ; une pièce de morale se terminoit en queue d'épigramme , un raisonnement étoit hérissé de pointes ; la folie prit un air grave, et la sagesse des traits fallots.
Les élémens de ce chaos, se repoussoient et s'allioient. Le monstre étoit ridicule et sublime , sur son front on lisoit Gargantua.
Et je m'adressai au fantôme.
Je te reconnois, curé de Meudon , législateur [] des ris, professeur de la saine philosophie.
Lucien plus poli, moins profond, te précéda ; il fut élégant comme son siècle : la [21] grossièreté des temps où tu vécus, transpire dans tes pages ; cependant la distance qui vous sépare est égale à celle que la philosophie a mise entre Aristipe et Diogène.
[2]Guide de La Fontaine et rival de Boccace, tu as su enrichir l'art de nouvelles beautés.
Sous ton pinceau, l'horizon de la science s'est [23] agrandi, la raison s'est éclairée, la superstition et le despotisme ont vu tomber. le masque qui cachoit leurs têtes hideuses.
Un peintre a fait découler l'hippocrène de la bouche d'Homère, et a représenté la fouie des poëtes y puisant à pleine coupe.
Ainsi s'échappe de tes lèvres, comme un fleuve rapide, une éternelle et intarissable plaisanterie. Là s'abreuvèrent, à longs traits, Swit, qui joignit à ton sella mordante âcreté d'Aristophane, vous épura tous les deux, et mania la lègère ironie ; Sterne, qui fondit dans ta manière celle de notre Montaigne, qui, plus savant dans l'art du contraste et dans la connoissance du cœur humain , créa le genre sentimental ; enfin, le vieillard de Ferney, qui, en te méprisant, t'imita, et par ce don heureux d'embellir tout ce qu'il touchoit, rajeunit ta physionomie, polit ta rusticité, et recula les bornes de l'art du ridicule, qu'il mit en action le versant sur tous pour l'instruction de tous, et enchaînant à l'immortalité quiconque avoit le sot orgueil de la domination , ou la cruelle manie de l'intolérance.
Jouis de la gloire d'avoir été le maître de ces maîtres.
[24]Ombre immortelle, est-ce à chanter mont siècle que tu réserves ta lyre ? Est - ce à châtier la dépravation que cette verge est destinée ? Et je commerçai à peindre mon siècle. A la vue de tant d'actions héroïques, il prit sa lyre. Je, continuai. A la vue de tant d'oppositions ridicules, il sourit, et le fouet de la satire s'agita dans- ses mains.
J'achevai ; et au récit de tant d'actions et de réactions atroces, il se voila d'indignation, et disparut.
Je voulus fixer sur le papier ce récit, en lui imprimant une forme dramatique et des développemens. Je sentis qu'il nous étoit impossible d'écrire l'histoire des événemens dont nous avons été témoins.
Je renonçai donc au projet de présenter des tableaux réservés au pinceau de la postérité , perfectionnée, éclairée, impartiale, incorruptible.
La scène mobile de nos ridicules attira ma pensée : j'essayai leur foible esquisse. Je m'étois proposé d'abord Rabelais pour modèle. Sa plume me parut aussi difficile à manier que la lance d'Achille ; mais j'apperçus à terre le crayon de Le Sage, et j'osai lé ramasser.
[]LE NOUVEAU DIABLE BOITEUX, TABLEAU PHILOSOPHIQUE ET MORAL DE PARIS, EN 1797.
CHAPITRE PREMIER.
LE DIABLE EN BOUTEILLE.
Mirabile !....
LE SAGE à la fin de son roman , a laissé le diable boiteux dans les mains de l'enchanteur Torribio. Celui-ci a saisi Asmodée par sa jambe croche et le replonge dans une bouteille qu'il pend au plancher de son grenier.
II y seroit encore sans un événement dont nous vous garantissons l'authenticité. Nous le puisons dans un des journaux honnêtes qui avoient cours alors dans les sociétés élégantes et choisies de la bonne ville de Madrid ; mais ne seriez - vous pas curieux de connoître Torribio ?
[]CHAPITRE II.
HISTOIRE DE L'ENCHANTEUR TORRIBIO.
ON a banni les démons et les fées ;Sous la raison, les grâces étouffées,Livrent nos cœurs à l'insipidité ;Le raisonner tristement s'accrédite;On court, hélas ! après la vérité ;Ah ! croyez moi, l'erreur a son mérite.VOLT.
LES écrivains espagnols qui se sont occupés de sa généalogie le font engendrer par Parafragaramus. Il naquit des amours de ce magicien avec un démon femelle , succube de cet incube , ainsi que s'exprime le révérend père Del Fuego y de la Torré, y l'Asino, y dellas Aras Sanchez Torquemada.
Parafragaramus ayant un jour oublié son anneau, se trouva pris sans vert et fut pourfendu jusqu'à la ceinture par un de ces chevaliers qui couroient les champs : le héros lui coupa la tête. Comme le sensorium commune avoit conservé toute son énergie, cette tête se mit à courir, et Torribio se trouvant sur son passage, elle le mordit aux talons pour le faire retourner : la tête lui dit alors très-distinctement qu'il eût à lui rapporter en [27] toute diligence son anneau , qu'on trouveroit dans sa table de nuit, posé sur la clavicule de Salomon, dont la lecture charmoit toujours ses après-soupées.
Le chevalier, témoin de cette conversation étrange, se signa , traîna le corps dans le Guadalquivir, et fut raconter l'aventure à qui voulut l'entendre dans Madrid. Un barbier de cette ville fit à cette époque paroître un gros livre, pour prouver que la vitalité de la sensibilité, par l'activité de l'irritabilité, pouvoit dans sa réfrangibilité occasionner l'expansibilité de l'animalité. et voilà précisément ce qui fait qu'une tête décollée, peut rougir, courir et parler .
Cependant Torribio commentoit les réflexions suivantes : Ne ferois-je pas mi eux de garder cet anneau pour moi ? Mais où est [28] la probité ? Ah nigaud ! n'auras-tu jamais l'esprit de ton siècle ? Honneurs , richesses, tout jusqu'à la beauté, jusqu'à l'esprit même, que d'emprunts ! que de vols ! L'anneau étoit déjà entre ses doigts . Qui fut penaut ? Ce fut la tête. Parafragaramus vouloit jurer et il ne fit entendre qu'un léger frémissement, tel que celui d'un flambeau qui vacille et s'éteint. Torribio fut ému : muni du talisman il éprouva celui de la puissance. Il oublia bientôt les moyens par lesquels il l'avoit obtenue.
Il se transporta aussitôt dans le cabinet de Parafragaramus , fermé jusqu'à ce moment pour lui. Un char attelé par quatre ânes ailés, rivaux de celui de la Pucelle" descendit de l'empyrée et le voitura en un clin-d'œil.
Un griffon en sentinelle ouvrit les portes ? et vint lui lécher les pieds.
Des quatre coins de l'appartement, qui répondoient aux quatre vents , sortirent des [29] voix souterraines et redoutables qui le saluèrent en chœur.
Ses cheveux se dressèrent, et semblables à des aiguilles électriques , dardèrent des étincelles, et se couvrirent d'aigrettes bleuâtres. On l'eût pris dans ce moment pour Moïse descendant du Sinaï , coiffé de foudres et singeant le Jupiter Ammon , ou pour la transfiguration du Tabor , que nous révéla depuis le génie de cet autre enchanteur , nommé Raphaël.
Ce cabinet formoit un labyrinthe semblable à celui de Crète, et dans le goût d'une véritable chambre égyptienne. La statue du grand Thot en ornoit l'entrée. Elle s'ébranla à la vue de Torribio, remua les yeux comme une madone d'Italie, et marcha devant lui. Nous ne le suivrons pas, lecteur , dans tous ces détours. Quelle occasion plus belle pourtant de promener votre imagination, et vous en avez sûrement beaucoup , de la tenir suspendue sur des gouffres sans fond , de l'y plonger, de l'en retirer, pour la reposer ensuite sous les ombres voluptueuses de quelque bocage solitaire , où j'aurois éveillé les oiseaux, les zéphyrs, et endormi les bergères et vous-mêmes.
[]CHAPITRE III.
LA BIBLIOTHÈQUE.
Mega Biblion, Mega Kakon.
JE ne puis vous faire grâce de la bibliothèque ; imitant, en cela, le grand Miguel Cervantes-Saavedra , qui ne vous laissa point ignorer les ouvrages que lisoit l'incomparable Don-Quichotte.
Nous désirons que les amateurs de l'alchimie , auxquels ont succédé ceux de Mesmer, de Lavater, de Cagliostro, tiennent pour agréable le présent que nous leur offrons, priant que la grâce les illumine toujours , et regrettant que les illustres orateurs du baquet, MM. d'Esprem...., Berg...., Serv...., etc. ainsi que le magnifique auteur d'un ouvrage sur la baguette divinatoire, et sur l'hydroscope Bléton , et le génie apocalyptique qui présida aux ouvrages sur les initiés anciens et modernes, ne nous aient point aidé de leurs lumières. Au surplus, ceux qui en désirent de plus amples pourront consulter leurs œuvres, formant ensemble [] les 51, 52, 53, 54 et 55e. volumes de la Bibliothèque Bleue .
Dans une galerie circulaire, dont la frise supportoit les douze signes du Zodiaque , étoient rangés, par ordre, le Talmud, le Zend-Avesta , la Bible , les Mille et une Nuits, le Targum, le Mishna, tous les livres de la cabale , les Œuvres de Thomas et d'Albert-le-Grand, du docteur Faustus et de Cagliostro, etc. etc.
Torribio mit à profit cette bibliothèque. Plusieurs livres avoient des propriétés particulières, dont il éprouva les effets.
Les uns faisoient éprouver un rire sardonique et inextinguible , semblable à celui qu'excitent les petits vers de D., lorsqu'il les déclame dans la tribune du Lycée, soit que, dans un madrigal neuf, il peigne [52] l'amour fugitif, se réfugiant dans de beaux yeux ; soit que , par une comparaison plus fine, il fasse pâlir la rose et ses couleurs auprès du teint de sa bergère. D'autres épaississoient tout-à-coup la mâchoire du lecteur, de manière qu'il ne pouvoit plus desserrer les dents. Tel un jeune débutant dans une assemblée de section-, après avoir montré les poings, bavé sur sa manche et pris du tabac, fait entendre en sons inarticulés, les principes....., la hauteur....., mon avis...... Le diable vous emporte !..... Je disais donc..... Ne me tirez donc pas comme çà par derrière..... Je me résume ..... On ne s'entend pas.... Je conclus...., tandis que de tous côtés, et sur tous les tons, des voix de basse, de basse-taille, de haute-contre, de ténore, de concordantes, font entendre en chœur : Bah !.... bah !.... à bas !.... plus furieuses que les vents déchaînés, qui s'échappent, en sifflant, des cavernes d'Éole, plus orageuses que la tempête décrite par Rabelais.
Quelques-uns produisoient l'effet de la torpille. Après une légère titillation, on se sentoit engourdi ; on ne voyoit plus , on n'entendoit plus: les paupières s'affaissoient, [33] les yeux s'obscurcissoient, les bras tomboient, un froid mortel couroit dans toutes les veines. On eut dit Opéra, ou Contes Chrétiens de Marmont.... .
D'autres , chargés d'un poison plus subtil, exhaloient une vapeur narcotique, semblable, à celle dont fut atteint Epiménide. L'imprudent qui les touchoit devoit dormir trois siècles. O Laharp.... ! tes œuvres religieuses ne sont pas plus puissantes., Et je ne sais pourquoi je bâille en te citant.
O pédans !ô héros de nos cercles modernes ! auteurs morts-nés ; et vous qui ma lisez et que j'ennuie peut-être par représailles ; et vous légers papillons aux ailes pâles et frêles ; chantres de nos beautés , dont les hémistiches galans vont parer les colonnes de l'innocent Déjeuner, vous vous cherchez dans cette nomenclature insipide; rassurez-vous, vos noms échappent par leur ténuité, plus impalpables que des infiniment petits.
Ce cabinet renfermoit d'autres curiosités : dans des tiroirs d'onyx étoient conservés et [34] symétriquement rangés , la verge de Bacchus et celle de Moïse, l'anneau de Salomon et celui de Gigès , la baguette de Simon Barjone et celle d'Apollonius de Thiane ; l'histoire, sur vélin , des sept Dormans et celle des sept frères Machabées , l'évangile et l'alcoran, écrits tous les deux avec une plume tirée du dos de l'archange Gabriel ; le grand talisman Abracadabra et une tête d'âne parlante , qu'on supposoit avoir appartenu à celui qui porta en triomphe le Christ. Cette tête , par la succession des temps , et par une suite de prodiges qu'il seroit trop long de narrer, devoit orner un jour les épaules du divin Lah...., et former, en faveur de ce même Christ , dont il devoit être une seconde fois la monture , ces accens pieux et touchans dont Jérusalem retentit tous les jours.
Entre tant de merveilles , Torribio se détermina pour la verge de Moïse : il la pendit sous sa robe, à son côté, comme un pédant fait de sa férule. Il en sentit aussitôt la vertu. Vouloit-il marcher sur les airs, nager entre deux eaux sans se mouiller , mettre le tonnerre dans sa poche , ou le laisser tomber dans la marmite d'un pauvre homme, [35] changer le feu en eau, et l'eau en feu, en un mot, surpasser tout ce que firent Moïse, Jésus et Pernetti, il donnoit cinq ou six coups de verge sur les fesses du premier Sylphe qu'il rencontroit, et le miracle d'arriver à point nommé.
Il ne fut bientôt bruit que de sa sorcellerie. Les démons lui obéissoient : il les châtioit quand ils se rendoient trop tard à ses commandemens ; c'est ce qui arriva à Asmodée. Le magicien l'évoqua au moment où il s'ébattoit à la sourdine sur le giron d'une jeune fille qui ne savoit ce qu'elle éprouvoit ; il n'arriva qu'après un quart d'heure. Son excuse auroit attendri tout autre que Torribio ; mais l'enchanteur inflexible lui cassa la jambe , et le plongea, comme on sait, dans une fiole.
[36]CHAPITRE IV.
CE QUE C'ÉTOIT QUE LA BOUTEILLE OU FUT EMPRISONNÉ LE DIABLE.
Capit amphora piscem.
LE SAGE ne nous ayant pas appris ce que c'étoit que cette bouteille, nous avons fait des recherches a cet égard. Après de doctes conjectures, et une lecture approfondie des commentateurs espagnols les plus accrédités, nous avons découvert que c'étoit la bouteille à l'encre.
Le diablereau fienta dans la bouteille.
C'est dans cette boue excrémentitielle que les journalistes de parti trempent leur plume.
[37]CHAPITRE V.
SUITE DE L'HISTOIRE DE TORRIBIO, ET COMMENT LE DIABLE SORTIT DE LA BOUTEILLE.
Carmina vel cœlo possunt deducere lunam.VIRG.
TORRIBIO étoit méchant et railleur. Tout Madrid fut en proie à son mauvais génie.
Il désolait les villes et les campagnes. Tantôt: il présentoit aux voyageurs égarés mille fantômes ; la prairie se métamorphosoit pour eux en désert, et le désert en prairie ; tantôt, dans l'assemblée la plus grave, le président paroissoit tout-à-coup avec un pied. de nez , tandis que les spectateurs figuroient avec des têtes de chouettes . Un de ses grands plaisirs étoit de nouer l'aiguillette , [38] ou de transporter tout-à-coup le mari à la cave et la femme au grenier, ou d'affubler la suivante des grègues de monsieur, et monsieur de la cornette de la suivante. Quelquefois il souffloit sur la ville , et tous les habitans dansoient ensemble , fraternisoient ; chacun apportoit son écot ; la ville ressembloit à un vaste réfectoire. Peu de temps après il soufflait en sens contraire, et voilà que les citoyens cassoient les pots et se les jetoient à la tête : mais ce qui mit le comble à l'indignation générale, c'est [39] qu'il imprima un jour a la langue des orateurs publics, le mouvement et l'expression de leurs plus secrètes pensées , de manière que le rhéteur qui avoit écrit, Illustres membres du plus respectable cercle, prononçoit, Bateleurs que je méprise. Tandis que cet autre, à la contenance grave, à l'œil baissé , au geste compassé, à la voix hypocrite , qui s'étoit préparé à faire entendre ces mots : O religion sainte !. mère des mœurs, régulatrice suprême de la société.... perdoit tout-à-coup toute pudeur, et s'écrioit: Messieurs , le rôle de Tartuffe est assez bon, et voilà pourquoi je l'ai choisi. Entre nous la religion est une sottise ; mais chut cette sottise nous rapporte une considération sous le manteau de laquelle. Cette contagion de dire tout haut ce qu'on pensoit tout bas avant gagné toute la ville, ce fut un tumulte horrible qui, parti des assemblées, s'étendit aux clubs et aux loges, des loges et des clubs aux communautés et aux coteries , des coteries aux cafés , des cafés aux salons, des salons aux boudoirs , des boudoirs aux familles, des familles à l'assemblée générale , comme la pierre qui, lancée dans un bassin, forme plusieurs cercles concentriques [40] que l'on voit naître du même ricochet.
Cela commençoit même à devenir dangereux et subversif de toute bonne police, car on disoit à l'oppresseur : tu opprimes ; à l'impertinent : vous n'êtes qu'un fat ; et à maint nigaud , même puissant et honoré: tu n'es qu'un sot. Mais le nigaud avoit des païens , qui soutenoient l'esprit de famille ; l'impertinent avoit des valets, qui n'auroient su que faire de leurs bras, s'ils ne les eussent employé à nétoyer la boue des pieds de leur maître; l'oppresseur avoit des pensions et des brevets d'historiographes à donner, et voilà que les parens du nigaud, les valets de l'impertinent et les historiographes de l'oppresseur, crioient : A bas la vérité ; et le chamaillis d'aller croissant.
Ces déportemens furent dénoncés au vénérable inquisiteur, qui se signa, et mit tout en œuvre pour surprendre Torribio.
On fit, par son ordre , un beau filet de mailles de fer , semblable au reseau que Vulcain étendit autour du lit de son infidelle ; on enveloppa de ce filet la maison de Torribio ; l'inquisiteur prononça un oremus, dont la vertu enchaîna le nécromant.
[41]On entre , on répand des pots d'eau bénite ; on met en pièces les instrumens de la sorcellerie:
Nequeunt expleri, corda tuendo.
VlRG.
Dans le tumulte , on casse la bouteille où étoit renfermé le diable boiteux. , Il en sort à travers des torrens de fumée , saute an cou du vénérable inquisiteur, l'embrasse, rompt d'un coup de béquille une maille du réseau, et s'envole par la fenêtre.
Torribio passe par la même ouverture , et rejette l'inquisiteur dans son filet, où il se débat empêtré. []
CHAPITRE VI.
LE BALLON.
Magno per inane volatu.VIRG.
TORRIBIO tira d'un côté, et le diable d'un autre. Non loin de là un jeune bachelier -, novice dans- l'art des Blanchard et des Mongolfier, élevoit un ballon aérostatique , au bas duquel se balancoit une petite nacelle, où se promenoit le voyageur, l'œil au ciel, le nez au vent, la main sur les cordages. Tout-à-coup, semblable à un nuage noir, Asmodée s'abat sur le ballon et va s'asseoir aux côtés du bachelier épouvanté.
Il imprime aussitôt à la machine un mouvement plus rapide , il semble lui attacher ses ailes: le ballon roule, emporté dans l'espace ; le vent s'éleve, les villes s'effacent à leurs yeux , les Pyrenées leur paroissent un point imperceptible ; ils traversent les airs avec la rapidité de la flèche ou de l'éclair.
A moitié remis de sa première émotion, le [43] bachelier demanda compte à Asmodée des motifs de cette espièglerie. Rassurez-vous, lui dit Je diable boiteux ; je suis assez bon diable. J'ai emprunté votre machine pour me soustraire aux regards de Torribio , dont les yeux perçans me cherchent , et interrogent l'espace ; je serai reconnoissant de ce service: et si j'ai payé jadis celui de don Cléofas, je ne serai point ingrat envers vous. — Mais où nous emporte ce tourbillon irrésistible ?— En France. — En effet, ils touchoient la France. — Si nous roulons toujours ainsi, nous serons bientôt à Paris. — Le voilà.
[44]CHAPITRE VII.
PARIS, OU LES DISCOURS EN L'AIR.
Monstrum horrendum, informe ingens.VIRG.
LEs clochers de Paris , et ses tours, et ce dôme majestueux qui chancelle aujourd'hui sur sa base, ce Panthéon caduque devenu le Clamart de nos réputations ; la boule d'or des invalides, qui scintille comme une étoile à travers la nue, leur apparoissoient dans un vague lointain et embrumé.
Le char s'alentit et descend par de molles et paresseuses oscillations.
Ils entendent déjà les cris des hommes et des animaux, le roulement des voitures au loin retentissantes, le hennissement des chevaux , et ce murmure éternel et confus , semblable à celui d'un torrent reculé qui tombe, [] et dont le sourd mugissement se mêle au bruissement monotone des feuilles agitées, mais interrompu et croisé par les chants de mille oiseaux.
Ces flots d'habitans , cette vaste four-millière qui s'agite , se brise , se pousse, leur paroît du haut de la Hue comme un parterre mobile , ou comme un groupe d'insectes, éclos d'un rayon du soleil.
Pendant que le char s'abaissoit, le bachelier , grand dissertateur , bavard infatigable , cui linguœ centum oraque centum ferrea , lequel conservoit cette habitude de pérorer , contractée à l'université de Tolède, et qui d'ailleurs, comme on l'apprendra par la sui te, avoit séjourné à Paris, s'écrioit : « :Voilà donc la statue d'or et de boue , la Ninive, la Babylone , le gouffre qui attire , dévore , et sur les bords duquel , comme sur ceux de l'Averne, il ne croît qu'une herbe empestée.—Bachelier vous êtes morose.— Il n'entend rien', et il continue. « Voilà pourquoi les campagnes manquent de bras et d'éleves robustes ; voilà pourquoi les chaumes hideux des repaires misérable* couvrent et recèlent dans le reste de l'état une population plus misérable encore, dévouée [46] à l'ignorance, à la grossièreté , a un étal complet d'abrutissement. Il avoit raison le philosophe qui disoit: Soyez plus touché de voir les épis des gerbes sortir à travers les fentes d'une grange pleine que de l'aspect de la plus magnifique colonnade. Prodiges des arts et des talens, vous portez un trouble invincible dans toutes les facultés de mon ame ; mais que la voix de la nature est plus impérieuse, et que cet hymne de la fécondité, qui s'éleve de tous les points d'une campagne cultivée , parle bien plus puissamment à mon cœur. O mœurs patriarchales ! tableaux naïf ; devenus pour notre siècle avili un indéchiffrable roman , vous n'êtes qu'un beau rêve, dont la peiuture amuse, et va irriter quelquefois par son contraste le goût de ces oisifs voluptueux.
— Ah ! bachelier, une églogue, allez vous nous traduire tout le Monte- Major. -- Non, je ne vous dis pas, prenez les pipeaux de l'Arcadie, et la houlette de Gesner.... Tous ces tab !eaux sont tracés au sein des villes: leur élégance ternit leur naïveté.
Ces peintres ressemblent à Boucher, dont la manière et le papillotage, les faux tons, les [] faux jours sont si loin de la nature ; ce n'est pas là la campagne , pas plus que cette bergère avec ses rubans, ses guirlandes, ses chansons, n'est la paysanne au teint halé, au petit bonnet , au court jupon , aux bas blancs, qui, par amitié , frappe et repousse d'un poing vigoureux ce gros garçon de basse-cour. - Mais c'est-là un tableau de Téniers - Il peint de bonnes gens: s'ils n'ont point les formes de l'Apollon du Belveder, que m'importe. Je ne disserte point en ce moment sur le beau idéal. Ces magots m'intéressent, parce qu'ils sont heureux.
Croyez-vous, par exemple, que l'Œuvre de miséricorde par Téniers, ne me touche pas autant et plus que l'élégance précieuse, et les chairs d'ivoire, écloses des pinceaux de Vaniderwerf. Si j'avois à choisir entre le sort d'un athénien poli ou d'un arcadien, je me hâterois d'écrire et in Arcadia ego.
Que les hommes sont jetés loin de ces routes faciles du bonheur ! La guerre des peuplades , le besoin d'une défense commune rassembla d'abord, et fit bâtir des forteresses et des villes. — Quoi ! bachelier vous n'êtes encore qu'à l'origine. — Patience.
Ces villes devinrent le nid et le foyer de là [48] domination. Les citoyens furent parqués comme des troupeaux ; et pour suivre ma comparaison. — Je dors comme Perrin Dandin. — Pour suivre ma comparaison , le berger du troupeau put alors Je tondre plus facilement et l'envoyer à la boucherie, selon son besoin ou son bon plaisir. Tout ce qui environnoit la puissance baissa la tête , tendit les mains, et reçut des richesses en échange de son esclavage ; tous les yeux se tournèrent vers ce nouveau soleil, ,qui finit par dessécher, par brûler. Le chef ou les chefs, pour payer leurs courtisans, leurs soldats, leurs créatures, écrasèrent d'impôts intolérables les habitans de la campagne ; on fut jusqu'à les confondre avec les bêles de somme ; on vendit, on acheta tant de têtes de paysans, comme tant de têtes de bétail.— Le sommeil du diable boiteux redoubla , et le ballon, comme s'il eût été paralysé par l'ennui de cette dissertation, resta quelque temps stationnaire. — Ainsi élevées par le besoin, les villes se peuplèrent par l'espoir et par la crainte ; l'espoir d'une fortune rapide , facile , immense attira les uns , la crainte des fléaux sans nombre qui pesoient sur les tribus rurales y précipita les autres,— Bachelier [49] Bachelier, dit le diable se réveillant un peu , croyez-vous que les chariots roulans des Scythes , ou les tentes mobiles des Arabes du désert soient préférables ? — Sans doute ; et il me prend souvent fantaisie , nouveau Volney, de tenter ce voyage. Combien de fois je me suis assis à l'entrée de la tente de l'Arabe hospitalier: que j'aime à me représenter ces enfans du désert , tantôt rangés en cercle , appuyés sur leurs lances, disputant le prix de la valeur ou de la générosité ; tantôt, sur leurs chevaux barbes , emportés dans des tourbillons de sable , défiant un ciel de feu, et dispersant de timides caravanes. Je sais qu'on les appelle des brigands. Mais, qu'est-ce donc que nos nations civilisées ? qu'est-ce donc que nos gouvernemens européens, où , d'empire à empire, de particulier à particulier, existe une guerre sourde , active, éternelle ; où l'ambition des trois Etats du Nord raye des royaumes entiers de dessus la carte, et les ; partage à la vue des autres Etats ; et les i individus de ces nations ne ressembleroient pas à leur gouvernement ? N'est-ce pas là que le fripon le plus habile est le plus considéré ? [5] N'est-ce pas là que tant de millions d'hommes, en se levant le matin, se disent : Comment gagnerai je l'argent de monsieur tel ? comment ruinerai-je mon voisin ? comment usurperai-je cet emploi ? comment me composerai-je une réputation ? comment ferai - je mon bonheur aux dépens des autres ? comment éleverai-je ma famille sur les débris de ces familles ? et ce qu'ils ont dit, ils le font. Vils brigands ! donnez maintenant ce nom à cet Arabe qui a déclaré la guerre à ces avares chargés d'or, errans dans ses déserts ; à cet Arabe généreux, même envers son ennemi, et qui, désarmé, exerce toutes les vertus. Il est un peuple en Europe qui ne vit que de rapines ; qui ne prospère que par la ruine du commerce des autres Etats ; qui, pour obtenir cette supériorité, ensanglante et opprime les Indes, infeste les mers , divise, soulève et pousse les unes contre les autres toutes les puissances continentales, où, suivant ses intérêts , il verse l'or , l'intrigue, les poisons, l'incendie ; gouvernement machiavélique et néronien qui jouit de cette conflagration universelle, qui réalise, autant qu'il est en lui, le vœu de Caligula ; tel, enfin, que ces matelots de Lisbonne, qui [] égorgeoient, pilloient, violoient pendant le tremblement de terre : voilà, voilà les brigands !! !.. Eh Dieu ! cette nation est celle de l'Europe où la civilisation, l'industrie ont atteint le plus haut degré de perfection ; celle dont les auteurs ont creusé le plus avant dans les abymes des connoissances humaines: c'est la patrie des Bacon, des Newton, des Locke !
Si c'étoit ici le lieu, j'assignerois bien aisément les causes de cette grande immoralité européenne , je ferois voir que tels seront à jamais les fruits amers du despotisme, tant qu'on ne brisera pas sa hache entre ses mains ; je ferois voir que les hommes ne pouvant être heureux que par la vertu, ils ne le deviendront que sous les gouvernemens dont la vertu est le principe. Cela nous meneroit trop loin : revenons. — Bachelier , vous êtes une mauvaise connoissance : raisonneur et bavard. — Je disois que les villes élevées par le besoin, peuplées par l'espoir et la crainte , s'étoient ensuite agrandies par la corruption naturelle qui s'introduit, se filtre dans les habitudes, dans les mœurs, et qui fait naître la tyrannie dont elle naît à son tour. Que si cela est vrai en [52] général , cela s'applique particulièrement aux villes où le gouvernement et l'administration résident ; le gouvernement et l'administration sont comme ces grands tourbillons de Descartes, qui faisoient mouvoir une infinité de petits tourbillons.
Quelle existence précaire et misérable ! Les trois quarts de ces gens, en apparence si fortunés, dont l'état paroît si bien établi, sont comme les moulins qui cessent de tourner et de moudre quand il n'y a plus de vent. Ils n'apperçoivent pas, ces pauvres gens, qu'en se jetant sur des branches parasites d'existence, la branche plie et rompt par la multitude des insectes qui s'y attachent et que le ver a piqué l'arbre dans sa racine. Ils rient, ils chantent, ils dansent, et les suicides, ce témoignage affreux de l'extrême misère, se multiplient. Ils rient, ils chantent, ils dansent, et chaque maison pleure sur ses malheurs domestiques. Ils rient, ils chantent, ils dansent , et le spectre effrayant de l'arbitraire balance son invisible faux sur ces têtes légères dont les coups inévitables et certains frappent quelques-unes chaque jour. Ils rient , ils chantent, ils dansent, et une vaste prison les enserre de [53] toutes parts ; car, qu'est-ce autre chose que ces murs et ces portes où veillent des soldats. On abaisse la herse d'un seul signe, et voilà mes badauts dans l'antre de Polyphême. Il les prend alors, les déchire , les dévore un à un. Insensés ! vous ne renversez pas ces murs, ces claies du parc de la tyrannie, ces barreaux de la cage qui emprisonne jusqu'à Pair que vous respirez. Ils ne m'écoutent pas : ils rient, ils chantent, ils dansent .
Ah ! lorsqu'à l'exemple des Chinois, vous aurez honoré par les loix, l'agriculture ; lorsqu'il n'y aura plus un coin de terre qui ne produise ; lorsque tant de bras fainéans seront devenus des bras utiles ; alors, réduite aux élémens d'une bonne population, la ville de Paris pourra à juste titre devenir la première du globe par les lumières qu'elle possède , et les mœurs qu'elle ne posséda jamais. Jusque-là, il ne lui manquera qu'une bonne police ; j'entends la surveillance des [54] chefs de famille et des citoyens du même quartier, les uns sur les autres ! il ne lui manquera que des monumens d'utilité publique dont il n'existe pas un seul conçu dans de grandes dimensions : je veux dire des bains vastes, des fontaines abondantes, [5] des aqueducs semblables à la Cloaca-maxima de Rome ; il ne lui manquera qu'un, véritable commerce ; en effet, je n'y vois que des vampires, des regrattiers, des commissionnaires , ou plutôt des courtiers ; il ne lui manquera que des rues droites, larges, [56] aérées, ce qu'on obtiendra en jetant par terre la moitié de cette ville gothique ; car, comme le remarquoit très-bien M. Gabriel, il doit être moins question en cette ville de bâtir que de démolir.
Mon ami, lui dit le diable boiteux, pour vous servir un plat de votre métier, et vous citer votre Aristophane, je vous dirois que ce discours sent le Socrate dans un panier au milieu de l'espace imaginaire. Laissons cette dissertation par-dessus les nues ; vous m'avez fort ennuyé, je veux vous divertir. Venez ; la nuit est arrivée, suivez-moi : nous allons nous percher sur les cheminées, je découvrirai et j'enleverai pour vous tous les toits de Paris, vous y verrez des choses qui pourront égayer votre misanthropie, et vous aurez lieu de disserter tout à votre aise.
[7]CHAPITRE VIII.
LA NUIT.
LES CHEMINÉES.
Ibant obscuri solâ sub nocte.VIRG.
LA nuit avoit enveloppé Paris de ses ombres.
La lune lui versant sa lumière tremblante et argentée , suppléait les réverbères, dont une parcimonie, bien indigne d'une grande ville , avoit ménagé l'huile ; seulement, de loin en loin, circuloient et glissoient, comme des feux follets dans les ténèbres les lampes triangulaires , les lanternes de papier des fallots ; l'armée des cinquante mille filles publiques qui font à Paris l'éducation de la jeunesse, occupait, déployée en ordre de bataille, les avenues et les portes des maisons. Le silence universel étoit quelquefois interrompu par les coups de sifflet aigus et prolongés, qui sont la voix ou le signal du crime : cependant des chars rapides ou des voitures pesantes ébranloient [58] au loin le pavé, et imprimoient aux planchers des appartemens un tremblement foible et sourd. On entendoit dans le lointain le pas pesant et marqué des patrouilles, tandis que des hordes rustiques, des troupeaux d'hommes et de femmes se succédoient sur de longues files ; ils étoient courbés sous des hottes remplies de légumes , de fruits , entassés en pyramides, en gerbes, ils les étaloient précipitamment le long des rues, transformées tout-à-coup en un riche et vaste jardin, où les servantes des oisifs venoient à leur réveil, bourse à la main , cueillir le dîner de leurs maîtres. Paris présentoit à la fois les grands tableaux de l'ordre, du désordre, du mouvement et du repos.
Le diable boiteux et son compagnon de voyage descendent sur les premières cheminées qui s'offrent à leurs regards ; l'intérieur de toutes les maisons se manifeste aussitôt à leurs yeux. Ils errent de scène en scène, de spectacle en spectacle : tel Lalande , assis sur les tours de l'Observatoire, interroge les flambeaux de la nuit, les marque et les dénombre.
[59]CHAPITRE IX.
LA DÉBAUCHE.
Monstrum nullâ virtute redemptumA vitiis, œger solâque libidine fortis.JUVENAL.
QUEL est ce lieu magique, éclairé par des lustres de cristal d'Angleterre ? La lumière se brise et se joue en reflets d'or, d'émeraude et d'opale. Un plafond mobile où des Amours balancent des guirlandes , verse la fraîcheur et une pluie de roses ; des glaces voluptueuses réfléchissent les tableaux dont un pinceau libertin a peuplé ce temple du plaisir. Des meubles d'une forme élégante offrent au caprice, des sophas, des trônes, des lits, des conques des cousins de lin, de pourpre, de soie, enrichis de perles et de diamans ; le bronze, l'ivoire , la nacre éclatent de tous côtés. Une table somptueuse et délicate est chargée de mets exquis et recherchés. Les oiseaux et les poissons les plus rares sont étalés dans des plats d'or ; des vins parfumés, le lacryma-christi , le constance , la malvoisie [6] de Madère, l'aï , le tockai , brillent dans des coupes précieuses. Un ressort placé dans le plancher se détend et fait sortir des quatre coins autant de statues, dessinées sur le modèle des danseuses d'Herculanum. Ces automates tiennent des lyres et des couronnes ; mais à qui sont-elles destinées, car je ne vois encore personne ?— Attendez. - Une musique délicieuse et lointaine, qui sembloit s'exhaler dans les airs avec l'ambre des orangers en fleurs, sous lesquels on l'avoit disposée, annonça le maître ; deux nègres , six domestiques , revêtus d'habits écarlate, entrèrent avec des flambeaux , jetèrent des carreaux de satin noir sur un lit semblable au char de Vénus , et placèrent sous les pieds un tapis de la Savonnerie. Ils sortirent : trois filles nues , qui n'avoient pour voile que leurs longs cheveux, et dans l'attitude des trois Grâces enlacées , vinrent s'asseoir sur le lit. Le Cupidon moderne parut enfin : il étoit nu aussi.....
Lecteur ou lectrice, je ménagerai votre pudeur : je n'acheverai pas le tableau. Quel est, demanda le bachelier au diable boiteux, cet autre Beaujon ?—Un ex-laquais qui a fait la banque. On dit que l'un de ses architectes, [] il en occupe plusieurs , lui bâtit un palais de marbre ; car tout ce qui vient de faire votre » admiration lui semble déjà commun.— Vous me rappelez les affranchis de Rome : ceux de Paris demanderont aussi bientôt les honneurs du triomphe. Il me paroît que cette mode de souper avec des filles nues , est commune. Parmi plusieurs scènes semblables, qu'offrent dans ce lointain des appartenons moins magnifiques, je distingue par sa salacité ce grand homme pâle. — Ah !..... ce législateur , qui a dans la poche de son habit un discours bien sévère, bien pur , bien fort de mots et de choses, sur la réformation des mœurs.
[62]CHAPITRE X.
LE Crime.
Ille crucem sceleris pretium tulit.JUVENAL.
J'APPERÇOIS au fond de ce jardin un homme qui creuse mystérieusement une fosse profonde. Il se lève., il écoute.
il quitte l'ouvrage, s'interrompt, le reprend et s'interrompt encore : il regarde à travers les arbres ; son œil est fixe, sa main tremble et ses genoux chancellent. Un trésor est à ses pieds : ses pieds le poussent furtivement, et le couvrent de terre. La lampe qui l'éclaire vient de s'éteindre. Il se trouble ; il erre dans l'obscurité ténébreuse : la sueur ruisselle sur son front. Il ne peut retrouver sa route ; il s'embarrasse dans les branchages, et il se croit saisi par des mains d'homme ; le vent mugit. (Quelle voix m'appelle ! s'écrie-t-il. Quel est ce spectre ! et il voit un spectre. Cependant ce n'est qu'un branchage agité qui se balance et se relève sur sa tête. Ses cheveux se dressent ; il frissonne. — C'est un [63] homme qui vient de commettre un premier crime. Ses compagnons de jeu et de débauche l'ont proclamé leur chef de bande. Les voilà qui chantent dans cet entresol du Palais-Royal au milieu de ces prostituées. Ils ont paru le matin aux boulevarts , au bois de Boulogne, montés sur de superbes chevaux de main , ou traînés au milieu d'un chœur de nymphes dans des voitures élégantes.... Et les badauts qui regardoient, envioient tout bas leur bonheur ; et les déïtés du jour, les Aspasies , les Corinnes leur sourioient au passage, et quelques valets, je parle de la canaille des salons dorés, les appeloient monsieur le duc , monsieur le marquis ; ces messieurs ont un club ou lieu de rassemblement, un signe pour se reconnoître, un chiffre pour s'écrire, un télégraphe ! particulier. Leurs affiliations sont nombreuses : leur société a des racines dans toutes les sociétés ; depuis le tripot jusqu'au minis depuis la forêt jusqu'à la bourse. Dans le naufrage, ils pratiquent avec succès l'usage de jeter la moitié des richesses à la mer pour conserver l'autre. Ils croient à l'impunité du crime , tant qu'ils peuvent offrir le partage des bénéfices du crime, et [64] cela leur réussit assez souvent. Le jour , sous prétexte de voler au plaisir, ils parcourent les environs, ils marquent leur proie, ils reconnoissent les lieux, les issues, les groupes d'habitation, les maisons isolées. La nuit, ils combinent leur plan d'attaque , organisé presque toujours dans les règles du système militaire. Car ils ont leurs troupes légères qui vont à la reconnoissance , leur corps de bataille, leur arrière-garde, leurs avant-postes ; ils détachent sur les routes des éclaireurs ; ils posent des sentinelles. Ils traînent quelquefois des pièces de campagne, qui consistent en une longue poutre ou bélier, avec lequel ils enfoncent les portes. Vous frémiriez et nul homme ne dormiroit tranquille, si l'on déployoit tout-à-coup leur arsenal de leviers, de pinces, de crochets, à qui rien ne résiste, contre lesquels l'on ne pourroit se défendre, qu'en reconstruisant des châteaux forts, avec leurs mâchicoulis, leurs crenaux, leurs tourelles , leurs ponts-levis. Depuis quelque temps , ils pillent les diligences et les courriers. Ils fondent tout-à-coup le visage masqué, le sabre nu, sur les voyageurs paisibles et désarmés. Ceux que vous voyez sortent d'une pareille expédition. Cet homme [65] égaré, qui enfouit de l'or, étoit à leur tête. Les gendarmes et les voyageurs ont voulu se défendre, mais ils ont été tués ; et parmi les morts , cet homme a reconnu son père et son frère. La police les a suivis, et ils seront arrêtés cette nuit même. — Le bachelier alloit reprendre la dissertation sur la corruption des grandes villes, et enfiler une autre dissertation sur les loix pénales, considérées sous le rapport de prévenir les crimes : ces loix dont la véritable base existe dans la constitution sociale , point de vue sous lequel nul écrivain ne les a encore examinées ; mais il fut attiré par le bruit qui partoit d'une maison voisine.
[66]CHAPITRE XI.
LES OPINIONS, LA TOLÉRANCE.
Qui discute a raison, mais qui dispute a tort.RHULIERES.
Au fond d'un grenier, deux hommes , sépares par une mince cloison , venoient de la briser, et se gourmoient, en jurant, pour une question agitée au sein d'un café, et qu'ils ne comprenoient ni l'un ni l'autre. Ils s'étoient couchés en discutant ; ils disputèrent bientôt, et ils se battoient pour mieux s'entendre. — C'est la fidelle image de ce qui se passe d'un bout de la république à l'autre. Vous voyez en petit ce que sont en grand les factions. J'aime mieux le caractère de ces deux hommes que vous appercevez dans ce salon simple, mais orné de tous les attributs des arts : ils soupent gaiement ensemble, entre leurs enfans et leurs femmes. Ils ont fait des couplets sur le bonheur domestique dont ils jouissent ; ils les ont composé avec leur cœur; ils les chantent [67] avec accent : leur plaisir est double, parce qu'il est partagé et senti. Ce plaisir brille clans leurs yeux, sur tous leurs traits épanouis par une sensibilité douce. Ils s'appellent amis ; ils sont amis, en effet. Le premier est, comme on dit, un aristocrate, et le second est, comme on crie, un démocrate ; mais leur erreur, si ce nom pou voit convenir à chaque opinion , chez le premier vient de l'esprit, chez le second vient du cœur: l'un ne peut voir autrement ; l'autre ne peu ! sentir différemment. Ils le savent, et ils s'estiment.
Ils s'estiment, parce qu'ils gémissent l'un et l'autre sur les fureurs des hommes, quel que soit le titre dont ils les couvrent, quelle que soit la source dont elles dérivent ; parce qu'ils pensent que l'opinion tient à une infinité de fils délicats, dont l'éducation, les préjugés, les circonstances ont mêlé le peloton ; parce que, s'ils avoient à choisir un ami , ils se choisiroient encore ; et cependant, si l'épouvantable tocsin des ; guerres civiles venoit à sonner, on les verroit se précipiter chacun sous une bannière contraire ; mais ils iroient se chercher au fort de la mêlée, pour s'embrasser, se défendre mutuellement. — Ces caractères sont rares. -
[68]Et pourquoi, reprit le bachelier, ajouter aux malheurs, dont la nature a hérissé toutes les avenues de la vie, celui de la persécution ? Comment les hommes , ces êtres foibles et périssables ; ces atomes , qui brillent un instant dans J'espace pour s'effacer à jamais, versent - ils sur leurs traces fugitives, le poison des haines, des discordes. Insensés, que la nature avoit créés pour s'aimer, pour se secourir dans leurs infortunes mutuelles, pour partager leurs peines, leurs plaisirs, pour valoir et s'appuyer les uns par les autres.
Ah ! sans doute , lorsque cet être s"échappa à demi - formé , des mains de la nature , elle dut gémir sur son ouvrage, en voyant, et la fragilité de ses organes, ce tissu léger et délicat que le moindre choc alloit briser, et l'imperfection de son entendement qui ne devoit s'éclaircir que peu-à - peu , que tant de nuages enveloppoient, et ses sens bornés et trompeurs, et le limon dont étoit paîtrie son ame , son ame incertaine, irrésolue, mobile à tous les vents des passions , ouverte à toutes les erreurs, à tous les préjugés , dans les flots desquels elle est abymée et flottante. Telle [69] est la conformation de cet être. et tout, autour de lui, étale autant de force qu'il présente de foiblesse. Les élémens actifs et déchaînés minent, au moral et au physique , sa constitution, qui change, s'altère, croule et se dissout en détail. A chaque instant » les maladies l'assiégent, et parcourent, comme ; des essaims dévorans, le globe dépeuplé, qui y ; dans une agitation sourde_ et continue , se dévore lui-même. Plus terrible encore que tous ces fléaux meurtriers, l'homme ouvre, sous les pas de l'homme, d'autres tombeaux ! ! !
Mais, ne nous y trompons pas. L'homme cruel est l'animal domestique et abruti des sociétés ; c'est celui qu'ont dépravé de fausses institutions. La nature l'avoit doué de cet instinct précieux de la sociabilité , qui lui fait désirer l'aspect et la conversation de son semblable ; qui, à sa vue, épanouit son visage, et place sur ses lèvres un sourire affectueux ; qui donne aux plus farouches tyrans, le ’besoin d'un confident ; qui, au spectacle de cette femme frappée par une tuile, ou de cet enfant écrasé sous les roues d'une voiture, lui arrache un cri de douleur ; qui l'attendrit au théâtre sur des malheurs imaginaires, [7] et qui déposa enfin, dans son cœur, ces deux puissans réparateurs, ces deux consolateurs ineffables, la pitié et la bienfaisance. Ah ! s'il faut un culte, une divinité, des autels, élevez ces autels à la Pitié, à la Bienfaisance, ces divinités tutélaires du genre humain ! Voilà le culte qu'il convient de rendre universel.
Vous vous déchirez pour des opinions ; et ces opinions, il ne dépend pas de vous de ne pas les avoir ; car pouvez-vous faire que vous ne soyez point affecté de telle ou telle manière ? Pouvez vous changer le cours de v-os idées ? Non pas plus que celui des esprits animaux. Votre pouls bat, votre cœur suit le système de diastole et de systole ; votre cerveau pense : ces mouvemens sont dans vous et non pas de vous. - Mais cette opinion est mauvaise. — Soit : c'est une raison de plus d'exercer la pitié. Eclairez, guérissez le malade au lieu de le tuer. J'ai dit le malade , car je suis de l'avis de ce médecin qui appeloit la bêtise une maladie.— Mais la bêtise devient une frénésie. — Enchaînez ce frénétique , après avoir essayé l'opium et les caïmans ; réduisez-le à l'impuissance de nuire ; exercez encore la pitié, [71] elle sera utile à vous-même. Si vous le frappiez , vous tourneriez sa rage contre vous et contre lui. — Mais je veux me venger ! — Ou voudra aussi se venger. Vous assommerez aujourd'hui votre ennemi , demain ses amis vous assommeront ; vous tomberez dans la fosse que vous creusez, vos flèches tourneront sur vous-même, et vous boirez votre iniquité ; pour parler plus exactement, toute action, au moral comme au physique, a une réaction ; cela est mathématiquement vrai. Vous pressez sur les autres , à leur tour ils pressent sur vous ; chacun tourne et retourne .dans ce cercle, bourreaux et victimes, victimes et bourreaux, jusqu'à eu que les plus sages, se mettant entre tous, obligent chacun , pour son propre intérêt, à demeurer en repos. Les fruits de la vengeance empoisonnent celui qui les cueille ; — Mais on se calme en l'assouvissant.Que ! calme ! c'est celui du criminel que l'on détache de dessus la roue.
L'exemple de ce que produisent les persécutions n'est-il pas assez éloquent ? On persécute des pâtres, des marchands, des pêcheurs ; et ces paires humilient les forces de l'empire, et ces marchands deviennent les arbitres de [] l'Europe, et ces pêcheurs tiennent dans leurs mains le commerce des deux mondes. Si la terre leur manque, ils en demanderont aux mers: là ils feront sortir de leur sein une ville suspendue, comme par enchantement, entre les airs et les flots, là ils. repousseront plus loin ceux de l'Océan, ils lui marqueront une nouvelle barrière !. Que si cette persécution est religieuse, vous versez dans les veines des prosélytes un poison plus actif, plus dévorant que l'opium, dont s'enivrent les Macassars lorsqu'ils se précipitent nus, un cric à la main , dans les rangs de leurs ennemis épouvantés. Deux torrens partis des extrémités de la terre, l'ont traversé comme un orage : le fanatisme fit déborder ces torrens. Odin, au Nord , Mahomet, au Midi , les soulevèrent et les gouvernèrent. La résistance accrut leur impétuosité. C'est du pied du Calvaire que le Christ a monté au Capitole. Pensez-y. N'oubliez pas que tous les partis ont aussi leur fanatisme, et qu'une opinion politique est une opinion religieuse : de là découlent naturellement les règles de conduite.
La pensée est un sanctuaire impénétrable où la plus effroyable tyrannie ne peut exercer [73] d'empire : c'est une propriété aussi indépendante que sacrée. La manifestation de la pensée, soit par discours, soit par les écrits, demeure inattaquable tant qu'elle n'est point liée à des actions matériellement et physiquement subversives de l'ordre social. Laissez donc à toutes les opinions leur manifestation, que d'ailleurs il ne dépend pas de vous d'empêcher ; elles se balanceront par les contraires, et vous en aurez meilleur marché par la concurrence.
Tel est le devoir du gouvernement. Celui des particuliers est de tolérer pour être tolérés ; est de se dire que tout ce qui tient aux apperçus de l'intelligence, aux combinaisons de l'esprit, aux lumières, ne peut être saisi par tous ; cela est prouvé par la diversité des tempéramens, par l'inégalité, soit des forces physiques et morales, soit des moyens naturels ou acquis d'instruction.
Une opinion erronée, est comme une branche d'arbre tortue que les vents ont tourmentée , et où la sève s'est égarée. Le même homme éprouve combien il diffère de lui dans les différens temps de la vie , dans les différentes saisons de l'année : que dis-je ? souvent dans une heure ; et la raison en est simple. Il [74] faudroit, pour qu'il fat toujours égal à lui-même, qu'il y eût pour lui unité ou continuité des mêmes sensations, principe sur lequel, pour le dire en passant, étoit fondé le système d'éducation de Platon et de Lycurgue ; mais cela n'existant point ,l'homme léger , passionné, mobile comme l'onde des circonstances , étant toujours tel que l'ont façonné les moules du lieu, du gouvernement, du siècle , etc. ; il faut chercher un autre lien, qui réunisse les membres divers du Corps politique. Je conclus : Si LES HOMMES SONT SÉPARÉS PAR LES OPINIONS , RAPPROCHONS-LES PAR LES AFFECTIONS.
Le point d'appui de ce lien est dans la nature. Tout ce qui tient aux premières est, en général et pour plusieurs, incertain, variable ; tout ce qui tient aux secondes est fixe , immuable , irrésistible ; et vous aurez, par cela même , une pierre de touche, une mesure de l'opinion. Quand elle sera d'accord avec les affections naturelles , l'opinion sera bonne : quand elle leur sera opposée, elle sera mauvaise. Il en est ainsi du vice et de la vertu.
[75]Et par affections, ..j'entends ces sentimens qui , prenant leur source dans l'intérêt de la conservation , s'étendent à toute l'espèce en général, qui commandent l'amour et le respect de l'humanité.
Ah ! si ce précepte de morale, aimez- vous les uns les autres, étonne vos petites ames, adoptez du moins celui-ci , secourez-vous, supportez-vous les uns les autres. Ce dernier principe est mis en action dans un grand empire, gouverné par des institutions morales, je veux parler de la Chine. — Ah ! bachelier, vous allez chercher vos exemples peu loin : ces Chinois sont des fripons. - Des fripons d'Européens l'ont dit. C'est ainsi que des Anglais traitaient gravement de brigand, un sauvage qui voloit un couteau, tandis qu'ils volaient l'île entière, dont ils prenoient possession , au nom du roi d'Angleterre, en élevant un drapeau sur une perche, et en tirant quelques coups de fusil. Je crois beaucoup plus à la moralité des Chinois qu'à celle des Européens ou Européans. — Voici matière à vos élégies, sur la dépravation des mœurs.
[76]CHAPITRE XII.
L'AGIOTAGE.
Quoi ! l'agiotage seroit une circulation ! ah !oui, c'est en effet la peste circulante, dontla contagion détruit toute vraie circulation,consume toute industrie, dissout , anéantit tous les liens sociaux, tous les principes,toutes les règles du bon ordre. MIRABEAU.
FUIONS! — Rapprochez les scènes éparses que présentent ces différens appartemens.
— Je crois voir d'un côté l'Elysée et de l'autre le Tartare : là, une désolation profonde , l'avarice au teint plombé , à l'œil cave, s'arrachant les cheveux, se tordant les mains auprès d'un coffre vide ; plus loin, le désespoir déchirant ses entrailles, des pères expirans comme Ugolin, dans le supplice horrible de la faim, près du berceau de leurs enfans auxquels leur mère n'offre plus qu'une mamelle desséchée ! Une foule d'infortunés qui, pâles, égarés, furieux, cherchent et trouvent sous le fer, dans le poison, les feux ou les eaux une mort affreuse et [] Volontaire ! D'autres, plus à plaindre, qui supportent le poids du malheur et de la vie, au sein des plus douloureuses privations ; des êtres foibles, des femmes , des vieillards, des enfans sans appui, sans ressource , sans secours ; des infirmes, des malades abandonnés qui ne respirent que pour souffrir à chaque instant la mort lent,e , la : mort affreuse du dénuement, du délaissement universel, du mépris.
Ici, une troupe de sybarites insolens, qui épuisent en un jour, en un instant, toutes les délices, toutes les jouissances ; qui consument sans besoin, sans plaisir, par vanité, par ennui, par mode, par caprice, et dissipent en une minute ce que plusieurs années d'économie pourroient à peine produire , ce qui suffiroit au bonheur de plusieurs familles. Ils remplissent de leur petitesse ces hôtels immenses ; ils s'élancent sur des chars : on les prendroit pour des demi-dieux , si leur langage ne trahissoit leur origine. — Le diable boiteux passa alors la main sur les yeux du bachelier, et tirant de sa poche un petit livre intitulé : Histoire du Passé ou Généalogies modernes, reprit et continua en ces termes :
[78]CHAPITRE XIII.
LES GÉNÉALOGIES MODERNES.
N'envions point à une sorte de gens leursgrandes richesses : ils les ont à titre onéreuxet qui ne nous accommoderoit point. Ils ontmis leur repos, leur santé , leur honneur etleur conscience pour les avoir: cela est tropcher et il n'y a rien à gagner à un tel marché. LA BRUYERE.
CE gros homme qui se meurt d'une indigestion sur un sopha , est un de ces honnêtes garçons qui, les dix, les vingt et les trente de chaque mois , louoient leurs épaules larges et complaisantes pour voiturer les sa- coches chez les banquiers , espèce d'animaux de somme , auxquels on donnoit la préférence sur les ânes et les chevaux , parce qu'ils coûtoient moins.
A son chevet, est assis le plus savant de nos médecins : ce médecin ne monteroit pas à un quatrième pour un pauvre honnête homme, qui auroit même un écu à lui donner. Mais il se rendra trente fois aux ordres de ce crocheteur, qui paye douze francs par visite.
[79]Hélas ! il lui rend la dernière, et il lui marque un véritable intérêt.
Ne quittons point la banque. N'appercevez-vous pas cet homme, dont la réputation est .publique, dont la femme ne l'est pas moins , dont les caprices sans cesse renaissans fatiguent les artistes et les marchandes de modes autant que lui-même ; qu'entourent et caressent vingt Hébés, et qui s'ennuie ; qui rassemble dans un salon, pareil à celui d'Apollon, la meilleure société de Paris, nos Saphos , nos Corinnes , nos beaux-esprits, et qui s'ennuie ; qui, dans de petits soupers , aussi fins que ceux de l'ancien régime , entend chanter Garât , Mengozzi , Barbier, et s'ennuie ; qui vole à l'Opéra dans un char superbe , traîné par des coursiers aussi légers que les zéphyrs, entend Œdipe ou Alceste , assiste à Psyché , et s'ennuie ; qui parcourt dans un seul jour tous les cercles , tous ces théâtres magiques et brillans de notre frivolité, passe de l'Elysée et des bosquets d'Idalie aux cascatelles de Tivoli, à l'Eden, au berceau de Flore, et s'ennuie ; qui perd ou gagne nonchalamment trois mille louis dans une soirée , et s'ennuie Je me trompe: des convulsions ont ébranlé cette machine ; [] elle rit d'un gros rire, et nage dans une joie épaisse : elle a vu madame Angot. C'est un sot devant un miroir qui sourit à son image.
Montez au grenier de cet homme , vous y trouverez ses anciennes armoiries, un bâton blanc et un brevet de rat-de-cave.
Celui-ci habite le palais des rois , déjà trop étroit pour le contenir ; il étouffe : comme Alexandre, dans l'univers, il va demander un autre monde à conquérir. Prolongez les avenues de ce parc ; détruisez ces guérets ; changez ces champs fertiles en un désert immense : ce désert, image de la désolation qu'il traîne sur ses pas, formera l'agrément de son jardin anglais. Il sera un coin, un contraste dans ce grand tableau. Les pierres d'un rocher dessiné par Robert, sont amenées, à grands frais, de Fontainebleau : le génie des architectes s'évertue à créer des machines, capables de soutenir ces pesans fardeaux. Cet homme ne donneroit pas, pour obtenir les bénédictions de toute une famille, la millième partie de ce que coûte une de ces énormes pierres. Il participe de leur dureté.
On disoit, des possessions d'un grand empereur, [] que le soleil se levait et se touchait sans sortir de ses domaines. Cette image convient aux états de ce riche. Ses acquisitions embrassent les départemens les plus lointains, et s'étendent du Nord au Midi. Cette riche moisson d'oliviers lui appartient: ces citronniers chargés de fruits, ces orangers, ces poncires, ces cédras, tous ces trésors de la belle Provence sont les siens. Un troupeau de cavales foule les gras pâturages de la fertile Neustrie : ces cavales, ces pâturages sont à lui. Il a acheté les clos de.... Il possède une grande partie des actions de la manufacture de..... et des filatures ; il fait bâtir , à ses frais, une salle de spectacle ; il a des fonds chez l'étranger ; il ne dépense ! que ceux du gouvernement ; il est dans toutes les entreprises ; il équipe, il défraye l'armée, la flotte, que sais-je !.... Il est dans la compagnie de., dans la compagnie de la....., dans la compagnie des....., dans toutes les compagnies passées, présentes, à venir et possibles.
Un mauvais plaisant, le voyant soumissionner les écuries d'un prince , s'écria : Nature ! habitude ! pouvoir des lieux qui vous ont vu naître ! Mais, que le public le blâme [82] ou non, cela ne l'empêchera pas de mener sa voiture.
Cet autre, fils, neveu, cousin de maçons, bornoit son ambition à végéter obscur dans un emploi de 900 livres, plus, le tour de bâton qu'il pouvoit y recevoir.
Il étoit exacteur : la nature et l'art conspirèrent en sa faveur. Ses dispositions , aidées par la culture, l'ont mis sur le grand chemin.
Il est riche !... Comment ? Qui peut faire cette question ? Ce secret est celui de tant de monde , qu'il a cessé d'en être un.
Celui-là s'est jeté dans les affaires. A force d'en connoître de mauvaises, il en fait de bonnes. Il étoit porte-verge, huissier exploitant selon la cour. Aujourd'hui, il est agent, avoué , défenseur officieux ; il sait vous fournir, à point nommé, une chicanne au lieu d'un paiement. Il vous doit : vous serez trop heureux d'en être quitte envers lui sans devoir. Un ancien procureur pâliroit devant lui. Il a été un des plus habiles calculateurs du système de dépréciation. Il s'est acquitté, comme tant d'autres, au pied de l'échelle : il mériteroit d'être en haut.
Abrégeons la liste : elle est sans intérêt.
Marchez dans les promenades , vous heurtez [83] tous ces hommes nouveaux. Présentez-vous aux spectacles, ils remplissent les loges ; montez chez Velloni, chez Garchi ; dînez chez Archambault ; volez à Bagatelle , on les nommera devant vous , ils seront à vos côtés : vous les reconnoîtrez ; ils sont à part de la foule, ils forment un peuple singulier qui a ses loix , ses usages , ses manières, son langage, son allure.
Leur code d'impertinence et de ridicules est rédigé dans un style particulier.
- Ils entendent bien mal l'intérêt de leur vanité : rien ne fait plus ressortir un mauvais tableau qu'un cadre brillant, et toutes les taches paroissent au grand jour.
Vous trouverez autant d'orgueil dans ceux qui suivent à pied et d'un œil d'envie, ces courses triomphales. Cet élégant montoit derrière ma voiture, s'écrie un homme qui n'eut jamais de domestique. J'ai vu cette princesse dans l'antichambre , vous dit à l'oreille cette femme qui a été long-temps sa commensale.
Psaphon avoit tiré Diphile de la misère : il l'avoit fait élever avec son fils ; Diphile se croyoit honoré de manger à l'office : il tient aujourd'hui table ouverte, dans l'hôtel [84] même de Psaphon ; mais vous n'y serez admis qu'en justifiant d'une grande fortune.
Si vous vous présentez deux fois avec le même habit, si vous arrivez à pied, il ne vous adressera pas la parole, sa femme ne vous regardera point. Combien vous serez humilié si dans cette société vous n'apportez que du mérite !
[85]CHAPITRE XIV.
LES CONTRASTES, OU LES METAMORPHOSES.
Il n'y à point de pays au monde ah la fortunesoit si inconstante que dans celui-ci. Il arrivetous les dix ans des révolutions qui précipitentle riche dans la misère, et enlèvent le pauvreavec des ailes rapides , au comble des richesses.Celui-ci est étonné de son abondance : celui-làde sa pauvreté. Le nouveau riche admire la sagesse de la providence ; le pauvre,l'aveugle fatalité. [ MONTESQUIEU, Lettres Persannes. Lett. 98. ]
LE diable boiteux se prit à rire, et ayant prononcé quelques mots inintelligibles, mais puissans, le bachelier vit s'ouvrir tout-à-coup une nouvelle source de scènes et de contrastes, Tous ces personnages parurent en un instant revêtus des attributs de leur ancienne profession , des marque distinctives de leur premier état. Cette opposition de costume et de situation avoit quelque chose [86] de piquant. Le fat ambré qui se penchoit nonchalamment vers une nymphe charmante, parut tout-à-coup en petite veste blanche, le peigne dans une main et le rasoir dans l'autre. La nymphe eut peur : et l'on crut reconnoître madame l'ex-comtesse de. fidelle à ses premiers goûts pour les jasmins.
Plus loin , l'auguste déité qui faisoit les honneurs d'un salon, figuroit sur un lit antique, en galoches, et avec un tablier de cuisinière.
Cet illustre administrateur auprès duquel vous n'arrivez qu'après avoir traversé une enfilade d'appartemens dorés, reprenoit le manteau de Crispin.
Une longue barbe ombrageoit les joues de ces fameux banquiers, et quelques-uns vous proposoient des lunettes d'opéra.
Tel homme portoit une moustache, et la faisoit aux autres.
Celui-là se promenoit dans un parc avec une besace. Sur la grille de, ses jardins s'élevoit, en guise d'armoiries, renseigne de la gibecière.
Tel grand personnage n'étoit plus qu'un mauvais comédien.
Ces héroïnes de la mode, ces femmes délicieuses [87] redevenoient des coquines agaçantes, et la métamorphose étoit peu sensible.
[ Le manuscrit présente ici une lacune considérable . ]
[83]CHAPITRE XV.
ORIGINE DES NOUVELLES FORTUNES.
Recevoir et prendre , voilà tout le secret.FIGARO.
LE diable boiteux donna un second coup de baguette, et l'origine de ces fortunes fut manifestée.
Le bachelier crut tout-à-coup appercevoir une salle immense. Un monstre veilloit à la porte ; il étoit d'une stature gigantesque, sa tête se perdoit clans les brouillards et ses pieds descendoient dans un précipice. Sur son front étoit écrit avarice ; mais il couvroit son Iront hideux d'un masque, et sur ce masque on lisoit espérance. Ce mot magique attiroit la foule près du monstre ; les passions , sous mille formes attrayantes et diverses, voltigeoient autour des badauts et les précipitoient. Plusieurs glissoient dès les premiers pas au fond de l'abyme. Ils formèrent un pont sur lequel les derniers passèrent en écrasant du pied la tête des imprudens. [89] Arrivés dans la salle, ils apperçurent une grande table couverte d'un tapis vert : ifs prirent place. Chacun engagea au jeu sa fortune et sa personne ; mais il , sortit de la table une vapeur pestilentielle et enivrante ; leur tête se troubla : nouveaux Midas, ils crurent que tout se changeoit en or sous leurs-mains. Alors un génie malin couvrit leurs yeux d'un bandeau ; ils se jetèrent dans un tumulte inexprimable les uns sur les autres ; ceux-là roulèrent dans le vide, et ceux-ci sur des mourans.
Un coup de tonnerre ébranla la voûte de la rallie , l'abyme s'ouvrit et se referma sur des millions de victimes. Le monstre les dépouilla de ses mains d'airain.
Ces dépouilles ont Formé ce trophée abominable qu'étalent les héros de l'agiotage .
[][91][92][]CHAPITRE XVI.
DIVISION DES BANDES.
Ils boivent l'iniquité comme l'eau..,LE PSALMISTE.
Désirez-vous en savoir davantage ? Consultez cet homme qui lit à quelques amis les fragmens d'un mémoire sur l'agiotage. En disant ces mots , le diable enveloppa le bachelier d'un nuage, et le plaça derrière le fauteuil de l'orateur, qui continua ainsi : Les agioteurs se divisent en plusieurs bandes. Les uns, comme des joueurs foibles et inexpérimentés,ont été entraînés par un mouvement de cupidité , par la contagion de l'exemple ; enchaînés ensuite par la nécessité ou plutôt par une habitude vicieuse. Ils ont continué de tenter les hasards. L'aveugle ’e fortune souriant à la témérité, leur a prodigué ses faveurs, en raison de ce qu'ils les méritoient moins. Ils ont été plus heureux que sages.
On ne leur doit que le mépris : moins coupables, ils expient par l'ennui leur fortune.
Que je les plains : ils ne connoissent plus les plaisirs de la nature, ces jouissances que, mère Je bienfaisante, elle a rendu communes et faciles.
[94]Ils rougiroient d'être heureux à la manière du peuple.
Pour eux , l'amitié est un sentiment trivial , la foi dans les engagemens est un vain songe ; la vertu, un être idéal ; la bienfaisance , une chimère.
Ils n'aiment rien, fors eux-mêmes. Les arts sont une énigme pour leur esprit ; et la vertu, pour leur cœur. —
Une liaison vague d'intérêt, ils l'appellent rapport, union Ils prennent le bruit, le tumulte, le fracas de la dissipation pour le bonheur , et la débauche cadavéreuse au front hideux, à l'œil éteint, à la bouche infecte, pour la volupté.
D'autres raisonnant le crime , calculant le brigandage, ont formé ces associations meurtrières , qui disposoient des gages de la fortune publique, qui, par les soudaines émissions sur la place , abaissaient ou relevoient au gré de leur caprice , de leur horrible spéculation , les effets nationaux ou particuliers.
C'est alors que toutes les fortunes ont été ébranlées comme par un volcan ; la politique, la législation, le commerce, l'industrie, l'économie sociale, la morale , ont été troublés , et pour ainsi dire, pervertis.
[95]CHAPITRE XVII.
DES SUITES DE L'AGIOTAGE.
Crescit indulgens sibi dirus hydropsNec silim pellit.HORAT.
SON influence a été sensible sur la politique, parce que dans ce renversement des principes , les signes et les valeurs n'ont plus été en équilibre ; parce que l'agiotage a pesé sur le système de la propriété , qui a été avili par un jeu effréné et sans exemple dans les annales du délire ; parce que la mine féconde des domaines nationaux , qui , exploitée avec prudence et économie, auroit suffi à alimenter le trésor public, a été dissipée, anéantie, et que le vil prix des acquisitions a laissé sur leur stabilité des nuages , des craintes, une incertitude éternelle ; parce que la confiance , cette pierre angulaire de l'édifice social, n'a plus existé ; parce que les finances n'ont plus été le produit des recettes exactes et calculées, livrées qu'elles étoient [96] au besoin, à la dissipation du moment, qui forçoit tontes les mesures et toutes les considérations à un systême de désorganisation complète, qui ne permettait plus d'en régulariser les parties, attendu qu'en cela, comme en toute autre chose, les transitions n'avoient point été observées, la crise du passage ayant été brusque et convulsive.
L'influence de l'agiotage a été sensible sur la législation par deux énormes vices, la rétroaction et l'instabilité et cela à l'égard des objets qu'il importe le plus de soumettre à des règles invariables , la propriété et la sainteté des engagemens , de manière que l'hydre de la mauvaise foi a repullulé de toutes parts. Or, les plus grands des maux sont ceux qui découlent de la législation, puisqu'elle en est le seul remède.
[]CHAPITRE XVIII.
DE L'INFLUENCE DE L'AGIOTAGE SUR LE COMMERCE, ET DES PRINCIPES DU COMMERCE.
Le crédit d'un commerçant renaît encoreplus difficilement que l'honneur d'une femme.RAYNAL.
L'INFLUENCE de l'agiotage a été sensible sur le commerce : le principe du commerce est celui de l'économie. Le véritable commerce repose sur les gains modérés , mais répétés, sur la rigoureuse probité, sur la modération dans les désirs, et ainsi considéré il est le père des vertus publiques et privées, c'est celui que connurent et honorèrent les Hollandais dans les beaux jours de leur république, et dont le célèbre J. de Witt leur avoit tracé les élémens et les principes. Dans ces jours d'aveuglement , les gains ont été plus qu'usuraires ; les négocians honnêtes n'ont point pris part à cette désorganisation commerciale : ils sont restés spectateurs de ces troubles.
Alors se sont élevées, comme par enchantement, des maisons inconnue ornais ; bientôt fameuses, du moins par leurs spéculations désordonnées , par leurs entreprises [93] gigantesques, par leur luxe effréné, par leur immoralité profonde. On ne côtoya plus la terre ; on se lança sans boussole sur une mer vaste , inconnue hérissée d'écueils, grosse de tempêtes. Là plupart y firent naufrage. Les autres ont centuplé leur mise : ils ont gagné en un quart - d'heure, ce qui étoit autrefois la conquête lente et pénible de trente années ; mais aussi les fruits honorables de trente années de travaux et de probité, ces monumens de l'économie laborieuse de leurs ancêtres, un quart-d'heure les voit renverser.
Le commerce autrefois formoit, pour ainsi dire , un corps honorable dont tous les membres , sans être pourtant liés, sembloient, se prêtant un mutuel appui, vivre et se mouvoir ensemble. La confiance entretenoit cet accord et doubloit les moyens ; les affaires se traitaient sous la sauve-garde dé la loyauté et de l'honneur ; la parole tenoit lieu de contrat ; les banqueroutes étaient rares , et, pour ainsi dire, inconnues ; le crédit étoit ouvert, les facilités multipliées et les rentrées certaines ; la circulation des capitaux active, et la plus grande partie des mouvemens de la place avoient même lieu, sans celui des capitaux : les suites de cet ordre s'étendoient [99] plus loin ; il avoit une influence marquée sur l'intérieur domestique ; il devenoit le gardien des mœurs privées ; les hommes étoient moins livrés à la fureur du jeu, les femmes à celle de la dépense ; le sort des familles ne dépendoit pas du hasard, du coup de dé d'une spéculation ; l'art de tromper n'avoit point été réduit en système, et l'on ne se réjouissoit pas publiquement du malheur d'un parent ou d'un ami dupé, comme de la plus rare victoire.
Les fortunes acquises par un esprit de suite, par l'économie et la probité, se conservaient par les mêmes moyens.
De nos jours, le monopole, le brigandage, le jeu ont formé les élémens de ce fantôme effrayant, qui a pris le nom de commerce. Semblable à l'aiguille d'une pendule mal réglée , que l'on avanceroit ou que l'on retarderoit par caprice , qui, au lieu de marquer la succession des heures , voltigeroit en tout sens et avec la plus folle mobilité sur le cadran, le cours , cette boussole des opérations commerciales, n'a plus été qu'un indicateur perfide , qu'une girouette infidelle , égarée , et cédant au souffle des spéculateurs. Le cours qui doit être une lumière , n'a plus été qu'un feu follet, brillant sur des précipices.
[]CHAPITRE XIX.
DES CAUSES ET DES PROGRÈS DE L'AGIOTAGE.
Semper inops quicumque cupitCLAUDIEN.
LA plupart des joueurs ne risquoient rien, ou presque rien pour gagner tout ; et cela explique le mouvement ou la révolution qui précipita la ruine du commerce.
Bientôt, cette soif des richesses gagna toutes les classes , et- corrompit tous les cœurs. Peu de personnes résistèrent à l'appât d'un grand lucre. Le jeu, introduit sur les marchandises et sur les propriétés, tourna les meilleures têtes. On eût dit d'une ville prise d'assaut et mise au pillage, où chacun se sauve avec une part du butin, en écrasant à droite et à gauche. La société fut partagée en deux grandes classes , celles chis dupes et des fripons. Tons les gens honnêtes prirent le rôle de dupe ; mais la dose de revers fut en raison exacte de la probité, et le bonheur se déclara pour [3] les contraires. On vit s'enrichir, en un tour de main, toute cette horde de gens, qui, nés avec de grandes dispositions, les a voient cultivées dans des opérations subalternes ; dont les talens, comprimés par une police sévère, ou ignorés, faute d'une telle occasion , n'avoient pu, jusqu'à ce jour, recevoir un entier développement, et prendre tout leur essor.
Cette contagion funeste tira, des idées politiques, un nouvel aliment. On avoit été conduit, par les excès de la révolution, à une profonde insensibilité sur soi-même et sur les autres ; l'égoïsme enfanta les vices et la plus affreuse dégradation. Chacun s'isola: tous les esprits devinrent pervers, tous les cœurs furent d'airain. Dans le vide de sentimens moraux, il ne resta plus qu'à rechercher les derniers et les plus grossiers des plaisirs : le* sensations physiques , les jouissances de sensualité et d'orgueil ; mais on ne les obtient qu'avec beaucoup d'argent. Chacun songea à se procurer beaucoup d'argent ; et on fut d'autant moins scrupuleux sur le choix des moyens , qu'ils étoient très-faciles.
Quelques-uns même, et ce fut le plus [102] grand nombre, calculèrent les produits de l'immoralité, lis pensèrent qu'une clef d'or ouvroit tontes les portes ; qu'on ne demandoit jamais compte à un homme qui a 100 mille livres de rentes ; et en effet, je n'ai pas encore vu que l'un de ces hommes , fut-il d'ailleurs décrété d'accusation, ait fini par rendre compte. Joignez-y la facilité de transporter ses richesses et de les cacher ; ce qui est faire un véritable vol à sa patrie et à la société. Telles sont, en dernière analyse , les sublimes considérations qui ont achevé de corrompre des ames déjà corrompues.
Peut-être, ces horribles calculs ont-ils été, en partie, le résultat de la politique étrangère des cours, qui savent très - bien que, dépraver , c'est régner.
[4]CHAPITRE XX.
INFLUENCE DE L'AGIOTAGE SUR L'INDUSTRIE ET L'AGRICULTURE.
La seule , la véritable richesse est celle qui vient de la terre.QUESNAY.
L'INFLUENCE de l'agiotage a été sensible sur l'industrie et l'agriculture , parce qu'il les a frustré de capitaux , parce que les produits rapides de cet horrible jeu ont été préférés aux produits lents, mais plus certains des améliorations. En effet, le prix qu'on auroit employé à relever le coin d'une propriété, pou voit procurer une propriété entière. Le caprice qui avilissoit ainsi tous les objets , lit naître le caprice qui détruit et consume, loin de réparer. On prodigua pour des parures, des bals, et sur-tout pour des festins, les sommes qui auraient porté le mouvement et la vie dans tous les canaux de l'industrie productive.
Les spéculations utiles et honnêtes ne tentèrent pas ceux qui en avoient les moyens, et les moyens manquèrent à ceux qui auroient eu la volonté de les tenter. Elever des manufactures, tracer des chemins, dessécher [] des marais , cultiver des landes , multiplier les bois et les eaux, faire jaillir des fontaines, et sortir, comme d'un coup ; de baguette, des forêts du sein des sables arides ; parer de verdure le front nu des collines désertes, creuser des canaux d'irrigation , multiplier les prairies et les rivières artificielles, ouvrir ainsi de nouveaux dé- bouchés aux productions du sol et de l'industrie ; encourager tous les essais de culture , répandre autour de soi et sur ses pas comme une source vive et abondante , la fécondité , l'abondance et le bonheur ; doubler , que dis-je, centupler les richesses factices par les richesses de la nature, et augmenter, par des acquisitions réelles, les acquisitions de convention ; être comme une seconde providence, et former un anneau de la chaîne de bienfaisance universelle ; recueillir, à-la-fois, tous les biens physiques et tous les biens moraux, les trésors de la société, de la nature et de l'ame.... Voilà , voilà le plus bel et le plus productif emploi des -richesses. Mais , qui sait sentir cela ?
Ce n'est pas assurément celui qui achète, à huit heures du matin, un effet pour le revendre à midi.
[]CHAPITRE XXI.
INFLUENCE DE L'AGIOTAGE SUR LA MORALE PUBLIQUE.
Rien n'est plus funeste aux mœurs et àla république que les changemens continuelsd'état et de fortune entre les citoyens ; changemensqui sont la preuve et la source demille désordres, qui bouleversent et confondenttout , et par lesquels ceux qui sontélevés pour une chose se trouvant destinéspour une autre , ni ceux qui montent niceux qui descendent ne peuvent prendre lesmaximes , ni les lumières convenables à leurnouvel état, et beaucoup moins en remplirles devoirs. (ROUSSEAU, Econ. polit.)
L'INFLUENCE de l'agiotage a été sensible sur la morale publique, et c'est-là le plus terrible coup et la calamité la plus déplorable. En effet, la morale est le palladium des républiques. Faut-il ici traîner au tribunal de l'opinion ces hommes qui ont érigé leur fortune criminelle sur les ruines de vingt familles ? qui ont remboursé avec une fiction de valeur , avec un papier qui n'étoit que du papier, la dette de l'honneur et souvent de la bienfaisance. Le masque est tombé au premier choc de l'intérêt : [106] le vernis d'une politesse affectueuse cachoit des cœurs faux et des ames atroces, que le flambeau des circonstances a laissé voir dans toute leur laideur. Il ne s'agissoit point de générosité ; mais de justice rigoureuse. Qui est-ce qui s'est honoré d'être juste ? Qui est-ce qui a reculé à l'idée d'un véritable vol , lorsqu'il étoit en quelque sorte licite, et consacré, pour ainsi dire, par la loi et par l'exemple ? Les pères et les enfans , les époux , les amis, les obligés, tous ont rompu les nœuds les plus sacrés, sans remords, froidement, et cela pour quelques pièces d'or. Ah ! si l'intérêt est le père de tous les crimes, qu'attendre de cette foule dégradée, qui ne connut jamais d'autres loix que celles du plus vil intérêt ! Mettez d'un côté une somme d'argent, et de l'autre faites peser dans la balance l'honneur , la conscience, l'équité, la reconnoissance, cette religion des cœurs sensibles, la foi , la probité. Ces noms sacrés seront de peu de poids ! Ils n'en ont que dans les écrits des moralistes ; mais grâce à la perversité générale , un moraliste est devenu lui-même un être fort insipide , ou du moins complètement ridicule.
[107]CHAPITRE XXII.
DEUX TRAITS SUR MILLE.
‘A des richesses mal acquises préférez une pauvreté sans reproche. Les richesses ne peuvent être utiles que pendant la vie , au lieu que la probité , après avoir consolé la vie, nous couvre de gloire , même après la mort.Les unes ne sont que trop souvent le partage des méchans, l'autre est l'apanage des seuls gens de bien. ISOCRATE. ’
L'EXTÉRIEUR d'Euphémon annonçoit la vertu : depuis cinquante ans il jouissoit de la réputation d'honnête homme. Il devoit à son plus intime ami cent mille francs, fruits des travaux, épargnes de la plus estimable économie , destinés à former la dot d'une fille intéressante. Euphémon tenant la loi à main , et n'osant regarder son ami en face, s'est acquitté avec des valeurs mortes. Il a perdu sa réputation ; mais il croit avoir gagné.
Damis et compagnie viennent de faire banqueroute de quatre millions. Cette banqueroute est frauduleuse ; ils ont pris des termes pour payer. La loi n'accorde qu'un intérêt de cinq pour cent par année, ces [108] messieurs placent ce même argent à cinq pour cent par mois. Cela ne-s'appelle qu'une spéculation. Rien n'est plus commun que ces sortes de spéculations.
« J'ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties, toutes les loix des familles renversées. J'ai vu des débiteurs avares, fiers d'une insolente pauvreté, instrumens indignes de la fureur des loix et de la rigueur des temps , feindre un paiement au lieu de le faire, et porter un couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.
« J'en ai vu d'autres, plus indignes encore, acheter presque pour rien" on plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne, pour les mettre à la place de la subsistance de la veuve et des orphelins.
» J'ai vu naître soudain dans tous les cœurs une soif insatiable des richesses ; en un moment, une détestable conjuration de s'enrichir, non par un travail et une généreuse industrie, mais par la ruine de l'état et des citoyens.
» J'ai vu un honnête citoyen, dans ce temps malheureux, ne se coucher qu'en disant: j'ai ruiné une famille aujourd'hui, j'en ruinerai une autre demain.
[109]» Tous ceux qui étoient riches , il y a six mois, sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n'avoient pas de pain , regorgent de richesses. Jamais ces deux extrémités ne se sont touchées de si près.
« Quelles for lunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant.
Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres ! »
» Je vais, disoit un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire à la main et un fer pointu à l'oreille, assassiner tous ceux à qui j'ai des obligations.
» Un antre disoit : je vois que j'accommode mes affaires ; il est vrai que, lorsque j'allai, il y a trois jours,faire un certain paiement, je laissai toute une famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j'ôtai l'éducation à un petit garçon. Le père en mourra de douleur , la mère périt de tristesse ; mais je n'ai fait que ce qui est permis par la loi . »
[110]CHAPITRE XXIII.
DU SORT DES Agioteurs.
Districtus ensis cui super impiâCervice pendet, non Siculœ dapesDulcem elaborabunt saporem.Non avium citharœque cantus,Somnum reducent.........HORAT.
MAIS l'agiotage porte avec lui-même son supplice , sa peine et sa ruine.
Je m'adresse à ceux qui ont les premiers combiné ce système infâme, qui en ont fait un art (et c'est ainsi que les brigands ont réduit en démonstration celui d'assassiner) , à ces hommes qui spéculent froidement sur le malheur de plusieurs millions de leurs semblables, qui tendent autour de la tribune et du gouvernement leurs filets insidieux ; qui ont déchaîné toutes les mesures désastreuses , tous les fléaux désolateurs dont l'effet étoit d'aspirer jusque dans ses derniers [] canaux les richesses nationales , dissipées sous leurs mains.
Il est, il est sans doute des momens où la nature se réveille au fond de ces cœurs flétris. Ces hommes jettent un regard sur eux-mêmes., et se font horreur. Le souvenir d'une bonne action ne vient jamais sourire à leur pensée , et ranimer , relever leur être.
Ils sont seuls dans la nature. Ils ne sont ni fils, ni époux, ni pères , ni citoyens.
Le remords, comme un spectre effrayant, tire, dans la nuit, leurs rideaux de pourpre, s'assied à leur chevet et les flagelle de ses serpens ; il déroule devant eux la liste de leurs crimes ; il évoque les fantômes des malheureux ; il fait planer leur malédiction solemnelle sur ces têtes impies : elle sera exaucée ; déjà elle est entendue. Ils ne peuvent sommeiller sur l'édredon , les scélérats, tandis que leurs victimes goûtent, sur la paille et sous un toit ouvert aux injures des élémens , le sommeil de l'innocence et de la paix.
Ils crient en vain comme Macbeth: Horrible fantôme, arrête ! Il les suit, il appelle près de leur lit les songes sinistres ; le tocsin des vengeances retentit à leurs oreilles : ils rêvent [112] qu'on les déchire en lambeaux , qu on les précipite dans des feux , qu'on apprête pour eux des gibets et des roues, qu'ils vont expirer dans des supplices affreux : un avenir plus épouvantable s'offre à ces ames foibles et coupables ; c'est pour elles qu'un Dieu vengeur existe , et que les poëtes ont inventé un Tartare.
J'ajoute que l'agiotage traîne avec lui sa :ruine. En effet, rien n'est si près de l'extrême misère que l'extrême opulence. L'esprit de suite et d'activité que suppose l'élévation d'une grande fortune s'use et se dissipe: les moyens de conserver sont d'ailleurs différons de ceux d'acquérir ; ici la moindre précipitation, la moindre négligence est funeste. L'habitude est contractée , la soif de l'or et des jouissances s'accroît comme celle de l'hydropique ; on se lance de nouveau dans les entreprises, on lasse son bonheur, et on rencontre enfin l'écueil et le terme de tant d'excès. Le mot de La Bruyère à l'égard des partisans , c'est-à-dire , des financiers et des fournisseurs de son temps, est profondément vrai: et Les partisans nous font sentir toutes les passions, l'une après » l'autre. L'on commence par le mépris, à [113] cause de leur obscurité ; on les envie ensuite, on les hait, on les craint. ’L'on vit assez pour finir à leur égard par la compassion".
Et déjà éclatent de toutes parts les faillites honteuses. L'abyme qu'ils ont creusé sous les pas des autres s'ouvre enfin pour eux mêmes. Des fripons plus adroits ou plus heureux les trompent à leur tour. Tout cet édifice de prospérité,, s'écroule avec fracas , comme ces châteaux élevés par la magie au fond des déserts. Les parasites s'éloignent, les connaissances qu'ils appeloient leurs amis les persifflent, leur épouse et leurs enfans les maudissent ; ils restent seuls entre le désespoir et le mépris.
Et croyez-vous que ceux qui penseroient se soustraire à cet inévitable revers échapperont de même au jour de la justice ?
Il viendra peut-être ce jour, où le magistrat demandera compte à quelques hommes , de leur fortune, où les gens de bien , satisfaits et vengés, applaudiront à la chute de ces colosses d'immoralité.
Ils le craignent ce jour : ils sèchent dans l'attente , ils pâlissent à cette idée ; cette [114] image suffit pour corrompre et empoisonner toute leur joie. Elle ronge leur pensée comme un ver secret : elle fait sur eux l'effet de l'épée de Damoclès.
L'orateur se tut: Rassemblée applaudit, et quelques amis lui donnèrent le conseil d'étendre ces réflexion* , et de les dédier au gouvernement. »
Le diable remonta sur son nuage, et le bachelier s'envola avec lui.
"e J'aurois voulu connoître cet orateur , disoit le bachelier. - C'est un homme que l'agiotage a ruiné, et qui ressemble à D. ,
lequel fit un gros livre contre le jeu après y avoir perdu sa fortune.
-. ?
[115]CHAPITRE XXIV.
CONSEILS AUX RICHES.
‘Je méprise les richesses comme la source commune et funeste du luxe et de l'orgueil... L'or n'est utile et bon que dans les mains de la vertu , lorsqu'elle les étend pour soulager les malheureux. ou lorsque l'humanité , d'un œil tendre et inquiet cherche la cabane du pauvre pour y verser son superflu ; pour ordonner à la larme qui tremble dans l'œil de la douleur de se changer en expression de joie, et de couler le long d'une joue qui commence à sourire de reconnoissance. ELISA DRAPPER. [ Lettre à Yorick] ’
LE bachelier ayant tourné sa lunette de : plusieurs côtés, rencontra les mêmes tableaux. Par-tout s'offroient à ses regards des sots ou des fripons riches, et de pauvres honnêtes gens , pour nous servir de l'expression très-juste employée à l'égard de ces derniers par le cardinal de Richelieu, qui ne veut - pas qu'on les mette en place , et qui les considère comme des esprits trop difficiles et trop roides en affaires.
[116]Il y a ici quelques exceptions , mais rares , reprit Asmodée ; un petit nombre a été téméraire et heureux ; ils ont pris le vent, le vent a enflé leurs voiles, et les a conduits au port, après une traversée sans orages. Ils restent au port , et ils ont raison. Ils ressemblent à ces hommes qui se sont assis une ou deux fois dans leur vie à une table de jeu, et qui depuis n'ont jamais mis le pied dans une académie. — Je leur dirai, s'écria avec feu le bachelier , si vous n'avez pas fait acte d'improbité, convenez que vous avez fait acte d'imprudence ; car , quel est l'homme honnête qui peut, sans être blâmé, courir ces chances effroyables , jouer et se suspendre avec toute sa fortune sur le bord de ce gouffre qui dévore jusqu'à la trace des vertus.
Du moins vous n'avez commis qu'une première faute , et le hasard aveugle, ce dispensateur des biens et des maux, a conduit Plutus à votre porte. Hier, votre front abaissé rampoit dans la poussière ; aujourd'hui , il s'élève dans la nue : on diroit que l'eau du Léthé a effacé jusqu'au souvenir de votre extraction. Vous allez , si cette fantaisie vous convient, descendre d'Inachus ; [117] personne n'y contredira ; on ira même jusqu'à vous trouver un mérite qui étoit ignoré jusqu'à ce jour ; vous serez le premier, le plus savant des hommes. Vous êtes riche , on vous fête, on vous caresse , on vous estime ; on va même jusqu'à vous respecter ; mais prenez garde : ne vous laissez point [118] enivrer de ces vapeurs : cet encens est grossier , ces fumées s'évaporent.. Tout cela prouve plus de bassesse d'un côté, que de véritable élévation de l'autre.
Sachez vous composer, si vous en êtes dignes , des richesses moins périssables, des honneurs moins fragiles , une réputation méritée ; obtenez-la de la bienfaisance.
[119]Oui , expiez vos richesses par la bienfaisance. Ne rougissez pas de votre famille ; honorez-vous de rechercher les pauvres, les infortunés qui vous tiennent par les liens du sang, qui gémissent couchés sur des feuilles desséchées, sur des épines acérées , tandis que vous dormez sur des roses ; qui [120] manquent du nécessaire, tandis que VOUS regorgez de superflu.
Votre portier, que dis-je ? votre cheval, votre chien, sont mieux nourris , plus heureux que tels de vos parens.
On vous estimera du moment où vous [] vous estimerez assez vous-même pour tirer votre illustration de l'obscurité où vous languissiez , lorsqu'embrassant vos frères couverts de haillons, vous releverez avec un empressement mêlé de bonté, sans protection, ces rameaux flétris, et qui appartiennent à une tige commune. Si le souffle d'un zéphyr caressant , si la rosée du ciel a couronné votre cime de fleurs, de fruits et d'ombrage, penchez-la, versez ses bienfaits sur tant de voyageurs qui traversent des déserts arides.
Parlons sans figure. Soyez ingénieux à créer , à saisir les moyens d'obliger sans faire des ingrats, sans effaroucher la délicatesse plus timide que la tendre sensitive. Ce que vous avez dépensé dans un seul repas qui ne vous donne qu'une indigestion et souvent une attaque de goutte et d'apoplexie , auroit payé le chef-d'œuvre de cet. artiste. Il en auroit créé un nouveau. Tous les jours ce tableau, cette statue, cette pendule auroient flatté votre goût et votre orgueil. Vous pouviez enrichir Phidias ou Zeuxis, et vous avez jeté votre argent à un pâtissier.
Quel est celui, parmi tant d'hommes opulens , qui met à l'acquisition des œuvres d'Homère de Voltaire l'importance et le [122] prix qu'ils attachent à celle d'un cheval. Et lorsqu'ils achètent des livres, est-ce la poésie de Racine ou la prose de Buffon et de J. Jacques qu'ils tiennent pour précieux ? Il s'agit bien de cela. Racine n'est plus Racine ; Rousseau n'est plus Rousseau. Ce livre est un Didot, estampes de Moreau , reliure en maroquin. Vengez, affranchissez la caste opulente du reproche d'ignorance, de stupidité brute dont elle ne s'est point encore justifiée. Devinez, pressentez, encouragez le mérite indigent. Ouvrez-lui la carrière, ou plutôt, car il ne vous appartient pas de l'ouvrir , ce la est réservé au génie, débarrassez l'entrée de la carrière des misérables obstacles élevés sur ses pas. Les Grecs représentoient le mérite indigent sous la figure d'un génie ailé prenant l'essor, mais abaissé vers la terre par le poids d'une pierre énorme. Renversez la pierre , rendez à son vol toute sa liberté. Peut-être que la libéralité de Ninon qui légua à Voltaire sa bibliothèque, peut-être le bon esprit de ce procureur qui poussa vers le théâtre le génie du jeune Crébillon, influèrent sur la destinée de ces grands hommes, et sur nos plaisirs. Quelles sont les femmes qui , comme mesdames de [123] Mazarin et la Sablière, offriroient à un autre La Fontaine, un généreux asyle.
Loin de vous aussi l'orgueil protecteur ; - j'aime encore mieux voir le génie pauvre f: que protégé. Et, d'ailleurs, je doute qu'un véritable enfant des Muses voulût jamais recevoir ce qu'on appelle un bienfait , et Sur-tout de vos mains.
Tout se compense : les uns reçurent la fortune sans talens, et les autres, des talens sans fortune. Gens de lettres, artistes, ne murmurez point ; lorsqu'on possède les dons de la nature et du génie on peut ne pas regretter ceux du hasard.
« Si les pensées , les livres et les auteurs, dit La Bruyère , dépendoient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune , quelle proscription ! Il n'y auroit plus de rappel. Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savans ! Quelle majesté n'observent-ils pas à l'égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n'a ni placés, ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement ! Il faut l'avouer, le présent est pour les riches, et l'avenir pour les vertueux et les habiles. Homère [124] est encore et sera tojuours : les receveurs de droits, les publicains ne sont plus. Ont-ils été ? Leur patrie , leurs noms sont-ils connus ? Y a-t-il eu dans la Grèce des partisans ? Que sont devenus ces importans personnages qui méprisoient Homère, qui ne songeoient dans la place- qu'à l'éviter, qui ne lui rendoient pas le salut, ou qui le saluoient par son nom, qui ne daignoient pas l'associer à leur table, qui le regardoient comme un homme qui n'est pas riche et qui faisoit un livre ? Que deviendront les Fauconnet ? Iront-ils aussi loin dans la postérité que Descartes, né français et mort en Suède ? " Il est des infortunes plus touchantes qui vous concernent en quelque sorte. Ces malades qui manquent de bouillon, ces vieillards nus, ces enfans privés de leur mère attendent de justes secours.
Autant il faut montrer de sévérité et de répression envers ces misérables nés de la fange de l'oisiveté, qui fatiguent à la fois les yeux et la sensibilité qu'ils importunent, autant nous devons de respects et d'égards à ceux dont les malheurs ont leur [5] cause dans des événemens que nulle prudence humaine ne pouvoit prévoir, à ceux que la fatalité a rendus les esclaves de ses jeux , qu'elle a dépouillés , et qu'elle expose à vos yeux dans une affreuse nudité, comme un vivant témoignage de l'inconstance des choses humaines.
Parcourez ces greniers: allez-y méditer, prendre leçon : sous ces combles, caché dans l'ombre, erre une espèce de fantôme livide : c'est l'ancien propriétaire du palais que vous habitez.
Ces malheureuses qui mangent avidement dans un coin le pain de la pitié, sont les filles du. Elles devoient, dit-on , être placées un jour sur le trône , et il ne leur reste plus qu'à s'asseoir sur la chaise de la prostitution..
Passez : cette valetaille que vous appercevez au fond de ces corridors sombres étoit celle de l'œil de bœuf : elle n'a pas changé de métier ; mais sa livrée est moins brillante. Elle étoit chamarée de croix, de cordons : ces guenilles sont plus honorables.
Je plains ces rentiers infirmes , ces malheureux ensevelis tout vivans sous la lave des révolutions auxquels il ne reste que le [126] regret amer de s'être confiés à la loyauté des gouvernemens , et qui retrouvent dans l'âge des besoins les privations qu'ils s'imposèrent dès leur jeunesse , dans la vue d'obtenir sur leurs vieux ans un peu d'aisance et de repos. Infortunés dont la vie aura été un cercle de peines renaissantes , et qui auront rencontré le naufrage dans le port même qu'ils avoient construit et préparé.
Une femme expire sur un peu de paille ravie à des animaux Vous reculez d'effroi ! Cette femme vous avoit appartenu par les liens du sang ou de l'amitié , par des nœuds sacrés . Elle expiroit et vous voliez au bal. Ah ! lorsque -vous-même, vous serez à votre tour courbé sous le poids du malheur, lorsque sa main de fer s'appesantira sur votre postérité , vous recueillerez aussi le dédain superbe et la farouche insensibilité.
Une institution touchante existoit en Hollande ; l'ordre des avocats en présentait une semblable à Paris. Chaque classe, chaque corps de métiers versoit par an une modique somme dans une bourse commune : les sommes que cette imposition volontaire produisoit étoient appliquées par le corps entier, à ceux [127] de ses membres que la fortune avoit trappes par des revers immérités. Chacun sembloit alors contribuer pour lui-même ; ceux que le sort continuoit de favoriser ne regrettaient point cette part d'abandon faite aux événemens, ceux que l'infortune renversoit sans les accabler, se félicitoient d'avoir semé dans la prospérité pour l'adversité.
Il seroit beau de relever cette institution politique et morale. O riches ! composez, si ce n'est pour les autres, du moins par intérêt pour vous-mêmes, une bourse de bienfaisance ; vous l'implorerez peut-être un jour ! telle est l'inévitable loi des révolutions. ci O riche , non moins imprudent que cruel ! peux-tu répondre d'être toujours heureux ? Ces parens que tu dédaignes , disoit Confutzée , ne pourront-ils pas s'élever à leur tour ?
Leurs enfans du moins ne trouveront-ils pas là fortune moins contraire ? Tes fils n'auront-ils jamais recours à la postérité de ceux qui furent l'objet de tes mépris ? " .
L'avare qui s'écrioit: Ah ces pauvres riches ! disoit un mot encore plus profond que comique.
[128]CHAPITRE XXV.
LES MARCHÉS.
‘L'argent, l'argent, l'argent; sans lui tout est stérile. BOILEAU. ’
APPERCEVEZ-VOUS ces trois hommes ? - Ces marchands qui comptent de l'argent ? — Ce ne sont pas précisément des marchands quoiqu'ils fassent le commerce. Le premier vend sa protection, le second l'achète, et intéresse dans la partie le troisième qui avance les fonds. - Et de ce côté - là. Même scène. — Un homme d'ét... passe un marché à ces banquiers. Ces domestiques qui traversent le fond de l'appartement sont courbés sous le poids des sacoches C'est le pot de vin que vous voyez passer. Sa maîtresse a reçu un écrin : on lui assure tant dans les bénéfices. — Que fait-il pour gagner cela ? — Il signe. Les fronts des [229] les banquiers rayonnent de joie. Cette joie ne sera pas de longue durée: on les dénoncera pour d'autres opérations ; et l'homme d'ét...., afin de voiler ses malversations et de dérouter l'attention, usera de son crédit même pour les pousser d'une manière perfide dans l'abyme , et pour y ensevelir avec eux les traces de sa connivence salariée.— Dans : ce réduit ? -- Même scène. Des fripons ;;. qui avisent de se parer d'un crédit qu'ils: n'ont pas , et qui en trafiquent avec des nigauds ?— Et dans cet hôtel ?. - Même if scène. Nous y reviendrons plus en détail. Des ) fournisseurs qui s'ingénient pour trouver : quelle est la coupe la plus étroite d'un pantalon , d'une chemise. Ils sont pires qu'Harpagon qui disoit : Quand il y a à manger pour six , il y a à manger pour dix. Quand ils ont de la toile ou du drap pour vingt-mille hommes , ils calculent qu'il doit yen avoir pour quarante mille., puis supputant que quarante mille ont été équipés, ils ajoutent vingt autres mille qui ne l'ont point été, ce qu'on doit allouer à cause de la qualité des fournitures , de la modération du prix demandé, des retards qu'ils ont éprouvés pour être satisfaits. etc. etc. Ces [130] tours mènent à la roue de fortune. Voila les gens les plus importans de Paris ; mais ils ressemblent au surplus, comme tant d'autres, bien parfaitement au zéro, qui ne vaut que par la place qu'il occupe. - Dans ce tripot. — Même scène. Des escrocs conviennent des signes qu'ils doivent faire au jeu , des cartes qu'ils jeteront , des coups qu'ils monteront pour mettre à sec deux négocians très-riches , que des filles ont recrutés pour la société. - Et là, sur le devant du tableau ? — Une bande noire d'agioteurs qui se distribue les rôles pour faire tomber un effet, qui montera ensuite par un coup de cette bascule, au mouvement de laquelle est attachée toute leur fortune. Les voilà qui tendent , comme les araignées , des filets où se prendront les mouches. Quand ils manquent d'adresse, la bascule leur tombe sur la tête et les écrase ; mais ceux qui restent sur le champ de bataille accourent et dépouillent les morts. Nous reviendrons sur ces détails. Le bachelier, moitié étonnement, moitié indignation, ne put proférer un seul mot. La plus brillante dissertation, dont la place se présentoit si naturellement, expira sur ses lèvres entr'ouvertes. — Je viens de vous montrer, dit le [131] diable boiteux , et je devais commencer par à, ce qu'il y a de plus recherché et de plus illustre dans ce qui compose ce qu'on appelle le beau monde de Paris.
[132]CHAPITRE XXVI.
LE BACHELIER ET LE DIABLE BOITEUX SOUPENT TÊTE-A-TÊTE.-LES PROPOS DE TABLE, - L'ENFER.
‘Ah ! gardez-vous sur-tout de damner vos semblables. VOLT. ’
TEL fut l'entretien de la première nuit. Le jour commençoit à paroître ; le bachelier témoigna le désir de descendre à l'hôtel d'Esp,., rue Jac... Le diable l'y transporta d'un saut et disparut. Mon bachelier ayant loué une chambre se lit servir, mangea avec appétit, se coucha et passa au lit la moitié de la journée. Le soir venu , il vit descendre le diable boiteux parla cheminée: il courut à lui, et l'ayant invité à partager son souper qu'on venoit d'apporter, il ferma la porte, et versant à boire : je ne m'attendois pas, dit-il à son noir convive,, au- plaisir de vous posséder. — Vous voyez qu'il y a de bonnes gens par-tout. La reconnoissance m'enchaîne à vos ordres : vous disposez de moi ; je ne vous [133] offre ni trésor ni puissance c'est le l, hasard, dieu suprême, qui les donne ou plutôt qui les jette ; mais je puis satisfaire sur tous les objets votre curiosité , je puis vous instruire.: c'est le propre d'un génie. Ce ton ne vous étonne point ; car vous ne jugez point de l'enfer en théologien.
- J'ai affaire à un assez hou diable. — Ni des démons d'après les visions.de Ste.-Thérèse, on les contes sublimes de Milton. — Expliquez-vous ? — Buvons. — A la vôtre, à tout l'enfer !.— Vous n'ignorez pas que c'est là le rendez-vous de tout ce qu'il y a eu de plus illustre , de plus vertueux sur la terrer c'est la patrie des Socrate , des Titus , des Marc-Aurèle, des Platon, des Sénèque, des Voltaire , des Rousseau , des Diderot , Tous malheureux morts sans confession.
- Vous n'en pouvez douter : vous savez votre catéchisme , et la loi est expresse : hors l'église point de salut. Jeune homme, si vous cherchez le génie et la vertu , ne vous épouvantez pas des mots ; descendez aux enfers comme les héros de l'antiquité. C'est là que vous les trouverez. — Je vous avouerai, mon cher Asmodée, que ce [] qui dégoûte véritablement. ; vous ne buvez point. Un verre de Champagne.- Volontiers. — Ce qui dégoûte véritablement du paradis des chrétiens c'est de penser qu'il n'y a là que des jeunes filles auxquelles il n'est pas permis de toucher du bout du doigt, tant elles sont assotées, et qui vous étrangleroient si vous leur faisiez la peine de leur donner du plaisir ; des vieilles hébétées. à force de lire des prières ; des moines fainéans et gourmands ; des gredins couverts de plaies et de vermine ; des tartuffes de tout état en mitre , en casque , en robe, en pourpre ,en bure, en habits bourgeois, de ville, de campagne, de cour, de province ; des sonneurs de cloche ; des mères sottes et des Jeannots. — Si la Sorbonne vous en tendoit.- Elle n'entend plus ; elle est tombée en paralysie : elle ne peut remuer aucun doigt de cette main dont elle a brûlé tant de livres. — Achevez. — Je regarde ce paradis comme un véritable enfer..r- Et vous pouvez regarder l'enfer comme un véritable paradis. Je dois en parler avec quelque certitude , et vous détromper de toutes les rêveries dont on a bercé votre enfance.
— J'écoute. Voulez-vous de ce macaroni ? — J'accepte. Et il continua dans ces [] termes : Je disois : Adorez-vous le génie et la vertu ? Faites un tour aux enfers ; c'est-là qu'ils habitent. Adorez-vous la beauté ? les Grâces sont irrémissiblement damnées ; faites un tour aux enfers. — J'aime beaucoup les jolies femmes. — Les sérails réunis de tous les sultans ne valent pas les nôtres. Si vous venez un jour nous visiter, je vous présenterai Aspasie , Sapho , Julie, Corinne, Délie. Préférez-vous les Françaises ? Elles s'y rendent en foule, — Quoi ? vous n'êtes pas plongés dans des lacs de bitume et de soufre ?. — Plaît-il ? — Quoi ! vous n'êtes pas écrasés sous des montagnes brûlantes ou déchiquetés sous des fouets, ou déchirés par des serpens ?.— Que voulez-vous dire ? - La main d'un Dieu vengeur n'est pas appesantie sur vous ? — Et pourquoi ? — Pour vous être révoltés. — Quelle pitié ! Vous avez cru tout cela: ? — Peut-être. — Non , monsieur, nous ne souffrons pas d'intolérables tourmens ; nous ne sommes ni cuits, ni fessés, ainsi qu'il plaît à quelques bonnes ames. Vos théologiens , vos poètes, et tous les conteurs vous ont trompé — Je m'en doutois.—Lisez votre Hésiode : vous verrez que Mous sommes des intelligences placées [136] entre l'homme et Dieu, pour m'exprimer comme le poëte. Nous vaguons dans les airs. L'Orient nous donna le nom de Péris ; les Grecs, les prêtres de votre Europe nous appelèrent des démons. Ce mot fut d'abord pris en bonne part : vos poëtes en usèrent, dans les commencemens , avec politesse ; mais les bonnes femmes et les sacristains, en ayant décidé autrement , l'usage contraire prévalut, et nous devînmes des diables ; ce qui fit peur aux enfans. — Et ces cornes , ces griffes, cette longue queue ? — Avez-vous jamais eu peur d'un Satyre ? Ne figurent - ils pas dans les ballets de l'Opéra , comme dans les odes d'Horace , ou les peintures du Carrache ? Comment ce qui, au premier coup - d'œil, n'est que bizarre, est-il devenu horrible ? Pauvres idiots ! l'image d'un compagnon de Pan, c'est- à - dire, un emblème de la fécondité de la nature, est devenu , pour vous, l'image du diable !Buvons. C'en est fait, je renonce au paradis pour l'enfer. Le paradis, je le sens, est une coterie de bégueules de province , et votre enfer est un salon d'Athènes ou de Paris. Mais, à quoi passez-vous le temps ? — A jouir de tous les plaisirs de l'esprit et [137] des sens. Le grand Etre, loin de nous punir, nous commande de satisfaire les penchans qu'il nous a donnés. — Ces penchans sont droits, sans doute ? — Ils sont toujours bons dans la nature : la société seule les déprave et les règle. — Votre grand Etre ressemble bien fort à la nature. — C'est elle-même. Vos prêtres ont menti.
[138]CHAPITRE XXVII.
LES PRÊTRES.
‘Religio pepcrit scelerosa atque impia facta. LUCRET.’
LES prêtres ! s'écria le bachelier ; je l'ai dit autrefois , leur caractère a été le [] même dans tous les temps et dans tous les pays. Imans, mollachs, derviches, druides, talapoins , bonzes, rabins, augures, santons, moines. tous ont été ambitieux , cruels , intéressés, imposteurs.
Ils ont prouvé que l'impôt le plus abondant étoit celui qu'on mettoit sur la crédulité humaine.
[140]Le juif Daniel , endoctrinant je ne sais quel roi, le conduit au temple, et lui montre, sur la poussière, la trace des prêtres qui , pendant la nuit, venoient manger les victimes offertes à leurs idoles. Il a révélé le secret du sacerdoce.
Cette profession parut si avantageuse , qu'elle devint celle de ceux qui n'en pouvoient remplir aucune.
[41]Tel est te malheur de leur ministère, qu'il les force presque toujours à être vicieux. Il est bien rare qu'un homme qui, par systême, est obligé, à chaque instant, de contrarier la nature, et par conséquent dépravé, ne soit pas un être qu'elle réprouve. Réduit à des pantalonnades mystiques, dont il rit le premier ; en foncé dans un cercle de pensées, dont il ne peut sortir ; obligé , par état, de calomnier la raison , d'épaissir, de redoubler les voiles de l'ignorance ; apôtre malheureux d'inepties qu'il faut rendre respectables, comment le thaumaturge, dont tous les efforts doivent tendre à verser l'abrutissement dans tous les esprits , ne seroit-il pas lui-même un être dégradé ?
S'il croit lui-même ce qu'il enseigne , c'est le plus dangereux de tous les hommes ; s'il ne le croit pas , c'est le plus méprisable.
Qui voudroit avoir, pour ami, un homme, dont la principale étude doit être de masquer ses véritables sentimens, de réduire l'hypocrisie en système ?
Les prêtres , pour commander la vénération , sont obligés de se couvrir de leur évangile .
[142]Une foule d'écrivains, un snr-tont, dont l'opinion semble faire loi, ont employé leur
[143] pinceau sublime à peindre cet évangile des plus brillantes couleurs.
[144]Le portrait est beau ; mais il n'est pas ressemblant. Il a fallu à Jean-Jacques toute [] la magie de sa séduisante éloquence, pour rendre intéressant le triste roman des douze [146] matelots du lac de Génésareth. En jugerai-je par les suites ? Leur influence a été épouvantable.
[147]L'Europe eut à peine bu le poison de cette nouvelle doctrine , qu'agitée tout-à-coup par [148] des convulsions frénétiques et délirantes, elle tourna sur elle-même des mains fana- tiques. Les trônes tombent, les empires se dissolvent, les nations se déchirent, et c'est sur l'autel du Christ que la superstition va prendre le couteau sacré , dont elle égorge les peuples. Eh ! qu'on ne me dise pas que les hommes abusés ont tout fait. Ces malheurs n'ont découlé que du système essentiellement intolérant delà religion de Jésus.
On nous vante sa morale douce et pure ; mais d'abord sa morale n'est que le degré qui conduit au dogme , et ce dogme inintelligible est le tourment et l'effroi du bon sens.
Les pièces incohérentes de ce code moral, se trouvent toutes dans Platon, dans Socrate, [149] dans Cicéron, enfin chez tous les philosophes, qui n'ont consulté que la nature. Mais elles s'y retrouvent dégagées des paraboles orientales, et de tout le fatras prophétique, elles s'y trouvent classées, mieux digérées, mieux écrites. Senèque a commandé le pardon des injures avec une éloquence plus sentie , mieux raisonnée..... La Bibliothèque des moralistes qu'on vient de publier, peut fournir des rapprochemens intéressans. Confucius, plein de sagesse, ne donnant qu'une douce lumière , et telle que les yeux mortels peuvent la supporter , Confucius persuade et instruit.
Le Coran respire quelquefois la plus douce sensibilité. Le Zendavesta est marqué du sceau de la philosophie , ses préceptes sont purs. La théorie religieuse d'Orphée , les vers dorés de Pythagore, les fragmens de Triptolême, portent tous le même caractère. Chacun de ces ouvrages pourroit fournir le code moral le plus complet. Et du moins, pour obtenir ces vérités consolantes, il ne faut point remuer la lie des fables les plus ineptes, des opinions les plus extravagantes. Du moins ces systèmes n'ont formé ni bourreaux, ni inquisiteurs, n'ont point enfanté la peste des [15] guerres religieuses, cette maladie catholique , cette lèpre de l'entendement humain.
Soit donc qu'on examine dans les prêtres de nos confiées leur caractère particulier, ou celui de la doctrine qu'ils annoncent, ils inspirent l'horreur et le mépris.
N'oubliez pas que Voltaire a démontré par.
des calculs, aussi rigoureux que peuvent l'être des calculs aproximatifs, qu'on peut porter à vingt millions le nombre des hommes, massacrés au nom de la religion chrétienne ; que si ces scènes de carnage ne se renouvellent pas de nos jours , il faut en rendre grâce à la philosophie, qui repousse toute espèce de persécution (celles même qui s'éleveroient en son propre nom) , et qui tend à ramener tous les esprits à des idées justes , tous les cœurs à des sentimens purs.
N'oubliez pas que si des préjugés semblent proscrire encore ces remèdes moraux, on a proscrit aussi les remèdes physiques, dont l'usage est devenu aujourd'hui universel, la saignée, l'émétique, l'inoculation ; que cette idée fausse de s'en tenir aux systèmes des siècles passés, est destructive de toute amélioration, de toute industrie, de toute lumière , de tout progrès, ce qui répugne [151] éminemment à la perfectibilité humaine. Que ! cette idée enfin a maintenu les erreurs et les préjugés les plus funestes, a repoussé les découvertes les mieux établies, l'existence des antipodes , de l'attraction, de l'électricité, etc. etc., qu'elle tend enfin à épaissir sur l'univers la nuit éternelle du chaos.
Les injures adressées à la philosophie, sont les pierres que les sauvages lancent contre le soleil . Dans cet instant on frappa violemment à la porte , une voix rauque fit entendre ces mots redoutés: De par la loi. Le diable boiteux saisit aussitôt le bachelier, ouvre la fenêtre, prend son vol , et s'enfonce par une lucarne dans un grenier voisin.
[]CHAPITRE XXVIII.
LES GRENIERS.
‘Sunt lacrymœ rerum et mentem mortalia tangunt... VIRG.’
PARCOURONS ces galeries du malheur et du génie : le malheur y occupe le plus de place.
Le premier objet qui se présenta à leurs regards fut une femme couchée sur un grabat, entre deux draps déchirés, que couvroit un lambeau de couverture ; sa chevelure étoit éparse et agitée par le vent, qui ébranloit, en sifflant, la charpente et les tuiles du comble entrouvert ; des vases grossiers , des restes d'alimens épars sur des assiettes brisées , où de vils animaux venoient lui disputer la nourriture. Votre délicatesse, lecteur, ne supporte point cette description qui offense votre goût ; mais votre cœur barbare en supporte la réalité : ces images de l'infortune sont à deux pas de vous, sont [153] à votre porte , dans votre maison , dans votre famille ; peut-être elles vous attendent vous-même, sur-tout si vous n'avez qu'une existence empruntée , si vous la devez à d'autres ou aux circonstances, si votre tête n'est pas un outil, si vos bras ne sont pas des instrumens, en un mot , si vous n'avez ni moyens physiques ni moyens moraux , c'est-à-dire , si vous ressemblez aux trois quarts des hommes comme il faut. Je vous parle ainsi parce que vous deviendrez peut-être sensible aux malheurs des autres, lorsque vous saurez qu'ils peuvent vous devenir personnels. L'infortune est la dette que l'humanité a contractée avec le hasard.
A la vue du bachelier (le diable boiteux étoit invisible pour tout autre que pour lui) , cette femme se cacha la tête dans ses mains et dans ses longs cheveux, dont elle fit un voile à sa pudeur. Le bachelier s'approcha, la salua avec le respect dû à son sexe, et sur-tout au malheur ; et ayant calmé , par des paroles de bienveillance , le trouble qu'il lui avoit inspiré, lui demanda, d'une voix attendrie , le récit de ses aventures.
L'inconnue laissa tomber des larmes ; et son cœur s'ouvrant au triste plaisir de reprendre [154] en quelque sorte, par le souvenir, sa condition passée , elle fut disposée par un retour de vanité, à faire le récit suivant, qu'elle anima par une sensibilité touchante, et qu die interrompit souvent par des soupirs.
[]CHAPITRE XXIX.
HISTOIRE DE MAD... R... B... C... X...
......... Seule elle demeuraAvec l'orgueil, compagnon dur et triste.Bouffi, mais sec ; ennemi des ébats ,Il renfle l'âme, et ne la nourrit pas.VOLTAIRE.
MA naissance fut illustre : mon père descendoit des anciens connétables de France, et ma mère des souverains de Hongrie. Je fus Tunique fruit de cet hymen. Leur tendresse caressa mon enfance, et entoura mon berceau d'illusions: on me destinoit d'avance aux premiers partis, car j'avois tout: naissance , richesse et beauté. A lors mes yeux, dont la tristesse a éteint les feux, brilloient à fleur de tête sous deux arcs d'ébène ; ma peau étoit d'une blancheur éblouissante ; on la comparoit au lis, au satin ; ma bouche étoit celle de Vénus, et ma taille celle de Diane. J'étois faite pour l'amour: je fus dévouée a l'orgueil. - Je gage qu'il a fait tous vos malheurs. - Mon père enchaîna ma jeunesse dans la province ? parce qu'il y tenoit [156] un rang qu'il n'auroit pu soutenir à Paris. Il y consuma lui-même sa vie à capter la foiblesse d'un oncle dont les bienfaits pouvoient doubler ma fortune. Cet oncle, vaincu par les sollicitations de mon père, éloigna un neveu et une nièce dont il se trouvoit le tuteur. On les força à prononcer des vœux ; on les jeta dans dès cloîtres. La succession entière devint mon partage. Mon père triomphoit: il alloit enfin recueillir le prix de vingt années de dissimulation et de servitude à la cour, de quarante années de privations domestiques ; il se proposoit de m'établir, et de jouir enfin , comme il disoit, sur ses vieux ans. Il mourut ; et à ses derniers instans des prêtres jetèrent l'effroi et le trouble dans son ame ; il surprit dans mon cœur une passion qui devoit renverser tous ses projets ; il apperçut l'horrible joie de ma mère, et le mépris de ses domestiques, qui se vengeoient alors de son avarice et de sa dureté, par des discours tenus à voix basse, mais qu'il entendoit: nulles larmes, excepté les miennes, ne coulèrent sur sa tombe ; mais il eut des obsèques magnifiques, et l'évêque de. prononça son oraison funèbre. Ma mère quitta le triste château où nous avions [157] été si long-temps ensevelis, et loua un hôtel à Paris. Je la suivis. Je portai au milieu des fêtes les plus riantes ma sombre mélancolie ; le souvenir de Destainville, déshérité par mon oncle pour m'enrichir de ses dépouilles, séquestré de la société pour m'y assurer un sort plus brillant , me poursuivoit en tous lieux. Cependant je nourrissois au fond de mon cœur l'espérance de lui rendre un jour ses biens, et je prenois pour un simple mouvement de générosité celui de la passion la vive: elle éclata bientôt lorsque j'appris que, se résignant à son sort, et s'ouvrant une route à la fortune du côté où elle lui étoit présentée, Destainville avoit embrassé l'état ecclésiastique , et travailloit à se faire un nom par des talens distingués et déjà couronnés par des succès. Ces succès, la barrière même qui s'élevoit entre nous, enflammèrent mon amour ; mon cœur se fondit dans une seule pensée, celle de l'adorer sans le posséder jamais , et cette dernière image achevant .de porter le désordre dans toutes mes facultés, je tombai dangereusement malade.
Ma mère remarqua ma passion , sans découvrir celui qui l'avoit allumée dans mon in : l'intérêt que j'avois à ne point laisser [158] échapper mon secret , le Retint dans mon cœur. Une fièvre brûlante me dévoroit, mon cerveau se troubloit, des objets fantastiques alloient et venoient devant ma raison comme des nuages , comme des éclairs ; du fond de toutes ces images, je voyois toujours sortir la sienne, tantôt brillante de joie, de désirs, de bonheur, d'espérance ; tantôt sombre, voilée, menaçante, couverte de crêpes funèbres, traînant le désespoir et la mort. Un jour, il me sembla que c'étoit un songe. Non, ce n'étoit point un songe. Il me sembla qu'il venoit s'asseoir près de mon lit. Il s'assied en effet: c'étoit lui. Sa voix sonore et douce retentit encore à mon oreille enchantée : Une mère trop sensible a tremblé sur vos jours, dit-il. En effet, un délire affreux, et l'affaissement de tous les organes qui avoit succédé à cette crise, faisoit craindre pour ma vie. Les médecins m'avoient abandonnée , et l'on crut devoir avertir le confesseur de la paroisse. Destainville étoit ce confesseur.
Quelle fut mon ivresse et le désordre inexprimable de tout mon être, lorsque , sous le voile du repentir et de la pénitence , lorsque sous un nom emprunté, je lui révélai [159] ma foiblesse entière et mon amour ! Comme elles s'exhaloient toutes vers cet objet idolâtré, ces paroles d'adoration élevées vers le père de la nature. Il étoit pour moi comme un ange descendu des sphères , ou plutôt comme la divinité même, m'attirant au ciel. Il disparut trop vite. Cette apparition versa dans mon sang un calme réparateur. Je me livrai toute entière à l'enchantement qui m'entourait de ces enivrantes illusions, le bonheur me ranima comme un souille consolant relève la tige penchée d'une rose mourante ; ma santé revint, mes yeux reprirent leur éclat, et mon teint rayonna des couleurs de la joie. Destainville venoit quelquefois nous voir ; mais l'extérieur de l'austérité la plus imposante , ses yeux baissés, son maintien grave, ses paroles pleines de sens'et de morale, une grande réputation de sagesse mettoient un frein sur mes lèvres, et repoussoient au fond de mon cœur mille transports prêts à m'échapper. Que ne peut l'amour ! Je m. respirois que dans Destainville ; il m'attira à ses pensées, à ses sentimens, à sa manière de voir et d'agir. Je l'imitai. Une réforme subite succéda à ma longue dissipation ; je me prosternai aux [160] pieds des autels et je cherchai dans le délire religieux une consolation qui me fuyoit toujours. Vingt fois je voulus déposer dans le sein de Destainville le secret qui oppressoit le mien ; vingt fois, comme si un dieu puissant se fût soudainement manifesté à mes regards, ma pensée retomba amèrement sur mon cœur. Un coup-d'œil majestueux et imposant me faisoit tout-à-coup rougir. Je balbutiais, mon corps frissonnoit, mes genoux trembloient, une pâleur mortelle couvroit mon front, et le voile de la mort sembloit à moitié étendu sur mon être. Que me restoit-il alors à lui dire ?. Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi. J'étois plongée dans un vide affreux ; quelques illusions trop rapides, semblables à des éclairs fugitifs, m'en faisoient mesurer toute la profondeur !. On crut qu'un mariage avantageux, solide, calculé d'après tous les principes qui président à ces sortes d'établissemens pourroit, sinon guérir, du moins atténuer ma fatale passion , ou plutôt ma mère songea à rejeter un fardeau qui commençoit déjà à lui peser, et à s'assurer, en se séparant de moi, une indépendance qui convenoit à ses goûts. Les partis se présentèrent ; les jeunes gens les plus [161] aimables, les hommes les plus séduisans , les vieillards les plus complaisans , m'entourèrent selon l'usage. Je ne les vis point ; je cherchois Destainville. Quelle fut ma surprise, lorsque je l'entendis lui-même me proposer d'épouser le Duc de H.. T.. L.., vieux courtisan, libertin perdu de débauches et de dettes. J'exhalai mon indignation. Il la vit de sang - froid, et lui - même me présenta quelques jours après le duc de H.. T.. L.. Je ]e regardai et le reçus mal. Le duc de H.. T.. L.. ne se rebuta point ; une longue expérience lui avoit donné celle du cœur humain. Il adoucit mes préventions, calma ce qu'il appeloit mon injustice. Moitié importunité, moitié dépit contre Destainville, je consentis à lui donner la main. Je l'épousai sans l'aimer et sans l'estimer. Destainville bénit notre union, ce fut pour moi un coup de foudre: à cette vue je tombai sans connoissance. Lorsque je repris l'usage de mes sens, les plus noirs pressentimens entrèrent dans mon ame bouleversée. Je suivis mon époux. La voiture me conduit à son hôtel. Le duc me présenta en riant la main, il me conduit à un appartement simple. Voilà votre demeure, dit il ; permettez que le seuil de [162] la porte soit toujours sacré pour moi. Vous vivrez à votre fantaisie: je ne m'informerai jamais de rien ; je vous demande la même faveur. J'aurai, demain matin, l'honneur de vous envoyer une pension à votre lever.. et il me salua profondément.
Les jours , les semaines , les mois s'écoulèrent sans que j'eusse des nouvelles du duc de H.. T.. L. Enfin , j'appris que maître de toute ma fortune, il venoit d'en abandonner une partie à ses créanciers , et de perdre l'autre au jeu. Désespérée , je vole chez ma mère. J'y retrouve le perfide Destainville Nous sommes seuls ; j'ai vu étinceler dans ses yeux une joie barbare ; le sourire de la fureur a agité ses lèvres pâles et frémissantes, il s'écrie : Je suis vengé. D'une femme qui t'adore , et je tombe à ses genoux.
Il s'éloigne. Ah ! Destainville, que votre cœur ne soit point fermé à la pitié, si un sentiment plus tendre lui est inconnu Ne me haïssez point, ne nie punissez point de vous avoir aimé. Les torts de mon père envers vous ne sont pas les miens, et le ciel m'est témoin que je voulois les réparer. Il garde un farouche silence, et je poursuis. Mais vous, Destainville, comment [163] avez-vous pu me pousser d'une main barbare dans l'abyme qui s'est ouvert sous mes pas. ? Quel horrible plaisir pouvez-vous goûter à m'enivrer goutte à- goutte de la coupe du malheur. ? Quel démon a soufflé dans votre ame la vengeance. ? Vous n'êtes plus cet être embelli et payé de toutes les vertus douces et généreuses. Cet ami de l'infortune , cet ange consolateur a disparu , et je ne vois plus qu'un génie fatal acharné à ma perte ; un fantôme menaçant est devant moi. Oui, tremble, m'a-t-il dit, oui, connois enfin Destainville : je ne t'ai jamais aimé. L'outrage que me fit ton père a toujours pesé sur mon cœur implacable. Peut-être ce cœur , du moins j'ai cru le sentir quelquefois , n'étoit pas né pour les passions haineuses et violentes. Mon état a tout fait. Jeté dans un cloître , revêtu malgré moi d'un caractère qu'on appeloit sacré, enchaîné à des pratiques superstitieuses, façonné au manège de l'hypocrisie, j'ai d'abord laissé tomber sur mes vils instituteurs le sourire du mépris ; j'ai commencé par secouer ces chaînes dégradantes, par m'élever à la vertu, en foulant aux pieds des principes qui répugnoient à mon cœur et à mon esprit. [164] Alors la société par un contraste inexplicable, a enveloppé mes premiers pas de mépris, de persécutions, de malheurs. Plus j'étois digne de l'estime des hommes et plus elle m'étoit refusée. Mon génie fut d'abord accablé : il s'aigrit, s'irrita , et prit une autre direction. Je sentis qu'il étoit des professions dans lesquelles il est impossible d'être vertueux : telle est la mienne. Les hommes veulent être trompés, abusés, avilis, écrasés, semblables à ces animaux courbés sous le fouet, rampans sous le pied qui les fou le. Je vis qu'il vaut mieux être craint qu'aimé ; que le crime puissant l'emportoit sur la vertu obscure ; j'étois prêtre, je remplis mon sort. Dès ce moment la considération m'investit, les imbécilles me prônèrent, et je pus, sous le masque de la religion , satisfaire toutes mes passions. Elles se sont allumées par cette facilité même, je l'éprouve ; il m'est impossible de résister à cet ascendant qui me domine et m'entraîne ; je ne trouve plus de plaisir que dans le malheur d'autrui. Ce spectacle verse dans mon aine envenimée, le seul bonheur dont elle puisse jouir. Je me dis : je ne souffre pas seul. ; car, je Ta voue et je ne puis le dissimuler, [] un serpent dévorant ronge mon cœur. Je suis le plus infortuné des hommes. Je dois à ta famille tous mes maux. Puissé-je te les rendre. — L'indignation ranima mes forces ; je m'arrachai de sa présence en me voilant le visage de mes mains.
La révolution arriva : j'appris bientôt que le monstre avoit épousé ma mère pour m'enlever sa fortune. Il me dénonça : on me plongea dans un cachot. Une main bienfaisante a brisé mes fers : mes biens étoient confisqués. Voilà comment je suis tombée du haut des rêves orgueilleux de mon père , sur ce fumier d'humiliation et de misère.
Le bachelier, après avoir donné des larmes au récit de cette femme , s'écria : O pères aveugles ! voilà les résultats de ce que vous appelez votre sagesse ! voilà la prudence du siècle ! Vous ne songez qu'à élever un édifice de fortune , et le souffle des circonstances le renverse en un instant. Souvent votre ruine ou celle de votre famille vient des soins que vous avez pris pour l'éviter. La jalousie , les passions envieuses minent votre ouvrage. L'orgueil bâtit sur le sable.
Et les divisions, qui naissent dans les [166] familles ; et la corruption que vous placez dans Je cœur de ces êtres , objets de vos aveugles et chimériques préférences ; et tous les malheurs qui découlent des divisions et de la corruption , ces malheurs dont l'effet ne se borne point à tel ou tel individu, mais s'étend sur tout l'ordre social. Insensés ! que de peines, que de sacrifices pour obtenir ces fruits amers et empoisonnés ! Oh ! que ne puis-je évoquer les ombres de tant de pères inconsidérés , et leur montrer ici ce fils destiné aux premières magistratures , trop heureux de trouver dans le coin d'un bureau poudreux une place de scribe subalterne ; là, cette ex-duchesse raccommodant des bas, ces ci devant marquis changés en charretiers ou en porte-faix, ces petites maîtresses vaporeuses, se consacrant à des emplois serviles. Et j'avoue que je les honore lorsqu'ils montrent les vertus d'une situation dans laquelle ils n'étoient point nés. Ici se développe sans doute un ordre de choses qui devoit échapper à tous les calculs de la prévoyance. Combien est alors adouci le destin de celui qui sa trouve riche d'une bonne conscience , qui, en descendant dans son cœur, y puise un témoignage consolateur.
[167]Que ne puis-je recomposer cette religion du malheur, qui honora l'antiquité, qui crioit à tous les hommes, instrumens et jouets d'une irrésistible fatalité : Misérables mortels, vous qui, le bandeau sur les yeux, cheminez dans une nuit ténébreuse, à travers mille écueils et mille précipices ; vous, dont les jours sont tissus de peines éclatantes ou secrètes * vous avez tous donné des arrhes au destin, vous devez tous compter avec l'infortune.
Vous contemplez avec recueillement et avec un juste retour sur vous-même , ces chênes, dont le tronc nu et dépouillé par les orages est cicatrisé de la foudre , ces rochers sillonnés par les éruptions des volcans, et noircis par la lave ; ces temples , et leurs frontons et leurs colonnes , couchés sur la poussière, dont chaque débris est une leçon de l'inconstance des choses humaines. Vous méditez sur ces ruines insensibles !.. -. Et ces ruines vivantes , ces monumens proches et directs , et que j'oserai appeler fraternels ; ces grands débris de la société, ces hommes, enfin , dont vous avez encensé la prospérité , ou dont vous avez recherché l'alliance , le commerce , l'amitié aujourd'hui , que ces statues sont renversées de leur piédestal ; [] aujourd'hui, que le néant a saisi sa proie ; aujourd'hui, qu'ils ont bu dans cette coupe amère et fatale, qui circule de rang en rang et de main en main. vous passez auprès d'eux, en détournant la tête, en les foulant du pied.
Ah ! ces deux axiomes de l'antiquité : Res est sacra miser, et non ignara mali miseris succurrere disco, survivront à bien des livres. La nature même les emprunteroit, si , prenant tout-à-coup une voix, elle s'adressoit à l'humanité. L'humanité ! Ce mot est dans les écrits, et n'est plus dans les cœurs. Je ne raisonne point en politique , j'en révère les loix, elles n'auront pas de défenseur plus imperturbable que moi. Je le sais trop ; la politique est comme la nature , qui songe à la conservation de l'espèce, sans s'embarrasser de celle des individus. Mais, si nous cédons à cet ordre de choses rigoureux , commandé par des circonstances impérieuses ; si ces sacrifices ont été faits pour en éviter de plus grands ; s'il est vrai que la première vertu d'un amant de la liberté, soit la philantropie , qu'on nous permette de faire un instant acte et métier d'homme.
[1]CHAPITRE XXX.
L'Intrus.
Risum teneatis amici.HOR.
VOULEZ-vous voir Destainville, dit le diable boiteux au bachelier ? — Vous piquer ma curiosité. - Regardez dans ce grenier à droite. — J'apperçois un troupeau de vieilles femmes, deux ou trois jeunes filles, et autant d'hypocrites qui s'introduisent mystérieusement par un escalier secret. Les hypocrites surprennent quelques caresses aux jeunes filles qui rougissent et baissent les jeux, tandis que les vieilles marmotent des prières. Un grand crucifix orne le fond de la chambre, à ses pieds est un tronc ; les femmes y jettent de l'argent Mais les hypocrites ne donnent point, et lorgnent alternativement la main des vieilles femmes pour calculer si la recette est-benne , et la gorge des jeunes filles. Les mors sont tapissés de devises tirées de l'écriture [17] » Encore un peu de temps, et je serai au milieu de vous » ..... « Voilà qu'Elie va venir ». ci II ors l'église, point de salut" » Laissez tout ce que vous avez ; donnez-le » aux pauvres et suivez-moi si Avec » un grain de foi , vous transporterez des » montagnes" et Forcez-les d'entrer »».
» Je suis venu avec le glaive »...»Quand il vous verrez l'abomination de la désolation, etc. si,. « Il s'élèvera de faux prophètes : si l'on vous dit le Christ est-là, ne les croyez pas ». « Je suis celui qui est » ..... « Le seigneur les vendangera 15 dans sa colère, etc. etc. »*. Destainville parut. Il avoit les mains croisées sur sa poitrine , un long chapelet pendoit à sa ceinture, une large calotte lui couvroit toute la tête ; son œil étoit extatique et tout son extérieur composé. Tout-à-coup un des hypocrites s'écrie: Nous sommes perdus, voilez le sanctuaire : c'est un intrus. On se signe., et vingt voix confuses et croisées répètent : c'est un intrus. O sainte vierge ! O mon sauveur ! Pater noster. Corifiteor. C'est un intrus , c'est un intrus !. Destainville veut se justifier ; il prétend s'expliquer et prouver qu'il a expié [171] sa faute ; qu'il a répudié sa femme ; qu'il a repris les lettres de prêtrise, dont il avoit fait hommage à l'assemblée ; que, comme les premiers pénitens, il restera prosterné à la porte des fidèles ; qu'il les invite à le fouler aux pieds. Et le tartuffe verse des larmes. Mais le murmure recommence : C'est un intrus. On se lève, on se disperse en tumulte.
Destainville se fâche. Deux hypocrites L'insultent : on se gourme. La calotte tombe à terre , la robe du prêtre est déchirée. Les vieilles glapissent, les jeunes filles crient, Destainville jure , et les hypocrites, en le rossant, font entendre au meurtre , à l'assassin. La police accourt, reconnoît des fripons qu'elle cher choit, et les sépare pour les réunir ensuite à Bicêtre.
[7]CHAPITRE XXXI.
Lucy ET ELÉONORE, OU LA VERTU.
‘Regardez comme sages, non ceux qui disputent avec subtilité sur des objets frivoles, non ceux qui traitent avec éloquence des sujets importans , non ceux dont l'ame peu constante, flotte au gré des vicissitudes humaines, mais ceux qui savent supporter également la bonne et la mauvaise fortune. ISOCRATE. ’
REPOSONS nos regards sur des tableaux qui réconcilient avec la nature humaine. —Ah ! volontiers, dit le bachelier ; j'en éprouve le besoin impérieux : quittons ces greniers. — Non pas , reprit le diable : c'est ici que vous trouverez encore quelques restes de vertu. C'est ici qu'elle se réfugie : elle y est , en quelque façon , plus proche du ciel, sa patrie ; elle ne touche plus à la terre qui la méconnoît, où elle est étrangère ; elle repose ici comme dans une sphère supérieure et inaccessible !.. Tournez les yeux. — Le bachelier apperçut [173] dans un autre grenier une jeune femme et deux petits en fans, dont elle considéroit avec attendrissement les plaisirs et les jeux.. - Ah ! les femmes, les enfans et les vieillards, voilà les êtres qu'il faut plaindre et soulager, s'écria le Bachelier.
Un homme, lorsqu'il est homme , s'ingénie, se fait place, se redresse au sein du malheur, et quelquefois par une conduite : ferme et soutenue, fait sortir le bonheur de sa vie, du fond des obstacles mêmes qu'il a rencontrés, et qu'il transforme en moyens. Mais ces enfans qui sont sous la tutelle de tous les êtres sensibles ; mais les femmes dont les travaux n'ont aucune valeur, dont le dès- honneur est à si haut prix Les femmes, ces arbustes frêles et délicats, qui demandent un appui ; les femmes , de qui Thomas a si bien dit, » Sans elles les deux extrémités de la vie, seroient saris secours, et le milieu sans plaisirs » ; les femmes qui ne sont hors de la société ( politique) , comme l'a remarqué Rœderer , que par cela seul que la société est faite pour elles, comme par elles. Qui peut délaisser ces êtres de séduction ? Le cœur qui n'a point connu la pitié, n'a jamais connu l'amour !.. « .. Comme il disoit ces [174] mots, il vit entrer dans la chambre une £ femme d'un moyen âge , vers laquelle la première courut, et qu'elle embrassa. Elle portoit sous son bras un petit panier , dans lequel étoit renfermé un gâteau qu'elle partagea avec les enfans , et un ouvrage de broderie qu'elle posa sur une table ; ses soins empressés firent en un instant de ce galetas obscur , un réduit délicieux. Il n'y avoit que de§ meubles simples , mais propres : on voyoit dans un coin une guitare et des crayons ; les murs étoient parés de portraits que l'amitié avoit dessinés ; quelques fleurs, un arbuste arrosé de leurs mains, dont les tiges couronnoient une petite fenêtre, et répandoient dans l'intérieur l'ombre et la fraîcheur ; des livres épars sur des rayons ; des toiles simples qu'elles avoient elles-mêmes blanchies ; des lits sans rideaux, mais que Morphée et Vénus n'auroient pas dédaignés ; les charmes d'un déjeuner frugal, dont les amies se disputaient, en riant, les apprêts ; les enfans mêlant à tout cela leur tumulte charmant, renversant les tasses sur leur bonne , et qui attrapoient un morceau, une réprimande , un baiser ; cet air de gaieté dans les personnages, tout cela formoit un tableau [175] ravissant pour un ami de la nature.
La première de ces femmes paroissoit n'avoir jamais connu d'autre état, et l'autre paroissoit avoir changé de condition sans regrets. On eût comparé son caractère à ces eaux tranquilles, qui détournées de leur lit, s'ouvrent sans efforts une autre route , et embellissent des déserts, après avoir fertilisé des campagnes. O ma Lucy ! dit-elle en approchant sa chaise de celle de son amie, compagne de ma vie, toi qui dès le berceau , me prodiguas ta tendresse , toi qui par tes travaux soutins mon existence, qui par tes soins me la fit chérir. je n'oublierai jamais que sans ton dévouement sublime, mon enfant n'aurait plus de mère. - Cependant Lucy interrompoit ce discours de sa maîtresse. Madame, vous êtes si bonne qu'il n'y a aucun mérite à tout cela. Je ne sais pourquoi vous le faites tant valoir ; car il m'est avis que je ne puis faire autrement. Vous m'avez tant donné que je suis toujours embarrassée pour vous le rendre. Ah ! madame, ne comptons pas, je vous devrois trop. — Lucy ! Lucy ! lorsque tous ceux que je chérissois , m'avoient abandonnée, lorsque veuve à vingt [176] ans, arrachée à la solitude profonde, où s'exhalaient mes douleurs , j'ai vu s'éloigner ; avec effroi parens, amis, flatteurs, dans ce délaissement universel, je n'ai trouvé que ton cœur pour m'entendre , tes bras pour me serrer ; tu as suivi mon sort, avec moi tu es descendue , le sourire sur les lèvres , dans ces cavernes horribles — Ah ! madame , que j'aurois été mal autre part. — Rentrée dans le monde, sans secours,sans ressources, j'allais périr une seconde fois. Ton travail assidu. - Et le vôtre. — A soutenu notre pénible vie. J'ai eu le temps de me faire à une nouvelle situation. Alors mettant à profit quelques talens heureux , fruits d'une éducation cultivée , à mon tour j'ai paré de fleurs notre modeste retraite. Je nourris depuis long-temps une idée qui m'enchante. O ma chère Lucy ! ta fille et mon fils qui s'élevent dans nos embrassemens , qui ignorent nos malheurs, qu'ils ne soient jamais séparés. - Ici des larmes mouillèrent les joues de Lucy. Un embarras délicieux se répandit sur toute sa contenance. O ma chère maîtresse !. Elle rougit et son trouble redoubla.—Mon amie, nous éloignerons de ces ames pures les préjugés qui [177] empoisonnent la vie. — Votre naissance. — Tu vois ce qu'elle m'attire de maux.— Le public. — Ne s'occupe pas de nous. — Je sais trop. - Que je t'aime. Je puis mourir. — Ne m'affligez donc pas, madame ; c'en est trop.— Que cette idée me console ; que nos enfans s'aiment autant que nous nous chérissons ; que mon fils rende un jour à ta fille toute la tendresse que mérita ton bon cœur. Lucy, il faut me le promettre : et prenant les enfans sur ses genoux. Mes enfans , dès ce moment, mes vœux vous unissent, et si le ciel sourit aux vœux de la reconnoissance, il reçoit sans doute ceux que je forme sur vous. - Vous avez raison, dit le bachelier au diable boiteux, le bienfait et la reconnoissance touchent également mon cœur , je ne sais à laquelle des deux je donnerois la préférence. Cette aventure est simple , mais touchante. Je voudrois qu'on la transportât sur la scène. J'ajouterois alors quelques personnages épisodiques, une vieille baronne, mourant d'orgueil et de misère ; propriétaire de la maison , accablant ces deux femmes d'un souverain mépris ; un homme moitié fat, moitié sensible, essayant auprès de la plus jeune un système de séduction, [178] et conduit par degré d'une fantaisie à la passion , de la passion à l'estime et au respect, de l'estime et du respect à l'hymen. Si je voulois y ajouter des détails pour les différens partis , j'introduirois une manière d'homme , bien emporté , bien ignorant, chargé de faire une visite domiciliaire, et que l'on viendrait à reconnoître pour un bon gentilhomme, criant plus haut que les autres, comme Sosie quand il a peur. Je me proposerais dans cette pièce un but moral : celui de montrer , qu'en quittant des chimères qui vous ont quitté , en revenant bonnement à la nature, on trouve dans sou sein des jouissances ineffables, et qu'il y a cette différence entre les jouissances d'orgueil, et celles offertes par la mère commune, que l'orgueil vend bien chèrement celles que la nature donne à peu de frais, et qu'elle a semées d'une main libérale sous nos pas. O Diderot ! où es-tu ? Mais je pense que le caractère de ces deux femmes est rare. - Pas autant que vous pensez , reprit le diable boiteux ; et il fit alors, passer sous les yeux du bachelier une foule de scènes semblables. Il faut l'avouer, du sein de la corruption universelle, sont sortis des exemples mémorables de dévouement, [179] de désintéressement, a honneur, de courage , de vertu ; s'ils sont restés dans l'oubli, c'est que le contraste multiplié des , crimes et des vices, a étouffé ces grandes exceptions. Mais croyez qu'il y a eu , quoiqu'en petit nombre, des amis éprouvés , des épouses fidelles, des domestiques généreux. Vous pourrez dans vos fêtes, et jamais autel n'aura plus. mérité d'encens, vous pourrez dresser un autel aux vertus ignorées ! .— Parlons d'autre chose. — Les rentiers doivent remplir ces greniers. - La nuit est trop avancée, je n'aurois pas le temps de vous montrer ces colonies nombreuses. Nous ferons une autre fois cette revue.
[180]CHAPITRE XXXII.
LA PHILOSOPHIE OU LES SONGE CREUX.
... Civis erat qui libéra posset.Verba animi proferre et vitam impendere vero.JUVENAL.
.
JE désirerois au moins connoître l'intérieur éclairé par cette lampe pâle et mystérieuse qui brille dans ce donjon élevé , d'où la vue embrasse un horizon immense. — C'est l'atelier d'un philosophe. — Le voilà plongé dans une rêverie profonde , interrogeant au milieu du silence universel la nature et son cœur ; il évoque à son tribunal la puissance des lois mêmes auxquelles il se soumet ; les foiblesses, les erreurs, les crimes des hommes, et il ressent plus de pitié que d'indignation Il la réserve , cette indignation, pour les gouvernemens qui sont toujours les auteurs ou les complices des maux qu'éprouve la société ; qui dépravent et punissent, qui ne connoissent que la force ou le machiavélisme, [181] les ressorts des têtes étroites et des petites mes ; la force, dont Rousseau a si bien caracérisé l'abus et les dangers, le flux et le relax ; le machiavélisme, ce moyen des Tibere, les Philippe II, des Louis XI, des Alexandre Borgia et des Octaves-Cépias. Ils ignorent qu'en administration , comme dans la conduite privée un caractère droit, un cœur pur et une volonté ferme, sont les seuls élémens du succès ; et s'il faut prouver par des faits cette doctrine , quels sont ceux dont la mémoire a resté parmi les hommes ? Phocion, Aristide, les deux Brutus , les deux Caton, et dans nos temps modernes Sully, Turgot, ont-ils été des administrateurs vulgaires ? Ont-ils élevé leur autorité par l'excès de l'autorité, ou par le machiavélisme. Ah ! que cette autorité qu'ils exercent encore aujourd'hui sur toutes les têtes pensantes, sur tous les cœurs sensibles, eut une base bien plus respectable : ils fondèrent leur pouvoir sur un grand amour de la patrie , sur le respect des principes , ce qui leur donna pour auxiliaire tous ceux qui chérissent la patrie et les principes, et le nombre de ces hommes, s'il n'est pas considérable, a du moins un grand poids ; ce sont eux qui rallient la foule, qui l'entraînent [182] ce sont eux que Thomas a si bien peint lorsqu'il dit: » Je vois par tout quelques hommes sur des hauteurs, et en bas le troupeau du genre humain , qui suit de loin et à pas lents. Je vois la gloire qui guide les premiers , et ils guident l'Univers ». Ne croyez point que le philosophe soit un citoyen dangereux ; il attend tout du temps, et c'est par des moyens insensibles , mais sûrs , qu'il veut obtenir l'amélioration de l'espèce humaine. Je vais Vous révéler son secret, liberté de la presse instruction, égalité de droits et lumières, institutions: tous les moyens sont là. Hors de là sont les erreurs et les crimes.
[183]CHAPITRE XXXIII.
LES INSTITUTIONS.
‘Les peuples sont ce que le gouvernement les fait être. (ROUSSEAU, Econ. polit..) ’
LES principes des gouvernemens ont été tour-à-tour la théocratie, la guerre, la liberté, l'agriculture, le négoce ; alors les institution religieuses, militaires , populaires, céréales commerciales, courbèrent, endurcirent, relevèrent , adoucirent , polirent ou dépravèrent l'espèce humaine.
Dans l'antiquité, peu de lois, mais beaucoup d'institutions. Si les lois sont des toiles d'araignée , les institutions sont des cables de fer.
Branla, Confutzée , Zoroastre , Moïse , Zaleucus , Charondas , Numa, Lycurgue , Solon, Penn, le Lycurgue d'un autre hémisphère ; Mahomet au midi , Odin au nord , firent sortir du creuset des institutions une [184] race d'hommes nouvelle , dont ils furent les Prométhées.
Les lois de Platon sont des institutions. C'est la morale des institutions qui gouverne la Chine , qui sanctifie dans l'Inde l'horreur du meurtre.
Aujourd'hui même , ne voyez - vous pas que la superstition vous arrête avec un seul débris de ses institutions. Législateur, connoissez donc leur force. Malheur à qui voudroit faire des Français un peuple dur, farouche , isolé ! Je me représente notre liberté une main sur le soc, tenant de l'autre la corne d'abondance du commerce, entourée des arts , appuyée sur la philosophie qui les observe, et leur désigne la carrière.
Le philosophe s'étant livré au sommeil, le bachelier marqua à son guide le désir de lire le manuscrit qu'il appercevoit sur une table.— Vous allez être satisfait. Le diable lui apporta aussitôt l'ouvrage : c'était une esquisse, ou plutôt des pensées éparses sur l'éducation.
Il lut.
[185]CHAPITRE XXXIV.
[ Le plus utile et le plus ennuy eux de l'ouvrage, mais sur lequel le lecteur, imitant en cela le législateur, sautera à pieds joints. ]
LE MANUSCRIT, OU L'ÉDUCATION.
‘Le moyen le plus efficace pour conserver la constitution, c'est d'élever la jeunesse suivant l'esprit de cette constitution. ARISTOTE, ( L. I. Polit. ) ’
§. Ier.
L'ÉDUCATION qui se propose de retremper le caractère d'un grand peuple, embrasse tout : les loix, les institutions, les usages, les rites, les habitudes, les connoissances, les arts, les manières, les mœurs. L'éducation doit , s'emparant des mobiles universels de nos sensations, nous frapper, [186] nous saisir par tons les points de contact. Il faut que l'individu la respire comme la vie ; que toutes ses facultés s'en pénètrent. L'air ne s'insinue dans les corps qu'en les pressant et les enveloppant de toutes parts. Il en est de Faction morale, comme de l'action physique. Il ne suffit pas d'imprimer le mouvement, il s'agit de le continuer.
Je vois, disoit Rousseau, force faiseurs de loix, et pas un législateur. En plongeant ses regards dans l'immensité des siècles, il n'en trouvoit que trois. Que diroit- il aujourd'hui ?
Enoncer des vues saines et pures, poser des principes particuliers à chaque question, porter dans le chaos de nos institutions ténébreuses le lambeau de la raison, est un talent, sans doute ; mais le génie seul imprime aux loix l'existence, le génie seul marque le but, ramène tous les détails à un centre d'unité, les embrasse d'un coup-d'œil immense, les lie, les appuie l'un par l'autre, et les co-ordonnant à l'ensemble du plan qu'il a tracé en compose un tout inébranlable.
On sent alors comment dans une assemblée nombreuse , au milieu des passions qui se soulèvent, se brisent, se croisent ainsi que [187] des flots tumultueux , la lumière est moins un jour continu qu'une succession d'éclairs ; comment dans un ordre de travaux , souvent imprévus, toujours partiels et successifs, tout s'isole et rien ne se combine, tout effleure le moment au lieu de peser sur l'avenir.
Dans les institutions de l'antiquité je vois les résultats d'une pensée grande et première. Beaucoup apperçoivent tes fils, peu démêlent leur trame savante. Les loix étoient des conséquences du principe de la constitution.
Alors les instituteurs tendoient à vaincre les. résistances. C'est ainsi qu'un mécanicien habile commence par diriger son attention sur les frottemens qui gênent les rouages d'une machine.
Les loix furent déterminées par leurs rapports à l'ensemble. Isolées, elles parurent avoir un caractère bizarre ou injuste ; rapprochées , elles brillèrent d'évidence et d'utilité. Qu'on me pardonne la comparaison suivante : leur physionomie échappe à qui ne les voit que de profil.
Je m'explique: un peuple auquel sa situation commandoit la guerre , ne dut pas recevoir les mêmes loix que celui qui se proposa les arts, la paix et le commerce.
[188]Penn, cet autre Lycurgue, voulut relever l'homme à sa (lignite ; et nous insensés ! du fond de notre corruption, nous insultons à la touchante simplicité de ses loix.
Nous nous proposons le bonheur de l'humanité !. et tant de malheureux !
— Il s'agit d'éducation. — L'éducation d'un peuple tient sur-tout aux loix qui lui sont données.
Comme dans un arbre, depuis la fibre ligneuse jusqu'au tronc noueux et chargé d'écorce , depuis la racine plongée au centre de la terre jusqu'aux rameaux qui percent la nue, la sève descend, remonte, circule par d'innombrables canaux : ainsi dans la chaîne sociale , la vie politique doit courir et se répandre d'anneaux en anneaux ; un esprit universel doit pénétrer et animer toutes les loix, depuis les loix commerciales et monétaires, depuis les loix civiles et pénales jusqu'à celles de l'ordre constitutionnel ; et à le bien prendre, les loix de cet ordre en méritent seules le nom : les autres sont de purs règlemens politiques.
Il est un peuple dont la législation s'élève encore sur les ruines de son existence politique , un peuple dont les membres dispersés [189] par toute la terre se réunissent et se touchent encore par un point commun. Ce point est l'observation rigoureuse, universelle des loix que leur dicta un homme extraordinaire , mais qui ne leur imprima cet esprit qu'en l'infusant, pour ainsi dire, tout entier dans leurs mœurs, dans leurs habitudes et dans leurs usages. Il plaça la loi par-tout sous leurs yeux, sous leurs pas : la loi les suivoit dans le calme de la solitude et dans le tumulte de leurs assemblées : elle les accompagnoit dans leurs voyages. Ils la retrouvoient en rentrant dans leurs foyers ; elle étoit tracée jusque sur leurs vêtemens , jusque dans l'intérieur reculé de l'appartement ou ils goûtoient le repos, de sorte que leurs yeux en s'ouvrant étoient frappés à la fois des rayons du jour et de ceux de la loi.
Ce fut par de semblables ressorts que le fanatisme s'enracina dans les esprits. Ce fut par de tels moyens qu'il cimenta la longue erreur qui pesa sur nous pendant dix-huit siècles, et maintenant encore vous heurtez à chaque pas les monumens dont il a couvert et outragé la terre : il faut la remuer et la fouiller, pour ainsi dire, jusqu'aux abymes pour les en arracher. La superstition est enlacée [190] dans toutes les coutumes, dans toutes les connoissances ; elle est assise à l'entrée de chaque avenue de l'esprit humain.
Législateurs, retournez, et ressaisissez la .base de ces moyens puissans, si vous voulez achever dans les cœurs la vaste révolution, commencée dans les esprits. Continuez de vous avancer sur les ruines des préjugés ; bravez les passions et l'intérêt conjurés ; tenez l'ancre de la raison et de la dignité.
Bravez les cris des détracteurs : des ames hideuses de vices et déformées par les passions ne peuvent soupçonner la beauté de l'ordre moral.
Thersite devoit sourire de pitié au récit de l'éducation d'Achille.
§. II.
DE L'ÉDUCATION, EN GÉNÉRAL, ET DE SON OBJET.
DANS l'état de nature, l'homme reçoit une autre éducation. La nature y pourvoit par les besoins: ils sont nos premiers maîtres.
Il n'en est pas ainsi dans l'état social. Pour être soumis à cet ordre de choses, l'homme [] doit y être assoupli et façonné ; de là naît l'éducation.
L'ordre des sociétés étant perfectible comme la nature humaine, élévera-t-on l'homme relativement à l'ordre établi , ou relativement au meilleur ordre possible ?
La première manière est plus conforme aux intérêts du corps entier, et la seconde à ceux de l'individu.
Le meilleur ordre possible seroit sans doute celui où chacun se trouveroit dans la moindre dépendance d'autrui.
Dans les grandes sociétés cela est impraticable. On y tient à une chaîne immense de rapports.
Plus l'individu retréciroit le cercle de ses rapports , plus il se rapprocheront de la nature , et plus il s'éloigneroit de l'état social. C'est dans ce dernier ordre de choses que l'éducation doit reporter et replacer l'homme.
J'ai insisté sur ce premier développement, parce qu'à l'exemple de l'auteur d'Emile, plusieurs écrivains n'ont songé qu'à jeter leur éleve hors des institutions politiques, et à le placer sur les sommets d'une indépendance absolue ; mais Rousseau annonce au [] commencement de son livre, qu'il ne s'est proposé que l'éducation particulière.
Ordonner les facultés de l'homme à son bonheur, voilà le but de l'éducation particulière. co-ordonner les facultés de chacun au bonheur de tous, voilà le but de l'éducation publique : je vais parler de cette dernière.
§. III.
DE L'ÉDUCATION PUBLIQUE ET DE SA FIN.
DANS les gouvernemens corrompus, dans ]es monarchies , l'éducation est l'habitude des vices ; dans les gouvernemens populaires, l'éducation est l'habitude de la vertu.
Dans les premiers , tout est comprimé vers l'abaissement ; dans les seconds, tout tend à l'élévation.
Il s'agit moins de former un savant ou un artiste qu'un citoyen , moins de donner des règles de bien dire que de bien faire.
Tous les systèmes d'éducation présentent des méthodes pour organiser nos connoissances, et n'en présentent aucune pour organiser nos principes.
[193]» Les politiques anciens ( dit Montesquieu) , ne connoissoient que la vertu ; Ceux d'aujourd'hui ne parlent que de luxe, d'arts et de manufactures. »
« Pour que }a volonté générale soit accomplie ( dit Rousseau ) , faites que les volontés particulières s'y rapportent, et comme la vertu n'est que cette conformité de la volonté particulière à la volonté générale , faites régner la vertu. «
Que si elle est nécessaire aux peuples neufs, à plus forte raison , est-elle indispensable aux peuples envieillis dans l'esclavage, et qui cherchent à puiser une nouvelle jeunesse dans les sources de la liberté.
Le philosophe voit avec un sentiment d'effroi, la corruption debout à nos côtés, et le despotisme qui se traîne et se cache derrière elle.
La nature du gouvernement populaire étant telle que chacun doit parcourir toutes les fonctions auxquelles il est accessible, et de droit et de fait , il importe que ces fonctions soient remplies avec intégrité. Il importe que tous les citoyens approchent de l'administration comme d'un sanctuaire, avec un cœur droit et des mains pures ; [194] autrement on auroit la tyrannie en détail.
J'avoue qu'il est difficile de régénérer un sol sur lequel repose la lie amoncelée de dix-huit siècles de superstition et de despotisme.
Nous devons le tenter : il ne suffit pas de se dire républicains, il faut l'être. Il faut savoir supporter plus que les fatigues et les travaux , la honte, l'injustice, les calomnies ; il faut sacrifier à l'état plus que sa vie, sa gloire, sa réputation même ; heureux du bonheur de ses semblables , il ne faut plus vivre dans soi, mais dans les autres. Quiconque dit, agit ou pense autrement, a une ame d'esclave.
Les loix sont obéies lorsqu'elles sont simples et en petit nombre, lorsqu'elles ont leur racine et leur appui au cœur de tous.
Règle générale ; moins il y aura de mœurs dans un état, et plus vous verrez augmenter le nombre et la foiblesse des loix.
Les mœurs suppléent les loix, les loix ne suppléent pas les mœurs.
[195]§. IV.
DES MOYENS D'ÉDUCATION.
APRÈS avoir expliqué le but de l'éducation, je vais en tracer les moyens.
Un philosophe a demandé si l'homme ne pouvoit pas perfectionner son espèce, comme on a perfectionné celle des animaux. Sans doute ; et cela découle de la nature même de l'homme.
Comment ? Par des rites, par des usages, par des spectacles. etc.
Trois modernes ont traité ce sujet ; Fénélon , Rousseau , Mirabeau : chez les anciens , Platon.
» C'est merveille, dit Montaigne, combien Platon se montre soigneux en ces loix de la gaieté et passe-temps de la jeunesse de sa cité ; et combien il s'arrête à leurs courses, jeux, chansons, sauts et danses, desquels il dit que l'antiquité a donné le patronage aux Dieux mêmes, Apollon, les Muses et Minerve. Il s'étend à mille préceptes pour les gymnases. Pour les sciences lettrées, il s'y amuse fort peu , et semble [] ne recommander particulièrement la poésie, ( que pour la musique....
» Ce n'est pas une ame, ce n'est pas un corps que l'on dresse, c'est un homme. Il n'en faut pas faire à deux ; il ne faut pas les dresser l'un sans l'autre ; mais les conduire également , comme une couple de chevaux attelés au même timon. »
Tel étoit l'esprit de l'antiquité. L'inphilosophie seule peut trouver ridicules Lycurgue et Solon , occupés de danses , de vers, de fêtes et de jeux , écoutant et composant même des chansons ; Moïse et Numa traçant l'ordre religieux des cérémonies, des sacrifices et des processions ; Pythagore ordonnant le silence ; Bâcon s'armant des signes maçoniques ; J. J. Rousseau proposant, dans ses réformes sur la Pologne, des courses de chevaux ; les législateurs chinois décidant sur la manière de saluer ; Penn indiquant la forme des vêtemens, et l'attitude qui convient à l'homme.
Tout repose sur deux principes : l'homme n'existe, n'agit, ne pense que par ses sensations.
Ses affections, répandues au-dehors, se communiquent, s'exaltent, électrisent ; et [197] après avoir ébranlé le cœur des autres, retombent, avec plus de force, sur le sien.
Tel est, par exemple, le caractère des fêtes nationales.
C'est-là que l'esprit s'enflamme, le cœur se nourrit, l'ame s'élève ; c'est-là que, brillante de gloire, d'amour, d'espérance, la ’mère-patrie se montre à ses enfans ; et leur imprimant le sentiment de sa grandeur, les laisse remplis de sa divinité.
Des plumes éloquentes ont traité ce sujet.
Pour que les citoyens s'occupent de la patrie, il faut qu'elle soit toujours présente.
, Chaque individu est fortement pénétré de passions. Dans un état mal ordonné , chaque citoyen se fait un bonheur à part.
Dans une république bien constituée, la concitanéité unit tous les cœur , et fait servir toutes les passions à la chose publique.
§. V.
DE LA GÉNÉRATION ACTUELLE, ET QUELQUES RÊVERIES.
LORSQUE Circé eut changé les Grecs en pourceaux , Ulysse leur offrit en vain de redevenir hommes.
[198]Telle est l'image d'une génération abrutie par une longue servitude, et à laquelle un philosophe présente la liberté.
Une grande masse d'hommes est encore courbée vers la terre, et refuse de se redresser : l'habitude de l'esclavage les a garottés de liens de plomb ; leurs débiles yeux ne peuvent supporter l'éclat de la lumière.
La difficulté consiste à empêcher que : leurs vices, maladies honteuses du despotisme, n'atteignent la génération qui s'élève, et que la corruption ne se transvase ainsi de siècle en siècle.
La régénération sociale tient, je l'ai dit, à un vaste ensemble de loix : leur force naît de cet ensemble. S'occuper des détails, est d'un légiste , et non d'un législateur.
Les feux qui éclairent les ténèbres de notre horizon politique, ont été posés et comme jetés de loin en loin. Réunissez-les.
Ce qui a perdu nos premiers législateurs, c'est de n'avoir point dirigé toutes les loix, comme autant de rayons , vers un point central ; de ne point les avoir fondu , en quelque sorte , d'un seul jet ; mais de les avoir laissé tomber éparses, fractionnées, mutilées.
[199]On peut cicatriser l'ulcère du corps politique, et arrêter la contagion par des institutions morales, par de bonnes loix civiles.
On doit rapporter au même but la réformation des loix pénales, la suppression de la mendicité, l'abolition de la peine de mort, les établissemens de travaux publics , etc. etc.
Les loix doivent puiser leur caractère, leur esprit, leurs principes dans la philantropie.
Je voudrois sur-tout que, dans une république , elles tendissent à diviser, sans effort, sans déchirement, sans violence, les fortunes colossales, et à faire ainsi couler, au sein de l'indigence, quelques ruisseaux du fleuve des richesses.
Telles les loix sur les successions. On a proposé de partager, à la mort d'un homme, son bien en deux parts, l'une divisible entrer les enfans, et l'autre entre les collatéraux, le nécessaire pour chaque enfant étant d'abord fixé et prélevé.
Telle la toi sur l'adoption, pourvu qu'elle n'ait lieu qu'entré le riche et le pauvre.
J'aime à les voir se donner la main, et la vertu réconciliée avec la fortune.
Telle la loi qui supprimeroit la dot des femmes ; qui, rappelant le mariage à sa [200] sainteté, le rendroit riche d'estime, d'amour et de fidélité. Cette loi existait à Athènes, , et qu'il me soit permis de citer la réflexion de Plutarque. « Solon voulut que les femmes n'apportassent à leurs maris, que trois robes seulement, avec quelques autres meubles de bien petite valeur, sans autre chose, ne voulant pas qu'elles achetassent leurs maris , ni qu'on fît trafic de mariage , comme d'autres marchandises, pour y gaigner , ains voulant que la conjonction d.e l'homme et de ]a femme se fît pour avoir lignée, et pour plaisir et amour, et non pour argent.
Telle la loi qui ordonnerait, à chaque citoyen, de rendre compte de ses moyens d'existence.
Telle cette loi qui ayant déterminé la somme du nécessaire, fixe la limite où doit s'arrêter l'impôt..
Telle cette autre loi que je n'ai lu dans aucun code. L'homme riche qui n'aura point donné des enfant à la république., ou qui n'aura pas adopté celui d'un indigent, sera tenu de verser dans Je trésor national les fond -, nécessaires à l'éducation d'un citoyen.
En effet, si des loix justes frappent dans leur sévérité le célibataire, cet être nécessairement [] égoïste et dépravé, combien plus immoral me paraît celui qui , éteignant le flambeau de l'amour et de la fécondité, place le deuil , la solitude, la stérilité hideuse au sein pur de la couche nuptiale , qui, sévrant son cœur des plus riches jouissances , trompe, déshérite la nature , la société et lui-même. Ne connoissant l'hymen que pour le profaner, il n'est ni époux, ni citoyen, ni père ; mort avant le temps, il traîne ses jours dans une viduité affreuse, il semble habiter les tombeaux ; son ame ne s'ouvrira jamais à la bienfaisance, à la pitié , aux vertus douces et conseillères d'humanité , à tous ces sentimens bons , honnêtes, généreux, qui découlent d'une ame tendre. Le malheureux, il n'a jamais senti couler sur son cœur les larmes brillantes d'une bien-aimée qui, soulevant de ses bras foibles le premier né des amours , dépose au sein de son ami ce trésor de sa joie et de ses espérances.
Législateurs , attachez l'homme à sa famille pour l'attacher à l'état.
Les anciens amolissoient et désarmoient par les charmes de l'harmonie, des cœurs farouches.
[202]Deux mobiles puissans opérèrent des prodiges ; l'amitié, l'amour: qu'ils épurent une seconde fois le chaos. Le sourire d'une epouse , la voix d'un ami , voilà les enchantemens de la lyre d'Orphée.
C'est ici qu'on se convainc de plus en plus de la vérité du principe que j'ai avancé ; qu'il faut que toutes les loix tendent à un but général. Ici se rapportent les loix sur les jeux, les loteries, etc. etc., qui versent la ruine et la dépravation au sein des familles.
Si le gouvernement tolère leur existence , il doit du moins la signaler, en y posant des barrières , par le même principe qu'on place sur le bord des torrens et des abymes, des garde-fous.
On entoure l'arbuste jeune encore, d'un rempart épineux pour le défendre de la dent des bêtes sauvages ; ne pourroit-il pas en être ainsi de la liberté naissante ?
Seroit-ce ici le cas des loix somptuaires ?
Fidèle à ma méthode , entraîné vers les résultats , je pèse moins sur les ’objets que je ne les indique.
Ne pouvant élever le pauvre jusqu'au riche , il faut faire descendre le riche jusqu'au [203] pauvre. Tel est l'esprit des loix somptuaires.
« A un homme, dit Montesquieu, auquel il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre.
« C'est ainsi que ces loix sont très-conformes au génie de la république. es J'ajouterai que l'essence du gouvernement républicain est de rapprocher les individus , de leur imprimer une allure semblable, de leur donner, pour ainsi dire , une nouvelle vie. C'est le gouvernement de tous ; il ne peut exister que parla cohésion des parties : de là naît sa force. Le luxe tend à séparer les citoyens, à isoler l'homme de l'homme à établir des distinctions , des priviléges des nuances. Le luxe convient donc aux monarchies, parce que le gouvernement.d'un seul ou de plusieurs ne s'établit qu'en mutilant l'unité nationale , qu'en rompant les liens qui unissoient les membres de la cité les uns aux autres. La tyrannie divise pour régner.
Assignerai-je ensuite l'influence du luxe sur la morale publique. On ne voit plus dans les emplois un moyen d'enrichir sa patrie, mais toi -même.
[204]Combien se consument dans les vices, et traînent leur infamie sur les degrés de la grandeur , sans y monter ! Combien s'enchaînent au crime par l'espérance ! Combien viennent en partage de bassesse ! Bientôt le torrent de la corruption inonde toutes les classes.
Rien n'est plus à sa place : un mal-aise moral , une inquiétude bizarre , élancent chacun hors de sa condition ; l'indigence devient un crime, la médiocrité une honte , la paix même un tourment, et le philosophe qui s'étonne, surprend à son ame un désir.
La foi des engagemens les plus saints est ébranlée : c'est dans la balance de l'intérêt que les sentimens les plus doux de la nature sont pesés. Oui , c'est par intérêt que dans cette dégradation universelle, on est époux, père, citoyen......
Ici venoient des réflexions sur l'éducation des femmes , de laquelle dépend celle de toute notre vie ; sur les théâtres , et les arts qui sont des pouvoirs moraux , qui, comme tous les pouvoirs , doivent engendrer une responsabilité. - C'est fort bien , dit le bachelier après avoir lu ; mais Fénélon , Rousseau, Mirabeau, Condorcet, Helvétius, Diderot [205] ont dit tout cela plus éloquemment que vous ; vous n'avez que le mérite, et c'en est un, de reproduire ces vérités, dont il faut fatiguer les oreilles d'un siècle dédaigneux. Au sur- plus, ne nous le dissimulons pas ; il ne s'agit pas d'être, nouveau , mais utile ; et rien , pas même nos modes, ne peut être nouveau aujourd'hui ; l'humanité me paroît en tout genre avoir parcouru le cercle le plus étendu, il ne s'agit plus que de savoir à quel point elle se fixera. Cette dissertation sur l'éducation me donne la fantaisie de visiter les colléges de la république. Vous voulez dire les écoles centrales. - Soit. - Le voyage ne sera pas long.
[206]CHAPITRE XXXV.
CERTAINES ÉCOLES, OU LA PENSION CHRÉTIENNE.
‘De ce pays la reine est la Sottise. VOLT. ’
Nous voici dans la rue Jacques. Eh ! mon dieu, je reconnois ces béguines. - Qua voulez-vous dire ? - Oui, voilà l'abbesse et la sœur tourière ;. arrêtons - nous. Comme une longue habitude de. l'hypocrisie imprime à leur allure une lenteur concertée ; abaisse, sur leurs yeux en coulisse, le voile de leurs timides paupières, croise leurs mains sur leur poitrine, et leur fait détacher, en sons paresseux, quelques mots insignifians , accompagnés de je ne sais quel ramage de mysticité ! Eh ! mes sœurs , ne pouviez - vous mieux vous déguiser sous cet habit mondain ?. Je ne sais quelle odeur de cloître perce ici et transpire. Auriez-vous recomposé , [207] pieuses colombes, le nid d'où vous fûtes chassées ? Venez-vous chercher ici, sous ces arcs du temple à moitié démolis, tant de pieuses illusions ?... Voilà...
Les degrés de l'autel, usés par la prière ; Le confessionnal, qui entendit les jolis péchés de sœur Thérèse , les douces foi blesses de sœur Ursule, la grille où quelque Monrose ;.... le bosquet confident, témoin des plaisirs.
J'apperçois même Grégoire, le jardinier, Voilà la longue galerie, foulée tant de fois d'un pied furtif, lorsque l'amour sonnoit à son tour les matines. Cette galerie où, dans le silence, les vénérables erroient comme des spectres , semblables à des vautours ou à des milans au bec crochu , à la serre recourbée, qui tournent dans les nues pour s'abattre sur de foibles moineaux qui sacrifioient à Vénus.
Quel est ce chœur de jeunes vierges innocentes et timides, qui rangées en cercle, écoute pieusement les méditations du révérend père Croiset ou Cucufe. ? Voyez cette brune agaçante qui osa rire, et que l'on condamne à s'agenouiller sous la lampe du Sanctuaire et cette blonde charmante qui [] ressemble à Magdeleine , dont elle récite avec une dévote ferveur les aventures , au grand plaisir et à la grande édification de toute la communauté ..... Entendez-vous ces cris de douleur ? Est-ce l'antre des Euménides ? On dépouille ces épaules d'albâtre, on découvre ces formes qu'eût enviées la Vénus-Callipige Volez amours, couvrez-les de vos ailes. ne souffrez pas qu'un sacrifice abominable , impie , s'exécute. On ne m'entend pas : des verges aux pointes acérées, des fouets armés de nœuds , déchirent, ensanglantent ce satin et ces lis, que la main de la volupté seule. Barbares Mégères ! ô Tisipbones des cloîtres ! puissent celles des enfers vous le rendre un jour, et que votre cuir jaune et flétri, tombe à son tour en lambeaux sous leurs serpens. — Et, que diriez-vous si je vous découvrois ces austérités homicides auxquelles on assujétit des enfans, dont le tempérament n'est point encore formé, et commande les ménagemens les plus délicats ; et tout cet artifice de dégradation morale, ce cours d'absurdités théoriques et pratiques dont l'on fatigue ces cerveaux tendres , que l'on verse comme l'eau, dans ces ames foibles ; dont ou fascine, [209] dont Ton égare , dont l'on mutile toutes les facultés ? Et cela existe de nos jours. Cela existe. Aidées par des têtes pieuses, ces béguines ont loué le couvent qu'elles habitaient avant la révolution ; elles ont reconstitué la communauté. Il ne leur manque que le voile et l'habit. Elles se sont annoncées pour faire l'éducation des jeunes demoiselles , et on leur confie les jeunes demoiselles. - O fanatisme ! fanatisme ! quelle est donc ta rage ! lorsque la génération qui s'écoule t'échappe , tu cherches à t'emparer de la génération qui s'élève ; et des pères sont assez insensés pour confier le trésor , l'espérance de leurs vieux jours , à des filles hébétées et barbares ! Iriez-vous demander des règles de conduite à ces béguines stupides ? Iriez-vous les consulter sur les objets les plus indifférens ? S'il s'agissoit, je ne dirai pas de votre fortune, de votre honneur ; mais de l'événement le plus ordinaire, vous soumettriez - vous à leurs conseils ? Vous rougissez ; vous vous indignez de cette seule interpellation ; et cependant vous abandonnez à leur empire les deux objets les plus importans, les plus sacrés : la morale et le bonheur de vos enfans. Le bonheur ! n'en attendez [] pas de qui foule aux pieds la nature et ses saintes fois. La morale!.... des femmes qui n'ont point été qui ne veulent être ni amies , ni amantes , ni épouses, ni mères , , formeroient nos amies, nos amantes, nos mères, nos épousés! Quelle contradiction !
[]CHAPITRE XXXVI.
LES MAISONS D'ÉDUCATION.
‘L'art de l'éducation n'est autre chose que celui de foi mer des corps plus robustes , des esprits plus éclairés, des ames plus vertueuses. HELVÉTIUS. ’
QUITTONS ces lieux.... — Je vous salue, maison de l'Egalité , où brûle encore , comme le feu de Vesta, le flambeau des lettres que vous avez conservé. Tandis que l'on faisoit de vos murs les prisons du Tartare, des Orphées y chantaient. Ainsi , pendant l'orage, la voix de quelques oiseaux retentit encore dans le bocage dépouillé ; ainsi, dans un désert, s'offrent à l'écart, des Heurs éparses et rares. Amis de l'humanité, continuez de créer des littérateurs distingués , et sur-tout des citoyens estimables ; vengez la philosophie méconnue, outragée , en formant, d'après ses principes, le cœur et l'esprit de vos élèves. Relevez sous leurs regards Athènes et Rome ; répétez-leur les hautes leçons de l'antiquité ; associez à son génie celui des modernes ; que leurs devoirs d'homme, leurs [212] droits de citoyen, ils les lisent dans Rousseau, dans Mabli, aussi bien que dans Cicéron et dans Platon ; que l'art de penser, de raisonner, de parler et d'écrire, ils l'apprennent de Locke, de Condillac, de Dumarsais ; qu'ils tiennent leur philosophie de Plutarque, de Montaigne, de Charron, de Diderot, d'Helvétius ; leur éloquence et leur génie de tous ces grands modèles. Rassemblez, en un mot, les rayons épars de toutes les connoissances, et composez-en un corps de doctrine lumineux ; que les préjugés qui teignent presque toutes les pages des auteurs jetés entre ces derniers et les anciens, disparoissent à sa clarté. Vous écarterez ce qui appartient à leur siècle, à leurs mœurs, à leur état ; vous marquerez ce qui appartient à leur génie. Alors, par exemple, faisant descendre Bossuet de la classe des historiens, vous le placerez dans celle des orateurs , ainsi que Pascal. Vous réfuterez le premier un Fréret à la main, et le second avec quelques lignes de Voltaire. Ici se présentera lin grand phénomène historique qu'il faudra développer , je veux dire l'influence de la réligion chrétienne sur l'esprit humain, vous en marquerez toutes les aberrations, [213] et c'est la plus profitable des leçons que vous puissiez donner. Vos travaux sont ceux d'Hercule , mais ils vous prépareront une gloire immortelle ; et, (railleurs, n'êtes-vous pas payés par le sentiment d'être utiles ? Qui de vous se chargera de nettoyer les étables de l'histoire moderne. Le plan de la récomposition est tracé par Condorcet, dans son excellent ouvrage des Progrès de l'esprit humain ; et. par Volney , dans la dissertation profonde qu'il a lue aux écoles normales. Oh ! que ne puis-je ériger ce beau monument à la gloire d'un siècle de lumières ! Je prépare à celui qui le tentera une couronne de fleurs, que chaque année je placerai sur son buste consacré , s'il trace ce tableau sans préjugés et sans passions.
Quelques extraits de l'Encyclopédie suffiront pour donner à vos élèves les notions des principaux arts utiles et des arts agréables.
Ces arts font le charme de la bonne fortune et la ressource de l'adversité. Ces connoissances doivent, dans un pays libre , faire partie de l'éducation.
Vos disciples s'élèveront de là aux sciences exactes qui forment à la fois le faîte et le fondement de l'instruction.
[2]Que si un professeur d'éloquence trouvoit ce tableau d'enseignement trop vaste, je te prierai de relire Cicéron, de Oratore. Il y verroit que l'art même du rumeur embrasse toutes les connoissances humaines.
Contemplez sur cette montagne cette autre maison d'éducation : elle est formée dans ces principes. Puisse-t-elle remplir les vœux ardens des amis de la patrie , puisse le bien qu'elle se propose, être sa plus douce récompense. Puisse chaque membre de cet utile établissement goûter, pour prix de ses travaux , le bonheur, la paix intérieure , et toutes les jouissances dignes d'un cœur pur et d'un esprit délicat ! ’Qu'un jour les républicains qu'ils auront formés répètent à leurs enfans ces leçons avec attendrissement et avec amour. Il sera toujours présent à mon souvenir, l'instituteur philosophe auquel je dois la vie morale , les principes qui ont formé mon cœur, les lumières qui ont éclairé mon esprit : sa main prudente écarta de ma carrière les ronces des erreurs, les fantômes des préjugés ; il m'a fait homme et citoyen ; sans lui mon entendement eût été couvert de voiles, je serais mort avant [] le temps.... O mon maître ! ô mon ami ! reçois ce tribut trop foible de mon éternelle gratitude C'est en imitant tes vertus que je dois m'acquitter envers toi.
L'opinion est depuis long-temps prononcée sur la nécessité d'une éducation civique, il seroit superflu d'en démontrer l'urgence.
L'éducation est l'inébranlable clef de la voûte politique. C'est peu d'avoir fait des loix pour les hommes, il faut faire des hommes pour les loix.
Voyez comme le fanatisme attentif entoure le premier âge de mensonges sacrés ; comme assis auprès du berceau , il guette sa proie naissante ; comme il attend l'aurore de la raison pour l'obscurcir de ses voiles sombres ; comme il épie toutes les routes de l'entendement humain pour y déchaîner les prestiges : voyez comme il cherche encore à graver avec un poignard émoussé, les antiques superstitions dans ces cerveaux foibles et tendres.
Il songe à former des catholiques: songez à former des citoyens.
Apprenez aux hommes à servir la patrie: voilà la divinité des hommes libres.
Ouvrez, il en est temps, ouvrez dans chaque [4] arrondissement, une école patriotique.
Là , que l'enfant mûrisse pour les vertus ; là, qu'il entende , au lieu des mystères inintelligibles qui faussent la raison, les élémens simples et augustes de la vérité.
Que des hommes de lettres embrassent l'apostolat de la raison, et deviennent les missionnaires de l'égal té.
Qu'ils élèvent ces jeunes esprits à la hauteur de leurs droits et de leurs devoirs ; qu'ils se pénètrent des principes de la liberté, et que ces ames neuves et vierges, s'ouvrent, se colorent à ces feux, comme une jeune plante aux rayons d'un soleil pur.
Que les instituteurs s'attachent à écraser le fanatisme , à ne donner que des idées vraies, des notions saines et exactes. Une seule erreur est une maladie morale , qui devient souvent incurable et contagieuse.
Qu'à la manière des anciens, ils donnent , suivant la maison, leurs leçons sous des portiques ou dans des jardins..
Que la statue de Rousseau soit placée dans ces lieux ; et que ce soit aux pieds , ou plutôt sous les yeux de l'auteur d'Emile que l'on professe l'éducation.
[217]CHAPITRE XXXVII.
L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
‘Emollit mores nec sinit esse feros. OVID. ’
L'ÉDUCATION : on l'affiche à tons les coins des carrefours. Il y a quatre lycées , trois musées Vous avez les sociétés philarmonique, polymathique , philautropique , philotechnique et les philalethes , les théophilantropes , les cercles , les clubs, les bureaux de traduction , les cabinets littéraires.... les nouveaux établissemens en tout genre ; eh bien ! tout cela est mauvais, et tout cela est bon. Tout cela est mauvais par la précipitation , par la légéreté avec laquelle on a élevé ces édifices récens, par le concours des circonstances qui les ont défavorisé, par la pénurie des sujets et des moyens ; parce qu'enfin, en tout genre, les premiers essais, les premiers pas sont toujours foibles , incertains , vacillans ; parce que la perfection est le résultat des [218] longs travaux, de la patience et du temps ; parce que cette perfection même appartient à quelques génies privilégiés, et est inter- dite au reste des hommes. Tout cela est bon parce que cela annonce le mouvement donné aux esprits , et quelle mouvement pré- cède la création dont il est à la fois l'avancoureur et le dispensateur. C'est ce mouve- ment qui., dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique , une fois donné ne s'arrête plus , et organise un monde nouveau.
C'est ici le lieu de repousser tant d'insipides et ineptes déclamations sur l'anéantissement des lumières et de l'instruction.
« C'en est fait, dit-on : tout a dégénéré ; les lettres et les arts penchent vers leur ruine, leur flambeau s'éteint, la génération qui va suivre sera plongée dans le chaos « . Non , il n'en sera pas ainsi. Expliquons-nous : vous entendez par instruction , les sublimes documens que vous reçûtes an collège ; vous entendez par instruction, la connaissance des classiques, et si vous y avez ajouté quelques règles de l'art oratoire , si vous avez pillé ou traduit quelques hémistiches de Virgile ou d'Horace, sur-tout si vous avez lu votre logique de Port-Royal, [219] si vous avez pris quelques teintures de physique dans Nollet, et de mathématiques dans Mazéas, vous avez atteint le zénith, le maximum , vous êtes les prodiges de l'éducation collégiale. Que fournissait-elle à la Société ? Des sujets d'autant plus dangereux, qu'ayant appris à parler et à écrire, dans avoir appris à raisonner et à penser, ils prenoient pour le sens, pour le droit, je ne sais quel vide et quel chaos. De là, tous les préjugés , toutes les erreurs répandues , accréditées , propagées ; de là , ces mots qui font connoître l'esprit du siècle. « Cet ouvrage est-il bien écrit ? » On ne demandoit jamais, est-il profondément pensé ? ou bien est-il clair et méthodique ? C'est ainsi qu'on ne disoit pas de tel homme, est il vertueux ? mais est-il riche ?... Deux traits semblables peignent toute une nation. De là, cette méthode française de payer les esprits avec des mots. De là , tous ces petits talens de tribune, bien phrasiers , bien absurdes, qui croient qu'il leur suffit d'ébranler l'air par un vain bruit , qui arrivent avec une opinion, comme un procureur avec un dossier, et qui, pour me servir de la comparaison d'un poëte arabe , ressemblent au tambour qui frappe [220] l'air de sons aigus ; mais dont le dedans est vide. — Aujourd'hui , la pureté des lumières, bien plus que leur diffusion, prépare une destinée brillante à la génération actuelle. Rousseau, Voltaire, Montesquieu Raynal , sont dans toutes les mains. On sait peut-être moins, mais on sait mieux. L'instruction s'étend en profondeur et en surface. Ce n'est point le nombre des sujets entassé dans quelques pensions , qu'il faut compter : mais le nombre de ceux qui lisent, qui acquièrent des connoissances nouvelles, soit dans les sciences , ou dans l'art particulier qu'ils professent. Or , ce nombre est infini.
Parcourons les différentes classes de la société. Parmi celles qui avoient déjà reçu quelque instruction, je vois se répandre le goût des sciences naturelles et des arts agréables qui embellissent la vie ; une foule studieuse peuple nos lycées et nos musées ; Minerve s'y pare de la ceinture des Grâces ; et ici, il faut le remarquer, la présence des femmes contribue à écarter le pédantisme, les querelles, ce ton sauvage, empyrique et dur, que nos savans avoient trop affecté. Les esprits se polissent comme les mœurs. Le besoin de plaire fait naître l'atticisme et l'urbanité. Charles, [221] Fourcroy, Déparcieux, dans leurs cours publics, ont plus avancé les progrès de la science, ; ne n'auroient pu le faire dix universités.
Garat a présenté sur l'histoire le seul tableau philosophiquement complet, qui existe. Le vent emporte beaucoup de ces germes ; mais beaucoup aussi prennent racine et levent. Ces esprits superficiels, car Molière n'a ridiculisé que la manie et l'excès, or, tout excès est blâmable ; des esprits superficiels ont interdit ces connoissances aux femmes.
Et pourquoi , à l'inégalité physique des sexes , ajouter une inégalité morale ? Sans doute il ne faut point faire de toutes les mères et de toutes les épouses, des Corinnes et des Saphos ; mais prétendrons-nous leur interdire élégant badinage de la poésie ? Tiendront-elles la plume avec moins de grâce que la lyre et le pinceau ? Vous prenez la défense es femmes auteurs. — Ce n'est pas précisément cela ; je défends le talent et non pas le titre. Je veux que juges éclairés, elles s'enrichissent d'un goût et d'un plaisir , en respirant avec plus de volupté les fleurs qu'elles auront ait naître ; qu'elles suivent avec plus d'intérêt es pièces de nos grands modèles ; que cette lecture en formant leur esprit, forme leur [222] cœur. En appréciant le sentiment, on Fin par l'éprouver ; c'est ce soleil qui colore ceux qui cherchent ses rayons. Je me garderai bien sur-tout de critiquer, ainsi que le très peu sensible Boileau l'a fait , une mère tendre, une épouse inquiète, qui suivroit un cours de physiologie , qui apprendroit veiller elle-même sur la santé d'un fils ou d'un époux. Barbares,qui insultez à ces soins, vous méritez de ne les recevoir jamais ; Ces études, non point profondes, non point scientifiques, mais nécessaires, mais usuelles font partie de l'éducation. Une femme doit apprendre à tourner agréablement un vers à écrire une page sensée, comme elle apprendre à dessiner un paysage, ou à toucher le piano. Avant ce qui fait le charme de la vie, j'aurois dû placer ce qui tient à sa conservation. Ainsi des notions d'hygiene, et même de médecine opératoire, de physique , de chimie , d'histoire naturelle , de botanique , d'économie rurale , ne sont point déplacées. Je veux admettre, ce qui est absurde qu'on ne vivra jamais à la campagne ; qu'on ne fera jamais valoir ses terres par soi-même ; qu'on ne trouvera pas l'occasion de prescrire et même d'administrer tels ou tels remèdes à des malheureux ; [223] qu'on aura toujours à point nommé ce des médecins et des chirurgiens ; et, comptez-vous donc pour rien de soustraire votre entendement, votre corps et votre bourse à tant d'insensés, à tant d'homicides charlatans, d'échapper aux recettes de bonnes femmes, ; aux contés de commères, dont sont tous les jours victimes ces femmes comme il faut, ignorantes, et bornées au métier de faire des enfans et de les élever de travers ?
C'est sous deux rapports que l'éducation morale doit être la même pour les deux sexes; d'abord pour obtenir, sinon l'égalité des droits, du moins l'égalité des lumières. En second lieu, parce qu'en perfectionnant leur éducation, on perfectionnera celle de l'homme. Les femmes commencent, continuent, achèvent celle de toute notre vie.
Enfin, et il est très-vrai de le dire, en ajoutant aux connoissances réelles on ajoute au bonheur de l'individu, ne fût-ce qu'en diminuant d'autant la somme des préjugés et des erreurs , qui ont dégradé jusqu'ici l'espèce humaine , au physique comme au moral.
Or, voilà le bien, le très-grand bien qu'ont produit les lycées, et toutes les sociétés savantes [2] dans lesquelles on a admis dès femmes.
L'instruction est pour elles aujourd'hui une mode, je le veux bien ; mais cette mode est utile et profitable.
Quant aux hommes, on peut assurer que, généralement, il règne dans une certaine classe plus de savoir qu'autrefois : je-ne parle pas de la science des mots ; mais de celle , des. choses. Il n'est pas rare de trouver des hommes qui, après avoir causé avec un poëte, de littérature, s'entretiennent avec un artiste , des procédés de son art , du mécanisme de son métier ; avec un laboureur, des détails de la culture ; ainsi le domaine, la sphère des lumières s'agrandit et s'étend. J'en assigne deux causes principales :
D'abord, le caractère encyclopédique de nos savans, qui ont été à la fois des écrivains distingués et des observateurs exacts. Tels se sont montrés Daubenton, auprès duquel Buffon est si petit ; Fourcroy , cet élégant improvisateur ; Lavoisier, frappé comme Archimède au milieu de ses travaux , Lavoisier, cet objet éternel des regrets de tous les philosophes ; Guiton-Morveaux, esprit sage et méthodique , tous les trois créateurs d'une nouvelle langue et d'un nouveau système. [] Avant eux tous , D'Alembert , Diderot et Condorcet ; Diderot, l'imagination la plus vaste et le génie le plus exact ; D'Alembert, qui réunit tant de force à tant de finesse ; Condorcet, l'Aristote des modernes , qui expira sous la dénonciation du plus vil des hiérophantes , et qui, comme le cygne, imprima à ses derniers accens un si touchant caractère.
L'Encyclopédie , publiée de nos jours, a propagé le goût et les moyens d'instruction, et j'assigne pour cause de ses progrès cet ouvrage, si utile, qu'il ne peut cesser de l'être malgré les erreurs et les défauts que présente sa rédaction. L'homme de la ville, le propriétaire-agriculteur , l'artiste , l'artisan , peuvent le consulter, et le consultent avec succès. Il est dans toutes les bibliothèques : publiques, et dans beaucoup de bibliothèques particulières.
A l'influence que ce livre a exercée, ajoutons les lumières que les physiciens et les nouveaux chimistes ont porté sur toutes les branches de l'économie rurale et domestique, sur tous les procédés des arts et métiers.
Bertholet, Monge, ont ouvert et agrandi [] la carrière. Une nouvelle science a été professée, la technologie. Dans toutes les villes, des cours et des cabinets se sont formés sans l'intervention du gouvernement, et en ont peut-être mieux valu.
Telles ont été pour tous les sexes, pour tous les âges, les sources de l'instruction.
Ajoutons que les écrits de Champfort, de Mirabeau, de Talleyrand , de Lavoisier, dé Condorcet , ont fait éclore une foule d'instituteurs.
Que l'Emile de Rousseau a fait l'éducation des mères, des pères, des enfans ; Que Condillac a posé sur la route de tontes les connoissances-, un flambeau , je veux dire l'analyse ; Que la culture de l'analyse , de cette méthode du géomètre n'existe que de nos jours.
Venez , aveugles détracteurs de ce siècle de vraies lumières, vous qui regrettez l'éducation que Ton recevoit chez les Jésuites , à l'Université ou chez les Pères de la doctrine chrétienne ; je ne vous montrerai point ces institutions éphémères, telles que les écoles normales, qui n'ont été qu'un tournois littéraire : je distinguerai un établissement [] d'un genre plus vaste , d'une utilité plus directe , Du sont rassemblés, comme dans un centre unique , tous -les rayons des connoissances humaines ; je parle de l'école polytechnique, le plus beau comme le plus grand des monumens élevés ! à l'instruction publique, et fondé par le civisme et par le génie.
Que de temples élevés au culte des sciences naturelles ! Que de sociétés dévouées à ces recherches ! Que d'auditeurs rassemblés autour de Daubenton , de Jussieu, de Desfontaines, de Pelletan, de Sabathier.
Promenez-vous dans les bois de Montmorency, de Romainville, vous y trouverez en tout temps des essaims, des groupes , des colonies de botanistes. Cette espèce d'enthousiasme qu'a excité l'étude de la nature aura deux effets ; le premier de familiariser les esprits avec l'analyse, et par conséquent d'imprimer aux idées une grande rectitude, une grande précision ; le second, de les mettre sur la voie des principes philosophiques qu'il convient d'appliquer au régime des sociétés, et qui dérivent de la considération de la nature.
Plus loin , on professe la statistique, on [228] a même établi un journal d'économie politique.
Passons à ce que vous appelez si déraisonnablement les dernières classes de la société, , à mon sens les premières, car elles vous nourissent et vous défendent. Eh bien ! l'instruction a encore gagné de ce côté-là.
Malgré les écarts inséparables d'un ordre de chose si nouveau, la lumière a déjà éclairé quelques points de cette grande masse, long-temps plongée dans l'ombre, et qu'on appelle le peuple.
Comme un élève d'escrime se blesse quelquefois avec l'arme qu'il apprend à manier pour sa défense, le peuple s'est percé souvent lui-même de ses propres traits. On peut cependant assurer qu'une infinité d'hommes de la classe des artisans ont rempli, et rempliroient avec un sens droit et une inaltérable probité, des emplois publics. Plusieurs ont développé tout-à-coup l'éloquence du paysan du Danube. Les sociétés populaires , les assemblées de sections ont commencé, sans l'achever, l'éducation du peuple.
Il est sans doute nécessaire d'y joindre ce journal d'instruction élémentaire , dont Mirabeau avoit dessiné le plan, et qu'ont en [229] partie exécuté les auteurs de la Feuille Villageoise.
Oh ! si les écrivains philosophes savoient diriger vers un seul et même but, la liberté de la presse ! La liberté de la presse est grosse des destinées des nations.
Tel est le tableau que nous pouvons op: poser aux détracteurs : il a sans doute ses ombres, mais il a aussi sa lumière. L'embarras, le désordre même de son ordonnance n'est qu'apparent ; c'est ce tumulte qu'on voit régner sur la scène , tandis que les décorations qui se meuvent et se croisent avec bruit, tournent et engrainent sur leurs pivots. - Vous ne me montrez point les écoles centrales ? — Elles n'existent que de nom.... En un mot, il ne faut pas mesurer les degrés de l'instruction par le nombre des chaires, ou par le nombre des professeurs que le gouvernement salarie ( et le gouvernement doit-il salarier l'instruction, c'est-à-dire s'emparer de ce pouvoir moral ? ) mais bien par l [...] somme des lumières générales.
CHAPITRE XXXVIII.
CE QUE C'ÉTOIT QUE LE BRUIT QUI SE FIT : ENTENDRE A LA PORTE DU BACHELIER.
‘Voyez que c'est du monde et des choses humaines ! ! REYNIER. ’
Vous vous rappelez, lecteur, que le souper du bachelier et du diable boiteux, avoit été interrompu par les mots sacrés: » Ouvrez, de par la loi « ..
Curieux de voir ce qui se passoit dans sa chambre , le bachelier témoigna à son compagnon là fantaisie de se percher sur la cheminée fa plus proche du lieu de l'expédition. Son désir fut satisfait en un instant. Il regarde. Quatre sbires, qui ressembloient aux familière du saint-office, parcouroient tous les recoins de son appartement, de sa valise et de son porte-feuille. Dieu me pardonne , cela ressemble à une visite domiciliaire. — Quoi ! sous un régime constitutionnel. — Chut Laissez - moi vous débarrasser de ces importuns.... Asmodée s'abat aussitôt, d'un vol précipité, [31] au milieu de l'assemblée qui alloit saisir les restes du souper , les garrotte de leurs propres liens, les jette dans un cul de basse-fosse y où ils avoient fait préparer un logement pour leur hôte , et ayant ramené, par la main, le bachelier dans sa demeure ; On vouloit vous arrêter , dit-il, comme émissaire de l'étranger : soyez désormais tranquille ; je me charge de veiller à votre sûreté, et d'écarter, ainsi que je viens de le faire, tous vos ennemis ; mais, remettons-nous à table, et racontez-moi votre histoire, car j'ai ignoré beaucoup de choses pendant que j'étois dans la bouteille.
[232]CHAPITRE XXXIX.
HISTOIRE DU BACHELIER.
Si peau-d'âme m'étoit conté,J'y prendrois un plaisir extrême.LA FONTAINE.
JE suis né à Valladolid d'une espagnole et d'un fiançais. Ma mère étoit vouée aux pratiques superstitieuses , quoique jeune et belle , ou plutôt parce qu'elle étoit jeune et belle.
Un confesseur dominicain avoit rempli son esprit de trouble, d'illusions, d'images fantastiques, de contes ridicules ; il s'enfermoit avec elle des heures entières sous prétexte d'élever son ame vers les choses célestes, Manière lisoit assidûment les Œuvres de Sainte-Thérèse ; le dominicain les commentait. Dans sa chambre à coucher étoit un grand oratoire aux pieds duquel on jetoit des carreaux moelleux ; une discipline pendoit au chevet du lit ; des ex-voto, des reliquaires tapissoient l'alcove au fond de laquelle [233] étoit attaché sur sa croix le triste et laid nazaréen. On remarquoit sur les murs quelques tableaux, des anges charmans... des martyrs, provoquans la méditation, un Sébastien nu, percé de flèches, et dont le beau corps sembloit avoir servi de buta celle de l'Amour ; la Magdeleine essuyant des ondes de ses beaux cheveux les pieds parfumés du Christ entre deux vins, et dont l'œil semble humide d'une double ivresse ; Suzanne dans le bain, Suzanne au col de cygne, aux formes amoureuses, dont deux Satyres, déguisés en vieillards, dévorent d'un œil enflammé et d'un geste expressif les contours voluptueux, les globes de satin que caressent, sans les voiler, les perles d'une onde argentine et diaphane, échappées d'une cascade qui bouillonne, et qui semblent tomber de l'urne des plaisirs ; en un mot, cet oratoire galant formoit un boudoir mystique consacré au culte de l'amour.
J'avois atteint ma quinzième année. Le dominicain voulut prendre soin de mon ame et m'initier aux mystères de la religion. Une étourderie pétulante me sauva de l'abrutissement auquel conduisent infailliblement ces leçons théologiques dont on fatigue le cerveau [234] de l'enfance. J'échappois par la gaieté à tous ces pièges ; tout amusoit mon esprit rien ne pouvoit le contenter ou le fixer. Cependant le temps de la première communion approchoit ; car c'est au moment où les sens allumés vont avertir l'imagination, ; où le développement physique prépare le : développement moral, que les prêtres s'empressent de nous couvrir les yeux et la tête d'un voile : s'armant du moyen même que la nature présente, ils donnent le change à ces ames neuves et tendres ; ils les unissent, par un hymen théologique, à leur dieu qui descend dans leur sein sous une forme matérielle et consacrée. Après avoir, de longue main, établi leur empire sur l'habitude , sur la direction des sensations, ils l'affermissent par la fascination de l'entendement , par l'illusion des sentimens.
Je crus remarquer un empressement plus vif de la part du dominicain. Jusque là , il m'avoit instruit sous les yeux de ma mère, qui donnoit à toute cette comédie fort peu d'attention , livrée qu'elle étoit à la lecture et presqu'aux extases de Sainte-Thérèse. Alors il recherchoit les moyens de me parler en particulier ; il affectoit [235] de me mettre à deux genoux entre les siens ; il me sourioit d'un air patelin , me caressoit de l'œil, me donnoit de petits coups du plat de la main , m'appeloit son cher fils et me faisoit souvent entrer dans sa cellule, sous prétexte de me donner des dragées ou des confitures sèches. Un jour il proposa à ma mère de me faire faire une retraite au couvent des révérends pères, suivant l'usage qui, à l'approche des solennités, conduisoit chez eux en foule les garçons et les filles. Elle y consentit. J'entendis, par jour, deux messes, vêpres, comptes, trois sermons et le salut. J'admirois l'air Religieux, plein de grâces et de majesté avec lequel mon dominicain versoit sur l'assemblée des fidèles, Ici bénédictions. Le son harmonieux de l'orgue, l'éclat des ornemens et des flambeaux, les parfums des fleurs et de l'encens, l'ordre pompeux des cérémonies, les voix des enfans et des vierges sur lesquelles dominoient les accens mâles des chantres , les échos des voûtes retentissantes, leurs arcs hardis, et dont mon imagination mesuroit avec effroi les dimensions gigantesques, le demi-jour mystérieux dont les roses des vitraux chargés de peintures gothiques laissoient échapper, [236] par intervalles, les rayons pâles et mourans, ces flots d'adorateurs de tout âge , de tout sexe, tombant aux pieds du prêtre au moindre signe, tout portoit à’ mon a me les impressions du respect et de l'effroi.
Lorsque la foule se fut retirée, et que le service divin fut achevé, on éteignit les lumières, à la réserve d'une lampe suspendue au-dessus du tabernacle. Un prêtre, en surplis, et qui, - dans ces ténèbres, ressembloit à un spectre, nous lut, d'une voix sépulchrale, les Sept Pseaumes de la pénitence. Nous entendions dans le lointain les gémissemens des bons pères qui, pendant la lecture du Miserere semblèrent se déchirer avec de longues disciplines, armées de pointes, lesquelles retomboient avec bruit sur les marches de marbre où ils se tenoient inclinés. On nous ordonna de nous prosterner la face sur le sol: nous obéîmes. On nous laissa une heure dans cette pénible situation. On nous fit relever.
Nous crûmes voir fort distinctement des fantômes errer dans l'ombre et sortir des tombes entr'ouvertes. Tandis que le bruit d'un tonnerre artificiel retentissoit autour de nous, des voix souterraines se répondoient , se prolongeoient en échos lamentables. A ces [237] scènes d'épouvante succéda un vaste et lugubre silence.
Nous sentîmes une odeur cadavereuse se ..répandre dans le temple ; une tombe s'ébranla, un squelette en sortit. Une voix fit entendre : Voilà le sort réservé aux ennemis de la religion ; ils sont tous damnés. On nous fit prosterner une seconde fois ; et après avoir resté quelque temps dans cette attitude, nous 10 nous levâmes et nous sortîmes de l'église en , silence.
On nous conduisit dans nos chambres, et on nous dit de nous préparer par le jeûne à l'adorable mystère auquel nous allions participer. Une natte toit jetée dans un coin ; une tête de mort étoit placée sur un billot, avec le Guide des pêcheurs. Sur les murs on avoit peint des démons et des flammes.
Il y avoit une demi-heure que , plongé dans une rêverie profonde et stupide, je me perdois dans un sombre avenir ; mes pensées se teignoient des couleurs affreuses étalées devant mon imagination ; je m'évanouissois... J'entendis le bruit d'une robe longue et traînante ; une voix m'appela : je reconnus cells du dominicain qui m'avoit amené dans cette maison, et je m'avançai vers lui en tremblant. [238] Il sourit et me conduisit dans sa cellule. Elle étoit parée de fleurs. Une table élégante pré- sentoit tout ce qui pouvoit flatter, à la fois, , l'œil et le goût, des vins délicieux, des mets ; exquis. Le père me fit asseoir à ses côtés, et m'ayant versé un verre de Champagne et présenté la moitié d'une perdrix. Il ressemble, dit-il, ce cher enfant, à ce beau Sébastien, percé de flèches : Amour , tu m'as donné la tienne ! et l'homme de Dieu s'animant d'une dévote ferveur me révéla toute la honte de ses mœurs claustrales Je frémis ; et renversant sur lui la table , la lumière , les bouteilles et les plats, tandis qu'il se débattoit en jurant sous leurs débris, je m'échappai par une fenêtre qui donnoit sur un jardin. Je tombai sur une couche de terreau et de fumier.
[239]CHAPITRE XL.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LES ÉVÉNEMENS IMPRÉVUS.
Obstupuit, steteruntque comoe...VIRG.
MA chute se fit sans bruit et sans accident. J'apperçus au bout d'une allée une clarté mobile. La curiosité porta mes pas de ce côté. Je m'approche d'un pied fautif et suspendu, me glissant derrière un rempart de charmille. Je crus distinguer le mouvement de personnes qui alloient et venoient en silence, je regarde, en écartant les branchages ; j'apperçois une jeune religieuse, victime intéressante , que des Tisiphones en guimpe, armées de l'appareil des supplices, traînoient mourante, pâle, échevelée, au fond d'un caveau, qui, éclairé des reflets lugubres et mélancoliques d'une torche empestée, sembloit un sépulchre entr'ouvert, dans lequel des démons poussaient leur proie.
A cette vue je jetai Un cri perçant, et [240] n'écoutant qu'un sentiment irrésistible, je me précipitai au milieu de ces spectres. Ils fuient épouvantés : le flambeau s'éteint. Ils se dispersent comme des fantômes, et laissent : la victime sur les marches de ’l'abyme. Elle embrasse mes genoux. O mon dieu tutélaire : ange du ciel !... — Ne perdons point un temps précieux , madame ; sortons de cet enfer : la nuit nous favorise Un bois est proche de ces lieux : nous pourrons le gagner avant le jour ; ne craignez point de vous abandonner à ma conduite. Vous êtes sous la sauve-garde de l'honneur. La vertu, la beauté et le malheur sont ce qu'il y a de plus respectable sur la terre. Ordonnez : je serai l'esclave de vos volontés , le compagnon de votre infortune. Accordez-moi une seule grâce, celle de vous rester inconnu, et de disparoître aussitôt que vos jours seront en sûreté. Et en parlant ainsi, nous étions déjà à l'extrémité du jardin ; mon pied heurte contre un paquet de clefs : ma compagne le ramasse précipitamment, et reconnoît qu'il appartient à la supérieure qui le laissa tomber dans le désordre de sa fuite. Nous en profitons ; une clef ouvre la porte qui donne sur la forât voisine. Nous voilà dans la forêt.
[]Le jour alloit bientôt paroître ; un vent léger s'élevoit et imprimoit aux feuilles des arbres un sourd frémissement : il se mêloit au gazouillis foible et doux des oiseaux, qui s'éveilloient dans leurs nids. J'entendois dans - le lointain le murmure d'une source tombante. Notre marche se dirigea de ce côté. Des flancs d'un rocher énorme jaillissoit une onde pure qui, se divisant en cascades et en ruisseaux, faisoit de ce lieu solitaire un asyle enchanté, semblable à ceux que décrit l'Arioste , lorsqu'après de longs et pénibles combats, il égare ses héros et son imagination sur les tapis émaillés dont il revêt l'horreur des bois, sur les fontaines qui coulent de sa plume magique, intarissables et pures comme ses vers. La main de la nature avoit revêtu de mousse ces bancs rocailleux , et jeté à leurs pieds, sur leur cime, sur leurs angles, les fleurs et la verdure en festons , en nappe, en labyrinthe, en gerbes, en pyramides, en bouquets. On eut dit qu'une divinité bienfaisante avoit composé à plaisir ces scènes bocagères et ce théâtre innocent et champêtre pour adoucir, par ce délicieux contraste, l'horrible tableau dont nos yeux et nos cœurs avoient été fatigués. Le ciel qui [242] sembloit regarder avec amour cette terre enchantée, se paroit des roses du matin , et versoit sur nos têtes les perles et les pleurs de l'aurore. Cet élysée impénétrable s'élevoit au centre de la forêt : on y arrivoit avec peine, après avoir rampé sous des cavité profondes et ténébreuses.
J'étois plein des idées chevaleresques qui forment la couleur du caractère espagnol Commandez, madame, et ne vous repentez pas de vous être fiée à ma foi. J'apperçois de la cime de ce rocher une ville qui couronne ce: montagnes lointaines. J'y conduirai vos pas mais daignez me dire en quelles mains vous désirez être remise ? Quelle famille s'honore de vous posséder ? L'inconnue rougit, et une larme parut aux bords de sa paupière : j'insistai, mais avec égards.
[243]CHAPITRE XLI.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
HISTOIRE DE ROSINA.
‘Ut vidi, ut perii !. VIRG.’
FILLE de l'amour, jetée dans un cloître par des païens barbares , confiée dès l'enfance à des mains mercenaires , je n'ai jamais soulevé le voile qui enveloppa ma première existence. L'abbesse recevoit tous les ans ma pension par une voie sûre, mais secrète. Je distinguai parmi les novices donna Theresa, jeune , intéressante , parée de toutes les grâces de l'adolescence et de toutes les vertus qui peuvent donner un lustre à la beauté. Une physionomie céleste où se peignoit son ame, des yeux pleins de langueur, une bouche animée par le sourire le plus expressif, un mélange indéfinissable de coquetterie et de simplicité, de volupté et d'innocence ; tout étoit charme dans elle. Theresa rehaussoit ces dons de la nature [244] par l'instruction et les talens: elle composoit avec facilité de la musique et des vers.. L'envié la persécuta. L'orgueil me reprochoit l'obscurité de ma naissance ; les autres pensionnaires s'écartoient de moi. Le besoin réciproque d'épanchement , le malheur , je ne sais quelle conformité de penchant et de goûts , l'horreur des liens du cloître, notre jeunesse , une voix impérieuse et secrète, tout jeta mon cœur dans celui de donna Theresa. Nous devînmes inséparables. Je partageois ses études ; le même banc nous réunissoit à l'église, le même arbre nous couvroit de son ombrage dans nos conversations solitaires. Un tendre frère est moins inséparable de sa sœur. Ce dernier nom, sanctifié par la tendre amitié, exprime foiblement celle qui nous unissoit. Bientôt un sentiment irrésistible vint allumer un fatal incendie dans toutes ses facultés.
Theresa vit le jeune don Solis : elle aima. Don Solis, l'espoir d'une des premières maisons de l'Espagne, et son parent, revenoit d'un long voyage entrepris avec un gouverneur, pour achever son éducation. Une grâce inexprimable enveloppoit tous ses mouvemens : il plaisoit par un air de négligence et d'abandon [245] qui ne convenoit qu'à sa physionomie ; sa physionomie n'étoit point régulière , mais expressive ; ses yeux sont petits , mais brûlent ; sa bouche auroit servi de modèle à l'arc de l'Amour ; sa taille est celle de l'Apollon de Belveder. Un sourire éternel voltige sur ses lèvres charmantes ; et s'il parle, les Muses elles-mêmes semblent présider à tous ses discours ; son expression est semblable à l'éclair de ses yeux , elle va à l'aine.
L'éclat de la beauté de Theresa le frappa dès la première visite qu'il lui rendit au parloir , où je l'accompagnois : j'observai que cet homme si fier , si content de lui-même , devint tout-à-coup embarrassé et timide ; sa voix s'altéra, les couleurs de son teint pâlirent, et il balbutia avec peine quelques phrases d'une galanterie froide et forcée. Il se retira en nous demandant la permission de nous rendre souvent ses hommages, ce que Theresa lui accorda en rougissant. Elle devint rêveuse ; et il .étoit déjà loin qu'elle n'avoit pas encore quitté le parloir. Elle se jeta en pleurant dans mon sein , et en s'écriant : Cet instant, ma chère Rosina , a décidé du destin de ma vie. Plains ton amie , dans le cœur de laquelle cette visite [246] fatale a rallumé des souvenirs mal éteints. Oui , dès que l'aurore du sentiment commença à luire dans mon cœur, don Solis, bien jeune encore , y déposa son image : ce sentiment, jusqu'alors vague , indécis , et sur lequel je n'osois encore m'interroger moi- même, sa présence vient de le faire éclater et de le fixer. Il a emporté mon ame ; et une barrière éternelle, les murs d'un cloître. En ce moment un bruit de clefs annonça la tourière J'embrassai mon amie pour cacher son trouble à ce témoin importun, et mes larmes coulèrent avec les siennes, sur sa joue brûlante. Cependant les roses de son teint s'effacèrent, son œil brillant se voila de pleurs , un sein plus agité trahissoit les secrets de son ame ; une mélancolie sombré vint comme un nuage obscur se répandre sur tous ses traits ; je continuois à lui être chère ; niais je n'occupois plus dans son cœur la première place , et je devois tout son empressement au besoin de parler de don Soli.
Il revint bientôt brillant de toutes les grâces : ayant eu le temps de composer son maintien , et s'étant apperçu d'ailleurs de son triomphe, il fut à mon sens beaucoup [247] moins aimable, et le parut davantage.
Maître de ses expressions , il choisit celles qui pouvoient laisser dans le cœur de la sensible Theresa les traces les plus profondes. Il redoubla, par la séduction des discours les plus tendres, celle que ses traits avoient commencée....
Ici , Rosina s'interrompit , hésita quelques instans , tandis qu'en proie à mon émotion , je rappelois tous les sentimens de vertu dont j'avois résolu de ne me pas écarter. Ah ! poursuivez, lui dis-je. J'ignorois la grandeur de mon sacrifice , lorsque je m'engageois à remettre un tel trésor en d'autres mains. Rassurez-vous. J'accomplirai ce sacrifice. Par son excès il est digne de vous. Non , re prit Rosina , vous ne tromperez pas mon espérance , vous mériterez ma reconnoissance éternelle, mon amitié et mon estime. Je balançois à vous faire part de mon secret : le peu de mots que vous venez de prononcer me l'arrache.
Don Solis n'avoit point paru seul au parloir. Un étranger, qu'il appeloit son ami, l'accompagnoit ; cet étranger se nommoit don Fiorido. Il avoit la taille d'un héros, des yeux noirs et pleins de feu, le front du génie et [248] la bouche de l'Amour. Ces avantages l'avoient gâté. Idolâtré des femmes, il étoit incapable d'une longue constance ; il n'aimoit que lui ; et il avoit puisé à Paris ce ton prétentieux et léger , qui suffiroit seul pour rendre ridicule l'homme du monde le plus estimable.
Don Fiorido parut me distinguer , et m'adressa les paroles les plus flatteuses. J'affectai un calme qui n'étoit point dans mon cœur.
Je répondis par les saillies de la plus vive gaieté. Je croyois me tromper moi-même en essayant de lui donner le change sur l'impression qu'il m'avoit fait éprouver. Il en parut affligé et changea de couleur. Sa peine me toucha : il le vit , et mon secret cessa d'en être un pour lui. O momens délicieux ! O bonheur ineffable ! Les lettres les plus passionnées vinrent bientôt confirmer mon bonheur. Ma chère Theresa le partageoit, parce que j'éprouvois le sien. Oh ! combien de fois dans le fond le plus reculé du jardin, à l'autel même , et sous les yeux d'un dieu terrible, dans l'ombre des nuits, à la clarté de l'astre mélancolique qui prête aux amours son flambeau , j'ai, d'une main tremblante et d'un œil avide , parcouru ces caractères sacrés, qui me promettoient un amour éternel !
[249]Ma Theresa sembloit me chérir davantage, et je crus que ma tendresse pour elle augmentoit : mais c'étoit don Solis et ses souvenirs qu'elle venoit chercher auprès de moi ; mais c'étoit don Fiorido et son image que j'allois retrouver auprès d'elle. Oh ! comme par la pensée nous franchissions ce cloître odieux ! comme loin de ces asyles de la superstition , loiu aussi d'un monde corrompu où la simplicité du cœur est étrangère , nous élevions dans nos rêves enflammés un humble toit digne de recevoir deux couples d'amans vertueux !. Bientôt le bandeau de l'illusion se déchiroit , et nous nous trouvions seules avec des cœurs de feu , dans une prison impénétrable. Cependant un secret pressentiment sembloit nous avertir que l'amour sauroit trouver les moyens de s'ouvrir ce temple de fanatisme.
Nous ne nous trompions pas. J'ignorois alors tous les malheurs qui m'attendoient.
J'errois un soir, dans les jardins, avec ma Theresa. J'entends prononcer son nom.... Je tressaille. Deux hommes , enveloppés mystérieusement, et cachés, dans leurs manteaux , derrière la charmille contre laquelle nous étions appuyées, se précipitent vers nous ; [290] l'un s'oppose à ma fuite, et l'autre entraîne Theresa. Ouvrir la porte du jardin, étouffer, avec un mouchoir les cris d'une religieuse qu'ils rencontrèrent , me rejeter mourante , sur un banc de gazon, fut l'affaire d'un instant. Tremblante , éplorée , interdite , j'écoute un cri : Ah ! malheureuse Rosina !.... Je frémis. Je n'entends plus que le bruit d'une voiture qui s'éloigne rapidement. Bientôt, je n'entends plus rien. Le bruit de l'enlèvement de mon amie est bientôt répandu dans toute la communauté : on s'assemble en tumulte ; on me désigne comme la complice de donna Theresa : je me trouble ; je perds connoissance. Une lettre , cachée dans mon sein, roule et s'échappe ; on lit. C'en est assez. Je suis sensible ; je mérite la mort aux yeux de ces monstres féroces L'heure est indiquée : on choisit, pour l'exécution , une nuit sombre. J'allois mourir... Vous paroissez : je vis. Joignez à tant de bienfaits , cette généreuse délicatesse qui caractérise un espagnol, et dont j'ai déjà reçu votre parole pour gage. Daignez me remettre entre les mains de don Fiorido. Je n'ai que don Fiorido et vous pour appui sur la terre. J'ai vu Fiorido le premier.... [] Il a mon amour ; vous aurez ma reconnoissance. Je me jetai d'abord à ses pieds ; et, baisant avec transport Tune de ses mains qu'elle me présenta, je lui promis de nouveau, en digne chevalier, foi, respect et secours.
[252]CHAPITRE XLII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LA DÉLICATESSE. - LA FORÊT.
‘Si la nature en tissant la toile d'amitié a entrelacé dans la pièce quelques fils d'amour et de désir , faut-il déchirer toute la toile pour les en arracher ? STERNE. ’
ET j'étois seul dans un séjour enchanté près d'une femme charmante et sensible. L'hymne de la volupté sembloit retentir de tous côtés, et sortir des bois, des eaux et des fleurs : les oiseaux chantoient et se caressoient sur nos têtes. Je triomphai de ces émotions puissantes, et ce triomphe avoit bien son charme : cette jouissance d'un cœur délicat élevoit mon être, agrandissoit toutes mes facultés, et sembloit faire un dieu d'un simple mortel. En négligeant de posséder ma conquête , je me croyois plus digne de la posséder ; et peut-être ce sentiment indéfinissable et obscur, de marcher à la possession, en paroissant y renoncer, et d'intéresser par ma froideur même , entra-t-il autant dans [253] ma conduite, que cette générosité dont je m'honore.
Nous nous levons. J'observe, du haut du , rocher, le point de vue sous lequel se présente la ville , qui nous apparoît dans le lointain. Je remarque et je calcule la direction de l'ombre, les arbres, les objets : élevés et dominans , tous les points de re connoissance qui peuvent guider notre marche. Nous descendons du rocher, et nous avançons dans la forêt.
Il y avoit déjà long-temps que nous errions dans ces ténébreuses profondeurs ; nul pas d'homme, nulle trace ne dirigeoient notre course. Par-tout le silence : il n'est interrompu que par le chant des rossignols, ou par le - bruit du feuillage que le vent agite et balance sur nos têtes. Le jour baissoit ; le ramage des oiseaux plus foible et plus rare, un vent plus frais, l'étoile de Vénus, qui scintilloit sur un fond d'azur ; la lune encore pâle, mais dont le disque argenté se levoit sur l'horizon couleur de pourpre, et enflammée des derniers regards que lui lançoit le dieu du jour, tout annonçoit l'approche de la nuit, et nous imprimoit une terreur secrète.
[254]: Des fruits sauvages et l'eau d'une fontaine avoient calmé nos premiers besoins : mais celui du repos, mais l'incertitude, mais l'ignorance profonde des moyens qui pouvoient nous tirer de cette solitude immense, dan laquelle nous nous trouvions perdus, plongeoient notre ame dans les réflexions le plus sombres. Nous marchions sans nous regarder, sans dire un mot, le cœur oppressé l'œil humecté de larmes, et cherchant à nous taire l'horreur de notre situation. Nulle espérance de retour : il est impossible de reconnoître les setters que nous avons suivis et de démêler ceux que nous devins suivre Déjà, les hurlemens des bêtes féroces, qu sortent, au déclin du jour, de leurs tanière ; pour chercher leur proie, se font entendre et les échos répètent, en sons lugubres et prolongés , ces cris effrayans, ces rugissemens sinistres. Il est nuit.
[255]CHAPITRE XLIII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
RECONNOISSANCE INESPÉRÉE.
‘Semper ad eventum festina. HORAT.’
La lune nous éclaire. Couverts de sueur, les pieds déchirés par les ronces, nous marchons encore. Je crois appercevoir des traces de la main de l'art. Je ne me trompe pas : je suis dans un labyrinthe. Des bosquets ou des arbres serrés entremêlent leur verdure épaisse , impénétrable , nous présentent des routes, où le but paroît à chaque instant , et recule toujours. Epuisée de fatigue , mourante, inanimée, ma compagne tombe au pied d'un arbre. J'implorois la mort. Tout-à-coup, une voix accentuée, plaintive, fait retentir ces lieux déserts : les sons d'une harpe accompagnent la romance la plus touchante. Rosina tressaille à cette voix , et se ranime. La voix continue et soupire.
C'est elle ! s'écrie Rosina. O mon Dieu!
[156]Elle tombe à genoux, se lève, s'appuie sur mon bras, vole. Nous nous précipitons vers l'endroit d'où partoient ces accent. Je me fais jour à travers les branchages. Au centre profond du bois , ombragée d'arbres antiques et sombres s'élevoit une tour solitaire : c'est - là que gémit Theresa. Elle a entendu la voix de son amie, et du haut de la terrasse,ses bras, ses cris , sa joie nous appellent. Je veux gravir, encouragé par un mot de Rosina, ces murs odieux : mes mains , mes habits sont déchirés, et je retombe après de vains efforts. Nous cherchons en vain les issues ; nous tournons sur nous-mêmes : rien ne peut nous arracher de ce lieu. Rosina ressemble à l'oiseau qui voltige autour de la cage qui retient captifs les tendres fruits de ses amours : on le voit fendre les airs ; il s'élève, il s'abat, il pousse un cri douloureux, il becquette les barreaux , il s'éloigne et revient toujours.Rosina reste étendue sur la pierre, qu'elle baigne de larmes et qu'elle embrasse.
Ces scènes épuisent ma sensibilité. Je demeure l'œil fixe, égaré ; il me semble que je souffre, à-la-fois , de la douleur de Rosina et de la mienne. J'erre, je flotte dans un flux [257] flux et reflux de pensées contraires, de projets délirans, dont je reconnois aussitôt, et en gémissant, l'impossibilité. Une porte s'ouvre. Une duègne sort un flambeau à la main, et nous introduit. Les deux amies ont volé dans les bras l'une de l'autre. Theresa embrasse aussi la duègne. O bonne Ernesilla ! ton sœur s'est révolté, en apprenant les projets l'un monstre ; tu as rougi d'être, sans le savoir , l'instrument du crime. C'est à ce retour de sensibilité, mon Ernesilla que je lois le bonheur d'embrasser mon amie. Ces premiers discours sont mêlés de larmes, de baisers, de mots entrecoupés. On commence une explication qu'on interrompt, qu'on reprend, qu'on interrompt encore. Rosina me nomme son libérateur, me présente à son amie, et lui raconte son aventure. Mais, toi, ma Theresa, par quelle suite d'événemens ?.....
[]CHAPITRE XLIV.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
HISTOIRE DE THERESA. :
Nec cilyso saturantur apes, nec fronde capellæ,Nec lacrymis crudelis amor !...VIRG.
Frémissez ! Un homme affreux y un monstre ! Fiorido. A ce nom Rosina pâlit et son sein palpita ; Fiorido , trahissant l'amitié et l'amour, a abandoné Rosina et m'a enlevée à don Solis. Rosina se voila le visage de ses mains , et. demeura plongée dans un abattement sombre. Le perfide ! il trompa don Salis, me peignit infidelle et l'éloigna de moi. Cependant tout étoit disposé pour l'exécution de ses horribles projets: c'étoit Fiorido lui-même qui s'élança dans le jardin où je fus ravie de tes bras, qui me traîna à cette voiture fatale : je jette des cris, ils ne sont point entendus ; les chevaux s'éloignent avec la rapidité de l'éclair. Il emploie pour me vaincre tous les moyens : séductions , menaces, tendresse ;.... des [259] larmes coulent de ses yeux Ah ! don Solis ! don Solis !.. Ce nom que mon amour invoque rend à Fiorido toute sa fureur. Vous ne le verrez plus, dit-il je crois que ces mots m'annoncent sa mort ; la pâleur se répand sur mon front, les glaces du trépas semblent me saisir. Je m'évanouis Lorsque je repris l'usage de mes sens , je me trouvai dans cette demeure isolée, inconnue au reste des mortels , inaccessible. Ernesilla étoit seule à mes côtés: elle avoit l'ordre de m'obéir en tout, de m'accorder tout, hors la liberté.... Fiorido lui avoit caché son secret , m'avoit, peint à ses yeux comme sa femme , et gardant un silence affecté sur des torts qu'il supposoit, il étoit venu à bout d'en imposer à sa crédulité. Je le menaçai de me donner la mort : cette menace a retenu : jusqu'ici sa violence. Fiorido ne se présente que rarement, et il tâche à force de respects et d'égards , d'attentions délicates d'expier des torts inexpiables. Il attend tout du temps et de la captivité dans laquelle il me retient. Que n'a-t-il point tenté ? Après m'avoir offert les richesses, il m'a offert sa main. Rosina se précipite au col de son amie Sa main : je rai rejetée avec [260] horreur ! A ces mots Theresa se sentit presser sur le cœur de Rosina, qui la couvrait de baisers et de larmes. Je promis à Theresa de la défendre contre Fiorido. Un mouvement de plaisir et d'orgueil s'éleva dans mon aine ;. je me trouvois entre deux femmes dont l'une me devoit la vie, dont l'autre alloit me devoir l'honneur. Pendant cette conversation la duègne Ernesilla levoit les yeux au ciel, joignoit les mains, poussoit des exclamations et couroit d'une femme à l'autre en me faisant la révérence. Un bruit de chevaux se fit entendre.
[3]CHAPITRE XLV.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
ARRIVÉE DE FIORIDO.
Ingiustissimo amor perche si raro Corrispondenti fai nostri desiri ? Onde perfido avien, che t'e si caro Il discorde voler ch'in due cor miri ? Ir non mi lasci al facil guado e chiaro, E nel piu cieco e maggior fondo tiri ; Da chi desia il mio amor tu mi richiami, E chi m'ha in odio voi ch'aduri et ami. ARIOSTO.
LA duègne vole à une fenêtre , regarde et s'écrie : c'est Fiorido ! En un instant Theresa est cachée dans une chambre voisine ; je me jette sur une épée que j'apperçois suspendue à la muraille, et je veille sur la victime, tandis que Rosina , pâle , interdite, tremblante comme la feuille battue des vents, attendoit le ravisseur de Theresa. Il monte ; le bruit de ses pas glace de terreur son amante et sa proie. Il entre , il se précipite, il s'écrie: Divine et chère Theresa. Il est aux pieds de Rosina qui ne répond que par des larmes. « . Où suis-je ? Est-ce un fantôme ? Est-ce un dieu vengeur et ennemi ?
[252]- C'est une femme qui vous aime et que vous avez trahi. II ne répond rien. Vos regards ne peuvent soutenir les miens, Fiorido : ils cherchent Theresa. — Theresa ! Theresa !. — Il me fera haïr mon amie !.... Et ta Rosina, cruel ! ta Rosina, que tu appelois ton ame, ta vie, qui reçut tes sermens et ta promesse , qui ne voulut vivre que pour toi , qui te sacrifia tout ! Elevez-vous contre le perfide , témoins sacrés.... lettres, dépositaires des expressions de son amour ; murs , confidens de mes peines ; grille fatale où je le vis pour la première fois, où ses yeux, ses discours, versèrent dans mon ame ce poison dont je me suis enivrée à longs traits. Hélas ! il ne m'entend plus... il détourne les yeux - Duègne ! perfide Ernesilla ! ma fureur ! — Vous me déchirez. Ah ! par pitié, du moins, si ce ; n'est par amour , prononcez le nom de Rosina. C'est moi que vous devez implorer ; c'est moi qui vous implore : oubliez Theresa. — Jamais ! jamais ! Qu'est-elle devenue ? Ah malheureux ! — Jugez par vos peines, Fiorido, jugez l'étendue des miennes.
— Theresa !. Theresa !. Et il verse des larmes. — Ah ! si ces larmes étaient celles du repentir ! Fiorido, revoyez celle qui vous a [263] tant aimé, que volis avez chérie, qui n'attend qu'un remords Quel silence Homme affreux ?. je ne dis plus qu'un mot. Ou l'amour ou la haine de Rosina. choisissez ?.... Qu'ai-je dit ? N'ajoutez pas à mes maux. Ne prononcez point l'arrêt de ma mort... Laissez moi douter encore de mon malheur.... Gardez du moins ce terrible silence Insensée ! j'ai cru à sa tendresse , à ses sermens, mille fois répétés, de n'aimer toujours.... Voilà les hommes ! Tigres impitoyables , ils jouissent des larmes et des tourmens de leurs victimes... Que ne me laissois-tu dans cette retraite profonde , où mon cœur étoit pur et paisible ?. Pourquoi as-tu troublé le repos et l'innocence de mes jours ?.
Qui t'a rendu maître de mes destins ? Que t'avois-je fait pour mériter ta barbarie ? L'opprobre, la misère, le désespoir , voilà la coupe empoisonnée que me présente ta rage !. Où aller ? Où 11111.. Où t'éviter ?... Car, je le sens malgré moi, je t'emporte dans mon cœur. Suis-je assez in fortunée ? Je meurs par tes coups, et je chéris la main qui me tue. Oui, j'aime à le croire, Fiorido* votre ame n'est point fermée à la vertu ;. si l'amour se tait, que la voix de la vertu vous [664] rende à vous-même. Rougissez d'un égarement passager, venez l'expier,.... la nécessité même le commande ; Theresa vous hait. — Elle me hait ? Et le regard de Fiorido devint sombre et farouche. — Je vous aime, entraînée par un ascendant invincible Venez, et tout est réparé. - Il n'est plus en mon pouvoir ; sais- je moi -même ce que je suis devenu ? Naguères vertueux, aujourd'hui criminel ; car je ne me dissimule point mes torts et ma foiblesse, je suis emporté par une puissance irrésistible qui bouleverse mes facultés, me plonge dans le délire , et verse dans tout mon être la fièvre dévorante des passions. Ah ! malheureuse Rosina , je ne vous ai point trompée ; je me suis trompé moi -même. Je vous ai tendrement aimée je voudrois vous voir heureuse.,.. C'est en m'indignant contre mes cruautés que j'ai fait votre malheur. Vous êtes vengée : il m'atteint à mon tour ; et le serpent des remords dévore ce cœur qui vous connut , vous adora et vous perdit J'ai combattu cette passion qui creusera mon tombeau. Faible mortel ,j'ai succombé. Un charme impérieux a disposé de moi. J'ai vu Theresa.... Theresa seule règne sur tous mes sens... L'insensible Theresa me verra mourir à ses [1] pieds.... Infortunée... Jouet de la fatalité qui nous plonge l'un et l'autre dans un abyme de maux. je ne puis , je ne veux arracher de mon cœur le trait qui le déchire : il n'en sortira qu'avec ma vie Que Theresa me foule aux pieds, qu'elle insulte à ma misère et à mon délire. je mourrai de douleur et d'amour ;. cet amour fait le désespoir et le charme de mes jours Que dis - je ? je ne vis plus que dans Theresa ?. Que j'expire à ses pieds ? et je bénis mon sort. Fuyez, Rosina ! fuyez un malheureux qui vous estime et vous plaint ; qui tyrannisé par une passion invincible, cherche de plus en plus à mériter vos reproches. Ce n'est point un barbare, ainsi que vous l'appelez. Hélas ! c'est une victime qui entraîne une victime. Vous même ayez pitié de moi,. donnez des larmes à Fiorido les miennes coulent,. elles sont de rage O dieu ! dieu ! est ce à Rosina que je dois m'adresser ? Je frémis Rendez-moi Theresa ;. je le veux.... rendez-la moi ;... je meurs si je ne la revois... C'est vous ! c'est vous, cruelle ! qui l'arrachez à mon amour... Craignez tout.... Je m'égare... Vous connoissez Fiorido Tremblez !.... - Agité , furieux, il va lever un poignard sur Rosina.
[266]CHAPITRE XLVI.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LE Duel.
... Casu venit obvius illi Adversarius : et quo tu turpissime ? magnâ Exclamat voce. HORAT.
JE m'élance alors de ma retraite, l'épée à Li main. Arrête , misérable. Rosina tombe dans les bras de Theresa. Cette dernière vue a redoublé la fureur de Fiorido... La mienne s'exhale en discours outrageans , en invectives amères : je lui reproche l'atrocité de ses projets , je lui annonce qu'ils sont vains, que le terme marqué à ses perfidies, est venu.... Moraliste intempestif , brillant et courtois chevalier de l'innocence outragée , heureux paladin , que les faveurs dues à l'héroïsme attendent sans doute , s'écrie Fiorido, pâle, agité par les furies , et laissant tomber sur moi un sourire amer , songez à défendre votre rare conquête ; je ne réponds à de lâches invectives que l'épée à la main. — Nos glaives [267] sont croisés et cherchent nos cœurs. Je reçois au bras une légère blessure. Theresa pousse un cri D'un coup plus sûr je Frappe Fiorido Il tombe et nage dans son sang. Rosina éperdue , se précipite sur lui, étanche sa plaie, et le soutient entre ;es bras. A ce spectacle, des pleurs coulent de nos yeux. Le temps presse, le jour va renaître, il faut fuir. Rien ne peut déterminer Rosina à nous suivre. Elle j'attache à Fiorido. Elle ne le quittera jamais... Heureuse, si elle peut rendre à la vie l'objet d'un amour si malheureux et si tendre. La voix de l'amitié n'est plus entendue. Rosina verra partir Theresa ; sans regrets. Moi-même je deviens pour elle un objet d'horreur. Courbée sur ce corps sanglant , elle déchire le voile qui couvre son sein , elle l'attache sur la blessure de Fiorido, dont le front est à moitié couvert des ombres de la mort. J'entraîne Theresa, et nous nous arrachons , en gémissant, de ce lieu de désolation. L'épée à la main, je force le domestique de Fiorido de nous conduire à la ville : nous montons sur les chevaux qu'il a amenés.... Prêts à sortir de la forêt, je le renvoie vers [268] son maître , et nous nous éloignons aussitôt avec la rapidité de l'éclair, en choisissant des chemins détournés , ne marchant plus que de nuit, et dérobant notre course aux poursuites que nous craignons. Theresa est en proie aux regrets , à la crainte, à l'espoir , à la reconnoissance , j'en recueille avidement les douces expressions : je me sens élevé au-dessus de moi-même. Non , l'amour et son inexprimable délire, la volupté et ses ineffables jouissances, versent dans l'ame une ivresse moins délicieuse que ce charme qui suit une bonne action. Générosité , fleur charmante, dont je craignois de flétrir l'éclat et de perdre le parfum , tu soutins mon cœur, tu l'arrêtas sur une pente rapide , tu ne permis pas que , semblable au vulgaire des humains, je misse un prix à ces bienfaits, que je me rendisse indigne des faveurs d'une beauté douce, innocente, timide, ingénue en cherchant à les ravir ; tu mis un voile sur mes yeux , une barrière autour de mes sens, l'amour se tut devant la délicatesse , et j'éprouvai que, pour une ame pure, cette situation avoit bien son enchantement. Theresa étoit plus belle encore, par les traits et par l'ame ? que Rosina. Elle se confia [269] avec la même candeur à ma foi : sa naïve reconnoissance me prodigua les attentions les plus touchantes, les plus enivrantes caresses. Mon bras la soutenoit, lorsqu'il falloit passer par un lieu difficile, et je sentois les siens s'entrelacer autour de mon corps ; les arbres balançoient sur nos têtes des fleurs et des fruits: j'abaissois les fruits sur sa bouche, et les fleurs sur son sein Mais l'image Je don Salis, et de don Solis aimé, venoit arrêter mes transports, et glaçoit mes espérances. Theresa ne respiroit que pour don Solis. C'était don Solis.... que son imagination appeloit, voyoit, entendoit. Il y avoit plusieurs jours que nous errions dans des lieux sauvages et incultes ; car j'avois évité avec soin les villes et les hameaux voisins du lieu où j'avois laissé Fiorido mourant. []
CHAPITRE XLVII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
L'EFFROI.-LE PRÉCIPICE.
Ecco nel sasso trova una caverna Che si profunda piu di trenta braccia. ARIOSTO.
UN bruit de cor se fait entendre : la foret se remplit d'hommes à cheval. L'effroi s'empare de nos ames : nous nous réfugions vers un enfoncement, formé par une gorge de montagnes ; sur un des côtés, est un précipice : on apperçoit quelques arbres au fond de ce vaste entonnoir. Dans un mouvement rapide , mon pied glisse , et je tombe dans le gouffre. Theresa jette un cri affreux : on accourt à ce cri. Le bruit redouble. Je n'entends plus que celui des chevaux qui s'éloignent au galop... J'écoute long temps. Le silence régne autour de moi. Cependant je n'étois que froissé de ma chute. J'avois été retenu par des branches d'arbres auxquelles je m'attachai fortement. J'appelle : nulle voix ne répond. [271] J'appelle encore : l'écho seul prolonge mes !, plaintes, et les roule dans ces cavités retentissantes. Je mesure de l'œil l'abyme où je suis plongé ; il va en s'élargissant vers l'ouverture , et en se rétrécissant vers le fond.
Il est bordé de rochers à pic, qui forment une ceinture de glacis inexpugnables. La crête de la montagne qui les couronne me paroît toucher le ciel , dont je n'apperçois que l'azur qui se détache sur ces masses sombres , lesquelles par leur dureté et leur couleur ressemblent à un acier rouillé. Je frissonne et je ramène mes regards vers la base du ; gouffre. A quinze pieds de moi un torrent plonge, et se précipite sous la terre avec un fracas épouvantable. Je remarque sur l'un de ses bras une esplanade naturelle, et à l'extrémité de l'esplanade une caverne où brille je ne sais quelle lueur magique, incertaine, blafarde. Mon œil égaré s'éleve et redescend vingt fois du centre de l'abyme à sa cime ; l'épouvante fait dresser mes cheveux , et roidit tous mes membres ; une palpitation suffocante m'oppresse. Par leur coupe effrayante, ces rochers semblent peser sur moi. Comme si un génie me poussoit d'un bras d'airain, soit terreur, soit nécessité, soit lassitude, [272] tout-à-coup mes mains se détachèrent de l'arbre hospitalier et protecteur ; d'un léger bond, je sautai sur l'esplanade. Je sentis mes cheveux et mon visage inondés de la poussière humide que les nappes du torrent semoient sur tous les objets d'alentour, je m'avançai vers l'ouverture à laquelle, l'esplanade conduisoit.
CHAPITRE XLVIII.
INTERRUPTION DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LES JOURNALISTES.
Bon ! je vois deux partis l'un à l'autre opposés ;Léon Dix et Luther étoient moins divisés :L'un claque, l'autre siffle.VOLT.
UN grand tumulte de paroles attira l'attention du diable boiteux et du bachelier : leur lunette se dirigea de ce côté, et ils prêtèrent l'oreille.
Trois, hommes , au fond d'un café, parloient avec feu. Le groupe des auditeurs bénévoles se serroit autour d'eux, tandis que deux ou trois jockeis de la police, qui vidoient, dans un coin, des verres de punch , dressoient l'oreille et prenoient des notes.
Il convient de dessiner le portrait de ces trois hommes. Le premier étoit un homme un peu courbé, pâle , mais de cette pâleur contractée par de longs travaux, et par l'habitude de la méditation ; son œil étoit vif et pénétrant, son front calme et dépouillé de [274] cheveux, un sourire léger, un mouvement de sourcils imperceptible trahissoit quelquefois sa pensée secrète ; les ans n'avoient rien ôté an jeu de sa physionomie vive et animée. Mélancolique, il paroissoit avoir puisé cette tristesse dans le commerce des hommes , qu'il aimoit par caractère, qu'il méprisoit par expérience, et qu'il plaignoit par philosophie.
Les deux autres étoient des jeunes gens: l'un , impétueux, passionné , aimant la république comme on aime une maîtresse , comme un dévot aime la divinité ; mais jaloux de son opinion , mais intolérant, mais ne calculant ni les milieux, ni les résistances, mais tout entier au présent, ne connoissant ni les hommes ni les choses, bien plein au surplus de ses anciens auteurs, s'escrimant avec facilité, et citant à propos le Saluste ou le Tacite ; il voyoit tout dans le gouvernement, comme Mallebranche voyoit tout en Dieu. Il avoit l'attitude de l'enthousiasme: le front haut, l'œil étincelant , le débit rapide, le geste provoquant, la voix éclatante.
Le dernier étoit un ancien régent de sixième , à l'œil cave, au teint de suie, an corps grêle et élancé, aux manières gauches, mais bruyantes, coupant à chaque instant [275] la Conversation dont il se faisoit, en quelque sorte, le pédagogue : il se croyoit encore, au milieu d'une classe, interrogeant comme le bailli dans l'Ingénu, parlant du nez et très-haut ; il incommodoit ses voisins de son haleine , de ses deux coudes toujours en action, du tabac qu'il prenoit largement à chaque phrase , et dont le vent distribuoit une part dans les yeux des spectateurs. Cet homme venoit de quitter une partie de dames , jeu auquel il excelloit, et dont il se faisoit prudemment une ressource dans les temps de nécessité : il alloit humer la tasse de café qu'il avoit gagnée , sa maladresse en répandit la moitié sur la cuisse arrondie d'un élégant, que sa mauvaise fortune avoit placé à ses côtés ; il lui demanda pardon , en ricanant de mauvaise grâce , et cassa la tasse en voulant se reculer.
Voulant reconquérir la considération qu'il venoit de perdre, il entama la conversation sur les journaux. Si les peuples les plus libres, comme l'a dit Mirabeau, ont beaucoup de journaux, nous sommes infiniment libres. Un nouveau commerce s'est établi : le commerce de la pensée publique. Ah ! dit le jeune homme en riant, il y a [] beaucoup de fraude dans ce commerce ; et plus d'un marchand a fait banqueroute. — Par la raison, dit alors le petit homme, pâle et triste, que chacun va substituant son opinion particulière ou celle de sa coterie, à l'opinion, je ne dirai pas publique, les rameaux sont trop divergens , les nuances trop opposées , mais à l'opinion véritablement saine, et j'entends par-là , celle qui se compose du respect pour les loix et de l'amour pour la république. J'appelerai volontiers cette opinion , l'opinion constitutionnelle: c'est la seule qui , dans un pays libre, soit sacrée et inattaquable. — Bail reprit le régent : je vous ai dit que l'invention de Salo, ne doit être considérée que comme une spéculation , un commerce d'opinion. Un journaliste est un débitant de morale ou de sottises, comme un apothicaire est un manipulateur d'alexipharmaques ou de poisons : l'acheteur seul fait tout le mal, sur-tout si, dans son propre délire, il va broyant de ses propres mains, la masse de pilules dont il s'empoisonne. - Quelle comparaison ! - Plus juste que vous ne pensez ; car, en résultat, tout cela. retombe dans le creuset de la garderobe. Je veux [277] établir seulement que la confusion des langues, établie chez les journalistes, vient de la confusion des goûts ; qu'ils sont obligés de servir à chacun un plat de sa fantaisie, parce que, sans cela, la boutique seroit déserte et sans chalands : vous ne voulez que de tels tiroirs , que de telle étoffe ; elle est légère , j'en conviens, le dessin est grossier, la trame imparfaite et peu serrée ; elle ne durera pas ; soit, j'accorde tout cela, et bien plus encore : mais cette étoffe est à la mode, il ne s'agit pas de faire un habit à votre taille, mais un habit qui vous plaise. Je : suis marchand ou je suis journaliste ; je vous : ; habillerai suivant votre caprice, je pourrai me moquer intérieurement de votre mauvais goût, et mépriser même votre personne ; mais il y a un écu à gagner, et les principes du commerce ! - Ne sauriez-vous , dit le jeune-homme, discuter sans comparaison. Quoi ! tenir la chaîne des principes et le flambeau de la raison, se constituer le gardien et le défenseur des loix de son pays , éclaircir les questions douteuses, ajouter à l'évidence de celles qui sont démontrées , balancer ces grands intérêts , d'où dépendent le sort des générations présentes, l'amélioration [278] des générations futures ; reproduire , pour le bonheur de l'humanité, toutes les vérités utiles, toutes les découvertes importantes ; emprunter le pinceau de la philosophie , ériger une école, un théâtre d'instruction ; plaider les droits du genre-humain, lui enseigner ses devoirs ; poser d'une main des barrières à la tyrannie , opposer des digues au torrent de l'arbitraire , et de l'autre, marquer l'écueil où se briseroit une exagération fougueuse ; distinguer, sur-tout dans les événemens , la part du moment et la part du temps ; jeter, dans l'ordre actuel, le germe de l'ordre futur ; s'élancer vers des conceptions , à-la-fois grandes et sages ; peser, dans une juste balance, les avantages , les inconvéniens ; démêler les piéges et le mal caché sous un bien apparent ; sentinelle incorruptible, veiller sur la patrie, se placer entr'elle et les oppresseurs , découvrir sa poitrine devant eux , en leur criant: frappe, mais écoute ; dresser enfin un tribunal, où l'on dicte d'avance les jugemens de la postérité ; juger, comparer les empires, les constitutions , les principes de leur grandeur et de leur décadence , les loix et leurs rapports , les institutions et leur influence, les mœurs [279] et les usages ; porter sur tous ces objets, le flambeau de l'analyse ; et si des sujets que doivent se proposer les journalistes, je descends aux moyens d'exécution, varier lés couleurs de son style : Passer du grave au doux, du plaisant au sévère, tantôt gourmander nos travers du ton de La Bruyère ou de Sénèque , tantôt verser sur nos ridicules la légère ironie ou les percer des traits de la satire , en se proposant pour modèle l'inimitable facilité du vieillard de Ferney ; s'élever au ton d'une discussion approfondie sur les différentes parties de l'économie sociale, et joindre alors à la lucidité de Smith, à la profondeur de Stewart, la dialectique et l'éloquence de Mirabeau ; après avoir considéré les pivots et les fondemens de l'édifice social, jeter un coup-d'œil rapide, mais pénétrant, sur les ornemens qui l'embellissent , sur les arts utiles et sur les arts agréables ; assigner à chacun son. emploi et sa place, diriger le talent qui s'égare, relever le génie abbatu, le venger d'un siècle qui l'ignore ou le calomnie ; tenir le sceptre de la morale et du bon goût ; donner à-la-fois le précepte et [280] l'exemple, en un mot, exercer. le ministère de la censure publique, et le pouvoir de l'instruction ; voilà ce que vous considérez comme un ’vil commerce abandonné à des saltinbanques ! Fort bien , reprit le petit homme morose. Vous venez de montrer le but que doit se proposer un journaliste ; vous avez caractérisé l'importance de ses fonctions, et le dernier mot par lequel vous avez terminé votre tirade, me paroît fixer la question. En effet, il s'agit d'un ministère public, d'un pouvoir moral exercé sur l'opinion.
Il faut Je considérer et dans ses élémens ou ses mobiles, et dans sa direction et dans ses effets.
Les élémens de ce pouvoir sont souvent et presque toujours en raison inverse de ce qu'ils doivent être. Il sembleroit devoir appartenir à des hommes blanchis dans l'étude des principes de la législation, et dans la pratique de toutes les vertus sociales. Des écoliers, encore couverts de la poussière des classes, retournent sur leurs concitoyens la verge dont ils étaient naguère frappés. Je cherche des talens et je ne trouve qu'une prétention audacieuse. Ces questions, l'objet des méditations des siècles et des philosophes, [281] somt discutées en moins de temps qu'il en a fallu à l'imprimeur pour composer les casses. Cet état est devenu celui des hommes qui sont propres à aucun . Sans doute, [2] ramenant cette institution à ses principe: primitifs, quelques hommes de lettres distingués , [283] marchent encore sur les traces es Bayle, des Leclerc, et des Basnages ; [] mais le nombre des Gacon, des Lenoble des Nonottes, des abbés de Pure et des Cottins l'emporte.
[25]Ils élèvent autels contre autels , treteaux entre treteaux: tels des charlatans se disputent [286] et se partagent les groupes sur un place publique. L'un donne du cor à droit [287] l'autre sonne à gauche de la trompette ; celui-ci est en voiture ; celui-là grimpe sur une [288] escabelle. Ici, ils se réunissent ; et là, ils se divisent: on n'entend qu'un chamaillis de [289] voix confuses et croisées. Venez à moi, dit l'un ; je possède la panacée universelle. Ne croyez pas cet homme, dit l'autre: c'est un empoisonneur. Ils sont tous deux jaloux de ma réputation, s'écrie un troisième : je tiens seul l'élixir de vie ; venez boire à la fontaine le Jouvence. Et stupide, crédule, passionné, cet enfant à plusieurs têtes, qu'on appelle le vulgaire, ne sait auquel entendre, court de l'un à l'autre , et dupe de quelques pentalonades, laisse tomber son argent à leurs pieds. Du moins ces derniers charlatans ne rompent que ceux qui veulent être trompés ; on les reconnoît à leurs démarches, à leur costume, aux marionnettes qui les suivent. Leurs moyens sont grossiers, et les ressorts et leur lourde machine sont apparens. Mais ceux-ci mettent sur leur visage un masque sacré, impriment à leur marche un caractère imposant. Ils ne parlent que de l'intérêt public ; ils sont les tuteurs du peuple, les surveillans des magistrats, les organes des loix: c'est par eux que l'opinion emprunte une loix et prend un corps.
Tout ceci n'est que ridicule ; mais voici odieux. La révolution remonte contre le ourant de toutes les institutions despotiques [290] qui pesèrent si long-temps sur nous, qui pervertirent tant d'esprits et corrompirent tant de cœurs. C'est un vaisseau qui sillonne qu'on me pardonne cette expression, un océan de préjugés, et que la philosophie dirige à travers les tempêtes : les passions de corps naguères privilégiés, les intérêts particuliers l'assaillent et le poussent sur les écueils. Eole déchaîne, du fond de sa caverne tous les vents. Cet Eole, c'est le génie de l'aristocratie ; cette caverne, c'est l'autre des écrivains qu'elle salarie ; ces vents sont le feuilles des journalistes. — Ajoutez , reprit le jeune-homme, tandis que le pédant, mue pendant cette conversation , faisoit apporter de l'eau-de-vie pour se désennuyer ; ajoutez que l'instruction est nulle: qu'il n'existe, par conséquent aucun antidote contre cette peste circulante ; que dans un moment où il faut rallier autour du centre du gouvernement des esprits plutôt effarouchés qu'égarés, dans un moment où , je ne dirai pas l'unité, mais le calme d'opinion semble devenir nécessaire ; dans un moment où las de la tourmente , on invoque le repos , ce repos que promettent et doivent donner les loix ; c'est alors que, perturbateurs ou hypocrites, caressant [] sa passion assoupie , réveillant son espoir, lui montrant dans le lointain la possibilité de le réaliser , les journalistes, semblables à la torpille, engourdissent l'action , du gouvernement, réchauffent au contraire, - rattachent les ailes du conspirateur, et relèvent, entassent, pour ces nouveaux Titans, ou plutôt pour ces pygmées, l'Olympe sur Pélion, et l'Ossa sur l'Olympe.
Le pédant les interrompit pour citer son Virgile :
Ter sunt conati Pelio imponere Ossam ,Ter pater extructos disjecit fulmine montes.
— Oui , mon ami , reprit le vieillard, Jupiter foudroie les Titans. Mais , j'aimerois mieux qu'il n'y eût ni foudre ni Titans, et je crois que la sérénité ne vient pas toujours d'un coup de tonnerre. — Le jeune homme poursuivit : j'ai remarqué depuis long-temps que ces prétendus maîtres de l'opinion n'en étoient que les valets ; ils sont les miroirs des passions, l'écho de la sottise ; c'est moins leur pensée qu'ils expriment que la pensée de ceux à qui ils veulent plaire : ils écoutent aux portes , et ils tachent de rendre la conversation du salon, afin d'obtenir [2] pour l'abonnement, les honneurs du salon, en un mot , c'est l'abonné qui parle dam leurs feuilles. Quand je veux connoître l'esprit d'un journal, je m'informe du rang, de la qualité, de la condition des souscripteurs. Alors j'ai lu la pensée de l'écrivain sui l'adresse de sa feuille, je sais d'avance ce qu'il va dire. L'auteur ressemble à ces arlequin auxquels on donne un canevas à remplir : il brode et il fait des lazzi ; s'il amuse , s'il fait avec grâce des mines on des gambades , on applaudit, les loges se remplissent. ; s'il est lourd ou niais , tout est désert. - Et si , au lien de suivre l'opinion, il alloit en avant, dit le vieillard, le journaliste pourroit avoir un succès d'estime, mais il n'obtiendroit que très-difficilement de quoi couvrir ses frais. Et c'est ainsi qu'au théâtre tout est vide aux pièces de Molière , tout est plein chez Jeannot. — Ce qui démontre, continua le jeune homme, que le journaliste va par l'opinion , et non l'opinion par le journaliste. — Fort bien. — Permettez-moi une supposition : Je suppose qu'il existât un talisman aristocratique, par le moyen duquel les têtes de cet hydre pussent se réunir tout-à-coup, s'entendre, se répondre, [293] alimenter leur rage expirante et ressusciter comme Antée qui reprenoit de nouvelles formes , lorsqu'il touchait la terre, hésiteriez-vous un instant à briser ce talisman ? Telle est l'influence des journaux : est l'ivraie qui étouffe toutes les semences jetées par le gouvernement ; les tiraillemens, les frottemens de la grande machine politique viennent tous de là ; les meilleures institutions sont corrompues dès leur naissance, parce que la défaveur entoure leur berceau : on verse le ridicule sur les loix les plus sages; on envenime les mesures douloureuses niais nécessaires , que le besoin de veiller à la conservation de l'état a dictées, ces mesures que Bacon appelle la piqûre du moment r'on fatigue , on fascine les esprits , en enflamme les cœurs, on égare les imaginations par des craintes exagérées , par de fallacieuses allusions, par des rapports astucieux, par des comparaisons odieuses. Piqué par ces vers dans sa racine, l'arbre de la liberté se fane et ne donne plus de fruits.
Comment voulez-vous que cet ordre de choses prospère, sur lequel on va de tous côtés semant les poisons de l'avilissement ?
Comment voulez-vous que ces magistrats [294] soient respectés, dont la toge est à chaque instant déchirée par les plus méprisables brouillons ? les magistrats , sur lesquels la dignité de leurs grandes fonctions doit refleter , de manière que s'ils n'avoient aucun droit à la considération personnelle, il faudroit cependant les investir de la considération publique, parce que chez un peuple libre , c'est se respecter soi-même , c'est respecter l'œuvre de son choix, et que cela même est une partie de leurs moyens pour ne pas dire leur seul moyen.
Ah ! si l'on entoure l'arbuste nouvellement planté d'un rempart épineux pour le défendre de la dent des bêtes sauvages , pourquoi une censure sévère ne protégeroit-elle pas l'arche de la république ? sans cela, , où seroit contre une opinion perverse, la garantie dit gouvernement ? — Et où seroit la garantie de l'opinion saine contre le gouvernement ! jeune homme , reprit avec chaleur le vieillard : et le palladium de la liberté des nations , la liberté de la presse. Tous vos raisonnemens viennent échouer ici. Non que je fronde ce que la nécessité du moment a arraché aux principes : je ne raisonne pas contre une [295] exception motivée, sanctionnée ; je respecte la loi, mais je remonte aux généralités, et le reste de mon discours démontrera que sr le gouvernement ne trouve pas en moi un vil flatteur, il n'aura pas d'ami plus vrai-, de défenseur plus courageux : le dévouement de la raison est plus constant que celui de l'enthousiasme, parce qu'il est plus pur- Je vous renvoie à tout ce que les homme ; instruite ont dit sur la liberté de la presse, cette liberté que la Philosophie avoit obtenue du despotisme même. — Je me rapelle, dit le pédant, qu'on avoit placé une affiche injurieuse sur les murs du palais de Postdam ; Frédéric , que cette affiche insultoit, ordonna qu'on la plaçât plus bas, afin que les curieux pussent la lire plus commodément. — C'est ce Frédéric, qui proposa ce programme : « Est-il des erreurs utiles qu'il faille empêcher de dévoiler ? » C'est ce Frédéric, qui laissoit à des moines insolens la liberté de blasphémer contre lui et de le damner du haut de leurs chaires. Cette tolérance, au reste, étoit facile à un homme qui avoit éteint toute liberté politique , qui avoit un grand trésor et une grande armée , ces deux instrumens irrésistibles [9] du pouvoir arbitraire. Il tolérait, parce qu'il n'avoit rien à craindre. Il ressembloit à ces animaux généreux qui ne se vengent pas des insultes que leur font des animaux plus foibles. Ils n'ont pas la volonté de les écraser , par cela seul qu'ils en ont la force. Mais il n'en est pas ainsi dans les tourmentes politiques : on ne gouverné pas dans la tempête comme dans le calme. On l'a dit , on l'a fait , et ce ressort même s'est brisé par sa tension. Eu comprimant tels ou tels écrits, vous leur donnez , pour la foule, un intérêt dont ils étoient dénués. On connoît ce trait d'un auteur , qui, sous l'ancien régime, s'avisa' de faire défendre son livre pour le vendre. Vous ouvrez par là une porte à l'arbitraire. Ce moyen , employé aujourd'hui pour la liberté, demain pourra être retourné contre elle : l'arbitraire est un lacet qui passe de main en main et qui étrangle souvent le premier qui s'en sert.
Mais les faux jours se multiplient. Multipliez les lumières ; encouragez le parti formidable de la philosophie ; faites un appel général à ses nombreux soldats que vous avez licenciés ; si la sottise se déborde, versez [] l'instruction en torrens. Toutes les institutions politiques sont là, elles sont entre vos mains, faites un signe, législateurs et ces barrières puissantes vont protéger votre œuvre.
Les trompettes de la gloire couvrent déjà, et font taire ces viles clameurs.
Analysons, marchons à cet épouvantail, et considérons-le. Les journaux sont, dites-vous, les poisons de l'esprit public ; mais, il faut l'avouer, l'esprit public ne se compose pas de l'esprit de leurs abonnés.
Qu'est-ce que la masse de ces coteries particulières, com parée à la masse du peuple français ?
La classe oisive lit : la classe laborieuse est enchaînée à ses besoins, et peut - être a-t-elle moins de préjugés , parce qu'elle ne lit pas. J'entends ici par préjugés, non les erreurs de l'esprit, mais les erreurs du cœur.
Et de cela même que l'instruction écrite, l'instruction des livres ne descend pas jusqu'au peuple, naît la nécessité de l'instruction parlée, de l'instruction par les discours , dont le caractère est de la communiquer rapidement.
Voilà ce qui a fondé les cercles. Opposez les cercles aux journaux de parti.
[298]Des ivrognes avoient souillé le tribunal des Ephores. Les magistrats de Lacédémone firent un décret, par lequel il étoit permis, à ces ivrognes , d'être des vilains.
Des journalistes insultent la république.
Décrétez qu'il est loisible, à messieurs tels et tels, d'être calomniateurs impudens.
LE NOUVEAU DIABLE BOITEUX, TABLEAU
PHILOSOPHIQUE ET MORAL DE PARIS, EN 1797.
CHAPITRE XLIX.
LES CIMETIÈRES ET LA DANSE.
Que la sage Helvétie offre un touchant exemple !Lorsqu'un mortel n'est plus, là, les siens près d'un templeVont déposer sa cendre en un bocage épais ,Y plantent des lilas, des roses, des œillets ,Arrosent chaque jour leurs tiges abreuvées :Il leur semble en ces fleurs, par leurs mains cultivées,Qu'ils' raniment l'objet près d'elles inhumé,Et respirent son ame en leur souffle embaumé.LEGOUVÉ.
ALLONS nous reposer dans cette campagne. Ils s'éloignèrent d'un vol rapide. Sur le penchant d'une côte, émaillée de fleurs et de [2] verdure , ombragée d'arbres fruitiers, on apperçoit, à travers ces masses pyramidales de feuillage, la flèche d'un clocher gothique, et ses ornemens , en forme de dentelures triangulaires. Voici le presbytère couvert de chaume, où la vigne pend en festons. Une troupe de villageoises en jupons courts, et de jeunes garçons de village, en bas blancs, se rendent sous la feuillée mystérieuse , et je crois distinguer les sons aigres du violon champêtre. - Vous ne vous trompez point ; le bal va s'ouvrir. Avançons. — Je suis mon guide. Nous sommes parvenus au pied d'un vallon , qui s'étend le long de l'église. Une banne, jetée sur quatre perches, forme le plafond de la scène. Un chandelier de fer, suspendu à un bout de corde, en est le lustre. Un marchand de tisanne dans un coin ; plus loin, le garçon du cabaret avec un broc, voilà les buffets de rafraîchissemens. L'orchestre est une vielle. A l'entrée, sur un poteau rouge, est écrit, sans orthographe , fax-hall. Eh ! bien, ces figures sans expression, ces bras pendans et collés , sans mouvemens , ces cols roides des jeunes filles, ces trépignemens sans cadence , ces bonds , ces sauts [3] hors de mesure , ce chamaillis confus, ce bruit qui n'est que du bruit, tout cela a sa joie. - Mais , qu'avez-vous ? Quelle physionomie sombre ! Dans quelles lugubres rêveries se plonge votre esprit ? — O temps ! ô mœurs ! ô religion des tombeaux ! Regardez où nous sommes. Ce fax-hall est un ancien cimetière. — Eh ! mon ami, par-tout vous marchez sur les tombeaux des générations : cette terre qui vous porte, qui se couvre de fruits et de fleurs , n'est composée que des débris de toutes les substances animales et végétales. C'est la mort qui vous nourrit, qui vous ombrage, qui vous donne ces roses et ces fraises. Sans la poussière éternellement féconde de tous les êtres détruits, ce globe n'offriroit qu'un tuf aride , une craie, un sable, une matière vitrée. Le monde n'est qu'un grand cimetière. — Je ne raisonne point ; je suis tout entier au sentiment. Ces enfans dansent sur la cendre de leurs aïeux ; ils foulent aux pieds les ossemens de leurs pères. Le repos de la mort est violé ! Toute cette chaîne d'idées, soit religieuses, soit sentimentales, mais, à coup sûr, morales, et par là même respectables, attachée au culte des tombeaux, est rompue ; et que [4] de choses croulent avec elle ! Cette mélancolique illusion des cœurs tendres, est détruite. L'ami, qui venoit embrasser l'urne de son ami ; la reconnoissance, qui couvroit de fleurs celle de la bienfaisance ; l'amant, incliné sur la tombe d'une amante, et prononçant, avec une idolâtrie religieuse :
On ne me répond pas, mais peut-être on m'entend ;
des enfans, appelant leur mère absente , et lui tendant les bras, tous ces tableaux n'existent plus ; que dis-je ! on n'en soupçonne pas même l'existence.
Et les leçons de la tombe du génie , de la tombe de la vertu : elles sont perdues à jamais ! La mort n'instruira plus les vivans. - Mon ami, je ne reconnois point là votre philosophie. -Je vous répondrais comme Horace:
Ah ! pour être Romain, je n'en suis pas moins homme,
-Analysons. — Tant pis. Je sais que l'analyse est une lumière : mais que cette lumière est importune lorsqu'elle détruit un sentiment ! - Vous m'avez tant enrayé par vos dissertations, mon cher bachelier , que j'ai juré de vous le rendre, et l'occasion est trop belle pour la manquer...
[3]La religion des tombeaux, ainsi que vous l'appelez, tient à la superstition ou à la politique. Remontons à l'origine. La nature qui semble elle-même mourir et renaître chaque année, ces grandes alternatives de stérilité et de fécondité, l'arbre qui se revêt d'un nouveau feuillage , la chrysalide qui s'élance en déployant ses ailes et le front tout brillant de vives étincelles , ces spectacles frappèrent l'homme. Il en consacra la mémoire par des emblèmes : bientôt il en conclut, que si la nature, que si plusieurs parties de la nature reprenoient une nouvelle vie, il devoit lui - même renaître. Ce besoin d'étendre son existence qui lui fait chérir ses enfans et la gloire, l'amour propre flatté caressèrent cette pensée: elle devint un système. Ces emblèmes consacrés au renouvellement périodique de la nature, il les emprunta pour lui-même. Le dogme de la résurrection naquit, et je né serois pas éloigné de rapporter à cette époque la naissance de la théocratie. Une fois lancée dans les espaces du vague, l'imagination ne doit plus s'arrêter. Là, commencèrent les espérances inquiètes , les illusions fantastiques, les vœux désordonnés : les chimères, les [6] monstres de doctrine apparurent et achevèrent de troubler une raison déjà égarée. Le prêtre sembla devenir nécessaire ; il tint dans ses mains la clef du ténébreux avenir ; les symboles ne furent plus regardés comme des symboles, mais comme des réalités. Et ici, commença une grande révolution dans les esprits, dans les mœurs , dans les usages, dans la police , dans les gouvernemens , dans les destinées de l'espèce humaine. C'est à cette époque qu'il faut rapporter la science des augures, la divination, les épreuves, les mystères ; ces arts de la superstition, ces fruits empoisonnés de l'ignorance.
Des philosophes moralistes voulurent s'emparer de cette institution , en créant le dogme des récompenses et des peines, et le dogme se liant à l'existence d'un Dieu , acheva de pervertir l'esprit sous l'apparence de guider le cœur.
Dès lors la puissance du prêtre agrandie dans son principe, dans ses moyens, dans son but , fut la seule puissance.
Ce qui semble confirmer ces conjectures c'est que les plus anciens monumens théocratiques sont des monumens funéraires. De là cette foule de tombeaux qui retirant [7] l'homme de celle des autres êtres cherche à tromper, mais ne trompe point la destination à laquelle l'a réservé la nature.
Ce préjugé agrandi par la politique, ennobli par le sentiment, n'en demeure pas moins un préjugé.
Sans doute l'éloquence de la tombe est impérieuse ; mais je dirois au politique: honorez davantage la vertu des vivans, et vous n'aurez pas besoin de parer celle des morts. Je dirai à l'homme sensible : ces reliques d'un objet chéri sont précieuses , mais c'est à vous de les recueillir ; et d'ailleurs, quand on a perdu ce qu'on aime , on retrouve par-tout sa -tombe : on l'emporte dans son cœur.
Ces danses près des, tombeaux bouleversent votre imagination. Reste de superstition catholique ; ce n'est qu'à ses yeux que la mort est horrible : aux yeux du sage elle n'est qu'un repos. Hobbes l'a dit, c'est un saut dans l'ombre. Les anciens, plus sages, plus près de la nature , dansoient aux funérailles. Cet usage est encore celui de plusieurs peuplades sauvages. La langue même n'avoit point d'expressions tristes, mais philosophiques ; un tel a vécu ; et ces mots renfermoient [8] une image, un sentiment et une leçon. Toutes les épitaphes antiques la répètent. On lit sur plusieurs tombeaux , il dort ; sur celui d'un charmant'adolescent ; « il a éprouvé le sort d'Hylas ; il a été enlevé par les nymphes u. Les bas-reliefs funéraires, en général, ne présentent que des scènes de volupté et quelquefois pis. Parcourez , pour vous en convaincre , les antiquaires et Winkelmann. Scipion l'Africain ordonna expressément par son testament, qu'on vînt se réjouir sur sa tombe. Oh, mes amis ! plantez des myrthes et des lilas sur mon cercueil ; venez boire sous leur berceau et caresser votre maîtresse à l'ombre de ce délicieux feuillage embaumé de son haleine ; au bord de cette onde pure qui réfléchit vos baisers, qui murmure vos soupirs, que cet arbre alimenté de ma substance, la racine plongée dans mon cadavre, les rameaux inclinés sur vos têtes , semble alors agité du zéphyr, tressaillir lui-même de volupté .- [9] Soit, s'écria le bachelier. Vous avez raison : et il courut embrasser un petit orphelin qui, dans un coin bien solitaire, pleuroit sur la pierre insensible qui couvroit sa mère.
[10]CHAPITRE L.
DU BESOIN DES DISTRACTIONS.
‘On se réjouit: on est donc heureux ? Quelle erreur ! et quelle différence il y a entre l'alégresse douce et tranquille de l'ame ? et cette joie emportée , spasmodique, si je puis le dire , du désespoir qui tâche de se distraire de sa misère et de ses peines ! Allez dans les prisons, vous en verrez autant. LANGLE. ’
LE mobile télescope des observateurs chercha un autre point de vue. Une nouvelle fête attira leurs regards. Ainsi le nègre oublie tous ses maux en dansant, reprit notre dissertateur. Il paraît, que la nature humaine est la même sous les différens degrés de latitude.
L'homme est un animal qui veut jouir, a dit Mirabeau. C'est le vœu de toute espèce, la grande loi de nature. Mais l'homme peut différer des animaux par le caractère de ses jouissances. Il ne s'élève guère au-dessus de leur classe ; il est même beaucoup au-dessous [] d'eux, lorsqu'il ne satisfait que ses sens. La plus grande partie de l'espèce humaine en est là. Boire, manger, dormir ; dormir, boire et manger ; manger, dormir .et boire ; condition de roi ou d'enfant, disoit Rabelais, c'est la condition générale : c'est le sort des trois quarts des bipèdes à face humaine.
Et ces bipèdes dissertent quelquefois avant de s'endormir, et établissent qu'ils ont une ame.
Ils prennent le mouvement, ou plutôt l'agitation, pour le plaisir, et c'en est un, en effet ; mais ce n'est ni le seul, ni le plus grand. Au défaut de leur tête, ils exercent leurs pieds. Une contre-danse leur rappelle qu'ils vivent. Puisque j'ai parlé des jouissances, je ne vous ferai point grâce d'une distinction que j'ai toujours regardée comme très-importante.
Il est plusieurs espèces de jouissances : celles de la nature, celles de Part, celles des sens, celles de l'esprit, celles du cœur, celles des mouvemens ou de l'inquiétude, ou de la curiosité ; celles des passions, de l'orgueil, du caprice, etc.
Il faut placer au premier rang celles qui [12] sont, à-la-fois, le résultat de la nature et de l'art ; qui satisfont et le cœur et l'esprit, en parlant aux sens. Tel est l'intérêt inexprimable qui résulte du spectacle d'une pièce de Sophocle, de Racine ou de Voltaire Je me suis trompé. Au lieu de chercher le degré de la jouissance dans la multitude : des sensations , j'aurois dû le placer dans l'unité et dans la force même de la sensation , ou plutôt du sentiment. Ainsi, le regard d'une amante, une larme qui vient au bord de sa paupière, le sourire de l'enfance , le charme d'une bonne action, le lever du soleil, et les grands tableaux, ou les grandes émotions, les sentimens doux et agréables, sont les premières des jouissances.
L'esprit a les siennes. La découverte d'une vérité est une jouissance bien vive ; mais l'avantage est pour celle du cœur , parce que cette dernière peut être communiquée et sentie de tous ; l'autre n'appartient qu'à quelques hommes privilégiés.
J'ai assigné une autre source, celle des passions. Les passions ont leur siège dans la tête ou dans le cœur. Il n'y a que les passions nobles, l'amour, la grandeur d'ame, [13] la vertu, qui puissent donner des jouissances inaltérables.
Celles de l'orgueil ou du caprice, sont aussi fugitives que misérables.
Restent celles du mouvement, de la distraction. Ces éclairs de jouissances conviennent à l'infortune, au délire, ou au vide de l'ignorance.
Il faut une certaine force de sentiment pour se plaire aux beautés de la nature : il faut une certaine force d'esprit pour se plaire aux beautés de l'art: il faut une certaine force d'ame pour goûter les plaisirs qu'elle donne : il faut une certaine force de caractère pour rechercher ceux des passions. En un mot, toutes ces jouissances supposent un mouvement du cœur ; mais la jouissance uniquement sensuelle , qui résulte d'un dîner, d'un pas de deux , ou d'une illumination , n'éveille qu'une espèce d'attention animale ou machinale, qui occupe l'individu sans imprimer à ses facultés morales un effort.
« La plupart des hommes ne dirigent l'amour de soi, que vers les plaisirs des sens : ils trompent alors l'institution de la nature. Dans ces sérails asiatiques, où sont [14] rassemblées, à grands frais, les beautés des quatre parties du monde , les Sardanapales qui en sont les divinités , sacrifient aux facultés de leurs corps énervés, les facultés de leur esprit abruti : et c'est un spectacle bien singulier pour un philosophe, que de voir ces aines de boue savourer des plaisirs qu'ils partagent avec les animaux les plus vils, tandis que l'aine d'un Newton trouve les siens à découvrir les loix réciproques des globes enflammés qui roulent sur nos têtes, et à devenir, sur la terre, citoyenne des cieux.
» D'où vient que la volupté des sens , qui fait descendre l'homme, a-t-elle plus d'adorateurs que la volupté de l'esprit, qui l'élève ? C'est que, dans la balance de nos facultés, la partie animale l'emporte ordinairement sur la partie intellectuelle ; c'est qu'il faut, pour ainsi dire, une force mouvante pour goûter les plaisirs du corps ; c'est qu'il est bien plus aisé d'être voluptueux que d'être grand . »
— Je crois, mon cher philosophe, que vous avez de l'humeur. Rappelez-vous que nos maîtres en tout genre , les anciens, [15] faisaient un cas tout particulier de la danse. ( Vide Cahusac et Dorât). Je vous ferai grâce des exemples. Je me contenterai de vous rappeler que Socrate ouvrit un bal à l'âge de soixante ans ; que Xénophon, dans un âge avancé, reçut les leçons d'un danseur de Syracuse. Sacrifier aux Grâces étoit l'axiome de l'antiquité. Ainsi, Thémistocle fut blâmé de ne pas savoir toucher la lyre. Epaminondas jouoit de la flûte, et gagnoit des batailles. Le très-peu sensible Frédéric, surnommé le Grand, l'imita. Je n'adopte point cette manie de pédagogue , qui va toujours criant : O temps ! ô mœurs ! Les précepteurs de la liberté ressembleroient-ils à des curés de campagne, qui défendoient les danses sous l'ormeau ? Fénélon: fut moins rigide : non-seulement il les permit, mais il s'y mêla.
L'état est-il donc renversé ? Est-ce que des têtes bien frisées conspirent ? Quel désordre une contre-danse a-t-elle introduit dans la république ? Il fut un temps ridicule ; où l'on poursuivoit , comme criminels de lèze-nation, des imberbes ou des efféminés, auxquels il ne manquoit qu'un éventail, et cela, sous le prétexte qu'ils ne prononçoient [1] pas les r ; qu'ils affectoient la coiffure d'un animal ; qu'ils se promenoient sur un seul côté du boulevart, d'un air fat et éventé , et qu'ils prenoient, en minaudant, du sorbet ; et des glaces. On fut même jusqu'à supposer qu'un feu d'artifice étoit un signal dangereux.
Grâces au ciel, l'inquisition des plaisirs n'est pas encore introduite en France. De toutes les libertés , celle du ridicule y est la plus grande. Le gouvernement crie lui-même :
Chantez, dansez, amusez-vous.
Et en effet, une génération aussi frivole est facile à conduire. On la menera avec un fil aussi léger qu'elle.
Je ne me défie, pas, disoit César, de ces visages fleuris, de ce gourmand Crassus, de cet ivrogne Antoine ; mais bien de ces figures pâles, stoïques et sévères de Cassius et de Brutus.
Laissez-là votre ton de Juvénal : venez, et dansons.
C'est au son de la Carmagnole que les armées victorieuses de la république ont chassé, devant elles, les armées de la coalition.
[]Le Français est né pour plaire , chanter ; danser et vaincre.
Un français est tour-à-tour Achille, Alcibiade et Brutus.
Entrez dans ce palais. Ce matin, on y donnoit la paix à la moitié de l'Europe : ce soir, on y danse.
Un ministre peut être aimable, et n'en demeurer pas moins un grand homme.
Parmi ces graves représentans, celui-ci s'est mis à la tête d'un rassemblement de plaisirs: il a donné une nouvelle constitution de Tivoli : il est restaurateur, non pas de la France ; il traite, et il ne traite pas mal. Ceux-là vont déposer le soir, sous la feuillée, le grave caractère de législateur : des nymphes les y séduisent quelquefois, et leur font faire des faux pas.
Tout danse ; et ce branle général figure celui des destinées et des révolutions humaines. Le commis presse l'ex-duchesse, qu'il a pris pour une fille, et dont la métamorphose est peu sensible. Cette. grisette, richement entretenue, les croise, s'appuie sur un négociant, et sourit à un acteur, tandis qu'un clerc lui parle à l'oreille. Le banquier les éclipse tous, et se présenta [18] comme un sultan au milieu d'un sérail. Un pauvre honnête homme, qui tient la basse dans l'orchestre, reconnoît Jasmin , et joue : Ahi ! povero.
[19]CHAPITRE LI.
LA WALSE.
Connoissez tous ces pas, tous ces enlacemens,Ces gestes naturels qui sont des sentimens ;Cet abandon facile et fait pour la tendresse,Qui rapproche l'amant du sein de sa maîtresse.DORAT.
LA walse commence , continua Asmodée : c'est-là que la tête tourne véritablement. Une femme presque nue , coiffée comme Flore ou Vénus, habillée, ou plutôt déshabillée comme Psyché, laissant, pour ainsi dire, tout voir et tout presser, jambe fine, pied fripon , corsage élégant, main errante , , gorge d'Armide , formes de Callipige, s'appuie sur un jeune homme, à la tête d'Adonis, aux reins d'Hercule, déployant avec grâce un jarret infatigable, une cuisse bien tendue ; dont le souple nankin dessine parfaitement les contours. Ils s'enlacent, ils tournent sur eux-mêmes avec mollesse et rapidité. La vigne amoureuse ne serpente pas d'une plus douce étreinte autour de l'ormeau : le contact [20] le plus délicieux, le rapport le plus magnétique s'établit, l'œil brille et s'anime, la joue se colore , la bouche fleurit et s'ouvre comme une rose, le cœur bat contre le cœur, le parfum d'une haleine voluptueuse vous enivre , le vêtement ondoyé et moule toutes les formes. Les tourbillons de Des- cartes étoient moins irrésistibles. Une chaleur pénétrante , une invisible attraction semblent ne former, du couple enlacé, qu'un seul individu , que le souffle du plaisir agite, que la volupté caresse de son aile. Le sein s'enfle et palpite, le regard languit, la voix s'éteint, le corps tremble, le pied chancèle, la fatigue ou le désir précipite le dénouement. — Tableau bien moral ! Excellente école pour les mères, les épouses et les jeunes filles ! — Au moins, êtes-vous prévenu par l'affiche. On vous avertit. C'est le bal de Richelieu : ce roué fameux en paroît le digne patron. Il y aura thiase, c'est-à-dire bacchanale, à l'Odéon. Ici, c'est la grotte de Vénus ; là, c'est le berceau de Flore . Voici les bosquets d'Idalie, les cascatelles de Tivoli, les ombrages de l'Elysée, le brillant Bagatelle, la plaine du bois de [21] Boulogne, Mousseaux, ces jardins fréquentés d'Armide et de ses nymphes. On annonce Paphos . Si la langue française avoit consacré, par un mot plus délicat, l'abbaye du plaisir, ce titre auroit fait une grande fortune. On vous a donné les équivalens les plus intelligibles.
CHAPITRE LII.
IDALIE, TIVOLI, etc.
Le plaisir sied très-bien au sage.Il ressemble aux vins délicats;On peut s'en permettre l'usage:Buvez, ne vous enivrez pas.VOLTAIRE.
LA volupté semble le génie du lieu. Elle les a touchés, en passant., de sa baguette. Ils respirent la langueur, les désirs. Toutes les passions se sont donné rendez-vous sous ces berceaux. Un art enchanteur les a dessinés, prolongés, suspendus, élevés ; leurs détours sinueux, leurs contours ondoyans irritent la curiosité, invitent à la rêverie. Les tableaux du chantre des jardins se réalisent: de Lille lui-même y trouveroit de nouvelles couleurs, des scènes plus piquantes. a Tout ce que la connoissance et l'amour de la belle nature peuvent exécuter pour charmer à-la-fois l'œil, l'imagination, et le cœur, avec du gazon, de la terre, de l'eau, des fleurs, avec toutes les ombres de la verdure , et les différens frayons de la lumière a été exécuté « .
[23]Lisez la description que la voluptueuse antiquité a tracée des jardins d'Adonis , des fêtes de Babylone, des bocages mystérieux qui entouroient à Gnide le temple de cette déesse, et vous aurez une idée de ces fêtes.
D'espace en espace brillent, sous la feuillée, des-cordons, des guirlandes, des pyramides ; des colonnes, des vases, des aigrettes, des étoiles, des globes, des festons, des gerbes, de lumière.
L'art a coloré les tubes qui récèlent ces feux. Ce bosquet paroît éclairé des teintes mélancoliques, pâles safranées d'une aurore nébuleuse. Là, des rayons de pourpre et d'or retracent l'image d'un soleil du midi ; plus loin, de vertes éméraudes pendent à chaque rameau. Cette clarté, vive et rose semble s'échapper du flambeau de l'Amour, qui veille au fond des bosquets. Des glaces magiques, disposées avec intelligence, doublent, étendent, et prolongent les tableaux et l'enchantement. Tout-à-coup, au sortir d'une allée sombre, des portiques en feu développent leur noble architecture ; la flamme a dessiné ces colonnes, ces chapiteaux ce péristile, cette rotonde.
Entrons. Ici se les prolongent arcades d'un [24] cloître gothique ; là, s'étend une galerie superbe : les plus riches ameublemens ont décoré l'intérieur de ces salons. Bientôt ou y brûlera, à la manière des anciens, des essences précieuses ; bientôt on y multipliera à-la-fois tous les prodiges de l'optique, de l'acoustique, de la mécanique. Le plancher s'élèvera ou s'abaissera sous vos pas y vous traverserez tout-à-coup un désert ou un élysée, des automates sortiront des lambris par des ressorts invisibles, et vous offriront des fruits ou vous enlaceront de nœuds de fleurs. Des voix aériennes, des chants magiques, des instrumens délicieux, la harpe, l'harmonica, feront planer dans le lointain une mélodie vague, et des échos artificiel prolongeront, ou affaibliront les ondulations molles, les vibrations voluptueuses de ees sons enchanteurs. Bientôt les plafonds représenteront, comme dans le palais de Néron, un ciel mobile éclairé par un autre soleil, où des astres dé diamans figureront tons lès mouvement du monde planétaire. Le luxe n'a plus que ces derniers degrés à atteindre ; il y touche et bientôt tout ce que l'imagination des poëtes a créé sera réalisé par nos artistes - Et pour quels dieux [25] ces temples s'élèvent-ils ? Pour und troupe de joueurs, dupes ou escrocs ; d'oisifs imbécilles ou vaporeux ; de courtisanes corrompues. Je ne vois là qu'un théâtre ou des treteaux de débauche. Grondeur, revenons dans les jardins.
Des arbres exotiques, les plantes les plus rares, tous les contrastes, de forme , de couleur, de position flattent et surprennent l'œil ; des fleurs parfument les airs ; des chaumières propices tels que les chalets des montagnes, sont distribuées dans l'espace ; des nymphes , comme dans la forêt enchantée , semblent sortir de chaque arbre ; ces groupes de charmantes promeneuses et d'élégans spectateurs, qui circulent, Se croisent, se pressent, se regardent, se reconnoissent , ressemblent aux fantômes , aux Ombres heureuses de l'élysée. Ce demi-jour que versent à travers la feuillée ces étoiles du bocage, les verres de couleur, ajoute à l'illusion et favorise ou multiplie les grâces. Les sons des cors, dès haut bois et des bassons retentissent dans Je silence de la nuit. Il est troublé par les pas ou par les rires des danseuses, dont la lune éclaire les jeux. Tout-à-coup une vaste détonation se fait, entendre.
[26]Mille fusées brillantes ont sillonné les airs, et traversent l'espace sous la forme d'étoiles et de dragons , les bombes enflammées versent sur vos têtes une pluie d'or ou de diamans. La flamme tombe en cascades, brille en soleils, s'épanche en nappes, roule en torrens, ;figure des chiffres, des vases, des hommes, des animaux, des temples, des palais. Ces feux sortent du sein des eaux, et se colorent de mille nuances en jaillissant dans les airs.
Toutes ces richesses de la féerie, tous ces plaisirs, toutes ces fêtes, ces prodiges du luxe et de l'art que le magnifique sophi de Perse ne pourroit créer au prix de ses trésors , on se les procure pour un écu.
— Mais lorsque le silence a succédé à ce tumulte, lorsque la plupart de ces individus, en apparence si fortunés, sont rentrés sous leur toit solitaire, ils ne retrouvent que la misère ou le trouble. C'est un grand mal que cette soif de jouissances , introduites [27] dans toutes les classes. On ne cherche pl us le bonheur dans ses devoirs. La mère de famille [28] et l'épouse se lassent de la vertu de l'économie. On rougit d'un vêtement modeste, il faut revêtir la parure du jour: ces apprêts,
[29] leur renouvellement, les dépenses accessoires qu'ils entraînent, consument les débris d'un patrimoine délabré, et qu'on néglige [30] de relever. On abandonne le soin de sa famille, on vole au bal ; et là, tous les � pièges de la séduction entourent l'impudente. Telle, dans le principe, n'a été qu'une femme légère, qui finit par être une épouse criminelle. Et comment toutes ces impressions de volupté ne déposeroient-elles pas des images séductrices au fond des esprits et des cœurs, lorsque dans. la société, l'éducation, les mœurs, les préjugés, les usages, les spectacles, les romans , les modes, tout conspire à séduire, à avilir ce sexe enchanteur, dont nous sommes à-la-fois les corrupteurs et les tyrans ; lorsque l'opinion qui doit tire une sorte.de législation, n'a point encore flétri l'adultère lequel, depuis l'établissement du divorce, est devenu un véritable crime ; lorsque les mœurs simples paroissent un vice, et les mœurs honnêtes, un ridicule ; lorsque nos jeunes filles forment des désirs dans un âge où les sens ne sont pas encore [] développés ; lorsque l'exemple, le signal de la plus complette dépravation éclate de toutes parts, lorsque le déshonneur donne la célébrité, la fortune, des grades, un char, des palais ; lorsque nos modernes Rhodopes pourroient ériger aussi des pyramides ; lorsque nos Socrates modernes courent déifier Aspasie et Phriné ; lorsque nulle institution morale n'arrête ce torrent de dissolution universelle ; lorsqu'enfin la plus commune et la plus lucrative des spéculations est celle dont les produits sont assis sur l'immoralité et la débauche. Je dirai aux particuliers: ah ! croyez-moi, tous ces efforts de l'art sont des magnifique enfantillages, des puériles labeurs , des niaiseries pompeuses,, des pénibles bagatelles. La nature dans ses moindres jeux , dans ses accidens les plus ordinaires, développe mille. fois plus de richesses et de variété ; mais il faut des yeux pour voir ses beautés , et un cœur pour les sentir. Vous admirez une illumination de verres de couleur, mais le lever brillant du soleil , l'avez-vous jamais contemplé ? mais l'éclat d'une belle journée de printemps, mais celui d'une nuit d'été. vous a-t-il jamais frappé ? Vous parcourez avec [32] plaisir quelques toises d'un ferre in tourmenté , où l'art a distribué des bouquets d'arbres, des ponts sur 4e vide, des rochers avortons, et des cabannes romantiques ; mais ces sites dessinés à grands traits des mains de la nature, mais ces forêts de Saint-Germain et de Fontainebleau, la côte pittoresque de Meudon, le Pré-Saint-Gervais, le bois de Montmorenci, que dis-je ? les moindres paysages n'ont-ils pas ému bien plus puissamment toutes vos facultés ? Et la chaumière du bon villageois, où, près d'une amie vous AVEZ fou dans la. même tasse un lait fiais et délicieux a-t-elle moins de charmes que je cabanne où Phriné vous verse à prix d'or un nectar aussi perfide qu'elle ? E-t ces danses qu'on appelle champêtres, ces tourbillons de partenaires inconnus l'un à l'autre , ces airs d'afféterie, ces regards où la coquetterie respire , cette attitude que l'on prend si faussement pour la volupté , ces pas de Flore , de Psyché ou du Zéphyre , valent-ils les périgourdines sous l'ormeau , au son du tambourin et du flageolet ? Le feu d'artifice le plus brillant est-il aussi beau qu'un orage ? Les ailes d'un papillon, d'un ;insecte.. une fleur n'offrent-elles [33] point des prodiges que le pinceau même de Vanhuysum ne peut rendre. O nature ! nature ! que l'art est foible et petit devant toi ! Quand vous aurez écoulé ou regardé la nature, comme tout le teste s'éclipsera à vos yeux !
L'arbre que vous aurez planté de vos mains, le légume savoureux qu'elles auront fait éclore , la fleur dont votre femme ou votre enfant couronneront votre tête , le repas frugal, assaisonné par la gaieté , et que vous aurez savouré , avec quelques amis, sur le gazon ; leurs entretiens, pleins de charmes ; le bruit d'un ruisseau , le chant des rossignols, l'ombre de la prairie, le spectacle des travaux et des plaisirs de la campagne, la pureté des goûts simples, la paix qui les suit, sont, sans doute, préférables à la poussière d'Idalie.
O voluptueux Horace ! précepteur d'épicuréisme ; toi, dont les odes charmantes sont encore le bréviaire de la philosophie et le code du plaisir , tu fuyois avec Mecène, Rome, son luxe, ses théâtres, ses palais ; tu offrois au favori d'Auguste, des fruits et des fleurs, au bord de cette fontaine de Blandusium que tu as célébrée dans des [34] vers aussi doux que son nom, et le courtisan délicat préféroit ce repas rustique à la table du maître des Romains. Je dirois au gouvernement — Eh bien , vaste réformateur ?. — Je laisserois, sans doute , un libre essor à toute espèce d'industrie , au commerce même des voluptés. Mais je placerois à côté de ces écoles de dépravation , des théâtres, des institutions, des fêtes de morale ; l'éducation et la scène dramatique seroient les mobiles , les léviers de cette grande régénération. Alors, les vertus pénétreroient dans plusieurs classes, et sur-tout dans celle de ce qu'on appelle peuple. Ces grandes masses de citoyens remettroient en honneur les mœurs républicaines. Ces salons charmans, ces jardins enchantés, seroient librement abandonnés aux histrions, aux prostituées, aux débauchés et aux oisifs. Au bout de quelques années, on distingueroit cette classe particulière, comme une variété de l'espèce humaine , variété remarquable par sa nullité profonde , par la foiblesse physique qu'elle affecte , emblème de sa foiblesse morale. — Sérieusement. -Très-sérieusement; et si quelque politique m'écoutoit, je lui dirois à l'oreille : Il n'y a [] rien ici , sans doute, à craindre, mais daignez vous rappeler que le règne de Charles II fut préparé et suivi par la dépravation des mœurs en Angleterre. Sachez que Salluste attribue à la dépravation des mœurs, la facilité que Catilina trouva à rassembler des chefs de parti. Sachez que Plutarque assigne la même cause à l'asservissement de Rome et à l'élévation de César.
[36]CHAPITRE LII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LA GROTTE.
Sur-tout du merveilleux ! Sans lui , sans sa magie,L'esprit désenchanté retombe en léthargie.DELILLE.
Nous sommes seuls, retirés, comme le misanthrope, dans un petit coin sombre ; daignez, mon cher bachelier, reprendre le fil de votre histoire. Si je me le rappelle bien, nous vous avons laissé au fond d'un précipice en entonnoir. Je suis très-curieux de savoir comment vous sortirez de là. Le bachelier fit apporter des glaces , et continua le récit de ses aventures, non moins incroyables que celles des héros de nos modernes romans.
Je vis une grotte spacieuse et profonde , que la nature avoit décorée de ses jeux. La lueur, qui m'avoit d'abord frappé, provenoit du reflet des congélations suspendues en lustres, alongées en colonnes, tournées en [37] spirales, arrondies en vases, étalées en faisceaux , en gerbes ; divisées en épis ou en aigrettes, projetées en éventail, ou grouppées en buissons, et qui, par un artifice merveilleux , tapissoient tout l'intérieur de leur luxe solitaire. La lumière, qui perçoit par l'entrée de la grotte , imprimoit à ces tableaux un éclat pâle , mélancolique. Je revins sur mes pas: j'appelai de nouveau, mais inutilement. Je fis retentir les airs du nom de Theresa. Mes clameurs s'évanouissent dans l'espace. Je retourne à la grotte , désespéré, invoquant la mort... Une réflexion me frappe. Ces cavités, si elles se prolongent , conduisent, peut-être, au centre des montagnes : elles ont , sans doute, une issue dans la forêt. Je parcours alors tous les coins et les détours de cette enceinte ténébreuse. Elle a plusieurs avenues qui se divisent et se prolongent en rameaux: je me lance dans le premier qui offre devant moi. Je suis bientôt arrêté par des barrières insurmontables.
Je retrouve les fondemens des rochers, qui forment les murs de cette enceinte redoutable. Je tombe à genoux ; une sueur glacée inonde mon corps. Mes efforts se [38] raniment ; je reviens , j'interroge de nouveau chaque route : une seule se prolonge devant moi ; tantôt elle s'élève, tantôt elle s'abaisse, quelquefois elle se divise ; je me crois perdu dans un espace incommensurable ; il se rétrécit par degrés ; je sens que la voûte presse sur ma tête : je me traîne à genoux sur un sol humide, dans les ténèbres , ne respirant qu'un air épais et fétide, dont les mofettes me suffoquent : bientôt un air plus frais me frappe. Je crois appercevoir la lumière. O désespoir ! je me retrouve dans la grotte où je suis entré ; voilà l'esplanade, le torrent, les rochers et leur ceintre effrayant.... Plus irrité des obstacles que vaincu ; n'ayant, d'ailleurs, de ressources que dans mon courage ; voyant, d'un côté, la mort, et une mort inévitable, affreuse ; de l'autre, la nécessité de tout oser, je ramasse une branche d'arbre, brisée par les vents, je l'allume au feu de deux cailloux que je frappe, et cette torche dans les mains, je rentre dans les sombres profondeurs de la caverne. Je suis une route opposée à la première ; j'erre dans un dédale inextricable ; le silence , les ténèbres, ces lugubres routes, le bruit du torrent que j'entends dans le lointain, ces [39] voûtes de glaces qui étincellent en diamans, en prisme, en iris ; le vent qui mugit, le brandon qui répand sur tous ces objets une clarté pâle et vacillante, tout porte à nies sens la terreur. Elle redouble au moment où je crois appercevoir sur la terre, des pas d'homme. Je suis ces traces, et mon cœur palpite. Le chemin s'élargit et porte l'empreinte des efforts de l'art. Je marche long-temps suspendu entre la crainte et l'espérance. Je découvre des statues et des inscriptions. Je m'approche ; ces statues sont dans le style égyptien : les inscriptions sont écrites en caractères hiéroglyphiques. Le sens et l'allégorie m'échappent: je me perds dans de vaines conjectures.
[40]CHAPITRE LIII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
L'APPARITION.
‘....Et je vis quelqu'un se lever devant moi. APOCALYPSE. ’
TOUT-A-COUP une de ces statues, c'étoit une Isis, couverte d'un voile, paroît s'ébranler. En effet, une main la sou lève , l'écarte ; un homme sort d'un réduit dont cette Isis masquoit l'entrée ; il m'apperçoit, et son étonnement est égal au mien: il rentre. J'entends le son d'une cloche : on accourt. Quatre hommes, ou plutôt quatre fantômes, m'entraînent en silence : la porte se retenue. Je traverse des chambres et des galeries taillées dans le roc: on me dépose dans une enceinte solitaire : on s'éloigne : une herse s'abaisse. Je suis captif, et j'ignore en quels lieux, en quelles mains je suis tombé. Vers le milieu du jour, la herse se relève : ou place près de moi des alimens, dont j'avois grand besoin : on se retire, sans [48] m'adresser une parole. Le lendemain, je vis reparoître ce même homme que j'avois si inopinément rencontré. Il porte, sur ses vêtemens , des ornemens qui annoncent qu'il est constitué en dignité ; mais ces ornemens sont bizarres. Une foule curieuse le suit. Je remarque sur leurs habits un signe : ils se parlent par gestes ; cette conversation est animée et rapide. Le chef leur lance un regard, et frappe la terre du pied : ils s'éloignent. Cet homme approche alors de moi ; il tient à sa main une lampe. Je l'observe. Ses cheveux blanchis couvrent un front sillonné par la méditation ; ses-yeux sont noirs et percans ; il a la pâleur d'un habitant des tombeaux : ses joues sont creuses. Cependant, l'éclair d'un sourire a brillé sur ses lèvres, et me rassure. Une robe blanche descend sur ses talons ; sa taille est haute, majestueuse et imposante ; sa barbe épaisse descend, en flocons de neige, sur sa poitrine enfoncée. Il penche la lampe vers moi, et me considère. Oh qui que vous soyez ! m'écriai-je ; vous que je n'ai jamais pu offenser, ne me traitez point en barbare.... Où suis-je ? A qui adressai-je mes plaintes ? — Ce n'est point à vous d'interroger : contentez-vous [42] de répondre alors que je vous ferai des questions, et il continue de m'examiner. — Ayez pitié de moi, de ma jeunesse. — Comment avez-vous pénétré dans ces souterrains ? Qui êtes-vous ? D'où venez vous ? Où se dirigeoient vos pas ? Votre vie dépend du récit que vous allez faire. — Je raconte mes aventures ; il paroît ému.— Ecrivez ce que vous venez de m'apprendre. Je saurai, dans peu de jours, si je dois vous croire. Malheur à vous, si vous m'en avez imposé. Il sort. Dix jours s'écoulèrent, pendant lesquels je ne vis ni n'entendis personne. Seulement, on plaçait, à la même heure, des alimens près la herse, et je les attirois à moi, à travers les barreaux. Le dixième jour, cet homme reparut : il m'appelle ; je - le suis.
[43]CHAPITRE LIV.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LES EPREUVES.
‘....... Aliis sub gurgite vasto infectum eluitur scelus aut exuritur igni. VIRG.’
J'entre dans une salle, illuminée de cent flambeaux ; plusieurs personnes, vêtues comme le premier, étoient rangées sur des gradins circulaires ; au centre étoit une table et un siége où le.chef prit place. Les murs sont couverts d'emblèmes et de caractères indéchiffrables. On m'entoure , on me considère. La conversation par signes et par gestes commence ; enfin le président de. ce conciliabule, qu'on prendroit pour Un cercle de magiciens, m'adresse la parole : Jeune homme, vous avez trouvé grâce devant nos yeux Je m'incline , et j'embrasse avec reconnoissance ses genoux. Cette grâce, vous la devez à votre jeunesse, à votre candeur , aux vertus que vous avez montrées, [44] à votre horreur pour la superstition et ses crimes. J'entendis un murmure favorable dans l'assemblée, et je jugeai que je n'a vois plus rien à craindre. Tout autre auroit trouve ici li mort : c'est la peine que dans nos mystères nous réservons aux prophanes et aux indiscrets. Mille poignards brillèrent aussitôt devant mes yeux, et furent suspendus en cercle autour de ma tête et sur ma poitrine.... Ces poignards attendent l'infracteur de nos lois Dès ce moment vous êtes soumis à nos lois. Daignez, repris-je en tremblant, m'instruire de ces lois terribles. — Jeune homme , vous devez mériter cette instruction.... elle est le fruit d'épreuves longues et pénibles ; si voue y résistez , vous reverrez la-lumière du jour, après avoir été éclairé par celle de l'entendement. Vous pourrez même concevoir l'espérance de vous asseoir, dans un âge plus avancé, à cette table sacrée. Si vous y succombez, si le coulage que donne un cœur pur vous abandonne , alors condamné aux plus vils emplois, vous languirez ici dans une chaîne éternelle, et les ténèbres physiques ainsi que les ténèbres morales, deviendront à jamais votre partage.
[]On me conduit dans une longue galerie où règne la plus épaisse obscurité ; on pose à mes côtés une liqueur enivrante , mes lèvres s'approchent de la coupe, le philtre a coulé dans mes veines : un sommeil profond vient enchanter mes sens ; bientôt l'agitation du délire succède à ce calme trompeur ; la soif et la faim nie dévorent, rien ne s'offre pour l'appaiser. Exténué d'un jeune forcé et d'agitation , je tombe la face contre terre ; alors mille scènes fantastiques sont errantes au devant de mon imagination, une lave de feu semble tomber du ceintre de la voûte : je crois que tous les points de mon corps sont embrasés, et que j'ai revêtu la tunique de Nessus. A cette clarté je distingue le sol sur lequel je marche, il me paroît pavé de têtes humaines , des squelettes sont les cariatides qui supportent le portique enflammé, une rosée éteint les flammes : cette pluie est de sang. Des génies infernaux ont plané sur ma tête ; on me lie sur une roue armée de pointes... Je ne sens nulle impression de douleur, et je m'apperçois que cette impression n'existe que dans mon imagination échauffée, mon courage résiste facilement à ces épreuves [46] maçoniques.... La dernière me fit frémir.... Frappez, me dit mon guide, et il met dans ma main un poignard ;... aveugle, je frappe dans l'ombre ; j'entends un plaintif gémissement. Le jour renaît : il éclaire une victime mourante à mes pieds. On l'entoure , on reçoit le sang dans une coupe ; elle circule de bouche en bouche , et on me la présente..... C'est assez, dit celui qui présidoit à ces atroces cérémonies : vous jurez de ne jamais révéler ce que vous avez entendu et ce que vous entendrez encore ; vous jurez une obéissance aveugle à votre chef. — Je le jure. — Alors épanchant la coupe, c'est ainsi que votre sang sera versé si vous trahissez votre serment. Invisible, mais inévitable , le couteau ailé de la vengeance vous frapperoit aux extrémités de la terre.
On me ramena alors dans une chambre ornée de tout ce qui peut flatter les sens. Le repos me rendit à moi-même. Je ne conservois qu'une impression vague, fugitive, confuse , de tous les objets que je venois d'entendre on de voir....
[47]CHAPITRE LV.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
L'EXPLICATION.
‘Disce puer. VIRG.’
LE personnage qui avoit déjà paru devant moi vint s'asseoir près de mon lit. Mon imagination se troubla, et ces scènes affreuses, dont j'avais été le témoin , se retracèrent à mon esprit et le remplirent à la fois de tristesse et d'épouvante. — Rassurez-vous, jeune homme, me dit-il d'un ton de voix et avec un regard qui me calmèrent, votre vertu nous étoit connue : il nous restoit à nous assurer de votre courage.... Ces épreuves étoient fictives ; tout cet appareil étoit théâtral : il n'y a de véritable que l'intrépidité que vous avez montrée. Jeté dans une ivresse momentanée par le breuvage que Vous avez pris, vous n'avez pu vous appercevoir des ressorts de ces machines effrayantes, [48] disposées sur votre tête et sous vos pieds. Nos statuts exigent cette forme de réception, mais elle n'est que scénique cette pierre de touche nous apprend à démêler le caractère de celui que nous déclarons membre de cette association secrète
[49]CHAPITRE LVI.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LES ASSOCIATIONS SECRÈTES
‘...... Peuples ! prêter l'oreille ! J. B. Rousseau. ’
LES associations secrètes se partagent !g terre ; c'est du fond de ces antres que sortent les destinées du monde, L'antiquité les [50] connut : c'est au sein des sanctuaires d'Osiris que les législateurs anciens puisèrent les principes [] de la saine raison. Les Grecs recueillirent quelques étincelles de ce feu sacré,
[52] et allumèrent Je flambeau qui éclaira le monde.... Les mystères d'Eleusis, leurs [53] initiations ont propagé cette doctrine. C'est la souche commune de tous ces grands rameaux [54] qui, sous les noms des religions diverses , ont couvert et ombragé le globe. Vous les trouverez chez les Romains. Pythagore, instruit dans les sciences des brames et dans celles des hiérophantes de Memphis, porta-la lumière en Italie C'est de l'Italie et de la Grèce que notre Europe l'a reçue: le reste de la terre est plongé dans l'ombre.
Il est sublime ce dessein, d'un petit nombre d'hommes, d'éclairer, d'affranchir l'univers, de briser le sceptre des rois, et la verge du prêtre ; de ramener les esprits et les cœurs à la nature. Ce dessein a traversé les siècles....
Il est sous la sauve-garde du génie et de la [55] vertu. te génie et la vertu brillent encore sur l'humanité..,, voilà la seule providence.
Tandis que le mouvement est imprimé à l'esprit humain, tandis que, sans le savoir , ouvriers dociles, instrumens sacrés de ces pieux projets , les savans , les artistes, les hommes de lettres, en un mot, tout ce qui pense, répand, propage, sous toutes les formes et sous tous les moyens , ces principes régénérateurs , quelques vieux initiés préparent dans. le silence les plans et les mûrissent. Cette confédération est immense. Elle a ses racines dans tous les lieux , dans toutes les conditions, et jusque sous le trône et sous l'autel. Les chefs vivent ignorés. Le bien qu'ils font est leur seul salaire ; c'est dans un cœur dévoré du désir d'être utile, exempt de préjugés, affermi, inébranlable, qu'ils puisent ce courage que donne l'amour delà vérité..... Ils se sont répandus en essaims , en torrens, du nord au midi, et du midi au nord. d'abord, sous le nom de Templiers, de Maçons , de Jésuites , et enfin d'Illuminés et de Sectaires. Ils ont attiré à eux tous les esprits ardens , tous les cœurs passionnés. La division a pénétré dans ces loges ; mais semblables aux [] tempêtes qui viennent expirer sur le rivage, ces divisions n'ont point atteint le berceau de l'ordre.,.. L'ordre, ce nom seul contient tous nos projets, ce berceau sur lequel veillent dans chaque empire des hommes surs et généreux, éprouvés par quarante ans de dévouement et de services , est resté inviolable et pur: c'est là que dort encore l'Hercule qui a annoncé son réveil, en étouffant quelques serpens , mais dont les travaux ne sont point encore accomplis....
En effet , relever vers le bonheur et là nature une tourbe dégradée et pusillanime , enchaînée aux besoins physiques; remonter contre les préjugés des classes grossières , les intérêts des classes corruptrices , l'entêtement et la vanité des classes à demi-éclairées, dont le savoir est plus dangereux , je n'hésite pas à le dire , que l'ignorance même la plus profonde; déraciner des abus enlacés dans les institutions, dans les mœurs, dans les manières, dans les Usages ; être les Prométhées d'une génération nouvelle, éclairée et vertueuse, ces deux mots seront désormais synonymes , tel est le grand œuvre auquel nous travaillons.
Les prêtres, qui forment une association en [57] sens inverse, et dont le but éternel est d'enchaîner le genre humain aux pieds de la superstition y de dégrader, d'abrutir, parce que l'ignorance est le patrimoine du sacerdoce, brigands qui ne vivent que des rapines et des dépouilles qu'ils ravissent aux foibles dans les ténèbres ; les prêtres sont nos plus grands ennemis. Ils s'emparent de l'esprit humain par les deux anses naturelles qu'il présente: l'intérêt et la peur. L'intérêt : Ils disent à tous, à l'avare même, Quittez ces biens périssables pour les biens éternels ; et ils font luire à leurs yeux le soleil d'un autre monde ; ils font couler des pieds du trône de l'Eternel un fleuve d'or, et des délices et des jouissances dont les images corrompent même les simples: ils trompent ainsi les imaginations ardentes !.. La peur: Ils égarent les imaginations foibles en ouvrant sous les pas du dévot pusillanime un abyme de feu , en faisant gronder sur sa tête la colère d'un Dieu terrible , dont le tonnerre est la voix, dont la désolation , la peste ; la guerre, la vengeance, sont les inexorables ministres tels sont les fantômes que l'initié^admis à nos mystères philosophiques doit braver. Le breuvage dont nous l'enivrons et qui trouble ses facultés, est [58] l'emblème du poison que le prêtre verse dans son entendement. Les spectres, les larves dont il est assailli, représentent les ombres qui viennent obscurcir sa raison, au moment où le thaumaturge a attaché sur ses yeux le bandeau mystique ; enfin , notre appareil de réception , qui n'est qu'un jeu effrayant, retrace l'image des fascinations sacerdotales, que dissipe le premier réveil. L'éducation fausse et mensongère qui empoisonna vos premières années , qui les voua au culte de tous les préjugés , c'est-là cette nuit sombre qui vous couvrit de ses voiles , et qu'il faut percer pour arriver à la lumière.
Nous vivons au sein des cavernes, mais nos prosélites , nos auxiliaires, sont au centre des villes et des campagnes. Les premiers anneaux de la chaîne sont cachés: la chaîne s'étend sur tout le globe .
[59][60][61][62][63][64][]CHAPITRE LVII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
L'UTOPIE, OU L'ILE INCONNUE.
‘O ubi ? campi ! VIRG.’
IL est même une région heureuse, gouvernée par nos institutions ; mais elle est inconnue au reste des mortels. Les mers, les déserts, les montagnes et une police sévère la défendent de la contagion des mœurs européennes. Ses paisibles habitans ne reconnoissent qu'un culte , celui de la nature ; ils n'ont qu'une loi, celle de la nature ; les mots royaume , maître, domination , esclavage , privilège, etc. etc. etc., ne se trouvent point dans leur langue. Ce petit nombre de mots magiques a suffi pour verser sur notre malheureux univers des torrens de maux : leur absence a laissé naître et croître ces véritables biens trop négligés de l'homme, les seuls [66] biens réels, la paix générale, la paix avec les autres et avec soi-même, la joie, l'innocence,, la santé , le bonheur. Les hommes dont je ; vous parle ont une constitution plus robuste que celle des Européens, leur sang est pur ; il n'est point chargé du levain des vices d'une foule de générations dégradées : leur physique a acquis tout son développement, parce que des préjugés ineptes, des soins barbares, cette espèce de mutilation sociale, ne l'ont point arrêté : il y a entre ces corps et les vôtres cette différence que vous remarquez entre le chêne majestueux des forêts abandonné à la vigueur de sa sève, au luxe de ses jets, et la charmille peignée de vos jardins.
Leur membres sont agiles et robustes , parce qu'ils n'ont point été courbés sur des métiers, ou paralysés dans des fauteuils, parce que des ligatures en tout sens n'ont pas enchaîné la vie, parce que leur costume est de n'en point avoir,. Ceux qui savent braver l'intempérie des saisons n'ont besoin ni d'hermines, ni de laines ni de fourrures. Ils ne sont jamais malades et vivent longtemps, car ils sont tempérans et n'ont point de médecin. La fièvre la plus destructrice, [67] celle des passions, leur est inconnue ; leur ordre social n'ayant point introduit tout ce tumulte, tout cet artifice de désirs, de jouissances désordonnées ; on ne sait ce que c'est ; qu'ambition , avarice, convoitise.
Leur œil brille de la plus douce expression , l'aimable sourire voltige toujours sur leurs lèvres, la bonté, la divine bienfaisance imprime à tous leurs traits ce caractère ineffable qu'on ne peut dépeindre. Vos hommes d'Europe, obligés de dévorer tant de peines secrètes, tant—de passions contraintes , de dissimuler tant de vices , de crimes , tant de remords ; toujours mal avec les autres et avec eux-mêmes, errans de projets en projets , heureux sans être satisfaits, malheureux par la faute de la société et par la leur, occupés sans cesse de la pensée de tromper, de feindre et souvent inutilement ; perdus dans je ne sais quels tourbillons qu'ils appellent principes, et qui ne sont que des lueurs fausses, fugitives qui les conduisent d'abyme en abyme ; étouffant par des efforts continus la voix irrésistible de la nature et du sentiment, avilis même à leurs propres yeux, lorsque dans la solitude (et voilà pourquoi les trois quarts ont horreur de la [68] solitude) ils osent s'interroger ; vos hommes d'Europe, examinez - les bien, ont presque tous des physionomies d'animaux féroces ou : de bêtes brutes : ce sont des loups et des tigres , des singes ou des ânes.
Dignes des regards de la nature, qui se plaît à se peindre dans leur image, purs comme leur ame ou comme le rayon virginal de l'aube naissante, miroir fidèle de leur innocente pensée , mélange heureux de force , d'ingénuité et de grâce, les traits de ces hommes, véritablement hommes, semblent se rapprocher de ceux que l'imagination poétique donnoit à des êtres aériens, à des substances célestes. Il y a encore entre eux et vous cette distance qui sépare le coursier indompté à l'œil étincelant, aux narines fumantes, au col superbe, aux jarrets bondissans , du malheureux animal qui, la tête baissée , l'œil morne, le pied chancelant, les flancs ensanglantés sous le fouet, traîne, chétif et misérable , un humble fiacre dans des rues fangeuses.
La politique de ces peuples est la morale leur morale consiste dans un principe. Aimetoi dans autrui, fais ton bonheur de celui des autres ; voilà ce principe.
[69]Toutes les législations n'ont,songé qu'à l'intérêt particulier, et de là cette foule de règlemens, de chaînes, cette suite de longs efforts, souvent inutiles, tumultuaires et perversifs qui n'ont abouti qu'à faire de l'homme un animal foible et dégradé. Leur législation n'a point semé les germes de l'inégalité , là où elle avoit établi l'égalité: leur législation a pris son point d'appui dans les cœurs, dans ce principe de bienveillance universelle qui est le régulateur de l'ordre moral comme l'attraction est le régulateur de l'ordre physique.
C'est là qu'il n'y a point un seul individu à qui la terre , cette mère commune des hommes, soit refusée. Chacun y cultive son champ de ses mains : il n'y a ni ouvriers ni domestiques. Personne n'a besoin de superflu et tout le monde possède le nécessaire.
Le père de famille en cheveux blancs est servi par ses enfans, mais cet honneur n'est accordé qu'aux enfans vertueux et il est accordé à tous.
Un tribunal, composé de vieillards d'un autre canton , décide les contestations qui viennent à s'élever. Elles sont rares et d'une nature fort étrange : ou se dispute, non pas [70] un vain titre de propriété, une place, une préséance, mais l'avantage de servir son pays, de s'immoler à la cause commune. ,e L'amour est libre: les grâces, les, vertus semblent consacrer elles - mêmes l'hymenée. Les cœurs s'éprouvent et s'assortissent, l'aiman qui les attire, la douce et irrésistible sympathie , est l'aiman qui les retient. C'est là le véritable amour, et non ce caprice indéfini, inquiet et vague, ce délire des sens égarés , du cœur trompé, de l'imagination pervertie, qui trouble vos sociétés. Chez vous l'amour n'est que le résultat de je ne sais quelle foule de nuances fantastiques , il se mêle à mille idées fausses, de préférence et d'amour propre ; votre sensibilité, à force de s'exalter, s'égare, se perd dans un océan de riens ; poursuit, et se consume en les poursuivant, des chimères , des fantômes d'une perfection idéale qui fuient devant elle comme l'eau sous les lèvres desséchées du malheureux Tantale. Mais là, enfant céleste de la nature et du sentiment, l'amour ne vieillit jamais ; les années, les peines partagées ensemble, le souvenir des plaisirs, leur image renaissante aiguisent la pointe de ses traits : les enfans forment la chaîne indissoluble, [1] et cependant volontaire, que portent les époux.
Les enfans sont élevés en commun. Tout appartient à l'état, et rien aux particuliers en propre.
Chacun fait ce qu'il veut, exerce ce qu'il sait, dit ce qu'il pense.
Mais la volonté, l'action, la pensée n'ont qu'un but : c'est la vertu.
Au lieu des ressorts pénibles, compliqués et souvent ridicules des autres législations, qui s'appuient sur des distinctions sophistiques, sur un long échafaudage de principes inconnus aux simples, cette législation n'a eu besoin que de consulter les mouvemens du cœur.
[72]CHAPITRE LVIII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
INTERRUPTION.
‘Ex fumo dare lucem. HOR.’
QUELQUES chefs de l'association diffèrent d'opinion. Les uns voudroient que dans les reformations successives, dont les gouvernemens seront frappés, on s'élevât sans système de préparation, et sans observer les nuances, les altérations, l'ordre même, introduit par celui de ces sociétés, à la simplicité de l'ordre de la nature. Magnifique chimère! illusion sentimentale ! Les autres, considérant les progrès de la corruption , toujours intimement liés à ceux de la civilisation , se contentent de jeter dans le présent les germes de l'avenir, d'atténuer le mal avant de songer au mieux, de s'élever par des réformes graduelles à la perfection du système politique. Ils placent le succès dans deux opérations, dont la première est en pleine activité ; 1°. rétablissement des gouvernemens [73] démocratiques ou du moins représentatifs ; 2°. l'instruction.
La première arrache l'homme à la tyrannie des rois et des prêtres, fonde la liberté ; la ^seconde la conserve.
Jeune homme, vous connoissez nos principes. -Je les défendrai jusqu'à mon dernier soupir. — Vous ignorerez long-temps les moyens de cette confédération sacrée: sachez seulement qu'ils sont immenses. Un nouveau pouvoir s'élève et brisera tous les autres. Ce pouvoir est celui de la raison.
Cette nuit verra finir votre esclavage ! A votre tour vous détruirez celui de vos concitoyens. Gardez le plus profond silence sur tout ce qui vous sera révélé , et obéissez dorénavant à ce signe qu. vous montrera , dans les occasions importantes, la personne chargée de suivre vos pas , de nous en rendre compte et de vous transmettre les instinct ions ; et il me montra un signe. Ne prenez aucun ombrage de l'obéissance que nous exigeons de vous ; vous n'obéirez , par le fait, qu'à la voix de votre propre conscience , si vous savez l'écouter. Dès ce moment vous êtes sous l'empire de la liberté. En disant ces mots , cet homme vénérable me pressa avec bienveillance [74] sur son sein : ses yeux brillèrent de la plus douce sérénité ; son front me parut : celui du génie ; sa démarche celle d'une divinité supérieure. Je demeurai comme couvert de ses rayons ; ma tête se remplit de longues rêveries, une flamme inconnue brûla mon cœur, toutes les puissances, toutes les facultés de mon être s'exaltèrent : je crus voir luire un nouveau jour, et vivre d'une autre vie.
Le sommeil s'appesantissoit sur les yeux du narrateur. La nuit étoit aux deux tiers de son cours, le diable boiteux s'en apperçut: il transporta le bachelier dans son hôtel, après lui avoir promis de se trouver à son lever.
[75]CHAPITRE LIX.
LES BUREAUX D'AGENCE. — COMME QUOI ON FAIT FORTUNE EN VINGT-QUATRE HEURES.
Environné de grands ballots de vent,Sa noble main les donne à tout venant.VOLT.
IL fut exact au rendez-vous. Le bachelier s'habillait au moment où le diable boiteux lui apparut : en attendant le déjeuné ils ouvrirent les croisées et se mirent à une fenêtre qui donnoit sur la place publique. Plusieurs enseignes frappèrent leurs yeux. — Ici on lisoit : écrivain-littérateur, copie les mémoires, etc. ; là, dépôt odontalgique ,... plus loin, académie de coiffure , perruques dans le dernier genre ; et à chaque coin des restaurateurs-glaciers. Une enseigne , en lettres d'or sur un fond rouge, et surmontée d'un Mercure volant , attira l'attention du bachelier. Un homme , dont la voix ressembloit à une trompette, disoit à tout venant: Oui., messieurs, [76] on fait ici fortune en vingt-quatre heures.
Le charlatanisme, dit le diable boiteux, a passé des treteaux dans les salions : il plaça lui-même cette phrase ou plutôt, cette amorce sur la porte de ces bureaux, qui ont pour enseigne : Agence d'affaires.
Comme une araignée tend ses filets dans un coin obscur , pour surprendre les mouches qui voltigent étourdiment, ainsi un ex-procureur , un huissier, un sergent, un avocat sans cause , un intendant réformé, quelquefois une espèce pire encore , s'établit, non pas dans les ténèbres, mais au centre des affaires: affiche sur tous les murs un honnête prospectus, paye les journaux pour l'annoncer, loue un appartement magnifique, s'entoure de commis, et propose des biens à vendre ou à acheter. En général, tenir un biribi ou ces bureaux, sont choses à-peu-près synonymes. L'espérance et la joie indiscrète, aux yeux troubles, à la démarche légère, conduit une foule d'idiots, de simples, d'avares, de fripons intéressés dans ces académies. Le président a toujours l'air occupé sans rien faire : il est entouré de cartons vides, mais étiquetés avec soin : quelques contrats, noircis à force [77] d'être feuilletés et usés dans la circulation, sont devant lui. Ses commis ont ordre de l'importuner, dès qu'il paroît quelqu'un, et de lui présenter de nombreux dossiers : c'est ainsi qu'un fat intime l'ordre à ses gens, dans je ne sais quelle comédie , de lui apporter successivement trente billets doux , pendant une conversation avec sa maîtresse.
[78]CHAPITRE LX.
L'AGENT ET LE GOBE-MOUCHE, DIALOGUE VÉRITABLE.
‘Vivat Mascarillus fourbum imperator. MOLIÈRE.’
POUR affecter plus de caractère, on se donne une attitude grave, on parle peu ou brusquement.
Cependant, si l'acheteur paroît frappé de l'annonce , si un coup-d'œil échappé, si un mouvement imperceptible a trahi la cupidité, que de soins on prend pour l'enflammer quelle volubilité d'expression ! que d'adresse ! que de patelinage ! Ecoutez ce dialogue, et ils écoutèrent.
Ce bien sera vendu dans vingt-quatre heures , je vous en préviens : si cela vous convient , décidez - vous. — Mais je voudrois examiner. — Examinez. - Il me faudra huit jours pour prendre conseil, pour obtenir des renseignemens. — Voilà [79] les renseignemens. — Cela ne suffit pas. — Il suffit à quelques personnes. — Dans vingt-quatre heures. — Le bien sera vendu. Mais en voici d'autres. — Non, celui-ci me convient. — Décidez-vous donc. — Combien vaut-il ? — Tant. — Cela n'est pas très-cher. - Assurément, très-assurément ? — Permettez moi de lire les clauses. — Lisez. Et à chaque phrase ne voyez-vous pas le front de l'acheteur rougir, ses yeux pétiller de colère, tandis que l'homme d'affaires taille négligemment une plume. — Ce mémoire ressemble à celui d'Harpagon. Les si , les mais, les car, les restrictions, les clauses, les charges ; sans parler des tournures obscures ou équivoques, doublent , triplent, décuplent, centuplent le prix de la vente: c'est un nid à -procès. — Ce sont les conditions. — Je ne les signerai jamais. — J'ai l'honneur de vous saluer. Songez cependant à ce que vous laissez échapper. Avez-vous lu le bail ? Quelles magnifiques redevances. ( Et il les lit en pesant sur chaque ligne.) Tout en nature: un fermier.... qui paye. Cela est riche. Et cette avenue qui conduit au château, plantée d'un double rang de grands ormes. Ils ont parbleu vingt-cinq ans : je me trompe, [8] ils ont plus que ce la ; et des eaux superbes , des eaux par-tout ; abreuvoir , laiterie avec jet-d'eau, fontaine dans l'intérieur, bas- sin dans le jardin, des tuyaux en plomb: tout cela dans le meilleur état possible..... Maison avec des appartemens de maître ; des ; meubles, quelques glaces, quelques tableaux, eh ! mais il y en a d'un grand prix ; des Boucher, vraiment. Et cette ferme à une lieue de votre château. la ferme seule, vu le produit, je ne parle pas de la convenance, vu d'ailleurs que les terres sont d'un seul morceau , la ferme seule vaut le prix de- mandé Dans la chaleur de cette oraison arrive un des croupiers de l'établissement, qui a laissé son cabriolet à la porte , qui fait briller à son doigt une bague superbe : il vient traiter précisément du même objet ; il est prêt à conclure...... La tête du véritable acheteur s'échauffe ; il entraîne l'homme d'affaires dans l'embrasure d'une croisée , il va signer. - Vous ferez une bonne affaire. Ma foi, il étoit temps de vous déterminer. Savez-vous bien que vous revendrez cet objet avec un bénéfice de cinquante mille francs. —Vous croyez ? — J'en suis sûr. — Il n'est pas possible. — Je vous dis que j'en suis sûr ; je m'en [] porte fort. — Voulez vous vous charger de l'achat et de la revente ? - Très-volontiers: commençons par la première. — Parlons de vos honoraires. - Ne parions pas de cela. — Mais en fin - Non , vous dis je. — Cependant. — Mais non. — Permettez. -, Cela sera compris dans le pot de vin. - Comment diable, un pot de vin ? — Une bagatelle : trois cens Jouis qui doivent être comptés avant la signature. — Ah bourreau ! triple corsaire ! Juif ! arabe ! - Monsieur, quand on joue il faut payer les cartes.
[]CHAPITRE LXI.
LE SUCCÈS DES AFFAIRES.
‘.......Nunc omen in auro. OVID.’
HEUREUX, trois fois heureux celui qui apporte dans les marchés cette espèce d'examen, et qui se lance au moins avec quelque connoissance sur cette mer , pleine d'écueils. Quelquefois le hasard favorise sa témérité , et s'il est dupe il ne doit accuser que lui-même. Mais combien est à plaindre celui qui, cherchant à utiliser les débris d'une fortune en partie dévorée par la révolution, confie ses intérêts à ces hommes, qui lorsqu'ils n'apportent point dans la gestion des affaires une mauvaise foi insigne, y mettent du moins une précipitation, une légéreté, une incurie bien condamnable. Quelques-uns ont trafiqué des intérêts de leurs cliens, d'autres ont donné des renseignemens faux. On a vu vendre des propriétés qui n'existoient pas...
[83]Tout ce que la ruse tracassière, tout ce que le démon de l'intérêt peuvent inventer, tout ce que peuvent combiner les génies de la chicane et de l'agiotage réunis ; détours captieux, pièges de formes, double sens , omissions des formalités , délais perfides et meurtriers, suppositions, soustractions, tout est mis en usage.
C'est sur-tout sous le règne du papier-monnoie, cette espèce de richesse volatile , : que la friponnerie s'est montrée sans masque jet sans frein. C'est alors que le retard des payemens a été l'objet d'une étude approfondie, et d'un art particulier. La dette décroissoit par mois, par jour, par heure, par minute. Sous prétexte de ne payer qu'après : les lettres de ratifications on bénéficioit du décroissement progressif des valeurs: l'époque arrivée, une chicane , un procès achevoient de ruiner le malheureux que le hasard avait jeté dans cette caverne.
On peut hardiment l'assurer : une lèpre nouvelle, la peste des procès, infectera toutes les familles et jusqu'à nos arrières-neveux : si l'hydre de la friponnerie les assiège, si les contrats les plus sacrés, dans le fond, présentent dans les formes" des vices et. des nullités, [84] si les clauses obscures ou omises, si les charges mal expliquées jettent dans toutes les acquisitions des semences de trouble , d'inquiétude et de ruine, il faut l'attribuer presque toujours , ou à la prévarication ou à l'ignorance de l'homme d'affaires.
La morale offensée, la justice trompée, le public outragé , invoquent une loi d'équité rigoureuse. Ne conviendroit-il pas de faire supporter à ceux qui ont présidé à la confection des actes , la perle et les dommages qui résulteroient des fautes commises dans la rédaction des contrats ?
[]CHAPITRE LXII.
LES VOITURES.
‘Fertur equis auriga neque audit currus habenas, VIRG.’
LE bruit des voitures coupa la parole au satirique ; la conversation changea , et les voitures en fournirent le texte. Un La Bruyère étoit jeté sur une table , le bachelier l'ouvrit négligemment, et tomba sur ce passage.
« L'on entendra parler d'une grande ville où il n'y avoit ni places publiques , ni bains , ni fontaines , ni amphithéâtres, ni galeries , ni portiques, ni promenoirs, qui étoit pourtant une ville merveilleuse. L'on dira que presque tout le cours de sa vie s'y passoit presque à sortir de sa maison pour s'enfoncer dans celle d'un autre. Que d'honnêtes femmes, qui n'étoient ni marchandes , ni hôtelières , avoient leurs maisons ouvertes à ceux qui payoient pour entrer ; que l'on avoit à choisir des dés ou des cartes , et de tous les jeux ; que l'on mangeoit dans ces maisons [86] et qu'elles étoient commodes à tout commerce. L'on saura que le peuple ne paroissoit dans la ville que pour y passer avec précipitation : nul entretien , nulle familiarité ; que tout y étoit farouche , et comme alarmé par le bruit des chars qu'il falloit éviter, et qui s'abandonnoient au milieu des rues , comme on fait dans une lice pour remporter le prix de la course ».
Depuis ce temps, quelques abus ont été réformés , les autres sont perfectionnés.
On écrase toujours les passans : les arrêtés de la police protègent en vain les piétons ; leur salut dépend de la vigueur de leurs jambes, de leur agilité à fuir , de leur souplesse à glisser , de leur adresse à sauter. Mais les voitures sont délicieuses ; la mollesse des ressorts, l'élégance et la légéreté des formes , la recherche la plus exquise , tout imprime à ces machines meurtières le sceau de la perfection. Les carrosses brillans de l'ancien régime sont relégués parmi les humbles fiacres, le phaéton même a vieilli, et languit sur les places: on l'abandonne aux gens d'affaires , aux courtiers ; il devient ainsi l'emblême de leur vol rapide, et quelquefois de leur chute.
[4]Le char antique est le seul qui convienne aux Grecs de la Chaussée-d'Antin ; aux Romains de la rue Denis : les Boulevarts et la roule de Bagatelle , ressemblent à la carrière olympique.
Mais on n'y dispute point la palme du courage , de la vertu, de la gloire. Il s'agit de se montrer par ton , par ennui : malheur an militaire blessé, au vieillard infirme, à la femme, à l'enfant qui fréquentent, ces routes, et qui arrêtent la marche triomphale d'un polisson ou d'une fille.
[88]CHAPITRE LXIII.
LES MONUMENS.
‘On dut l'élévation de l'art, chez les Grecs, à la direction politique de ses moyens. Consacrées uniquement au cuite de l'héroïsme , les productions de l'art inspiroient au peuple une vénération religieuse. WINKELMANN. ’
UNE odeur fétide s'exhala sous les balais que les garçons de boutique promenoient devant la porte. Alors le bachelier ayant fermé sa fenêtre, s'écria avec amertume ; Pans, toujours infect , manque d'eau, et une rivière le traverse ! — Mais vous avez les pompes à feu, chef-d'œuvre de mécanisme et de spéculation ; mais le métier de porter de l'eau dans l'intérieur des habitations, offre un moyen d'existence à dix mille hommes enlevés à l'agriculture et aux métiers.
- Qui le croiroit ? au dix-huitième siècle, au centre des lumières et des arts, dans le [89] chef-lieu du globe , ainsi que le disoit Anacharsis-Cloots, sous l'administration la plus éclairée , dans le moment des miracles , et de la plus haute exaltation du génie national, nul monument utile.
Blanchir des palais, élever des colosses de plâtre , des obélisques de planches , des décorations de toiles, sublime emploi des arts !
Et ici, sans parler des fausses idées établies dans quelques programmes, qui réduisoient les artistes à décorer des places , où les compositions modernes auroient formé un étrange contraste avec les pitoyables productions du siècle dernier , il ne sera pas inutile de parcourir les projets annoncés par quelques hommes.
Les uns ont proposé de réunir le Louvre et les Tuileries par une galerie parallèle à celle du muséum ; de prolonger une rue jusqu'à la porte Antoine , etc. Plan de Perrault , projet vaste , intéressant, sous le seul aspect de l'art.
D'autres ont tracé des cirques, des amphithéâtres, etc..... Mais avant ces magnifiques entreprises , vous êtes-vous occupé des cloaques, qui formèrent une partie du luxe de Rome naissante, qui fixèrent l'attention [90] de Tarquin le superbe , consacrèrent sa mémoire , et dont les débris et la [construction sont un objet d'admiration] pour l'artiste qui les visite ?
Vous êtes-vous occupé des fontaines ? Et il ne s'agit pas seulement d'élever des rochers ou de creuser des bassins, de dessiner des cascades, des fleuves, des dieux marins, des naïades coiffées de roseaux , des tritons, jeux charmans de l'imagination , tableaux poétiques et pittoresques. Je vous demande un monument plus simple. Qu'une machine hydraulique éleve et verse de l'eau sur nos pas dans nos promenades ; pour nos plaisirs, pour tous les besoins domestiques, dans l'intérieur des habitations ; dans les rues, pour entretenir leur propreté. Si j'étois administrateur, ou si j'avois l'honneur de gouverner un état , je préférerois l'artiste qui feroit couler un pouce d'eau de plus, à l'artiste qui m'offriroit le plan d'un arc de triomphe.
Vous êtes-vous occupé des marchés , et, que votre délicatesse n'en murmure pas , des marchés à la viande , aux poissons, aux légumes , aux draps ? etc. C'est-là qu'il convient de multiplier les percées pour la circulation de l'air, les portiques pour la commodité [] des vendeurs et des acheteurs, les fontaines pour les besoins et la salubrité.
Artistes , vos compositions sont pittoresques , je vous admire ; mais, si à ce mérite, vos ouvrages joignoient un grand caractère d'utilité, j'attacherais sur vos fronts un laurier patriotique.
[9]CHAPITRE LXIV.
LES JEUX.
‘........Incubat auro. VIRG.’
ET les maisons de jeux sont embellies, et le goût a décoré leur magique enceinte, et les tripots sont en quelque sorte des monumens ! C'est le salon d'Apollon , ou plutôt de Mercure. Vous y trouvez des femmes qui n'ont rien à perdre, et des hommes.qui ont tout à gagner.
Il en est des joueurs comme des filles: la police protège leurs rassemblemens pour assurer le repos du reste de la société. Elle connoît du moins ces cavernes ; fermez-les, et ces brigands se réfugieront dans l'intérieur des maisons, porteront au sein des familles honnêtes le trouble et la désolation. Il en est comme, des eaux impures auxquelles il faut tracer un lit d'écoulement : sans cette précaution , elles se déborderoient ou infecteroient les environs.
[93]On prétend qu'il y a un impôt particulier assis sur ces maisons. C'est connoître le génie des finances et celui de Parts ; l'impôt assis sur les vices doit être le plus productif.
[94]CHAPITRE LXV.
LE CABINET LITTÉRAIRE.
LES AUTEURS.
‘La règle d'un voyageur célèbre étoit de rechercher les gens de qui il entendoit faire le plus de ces médisances qui font soupçonner du mérite. Il a attesté que presque toujours cette méthode lui avoit réussi, et qu'il n'avoit jamais été si heureux à former des liaisons utiles et délicieuses , qu'avec les personnes que l'envie attaquoit le plus fortement, et que c'étoit communément ce qui valoit le mieux dans la ville. [Considérations sur le génie et les mœurs de ce siècle.] ’
LA fenêtre se rouvrit : on plongeoit sur un cabinet littéraire.
Vous vous rappelez, sans doute, dit Asmodée , cette scène de comédie , où huit femmes arrivent sucessivement , s'embrassent, s'accueillent, déchirent les absens , se retirent l'une après l'autre, et essuient en se retirant, les sarcasmes et la critique dont elles ont chamarré les voisines.
[95]Cette scène se répète tous les jours entre les auteurs.
Les artistes et les auteurs ont autant de coquetterie que les femmes ; plus d'amour-propre peut-être. Ajoutez qu'ils sont pressés par un aiguillon de plus : la nécessité. Pour ; les trois quarts d'entre eux, le talent est non-seulement un moyen de plaire, il est encore un moyen de vivre.
Ils se déchirent comme des oiseaux de proie.
- Je suis tenté de rapporter cette malignité qui caractérise les auteurs, à une maladie d'esprit, à un travers que développe la nature de leurs études.
Cette société intime que la lecture établit entre eux et les génies de l'antiquité, dispose leur aine, sinon à l'élévation, du moins à la fierté. Ils s'identifient avec leurs modèles,, ils s'attendent aux hommages de l'univers. En se comparant aux autres hommes , leur orgueil redouble. Ils s'apperçoivent, mais trop tard , que le monde qu'ils habitent n'est pas celui que composoit leur imagination. Elle retombe avec amertume sur la triste réalité. Les honneurs , Infortune, sont trop souvent le prix du vice, [96] de la corruption, de la bassesse. Ces degrés honteux sont les seuls qui mènent à la considération. Les talens, la vertu sont délaissés : trop heureux s'ils ne sont pas accablés du poids du mépris ou des persécutions. Dans l'ordre des sociétés un poëte, qui n'est que poëte, paroît de toutes les inutilités la plus grande. Dans cet abandon, leur esprit s'aigrit. Les uns grandissent et les autres s'avilissent au sein de l'infortune. Trop d'entre eux ont montré une ame commune avec un esprit peu commun.
Leur vanité mécontente , leur intérêt blessé se tourne en haine, en jalousie ; une irritabilité excessive, nourrie par leur état d'exaltation habituelle , les y dispose. La gloire est le seul bien qui leur reste : ils n'en souffrent point le partage. Ils deviennent envieux. Hélas ! ce penchant est naturel à l'homme : on le remarque même dans les animaux, qui s'irritent des préférences accordées à d'autres.
Et pourquoi ajouter ce tourment volontaire à ceux dont leur extrême susceptibilité les rend à chaque instant victimes ?
La société les accable et les repousse presque toujours, parce qu'ils semblent former [] une classe à part, et hors de sa société, qui ne subsiste que par l'action, qui ne considère que le génie de l'action. Le génie de la méditation n'est rien à ses yeux : les résultats qu'il donne ne sont ni assez prompts, ni assez proches. Il y a plus. Cette supériorité du talent ou de la vertu , blesse le commun des hommes. L'amour-propre d'un ; auteur est combattu directement et indirectement par tous les autres amours- propres, et c'est-là ce qui donne de la pointe et du trait à sa malignité.
D'ailleurs , par un vice de notre éducation primitive, on apprenoit à écrire avant d'apprendre à penser. On s'est plus occupé du canevas des formes, que du fond des idées. Le prix d'honneur, à l'Université, n'étoit pas donné au plus habile dialecticien, mais au plus éloquent rhéteur. Il faut l'avouer, si la philosophie ne dirige point l'étude des lettres et des arts, cette étude, réduite à celle des mots sans les choses, devient bien frivole.
Les auteurs, vraiment philosophes, sont indulgens par habitude et par systeme: ils connoissent les difficultés de l'art; ils savent gré des efforts que vous avez faits [0] pour les vaincre ; ils applaudissent à l'intention , lorsqu'ils ne peuvent applaudira l'exécution. Les auteurs qui ne sont que des ; écrivains, sont des enfans qui se disputent des hochets ornés de grelots.
Dans ce moment , une grande rumeur troubla le silence du cabinet. Il s'agit', sans doute, de quelques hochets à grelots, dit le bachelier. — Précisément. Ecoutons. — Quoi ! Varus n'a point de génie ? — Non. - Quintilien n'a point de goût ? — Non. — Flaccus n'a point de verve ? — Non. — Pison n'a point l'os magna sonaturum ? Non.- Ménandre ne répand pas, sur tontes ses compositions, une élégance continue ? — Eh ! non. Varus place l'énergie dans le tour plutôt que dans la pensée : il affecte des expressions insolites ; il me donne une indigestion d'élipses. Pour Quintilien , il n'a point ces écarts. est une eau pure, dit-on: c'est un filet d'eau ; il va terre-à-terre ; il n'a que des pensées communes et des tours communs. Ni trait, ni physionomie. Flaccus est la moitié d'un poëte ; il versifie avec facilité, avec trop de facilité ; il sait ses vieux auteurs ; il s'habille assez bien de leurs lambeaux ; mais il yole sans tuer son homme : [99] les imitations sont décolorées ; il fait preuve l'érudition, et non de goût. Pison, le vieux Pison, est tour-à-tour dans les nues ou dans les fondrières ; dur, inégal, incorrect et sublime par caprice ; mais ce caprice ne dure pas. Ménandre montre plutôt son ame que son esprit. C'est assurément un bon homme ; mais je ne sais si c'est un bon poëte. Ses teintes sont uniformes, son pinceau est mou, ses caractères plus romanesques que naturels; il a plutôt observé la campagne que la ville: il peint ses sentimens , ses mœurs et ses goûts ; il ignore ceux de la société. — Et Mnésippe ? — Parmi les jeunes gens qui donnent des espérances, Mnésippe mérite d'être cité. Il est de l'école de Corneille ; il fera, comme lui, quelques beaux vers ; mais il dessinera jamais un plan. Hermogène, au contraire, tracera avec vigueur le plan lune intrigue, et pourra échouer au dialogue. Charrès veut, je crois, arracher, une une, toutes les plumes des ailes de la Renommée. Il est rhéteur, historien, politique, archéologue, artiste, poëte tragique, épique, léger : ce dernier trait le peint. — Le bachelier ne put y tenir, et fit entendre, avec éclat, ces mots qui surprirent les critiques. [100] Vous avez remarqué quelques taches ; et quel ouvrage en est exempt ? Homère, Virgile, et le divin Racine, et l'inimitable Voltaire, rencontrèrent un Zoïle, un Carbilius, un Visé, un Nonotte. L'artiste médiocre ne compte que les défauts ; le grand artiste ne compte que les beautés.
[3]CHAPITRE LXVI.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER SORTIE DU SOUTERRAIN.
‘Revocare gradum superasque emergere ad auras. Hoc opus !................ VIRG.’
On servit le chocolat ; et Asmodée ayant demandé au bachelier la suite de ses aventurés, il continua en ces termes : La nuit vint. Les portes du souterrain s'ouvrirent. Je traversai, à la lueur de vingt flambeaux, un vaste labyrinthe, dont mes guides reconnoissoient les issues, à l'aide d'une carte qu'ils tenoient à la main. Tantôt, nous descendons au fond des abymes, et tantôt je crois gravir la cime des plus hautes montagnes. Le chemin se resserre , s'élargit, s'étend, se croise, s'abaisse, s'élève sous mes pieds. J'interroge mes guides ; ils se taisent : le silence universel n'est interrompu que par le bruit sourd et prolongé de nos pas, dont l'impression va frapper les échos [102] de ces cavités profondes. Le lézard et le) serpent fuient et se glissent dans les rochers : un nuage de chantes - souris obscurcit las route, dont il se détache bientôt, et tourbillonne sur nos têtes. J'ai cru sentir l'impression de l'air extérieur, et j'entends dans le lointain, le hennissement des chevaux, et la voix des conducteurs. Le premier de mes guides donne un signal : aussitôt, les flambeaux et ceux qui les portoient s'éloignent par des issues secrètes, et semblent plonger sous la terre. Une obscurité profonde règne autour de moi. Je me sens saisir par des bras vigoureux. Je suis-sans crainte. On me fait asseoir sur une espèce de siège ; on tire une corde : j'entends crier des poulies. Je suis enlevé dans les airs comme une divinité d'opéra. Je prends terre , et crois sortir du fond d'un puits.
Des hommes masqués me font monter précipitamment sur un cheval, et m'entraînent avec eux , après m'avoir voilé les yeux. Nous parcourons ainsi plusieurs milles. Alors, un d'entr'eux , écartant mon bandeau, m'ordonne de suivre le chemin qui se présente devant moi, et d'adresser la parole au premier homme qui s'offrira, sur la route, un [103] livre à la main. En disant ces mois, ils partent. Un temps de galop et les arbres d'une forêt profonde , les dérobent à mes regards. Je poursuis lentement, et plongé dans la plus sombre méditation. Plusieurs voyageurs passèrent à mes côtés ; mais sans attirer ni fixer ma vue. J'étois tout entier au sentiment ; je savourois le bonheur de recouvrer la liberté. Tout ce que j'avois éprouvé me sembloit un songe. Le souvenir de Rosina, l'image du danger de Theresa se retraçoient à mon imagination. Jeune encore, j'avois déjà parcouru un cercle d'aventures bien étranges. A quels nouveaux événemens étois-je réservé ! O fatalité ! déesse aveugle et souveraine, dont les invincibles décrets conduisent à leur insçu, et malgré eux, les hommes vers le but que tu leur traces dans tes jeux, fatalité ! que me veux-tu ?
[]CHAPITRE LXVII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LE VIEILLARD ET LE LIVRE.
....Scontro un eremita in una valle C'havea lunga la barba a mezo del petto Devoto , e venerabile d'aspetto. ARIOSTO.
EN disant ces mots, j'aperçus au fond d'un vallon , près d'une chaumière, sur le bord d'une prairie émaillée de fleurs où s'égaroit un ruisseau ombragé de saules mélancoliques, un vieillard qui parcouroit attentivement un livré placé sur ses genoux : de jeunes enfans qui paroissoient être ses petits-fils , bondissoient avec les chevreaux , se jouoient avec les agneaux de la prairie ; leur mère chantoit en recevant dans des vases de terre , le lait des vaches fécondes, tandis que son mari hâlé par le soleil, mais dont les traits annonçaient un homme au dessus de la condition rustique , labouroit la terre et sembloit prendre, en contemplant [] ce spectacle, une force nouvelle. Je m'arrêtai pour en jouir: une émotion douce et pleine de charmes humecta mes yeux de pleurs délicieux. O nature! m'écriai- je, ô nature !... Le vieillard m'entendit, posa le livre et s'avança vers moi en souriant. Aussitôt je fus entoure et caressé de ses enfans. Ils me conduisirent à la chaumière, j'y reçus l'hospitalité à la manière des anciens ; les soins les plus touchans me furent prodigués. Je.mets au nombre des jours les plus heureux de ma vie ceux que je passai dans cette cabane : je voulois m'y fixer. — Jeune homme, il n'est pas temps encore, me dit le vieillard avec dignité ; il faut acheter, par des services rendus à ses semblables, le droit de se reposer : lorsque vous aurez vengé votre pays et proclamé la liberté, lorsque votre sang aura coulé pour cette cause sacrée, lorsqu'enfin vous aurez payé votre dette à l'humanité en courage, en vertus, en dévouement, alors vous pourrez songer à la vie obscure...... Cette cabane vous sera ouverte: vous viendrez y prendre, parmi mes enfans" votre place: dès ce moment elle est marquée ici. Allez et remplissez vos destinées.
[106]CHAPITRE LXVIII.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LE RECTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE.
‘Nos philosophes n'ont-ils pas une doctrine exclusivement réservée à ceux de leurs élèves, dont ils ont éprouvé la circonspection ?. Il est des vérités que le sage doit garder comme en dépôt, et ne laisser tomber que goutte à goutte. ( Voyage d'Anacharsis.) ’
J'EMBRASSAI avec transport ce bon vieillard : il ordonna à son fils de me conduire à la ville voisine chez le recteur de l'Université de. qui de voit être chargé de mon éducation : je partis, et bientôt j'arrivai au collège de. Mon guide me conduisit au parloir, me remit une bourse qui contenoit l'argent nécessaire à ma dépense , et s'éloigna.
Le recteur sonna, et deux hommes que je pris à leur costume pour des ecclésiastiques m'introduisirent. Tandis qu'ils furent présens, le recteur m'adressa froidement quelques paroles vagues et insignifiantes ; mais dès qu'ils [107] furent sortis,me tirant dans un cabinet reculé ; il me montra le signe que j'avois vu dans le souterrain et me demanda si je le reconnoissois. L'ayant alors considéré plus attentivement, je reconnus l'un des personnages qui assistèrent à ma réception. Vous rencontrerez, ajouta-t-il, plusieurs de nos membres au sein de la société et même dans les antres du fanatisme et au milieu des cours , c"est là que couverts d'un voile impénétrable, inconnus aux hommes dont nous avons l'air de partager les principes, recomposant pour nous-mêmes, mais dans des acceptions bien différentes, la langue de la superstition et des préjugés, nous dirigeons des coups sûrs et d'autant plus inévitables que la main qui les lance demeure invisible. Nous faisons usage de la double doctrine. C'est-à-dire, qu'en apparence, nous sacrifions aux préjugés dans nos discours et dans nos actions , mais ces discours mêmes, ces actions présentent à l'aide d'une clef dont les adeptes ont seuls le secret , tous les mystères de notre système. Initié dans ces mystères, je ne fus point étonné de voir le recteur assister à tontes les cérémonies religieuses ; il jouissoit même d'une grande réputation de [108] piété à laquelle il étoit redevable du poste qu'il occupoit, et de la considération profonde dont il jouissoit. Je l'imitai, et pour mieux tromper les jeux, je suspendis à ma ceinturé un chapelet a gros grains et ne passai jamais devant une madone sans y placer un cierge. Je me dédommageois de cette contrainte. Retiré dans mon appartement ou dans celui du recteur, je dévorois les œuvres de Voltaire, de Diderot, de Jean-Jacques dont il n'existoit que trois ou quatre exemplaires dans toutes les Espagnes : mon cœur s'échauffoit, mon esprit s'élevoit à cette lecture. Fier de sentir ma dignité d'homme, je laissois tomber sur les oppresseurs, l'indignation et le mépris ; je gémissois sur la dégradation de l'espèce humaine presque par-tout avilie et écrasée, presque par-tout vendue ou égorgée comme un vil bétail. Combien de fois l'aurore me surprit dans ces lectures et dans ces méditations !
Les ouvrages philantropiques échauffoient et remplissoient mon cœur : les sciences exactes frappèrent et attirèrent mon esprit. Je fis de grands progrès dans les mathématiques et dans la physique. Je dus mes progrès à l'amitié et aux soins du recteur.
[109]Mais ces travaux auxquels je me livrois avec une ardeur immodérée, la solitude qui convient peu à la saison de la jeunesse, un ennui secret, tin je ne sais quel vide , que mon cœur , affamé du besoin d'aimer, éprouvoit, me plongeoit dans une mélancolie sombre : tout mon être me sembla s'éteindre et se voiler, j'éprouvai un affaissement prodigieux , mes yeux ne voyoient plus, mon pouls étoit intermittent ; souvent une sueur froide couloit le long de mes joues , mon corps trembloit comme un arbre battu des vents, ma voix étoit rauque, entrecoupée, et de profonds soupirs s'exhalaient de mon sein. Le recteur fut le premier à s'appercevoir du mal que j'éprouvois : il m'engagea à suspendre le cours de mes études, et à partir pour la campagne.
[]CHAPITRE LXIX.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LA MÉLANCOLIE, LE DÉSERT.
‘El pianger dolce....... ROLL.’
IL me donna des lettres de recommandation pour plusieurs personnes de sa connoissance.
Peut-être, ajouta-t-il en souriant, trouverez-vous, près du château où vous allez habiter, le remède inespéré de vos souffrances.
Je fus reçu avec bonté dans le château de. Il étoit situé de la manière la plus pittoresque. La vue se perdoit au loin dans un horizon paré de tous les dons de la fécondité. De l'autre côté de la montagne, s'étendoit un désert, l'œil ne rencoutroit qu'une verdure aride, des pins s'élevoient d'espace eu espace entre les fentes des rochers, l'oreille n'entendoit que les cris des oiseaux de proie, le mugissement des torrens , les sifflemens lugubres de l'aquilon retentissans sous des voûtes caverneuses. On apercevoit de loin quelques habitations éparses et rares. Mais dans ma mélancolie sauvage, je m'enfonçois [] aux lieux les moins fréque tés. Les possesseurs du château eurent pour moi les attentions les plus obligeantes , plaignirent mes chagrins, mais les respectèrent.
Je me promenois un soir dans ce désert. Le disque pâle et taciturne de la lune répandoit sur tous les objets une clarté douteuse et romantique. Je m'assieds sur un quartier de rocher au bord d'un torrent. Là immobile, dans une extase religieuse, je me livrois aux pensers profonds et solemnels. Existe-t-il un autre ordre de choses , un Dieu, un avenir ? Ces globes lumineux sont-ils habités ? Ce point imperceptible n'est-il pas un monde ? Atome intelligent, qui suis-je ? où suis-je ? où vais-je ? Quel est le principe qui m'anime ? Qu'est - ce que la pensée ? Qu'est-ce que la volonté ? Quelle est la borne et la division de l'ordre physique et de l'ordre moral. Quel est cet ordre ? Où sont les principes de la législation ? et je remarquai que mon cœur me donnoit la solution des principes que mon esprit ne pouvoit découvrir. Une voix secrète et intérieure me crioit : Écoute-moi ; et j'écoutai. La voix disoit: Sois bon, sois utile , sois heureux) et ne t'informes point du reste.
[]CHAPITRE LXX.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
LE FANTÔME.
Il n'étoit point couvert de ces tristes lambeauxQu'une ombre désolée apporte des tombeaux.CORNEILLE.
DES nuages circuloient dans le vague des airs, et leur crêpe mobile, interceptoit quelquefois un reste de clarté éparse sur la nature. Dans un de ces momens , je crus voir, de l'autre côté du torrent, un fantôme errer sous des cyprès, se pencher et gémir. Le bruit des eaux , l'obscurité ne me permirent pas d'en démêler davantage. Je voulus porter mes pas de ce côté: des fondrières profondes où les ondes se précipitoient , m'opposèrent un obstacle imprévu. Le fantôme disparut. Je me retirai plein de la plus sombre rêverie ; cette vue occupa ma pensée, et le soir étant venu, je retournai sur le bord du torrent: l'apparition eut lieu de nouveau , et la même barrière m'arrêta. Je conçus alors le projet de me rendre par des chemins détournés [113] vers le lieu de la scène. Rien ne pouvoit plus m'effrayer après les épreuves que j'avois supportées, et ma curiosité étoit vivement excitée. Dès le lendemain, je mis ce projet à exécution.
[114]CHAPITRE LXXI.
SUITE DE L'HISTOIRE DU BACHELIER.
DÉNOUEMENT.
‘C'est lui ! — C'est elle Figaro. ’
POUR moins exciter les soupçons, je feignis d'avoir formé un vœu , et revêtis un habit de pèlerin. Je fus obligé de remonter le torrent pendant l'espace de plusieurs lieues, et parvins , avec des peines infinies , à trouver un gué. Je le traversai: un désert prolongé s'offrit ; à mes yeux , un hermitage s'élevoit à mi-côte : plus loin quelques chaumières, sur lesquelles ; dominoit une maison charmante, aux pieds de laquelle s'étendoit un lac , un bois terminé par des cyprès. Je reconnus le lieu, et m'avançai. La nuit approchoit : le tronc d'un vieil arbre offrait une cavité profonde. Je m'y cachai. « Manes de Fiorido, manes toujours présentes au cœur de Rosina, recueillez ses larmes et son amour ». Elle dit et s'inclina sur une urne glacée. Alors me [5] précipitant de ma retraite : Est-ce vous que je retrouve , ô Rosina ! Elle jette un cri ; mais j'embrasse ses genoux : son effroi et ses cris redoublent ; on accourt ; et la première personne qui vole auprès de Rosina , c'est la sensible Theresa que suit don Solis. Notre surprise réciproque est au comble. Rosina s'évanouit, Theresa s'écrie, ô mon libérateur ! A ce mot, don Solis m'a pressé dans ses bras. Nous regagnons , ou plutôt on m'entraîne en tumulte dans l'intérieur. On s'assied, Rosina a repris ses sens : les questions, les réponses, les exclamations , se croisent.. Quelles sont vos aventures ? - Mais les vôtres ? — Une suite inouie de prodiges ! — Les événemens les plus bizarres ! Je supprime, en faisant le récit que je viens de vous confier, une partie de ce qu'il présente d'extraordinaire. J'apprends à mon tour que don Solis chassoit dans la forêt où je perdis Theresa , qui fut alors enlevée par les gens de sa suite qui la reconnurent. Une explication rapide et simple réconcilia don Solis et Theresa ; heureux amans, ils n'eurent à gémir que sur ma mort, qu'ils regardoient comme certaine , après avoir fait de vains efforts pour me retrouver, et sur la situation [] de l'inconsolable Rosina. Ils retournèrent près d'elle. Quel spectacle !. Fiorido, que des soins rappeloient à la vie, avoit déchiré ses blessures ; saisissant un poignard , il s'étoit immolé dans sa rage, et offert en victime à l'amour outragé. Ils avoient arraché ; Rosina de ce séjour affreux. Cette terre : appartenoit à don Solis C'est-là que par les soins les plus touchans, ils s'efforçoient de verser un baume consolateur sur les blessures de ce cœur flétri et désespéré ; c'est-là que je retrouvai tout le mien. Les charmes de Rosina, belle de sa beauté et de sa douleur, me frappèrent , ou plutôt réveillèrent un sentiment que j'éprouvai, dès le moment même où je devins son libérateur, Theresa et don Solis me devinèrent, ils me retinrent auprès d'eux. J'affectai la reconnoissance, et ne montrai que mon amour. Je passai plusieurs mois dans cette retraite. Fidèle aux loix de la délicatesse, je ne parlai point de ma passion à Rosina ; elle la vit, parut touchée de la générosité de mon silence, me plaignit sans me chercher ni me fuir.
Don Solis et Theresa crurent que le temps diminueroit ou couronneroit mon amour. Ils reconnurent bientôt que cette passion décidoit [] du destin de ma vie. Alors leur générosité ne cessa de s'occuper des moyens de me conduire au bonheur. Ils sentirent qu'il falloit commencer par arracher Rosina à ses habitudes douloureuses. Cette urne fatale sur laquelle je Pavois vue se courber et gémir, étoit toujours entre elle et moi. Don Solis feignit d'être obligé de quitter cette terre et de voyager en vertu d'ordres supérieurs. Ma chère Rosina, lui dit-il, vous partagerez notre malheur ainsi que j'ai partagé le vôtre. J'emporte en France les débris de ma fortune. Il est un cœur auquel le vôtre est nécessaire. c'est le cœur de ma Theresa. Theresa entra et la pressa en pleurant. Don Solis se retournant vers moi. — Vous n'abandonnerez pas votre ami ; j'ai mérité ce nom ou vais le mériter. En même temps il donna inopinément les ordres pour un départ imprévu et précipité. Rosina jeta des cris et répandit des pleurs : on la traîna pâle et mourante vers la voiture ; elle s'évanouit: on saisit ce moment pour la placer au fond du carrosse. Il s'éloigne. J'abrégerai des détails superflus. Qu'il vous suffise d'apprendre que deux ans écoulés, le séjour de Paris, les soins de l'amitié, l'assiduité, la délicatesse et les [118] transports de l'amour le plus passionné, obtinrent pour moi le titre d'époux. Hélas ! ma Rosina mourut au bout d'un an.
La révolution arriva en France : j'y pris une part active: je crus le moment favorable pour en répandre les principes dans ma patrie. Je retournai en Espagne. Mes anciennes aventures m'ouvrirent des liaisons. Je jetai les fondemens d'un grand dessein. Le ballon que j'élevais dans les airs étoit un signal donné. Vous arrivâtes, mon cher Asmodée, vous m'emportâtes à travers l'espace , tout fut dérangé. — La partie n'est qu'ajournée. - Je le pense.
[4]CHAPITRE LXXII.
LES THÉATRES.
QUESTIONS POLITIQUES.
‘Les loix peuvent déterminer les sujets, la forme des pièces, la manière de les jouer ; mais elles ne sauroient forcer le public à s'y plaire. J.J. ROUSSEAU. [Lett. sur les Spect.] ’
ON apporta le journal. Les deux amis parcoururent la feuille des spectacles, et formèrent la résolution de se rendre, le soir, à l'Opéra. Le bachelier crut le moment favorable pour entamer une longue dissertation sur les théâtres.
Dans l'ancien système, un théâtre étoit nécessairement un vaste foyer de corruption. Des pauvres d'esprit, qui, pour être quelque chose, prenoient un brevet de censeur suivant la cour, avoient en main les rênes de l'opinion publique. Le gouvernement tenoit les esprits en lisières. La direction étoit sous l'inspection immédiate des ci-devant gentils, princes [] des coulisses, Jupiter-nés de l'Olympe- comique. Des courtisanes achevoient l'éducation des princes.
L'influence des titres, du pouvoir, rendoit les sottises des grands contagieuses : on voyoit les esclaves imitateurs se réunir par bon ton, rendre le théâtre complice de leurs dilapidations, y gangrener leurs mœurs.
Les membres de plusieurs théâtres doivent donc regretter sincèrement le livre-rouge , et sur-tout les corps de finances. Si l'on réfléchit ensuite sur l'état de domesticité, où le despotisme de la chambre tenoit plusieurs d'entr'eux , on concevra aisément comment l'esprit de domesticité a survécu à la livrée. Il est encore deux causes de la dépravation théâtrale, et la dernière de ces causes n'a été indiquée par personne que je connoisse.
Un directeur de spectacle n'.est autre chose qu'un marchand en boutique. Si vous lui demandez, et sur-tout si vous lui payez chèrement des drogues et des poisons, il vous vendra des poisons et des drogues. Comme littérateur (si, par hasard, il est tel) , il peut concevoir une opinion. Comme directeur, il ne conçoit que son intérêt.
[121]Ici , se présentent plusieurs questions.
1°. Les loix répressives de la licence théâtrale sont-elles conciliables avec un régime libre ?
2°. Quels sont les moyens de hâter la régénération du système dramatique ? 30. Les moyens de régénération étant déterminés, comment étendre les bienfaits de cette instruction publique sur une classe, pour laquelle l'indigence ne doit pas former un titre d'exclusion, si l'instruction et les plaisirs honnêtes sont le patrimoine de l'égalité ? Je crois pouvoir résoudre ces questions., D'abord, des loix répressives de la licence théâtrale, sont-elles conciliables avec un régime libre ? Je ne le pense pas. Je sais que l'art de la parole étant, en quelque sorte, un pouvoir, et que ce pouvoir, se composant en raison du rassemblement d'hommes sur lesquels il s'exerce, il semble, au premier aspect, devoir engendrer une responsabilité. Mais, lorsque la loi peut être facilement transgressée ; lorsqu'elle est sur la pente de l'arbitraire ; lorsqu'elle ne peut être énoncée sous des formes précises (telle seroit une loi sur les spectacles) , il faut, par respect pour la loi même, ne la point prononcer. Je trouve la preuve de cette [122] assertion dans la nature des choses, et dan l'expérience. En effet, le législateur, ne pouvant pas fixer la latitude des caprices de l'imagination ; ne pouvant pas , en un mot , déterminer les cas particuliers, est réduit à énoncer des défenses générales. Ici, commence l'arbitraire, fantôme et fléau de la loi. Comment faire coïncider les cas particuliers aux généralités ? Qui osera en faire l'application ? Celui-là ne se chargera-t-il pas d'une effrayante responsabilité ? Ne substituera t-il point sa volonté à celle de la loi ? N'usurpera-t-il point la fonction de législateur ? fi commentera, il interprétera ; ruais il ne jugera pas. Tel seroit le premier vice d'une loi sur les spectacles ; loi qui, par la nature des choses , ne peut avoir une juste précision. J'ajoute qu'à l'arbitraire, se joindrait la nullité, puisque la loi seroit éludée facilement. La parole a son masque comme la physionomie : le langage a ses détours comme la mauvaise foi. Vous verriez se former un jargon mystérieux. Les voiles dont il se couvriroit lui donneroient une importance qu'il n'aurait pas eu par lui-même. Iriez-vous , après avoir interdit l'inquisition des personnes , établir celle des [123] mots ? Seriez-vous bien. sûr d'atteindre l'intention dans les sinuosités de ce nouveau labyrinthe ? Une dernière observation me frappe. La langue d'un peuple libre prend un nouveau caractère. La franchise est son premier besoin. Laissez-la secouer en liberté ; ces langes dont l'enveloppa le despotisme, qui prolongea sa longue enfance. Ecartons, avec soin, tout ce qui pourroit ramener la duplicité des expressions.
Je terminerai ces observations par des faits. Athènes vit naître plusieurs loix répressives de la licence théâtrale ; ces loix furent de frêles barrières. Solon voulut en vain enchaîner la muse de Thespis. Trois fois le cinisme d'Aristophane arracha des décrets à l'indignation des magistrats , et trois fois le cinisme sortit vainqueur de cette lutte avec les loix. Elle se turent impuissantes ; alors naquit une magistrature plus redoutable, la censure populaire. Un instinct sûr, prompt et délicat, fit sur-le-champ justice des mauvais vers, et sur-tout des mauvaises mœurs. On vit des poëtes n'échapper au châtiment qu'en se réfugiant aux pieds des autels. Un peuple qui a la conscience de sa grandeur, doit s'irriter d'une maxime vile comme d'une offense.
[124]Je passe à cette seconde question. Quels sont les moyens de hâter la régénération du systême dramatique ? Je me livre à quelques réflexions préliminaires.
Je n'examinerai point avec Rousseau, s'il est vrai que les arts sont des hochets pour un peuple libre ; si remonté à la hauteur des jouissances naturelles, il se déprend bientôt de leurs prestiges décevans ; si l'agriculture, les armes , le commerce , sont les seuls arts qu'il cultive. Rousseau s'est déclaré pour l'affirmative, mais à regret. Tel Renaud, prêt d'abattre la forêt enchantée , laisse échapper un soupir ; mais bientôt il lève la hache fatale, le bocage disparoît, le charme tombe, et les nymphes s'évanouissent.
J'observerai que le perfectionnement de notre organisation sociale, que nos mœurs, nos préjugés peut-être ; que notre population qui multiplie les rameaux parasites, et jette une foule d'individus hors du cercle des vrais moyens d'existence, pour les refouler vers les ressources éloignées vagues et précaires ; que notre commerce qui s'alimente de frivolités , que le charme invincible et magique de ces douces habitudes , que tout enfin doit affermir, prolonger l'empire des arts.
[]Démentons d'ailleurs cette assertion, que les arts ne peuvent que décorer l'édifice de la liberté, et non le soutenir. Arbustes frêles et délicats, ils ne donnoient que des fleurs : faisons-leur porter des fruits.
Ces fruits seront cultivés et recueillis par la génération nouvelle , et déjà l'éducation les mûrit.
Mais distinguons dans les arts ceux qui n'ont qu'une influence atténuée, indirecte, partielle, et ceux dont le déployement plus immédiat, plus vaste , exerce sur les esprits une action irrésistible. Tel est l'art dramatique ; soit qu'il se compose de la réunion de tous les autres , soit qu'un mobile puissant, rapide, électrique, la parole, lui assure la prédominance, c'est un foyer de passions brûlantes d'où s'échappent sans cesse des lumières ou des foudres. L'auteur scènique est un officier de morale, ou un proxenète de corruption , il tient entre ses mains un lévier d'une force incalculable, l'opinion ; dirigez ce lévier.
Vous ne pouvez pas exercer la rigueur des loix , exercez-en la bienfaisance. Point de règlement coërcitif, mais d'encouragement. Qu'il soit versé cet encouragement [126] sur deux classes d'hommes. Les directeurs de théâtres et les auteurs scéniques. Si les arts d'agrément ont déjà fixé les regards de l'assemblée , les arts d'instruction, à la tête desquels je place l'art dramatique, les sollicitent à leur tour. Que les directeurs qui auront servi la chose publique, en consacrant leur théâtre au culte de la liberté , soient proclamés avoir bien mérité de la patrie. Que des avances leur soient quelquefois accordées, mais à titre de prêt, sans intérêt, sous la solidarité d'une caution. Ne dépensez pour les auteurs que quelques branches de lierre ou d'olivier. La monnoie des talens, c'est l'honneur. Imitez les Grecs. Le souvenir m'a transporté sur ces bords embellis des prestiges des arts. La trompette a sonné : un temple s'ouvre, un peuple entier s'y précipite. Quels sont ces sacrificateurs ? Pour qui ces victimes, ces festons, cette pompe triomphale ? Quel est ce conseil auguste de vieillards vénérables, dépositaires des loix , et qu'à leur majesté on prendroit pour les Dieux mêmes qu'ils invoquent ? Quels sont ces hommes qu'un peuple entier écoute dans un silence religieux, ou qu'il interrompt par des cris de triomphe. Athéniens, s'agit-il [127] d'une victoire ? Oui, sans doute ; il s'agit de la plus sublime conquête, de la conquête du génie !....
Je passe à cette dernière question : Les moyens de la régénération dramatique étant déterminés, comment étendre les bienfaits de cette instruction sur tout le peuple ? Un des avantages des anciennes républiques, c'est que le peuple assistoit gratuitement au spectacle. L'état s'acquittoit envers lui en payant ses plaisirs. Dans un gouvernement, composé d'esclaves, le luxe est toujours égoïste, rétréci, personnel ; mais dans les états libres, il est un autre luxe de grandeur , d'utilité. Quoi donc, établirions- nous, à l'exemple des Grecs, un spectacle aux Frais de la nation , et sous l'inspection des magistrats du peuple ? Tout éloigne encore cette idée. D'ailleurs, irions-nous ressusciter le masque antique et replacer Melpomène sur un cothurne colossal. La décoration première de ce théâtre nous manqueroit ; il nous manqueroit le ciel pur de la Grèce. Cependant quel avantage n'eût pas retiré le peuple, d'une pareille institution. Cette institution, bien dirigée, eût poli les mœurs et la langue ; l'éducation ne tend qu'à former la génération future, et par-là [128] vous formiez la génération actuelle. Qui pourroit suppléer à ce moyen ? Ici un vœu s'échappe de mon cœur, et je sens que ma pensée le caresse : la réflexion pourroit le repousser, mais le sentiment l'adopteroit sans doute. Voici mon rêve. J'ai vu la famille des artistes et des amateurs , de ceux qui ne cultivent que par amusement et par goût l'art du théâtre , se consacrer à l'instruction publique ; j'ai vu des patriotes rassemblés par le même zèle , élever un temple à Melpomène ; j'ai cru voir un peuple introduit avec ordre , peupler leurs loges civiques ; il me sembloit que les Talma , le brûlant Monvel et le patriote Dugazon, guidoient lès pas de ces nouveaux catéchumènes, et les couronnoient de leurs lauriers ; il me sembloit que l'ombre de l'auteur de Brutus s'élançoit du séjour des tombeaux et planoit autour d'eux, satisfaite et consolée. Il s'y, rassemblaient quelquefois après des travaux plus importons. J'ai cru entendre des auteurs qui n'étoient rivaux que de patriotisme.
[129]CHAPITRE LXXIII.
SUITE DE L'HISTOIRE PHILOSOPHIQUE DU THÉATRE.
‘En prêtant l'oreille à la poésie dramatique, nous garantirons nos cœurs d'être abusés par elle, et nous ne souffrirons pas qu'elle trouble l'ordre et la liberté , ni dans la république intérieure de l'ame, ni dans celle de la société humaine. Ce n'est pas une légère alternative que de se rendre meilleurs ou pires. PLATON. ’
IL ne vous reste plus qu'à peser sur l'importance des représentations théâtrales ; sur leur liaison intime avec les mœurs.
Vous vous proposez sans doute de les considérer comme institution , comme ressort politique.
Vous citerez Platon, Aristote, la philosophie, l'histoire, les grands noms, les grandes autorités, les grands mots ; que sais-je ? vous irez peut-être jusqu'à prouver que les compositions scéniques ont toujours fidèlement, réfléchi l'esprit du gouvernement et des nations.
[130]Vous rapprocherez le berceau d'Athènes et les tombereaux de Thespis ; les victoires des Grecs, leur luxe de gloire, de monumens, : et la pompe théâtrale des pièces sublimes » d'Eschyle et de Sophocle ; la grandeur de Rome et l'enflure de ses poëtes dramatiques ; ; l'avilissement de l'Europe chrétienne et la : comédie de l'ancien et du nouveau Testament, les confrères de la passion, en France ; les autos-sacramentales , en Es- pagne ; la tragédie de la chute du premier homme, en Italie ; l'élévation de l'Angle- terre et le talent fier, sauvage, grossier, sublime de Shakespeare, inégal et grand, qui ressemble à un chêne noirci de la foudre, : s'élevant seul dans un champ de bruyères et étendant au-dessus des tempêtes, la majesté sombre de ses rameaux égarés dans l'espace. Les révolutions de la Ligue, de la Fronde, et le génie de Rotrou et de Corneille. Les fêtes du sérail, sous le sultan Louis XIV, et les prologues de Quinault ; les pièces de l'Ercole, amante, et la tragédie transformée en élégie ; la scène soumise à l'amour par le plus tendre et le plus parfait des poëtes.
Vous ne manquerez point de remarquer [] qu'il entroit dans les calculs du despotisme d'amollir, de désarmer la fierté naturelle du caractère national qui s'étoit trempé et exalté dans les guerres civiles ; vous ajouterez que , telle fut, sans doute, la politique de Richelieu, lorsqu'il faisoit soutenir des thèses d'amour dans ce cabinet d'où il remuoit l'Europe, où il dansoit et ordonnoit le siège de la Rochelle, où il caressoit le col charmant de Marion Delorme et faisoit couper celui de Cinq-Mars et du célèbre de Thou, où il écoutoit les calembourgs de Bois- Robert, les vers de Colletet et proscrivoit ceux de Corneille ; enfin, vous montrerez le règne crapuleux du Régent et de Louis XV, et le théâtre d'Arlequin, les tripots de la foire, où l'esprit d'imitation et des ordres positifs commandoient d'avilir les mœurs des esclaves, où le peuple applaudissoit à ces caricatures dans lesquelles il étoit peint, toujours ou sot, pu ridicule, ou vicieux, méchant et pervers. On sait aujourd'hui que la pièce ordurière de Jeannot chez le Dégraisseur, fut composée par le ministre Maurepas ; que la scène du pot-de-chambre fut jouée dans les petits appartemens de sa majesté. C'est ainsi que sous Louis XIV, le farceur Dancourt, [132] pour lequel il eut une considération marquée, mit sur le théâtre les Bourgeois ridicules. Molière , philosophe , jouoit les marquis, les tartuffes, et crayonna les caractères de M. Mouflar et de madame la Grimaudière.
Si vous voulez embrasser d"un coup-d'œil l'état de dégradation où tombe le peuple sous le despotisme : parcourez ces pièces connues sous le nom de Dancourades, tableaux naïfs de ridicule achevé et de corruption profonde.
Vous indiquerez l'aurore de la philosophie et les pièces de Voltaire ; la mort de César, Brutus, le Fanatisme. Enfin, arrivant à l'époque actuelle, vous peindrez la scène dramatique, comme la révolution, livrée aux orages, aux factions, aux partis, aux excès, à la réaction , à la nullité ; vous ferez sortir quelques éclairs de cette nuit profonde ; vous montrerez cette foule de talens qui l'honorent ; vous la releverez avec la libellé, et vous prophétiserez ses succès et ses miracles. Quel champ vaste pour la discussion , pour l'éloquence, in genere demonstrativo ! Mais ici, ne manquez pas de préciser , et c'est-là où je vous attends, de préciser sans ambages, d'une manière [133] nette et positive, la part d'influence qu'en bonne politique, la législation doit accorder au gouvernement sur une institution qui peut suppléer les loix, en augmenter, en affoiblir l'empire par celui qu'elle exerce sur l'opinion. Et si vous rendez cette institution indépendante du gouvernement, il arrivera de deux choses l'une : ou le théâtre caressera l'opinion de ceux qui le Fréquentent , et alors il retombera dans l'abus qu'on veut prévenir, ou il se dirigera contre cette opinion, et alors il sera désert. — Je ne le pense pas : le besoin des jouissances et des distractions ramène la foule. J'ai vu des athées suivre les sermons du père Beauregard, et admirer son port simple y sa voix tonnante, son regard extatique. — En attendant que votre éloquence ait revêtu de vie, de couleurs, la foible esquisse que je viens de crayonner et dont le grave dessin pourroit ennuyer, venez, faisons la revue des théâtres. Je vous conduirai quelquefois derrière la coulisse et j'entr'ouvrirai le rideau qui cache les mœurs.
[134]CHAPITRE LXXIV.
L'OPÉRA.
Il faut se rendre à ce palais magique,Où les beaux vers , la danse, la musique,L'art de tromper les yeux par les couleurs,L'art plus heureux de séduire les cœurs,De cent plaisirs font un plaisir unique.VOLT.
LES voilà assis à l'orchestre. — Quoi ! ce sceptre gothique a survécu à tant d'autres ? Ce burlesque bâton de mesure coupe et divise encore l'air, les temps et l'expression ? — Il est dans les mains d'un maître estimé. - Soit. Il n'en afflige pas moins mes yeux et mes oreilles , il ne manque plus à la barbarie que d'établir un chronomètre sur un des côtés de l'avant-scène ; là, les yeux fixés sur le balancier, l'acteur saura à point nommé, combien de secondes il doit accorder à la fureur et réglera le mouvement de la passion sur celui du pendule.
[]CHAPITRE LXXV.
L'OPÉRA.
L'ORCHESTRE.
‘La musique, étant devenue un troisième art d'imitation, eut bientôt son langage, son expression, ses tableaux, tout-à-fait indépendans de la poésie. La symphonie même apprit à parler sans le secours des paroles ; et souvent il ne sortoit pas des sentimens moins vifs de l'orchestre , que de la Louche des acteurs. ROUSSEAU. ’
L'ORCHESTRE se compose de professeurs habiles ; mais il ressemble à ces assemblées, dont chaque membre pris séparément montre un bon sens qui s'évanouit dans le tumulte général. Depuis que par une révolution musicale l'effet a été jeté en grande partie dans l'orchestre, il devient difficile de distinguer ce qui doit former le corps de l'expression ou seulement le soutenir. Que d'art ou plutôt que d'ame est nécessaire pour faire sentir [136] toutes les nuances, avec deux moyens auxquels se réduisent, en dernière analyse , ceux de l'exécutant, le doux et le fort. Il ne suffit pas de débiter avec netteté et précision une suite de notes ; il faut faire entendre l'accent de la nature et des passions.... Il faut sentir, mais sentir tantôt comme Gluck y et tantôt comme Sacchini, suivre Famé de l'acteur, ou plutôt lui en donner une. Il faut, pour ainsi dire, que vous sortiez de J'orchestre et que vous montiez aussi sur le théâtre. Dans ce moment , vous n'êtes pas un violon obligé, vous êtes, en quelque sorte, Pilade, Agamemnon, Admète ! Croiriez-vous donc avoir exécuté ce morceau parce que vous l'avez dit de mesure ? Ah ! si vous n'avez lu que ces fa, ces mi, ou ces ut, vous n'avez rien exécuté, vous n'êtes qu'un instrument, vous n'êtes plus un artiste. Il falloit lire des pleurs, des sanglots ; il falloit. lire l'expression de la douleur ou de la joie. Quelquefois la situation vous indique cette expression ; mais prenez garde , chaque morceau a sans doute une couleur particulière : mais les demi - teintes ,’ mais les dégradations, mais les ombres, mais les contrastes, mais [137] ces chocs, ces retours, ces alternatives, ces hésitations, ce tumulte, cette contrainte, cet éclat, cette retenue, cette opposition de tous les mouvemens du cœur, ce protée inconstant qui se replie sous mille formes, enfin, ces nuances infinies dont les vers de Racine, par cela même si difficiles à exprimer, sont un exemple : ces nuances qui, dans un seul sentiment, présentent mille sentimens divers, et qui constituent le génie des grands artistes ; voilà, voilà, ce qu'il faut rendre.
Que de choses en musique qui ne sont point de la musique !
[135]CHAPITRE LXXVI.
L'OPÉRA.
LA TRADITION.
‘Du lieu Adorez le génie et consultez le dieu. DE LILLE. ’
LA tradition transmet l'intention du compositeur. Mais la tradition commence à s'affoiblir et à être négligée.
N'existe-t-il donc aucun moyen de fixer d'une manière plus précise, la pensée du génie ? Ou, du moins, la tradition ne doit-elle pas être conservée avec autant de soin que le feu sacré ? Faire pour la scène lyrique ce qu'un auteur estimable a fait pour la scène dramatique, recueillir et rédiger en corps de doctrine les notes ou plutôt les rayons épars de la tradition, seroit la nature d'un bel et grand ouvrage. Il appartient au conservatoire de musique de l'exécuter. Ainsi, [139] j'espère un jour lire, en tête des partitions de Gluck, la notice de sa vie, ses pensées sur l'art en général, ses méditations habituelles , j'espère retrouver des commentaires succincts au bas de chaque scène. Ici, il ordonnoit de dégrader le son par un affaiblissement successif, tout - à - coup, de cette espèce de calme sortoit une note brillante comme un éclair qui annonce l'orage ; bientôt les sons succédoient avec impétuosité, avec éclat, comme des rafales qui mugissent ou comme des torrens qui se précipitent ; tel trait annonce un Dieu, et je dois distinguer, avant qu'il ait paru, s'il annonce le souverain de l'Olympe, ou le Dieu de la lyre * ou l'Amour enchanteur, ou le sombre Dieu des enfers. Ce ton élevé, soutenu, majestueux , sans efforts et sans emphase, ne convient qu'à un héros. Gluck est comme Homère. Chacun de ses personnages a un caractère à lui, une physionomie particulière. On les voit en les écoutant.
Ce chœur peint la joie, mais la joie la plus vive , le désordre Je plus aimable. Il est gracieux sans afféterie, naïf sans trivialité. Il murmure, il croît, il s'élève, il éclate.
Cette scène entre Achille et Agamemnon, [140] est telle que l'avoient dessinée Homère et Racine. Ah ! que voilà bien l'Armide du Tasse et l'Orphée de Virgile !. Lorsque Gluck disoit, Criez : c'est qu'alors la passion dans son dernier degré, ne pouvoit s'exprimer que par des cris. Il diroit aujourd'hui à telle actrice qui crie éternellement, taisez-vous.
Parce que dans le génie de Gluck, la force domine , comme la grâce dans Piccini, et le sentiment dans Sacchini, ce qui lie signifie pas que la nature ait refusé à ces grands hommes les autres parties de l'art ; on a cru qu'il suffisoit de jouer ou de chanter fort pour entrer dans la pensée de Gluck. Erreur grossière..Nous avons vu des actrices et l'orchestre lutter à grands efforts de poumons et de bras, à qui feroit le plus de bruit : on appeloit cela de l'effet. Cet effet brisoit le tympan et non le cœur. C'est au cœur plutôt qu'à l'oreille, que les traits doivent s'adresser. Un soupir , un accent étouffé , émeuvent plus puissamment qu'un port de voix ou un éclat.
Sans doute le complément de la situation, ce que l'acteur ne peut exprimer qu'imparfaitement, par le geste ou les paroles, doit [141] être rendu par l'orchestre. Ainsi, le remords qui déchire Oreste, la tempête intérieure de sa conscience pendant qu'il s'écrie : Je suis calme (je cite cet exemple entre mille) , ne peut être indiqué que par l'effet jeté dans les accompagnemens ; mais alors, quoiqu'ils roulent sur les mêmes notes, ces notes ne doivent pas présenter le même effet. Il y a bien là cette continuité de remords, ce syncopé de sanglots étouffés dont le mugissement sourd dit qu'Oreste ment en s'écriant: Je suis calme. Mais il me semble que le remords qui s'enlace comme le serpent autour de son cœur , pour le déchirer, doit s'élever par degrés, comme le vent qui murmure, et enfin couvrir la voix du parricide dont le sommeil est celui de l'épuisement et de l'accablement : je veux distinguer ces cris de la conscience irritée, au milieu des cris des fantômes, des spectres et des furies qui le tourmentent en songe.....
[142]CHAPITRE LXXVII.
L'OPÉRA.
L'EXPRESSION.
‘La sensibilité fait tout notre génie. PIRON. ’
ARTISTES, songez-y : l'expression de Gluck est toujours dramatique. Mais pour la saisir, avez-vous connu , avez-vous éprouvé Je délire , les transports ? Ce n'est pas assez d'être un homme sensible, avez-vous analysé et médité ? Avez-vous observé dans les autres et sur vous-même, le caractère des passions, leurs symptômes, leurs signes, leur marche, leur développement, leur explosion ? Avez-vous nourri et confirmé ces remarques particulières par celles des grands hommes qui en ont traité ? Vous êtes-vous élevé jusqu'aux principes généraux de l'art ? Dans le monde , avez - vous étudié ? hors du monde, avez-vous étudié encore ? Avez-vous écouté votre cœur dans la solitude ? Avez-vous examiné celui des autres dans [143] la société ? Enfin , et j'aurois dû commencer par cette question, la nature a-t-elle mis dans votre sein ce feu sacré qui fait les grands artistes ? Avez-vous reçu de la nature un véritable talent ? et je vais vous dire à quelle marque vous le reconnoîtrez. Ne voyez - vous rien au-dessus de votre art ? Êtes-vous prêt à supporter les plus grands sacrifices, les pertes, à renoncer plutôt à la fortune et aux honneurs, qu'à votre talent ? Êtes-vous assez passionné de l'art en général pour embrasser votre rival et ne voir que le succès de l'objet auquel votre existence est. attachée ? Vous êtes artistes alors. Mais que de gens se croient artiste et ne sont que des artisans ! La tête fait les premiers , l'exercice des mains fait les seconds. Loin de nous la pensée de blesser, par ces réflexions, des hommes estimables ! Nous en chérissons plusieurs et pour leurs qualités personnelles et pour leurs talens. Nous avons insisté sur ces observations parce que dans l'ordre naturel , l'orchestre de l'Opéra devroit tenir le premier rang. On n'auroit jamais dû citer avant lui celui des Bouffons, si un sentiment de véritable gloire « ut échauffé l'ame de ses membres : le dépôt [144] des chefs-d'œuvres de l'art, et par la nature des compositions et par le sublime talent des artistes , est entre leurs mains. Les ouvrages dont s'enrichissent les autres théâtres, ne * pourront jamais soutenir la concurrence de ceux dont le théâtre des arts est possesseur, alors qu'une exécution parfaite aura ramené les connaisseurs. Par l'exécution, les pièces anciennes paroîtront se revêtir de la fraîcheur de la nouveauté.
Encore un mot contre ces efforts violens Imprimés à l'exécution. Cette manière paroit avoir son principe dans ce système de l'école moderne, qui prenoit les attitudes outrées, le gigantesque, le contourné, le tourmenté, pour le sublime. Ce défaut, érigé en manière, est sur-tout remarquable dans les compositions des peintres français qui ont précédé la renaissance du bon goût et de la simplicité antique qui n'a eu lieu que de nos jours.
Winkelmann a remarqué avec raison que le. caractère des passions , dessinées par le Brun, offroient des figures de convulsionnaires et ne présentaient que des grimaces outrées et chargées, tandis que dans le système de l'antique, un seul trait dénote [45] une affection profonde. En général, si vous cherchez le sublime, vous en trouverez plus dans une seule ligne , dans une seule page de l'antiquité , que dans tous les contours et dans tous les livres des modernes.
[146]CHAPITRE LXXVIII.
L'OPÉRA.
LES ACTEURS.
‘....... Pauci quos œquus amavit Juppiter...... VIRG.’
ACTEURS , tourmentez-vous moins, et vous gagnerez en expression ce que vous perdrez en grimaces.—Parmi les acteurs de ce théâtre, on peut distinguer ceux qui jouent bien et qui chantent mal, ceux qui jouent mal et qui chantent bien. - Peut-être l'accord de ces deux talens est-il impossible ; car la passion ne doit guère laisser la liberté de faire entendre des notes pures, de distiller des sons limpides : la passion doit s'exprimer en sons étouffés, profondément sentis. La passion ne chante pas, elle accentue.
D'un autre-côté, un homme occupé des ports de voix, des renflemens ou de la dégradation du son, du perlé d'une cadence, [] de l'égalité des notes qu'il défile dans une roulade , de la netteté et de la précision des intonations, aura bien peu d'attention de reste à donner au désordre de la passion Garat lui-même se troubleroit au milieu d'une cadence , s'il venoit à éprouver une douleur physique. Que sera-ce donc d'un acteur qui , comme Philoctète , Œdipe , ou Oreste , doit peindre à - la - fois l'impression d'une douleur physique et d'une douleur morale ? — Quel rare talent d'expression offre cet acteur ! — Il joueroit moins bien s'il chantoit mieux. Il y a longtemps que je suis pénétré d'une idée : il me semble que la tragédie lyrique (qui n'est autre chose que la véritable tragédie des Grecs) n'est susceptible que de recevoir l'accent des passions. Leur déclamation notée y doit constituer la plus grande partie de ce qu'on appelle le chant : le chant, qui suppose en- général des situations moins violentes, semble appartenir plus spécialement aux genres mixtes ou tempérés de la comédie de la pastorale, etc. Du moins, il est, dans ces genres, une partie dominante, et dans la tragédie , il me paroît une partie subordonnée. Dans Œdipe, par exemple, la scène de la [148] malédiction paternelle, toute en récitatif déclamé, l'emporte même, pour l'expression, sur le chant consolateur et sentimental de la naïve Antigone. Pourquoi ? C'est qu'avant le lyrique, est le dramatique ; tandis que l'un charme l'oreille, l'autre trouble le cœur.
[149]CHAPITRE LXXIX.
L'OPÉRA.
LES ACTRICES.
Pourquoi donc tous ces cris, ces inflexions lourdes,Ces accens prolongés sur des syllabes sourdes,Ces froids glapissemens , qu'on se plaît à filer ?Cessez de m'étourdir, quand il faut me parler.DORAT.
PLUS de Saint-Huberti ; plus d'Armide, plus de Didon. Des cris et des éclats, des éclats et* des cris , des cris encore et des éclats encore. Ce n'est pas à vous en qui la nature a tout exagéré, les formes, le port, la voix, les poumons, ce n'est pas à vous que j'adresserai le reproche. Vous suivez votre tempérament, vous obéissez à votre constitution, à votre instinct. Vous êtes conformées pour crier : d'autres sont conformées pour soupirer. On ne jouera pas un air de flûte sur une trompette. Je m'adresse à ces grossiers amateurs, à cette foule ignorante [150] qui crie, bravo, lorsque vous détonnez, qui provoque et excite vos mugissemens par des applaudissemens plus convulsifs encore. Cette manie bruyante a encouragé la vôtre: ce murmure flatteur qu'excitent l'apparition de votre colosse, et votre voix tonnante , a perdu votre goût ; fart auroit corrigé la nature ; vous auriez conservé une méthode pure, une bonne manière, un organe enchanteur ; vous n'avez besoin que de vous retenir ; vous n'avez besoin que de saisir une distinction que vous ne sentirez point.
La passion et la sensibilité sont deux choses aussi distinctes que les écarts du cœur et ceux du tempérament.
La sensibilité a aussi son explosion ; mais à côté de ces effets profonds, que de nuances fines et délicates ! Didon n'est pas Junon ; Armide n'est pas Pasiphaé.
Soyez Clitemnestre, mais ne soyez pas toujours Clitemnestre.
Cette autre actrice , avec moins de moyens, obtient plus d'effet. Elle est en scène, trop peut-être. A force de chercher le pittoresque de l'attitude, qu'elle prenne garde de tomber dans l'affectation. Je ne sais si la reine de Carthage minaudoit. Cette actrice est, du [51] moins, dans la bonne route ; elle ne glapit point, elle chante.
Celle-ci montre de la sensibilité, une connoissance réfléchie de l'art et de son rôle, mais peu de moyens. Antigone, Iphigénie, je puis vous supposer sa voix foible mais sentimentale, son attitude décente, mais mon cœur ne vous supposera jamais ses traits.
Cette autre repousse également l'illusion: je l'entendrai avec délices, si elle veut consentir à chanter dans la coulisse.
Les chœurs !... Passons vite sans entendre ni regarder.
Vous attendez ici, sans doute, l'histoire, les anecdotes du régime intérieur des coulisses. Croyez-moi, ne soulevez pas la toile. Et, quel intérêt d'ailleurs, peuvent présenter les aventures de quelques filles..... sur-tout depuis que les aventures de vos femmes surpassent les leurs !
[]CHAPITRE LXXX.
L'OPÉRA.
LES DÉCORATIONS.
‘Rien n'est beau que le vrai. ..... BOIL. ’
IL règne un grand talent dans cette décoration d'Alceste ; les tableaux sont parfaitement dessinés, les costumes sont riches et bien entendus. En général, il y a ce qu'on appelle une grande machine. Mais la première des beautés manque à cet ensemble, la vérité.
Ce n'est point là de l'architecture grecque.
Il y a du grandiose dans la masse , il y a incohérence dans les détails. Ceux-ci appartiennent au style égyptien, ceux-là au gothique, au moresque, quelques-uns à l'italien, d'autres n'appartiennent à aucun style.
En prêtant à cette architecture la couleur du style grec, elle n'auroit pas celle [153] du style que l'on présume avoir existé à cette époque. Il importe, plus qu'on ne pense, aux progrès des arts qui sont tous liés entr'eux , de conserver religieusement au style , non seulement de chaque pays, mais encore de chaque âge, le caractère, la teinte qui le distingue. Ce mot décoration égare le génie de l'artiste ; il s'occupe en effet de décorer, d'ajuster, d'arranger, de distribuer les effets, de montrer l'art, lorsqu'il s'agit de montrer la nature.
Je voudrois substituer aux mots décorations, les mots styles , costumes. Il faudroit alors consulter la topographie, l'histoire, l'archéologie, la numismatique, les voyages pittoresques, etc. Il faudroit non-seulement paroître artiste, mais encore savant. Et pourquoi ne pas s'entourer de savans instruits du génie de l'antiquité ? Il est de l'intérêt de l'administration de les engager à se concerter avec les artistes pour la direction de cette partie.
Alors Thésée, qui au rapport de Plutarque, rassembla les peuplades de l'Attique et éleva les murs d'Athènes , n'habitera point un palais d'un assez mauvais style, mais qui suppose une civilisation très-avancée ; j'en [154] dirai autant du temple de Diane dans la Tauride. Un monument grec, un ordre corinthien, un fauteuil à crépine dorée ! et cela chez les Scythes !. Je pourrois multiplier ces observations, mais le ballet commence.
[55]CHAPITRE LXXXI.
L'OPÉRA.
LA SCÈNE LYRIQUE ET LA PANTOMIME.
Des pas tardifs ou prompts la liaison savanteM'offre de cent tableaux une scène mouvante.DORAT.
TERPSICHORE l'emporte sur Melpomène et Polymnie ; les pieds légers de Vestris foulent la tête de Gluck. Les conceptions les plus profondes ne valent pas, pour un Français, une image voluptueuse. Achille, Agamemnon, tous les héros d'Homère ont cédé la scène au zéphir, dont le vol inconstant est une image naïve du goût des Parisiens.
Œdipe, courbé sous le poids de l'invincible fatalité ; Antigone , ce modèle touchant de la piété filiale, ces chef-d'œuvres de Sophocle et de Sacchini ? languissent et ne se soutiennent que par la considération que le [156] public a pour Psyché, dont la représentation fait supporter la première. Que dis-je ? Les loges restent vides pendant la pièce et ne se remplissent qu'à l'instant du ballet.
En effet, l'intérêt de la pièce est fondé sur la vertu ; l'intérêt du ballet a pour mobile la volupté. La modeste Antigone dans sa piété, vaut-elle Psyché dans sa nudité ?
Le tableau sublime de la malédiction paternelle, est-il aussi effrayant que le diable vert ? La scène touchante du pardon, et le suave, le délicieux trio qui l'accompagne, produiront ils jamais l'effet, le ravissement qu'excitent l'enlèvement de Psyché qui, sur les ailes du zéphir, se perd et file comme une étoile dans les nuages ? Que sont les scènes morales auprès des scènes lascives ! Les sentimens les plus purs, l'abandon le plus généreux, exerceront ils une impression aussi vive que les développement d'un beau bras, d'une gorge arrondie, d'une cuisse faute au tour, d'une jambe fine, d'un pied fripon?
Antigone montre une belle ame, mais Psyché montre un beau corps.
[157]CHAPITRE LXXXII.
L'OPÉRA.
LES DANSEUSES.
‘Et fugit.... et se cupit ante videri. VIRG.’
L'ART d'embraser les sens succède à l'art d'émouvoir le cœur. Je laisse aux moralistes, aux politiques, à déterminer l'influence de cet art. En attendant, la masse des hommes sensuels fera foule, tandis que quelques hommes sensibles murmureront dans un coin.
Il faut en convenir, cet art de corruption est parvenu au dernier degré de sublimité.
Les hommes et les femmes ne portent qu'un vêtement léger, transparent comme l'onde qui voile des baigneuses. Chaque mouvement trahit une forme. Les extrémités , les bras , les épaules, la gorge, les jambes, les pieds sont nus ou le paroissent ; un réseau de soie, un tricot léger, souple, adhérent, couleur de chair, caresse, moule [158] et dessine le corps. Une gaze limpide et cristalline l'enveloppe ; le souffle de la volupté semble d'accord avec le désir pour l'agiter. Tantôt elle s'entrouve et se referme soudain ; une forme ravissante a brillé comme un éclair ; tantôt, cette gaze ondoyé, se balance avec amour et mollesse, sur des contours qu'elle semble baiser ; tout-à-coup repoussée par leur fermeté ou leur élasticité, elle s'écarte au gré de la coquetterie, voltige, s'arrondit en conque, et laisse appercevoir jusqu'au berceau le plus secret des amours ; c'est Flore mourante sous les baisers du zéphir ; c'est Vénus enlacée dans les bras d'Adonis ; c'est Callipige souriant à sa beauté.
[]CHAPITRE LXXXIII.
L'OPÉRA.
VÉNUS ET PSYCHÉ.
‘...L'Olympe est sur la terre. LA FONT. ’
LE dessinateur des ballets a calculé pour vos plaisirs tous les degrés, toutes les nuances, tous les contrastes de volupté ; tantôt, il vous les fait parcourir lentement. C'est ainsi qu'on effeuille négligemment une rose. Tantôt, il les promet sans les montrer, ou les montre tout-à-coup sans les avoir promis. Il vous promène dans un dédale de féeries.
Il varie les situations, les poses , les caractères , les formes.
Ici, une danseuse s'avance seule et aussi brillante que les fleurs qu'elle balance ; elle se joue comme l'innocence, s'élance comme le désir, se pose comme la rêverie, s'enlace comme la volupté, se précipite comme l'abandon, succombe comme l'épuisement, [16] se varie comme le plaisir , et tourne comme la coquetterie.
On diroit qu'elle vous a fait épuiser à la fois toutes les sensations. Un nouveau tableau succède : la majesté a remplacé la volupté. Quelle fierté, quelle perfection de formes présente cette Vénus ! C'est elle-même. Cet Amour est un Amour, ces Grâces sont des Grâces telles qu'Ovide les décrit, telles qu'Albane ou le Corrège les dessinent. Les objets les plus aimables de la nature semblent avoir servi de types à leur imitation. C'est le vol du papillon qui vient de baiser les fleurs ; c'est la légéreté de cet insecte charmant qui, porté sur des ailes brillantes, file et se balance au bord des étangs ; c'est ]a grâce et la majesté du cygne, qui nage et se déploie sur les eaux ; c'est la colombe qui plane et s'abat amoureusement ; c'est une flèche qui fend l'air ; c'est une fleur agitée sur sa tige.
Ajoutez à ces tableaux , la magie des décorations le charme de la situation, l'intérêt du contraste : animez-les de la passion la plus profonde ; parcourez tous les degrés, tous les âges , tous les rangs, toutes les conditions ; réalisez les peintures les plus ravissantes [161] de nos romanciers ; épuisez les prestiges de la baguette et des enchantemens ; transportez sur le théâtre les poses, les attitudes, les groupes, que le ciseau de l'antiquité a répétés sur tant de bas-reliefs charmans ; peignez l'abandon, la piquante nudité des danseuses d'Herculanum, les pas des Balliadères ou des Aimé ; montez dans l'Olympe, évoquez Hébé, Flore, tous les Amours, la Beauté et les Grâces ; ne formez qu'une seule image de toutes les images éparses sur la toile de l'Albane, dans les poésies d'Ovide, du Tasse et de l'Arioste ; vous n'aurez qu'une idée imparfaite de ces scènes de volupté.
Vous, dont les sens usés ne peuvent plus s'enflammer, venez vous asseoir à l'orchestre, contemplez ces chaînes amoureuses, ces groupes lascifs, ces enlacemens libertins ; voyez, en un tour de pirouette, s'offrir, dans tout leur développement, les appas les plus secrets de Phryné ou de Laïs ; vous les caressez de l'œil et de la pensée. Plus heureux que le sublime sultan, choisissez parmi ces vingt filles qui, à un signal donné , s'élancent, s'unissent, se divisent, se reprennent, se défient, se poursuivent, se balancent, se développent, s'épanouissent comme des roses. [16] En vain j'essaie de peindre ! Venez voir Pâris ou psyché.
On voit bien, mon cher Asmodée, que vous êtes le démon qui préside à la volupté: elle respire dans votre narration. Si nous lisions cette description dans Pétrone ou dans Apulée, nous nous récrierions contre la corruption de l'antiquité. Et ce spectacle est ce lui d'une grande nation régénérée !.... Et ce théâtre s'appelle Théâtre de la République et des Arts ! Et lorsque toutes les institutions morales sont nulles , cette institution de corruption fleurit et se place sous la protection du gouvernement !.... Et les épouses, les mères de familles, les jeunes filles, les jeunes gens vont recevoir de pareilles leçons ! Pardonnez-le moi, je vous semble déjà rustique et sauvage. Je vais vous paroître simple et ridicule. Ces scènes présentent plus de lasciveté que de volupté véritable. O divine volupté, comme tu es outragée ! Comme ton nom est profané ! Combien les mortels te méconnoissent !.... Le regard timide d'une vierge ingénue, la douce agitation de son sein voilé, sa main tremblante, une larme au bord de la paupière, un geste, un mot, un sourire, la retenue, [163] l'innocence, la crainte de déplaire, l'absence même et ses tournions, la joie naïve, la douleur sentimentale, la réserve, la pudeur, voilà l'unique et véritable volupté.
Terminons par une phrase cinique, c'est le lien qui l'inspire. Nos peintres modernes, disoit Diderot, ne nous montrent, dans leurs portraits de femme, que des culs et des tétons. J'aime beaucoup à les voir, mais je ne puis souffrir qu'on me les montre. Je suis de l'avis de Diderot.
[164]CHAPITRE LXXXIV.
MELPOMÈNE.
Melpomène proposeD'abaisser son cothurne et de parler en prose.VOLT.
ILS parcoururent ainsi tous les théâtres. Une soirée est consacrée à la muse tragique.
Un poëte ancien disoit que ses tragédies étoient les reliefs des festins d'Homère.
Deux ou trois jeunes gens ramassent ainsi de nos jours, les miettes de la table de Racine et de Voltaire. ,
Ces copies savantes conservent la tradition du goût et des principes.
Il faut qu'un mérite difficile soit attaché à ces sortes de compositions, puisqu'elles sont si rares.
Dans la conception de la tragédie, les anciens me paroissent s'être élevés au beau idéal. Ils ont agrandi et embelli les tableaux. Les personnages étoient choisis parmi les rois, les héros et les dieux.
[65]L'élévation des acteurs a motivé celle du style et l'éclat, de l'action. Tout, excepté le développeront des passions, a été dessiné dans des proportions au-dessus de celles que présente la nature , et en voulant élever ainsi le genre, peut-être l'a-t-on affaibli. En effet, ce n'est pas Œdipe roi, c'est Œdipe malheureux qui intéresse ; ce n'est point le dogme de la fatalité, mais la piété filiale d'Antigone, qui fait couler les larmes ; ôtez aux récits de Sophocle la couleur poétique, ne leur laissez que la teinte sentimentale, l'effet est le même. Le charme des vers n'arrive qu'à l'oreille du littérateur : s'il a été nécessaire d'imprimer le charme de la poésie aux genres de récit qui, tels que le genre didactique, semblent rechercher, pour exciter et soutenir l'attention , des beautés étrangères ; il faut convenir que le besoin de cette parure n'existe pas pour les genres d'action , parce que l'action seule contient l'intérêt le plus puissant , parce qu'enfin l'expression simple et naïve ajoute à la vérité du tableau.
Combien les beautés de style ont fait négliger les beautés de situation ! Le mot de la passion est-il toujours élégant, sonore et rithmique ?
[166]Il y a plus: si le style n'est point naturel, la déclamation cesse de l'être.
Ce n'est plus une conversation , c'est un chant. Le talent d'un grand acteur consiste à faire disparaître, dans le débita cette harmonie toujours sensible des retours de la rime , de la mesure , de la coupe artificielle des vers.
A l'exemple de ces peintres qui plongent de grandes masses dans l'ombre, pour repousser en avant l'objet principal, l'acteur doit souvent sacrifier des tirades entières à une seule phrase. Il glisse sur une page et s'arrête sur une ligne. Eh bien, alors presque tous ne font valoir qu'un vers , ainsi qu'ils le disent : et il est très-rare que le trait dominant de la situation soit placé sur le plus beau vers. La convenance que j'appelerai sentimentale et la convenance poétique , sont d,eux choses fort distinctes. Ici commencent les contre-sens des acteurs. Celui-ci, doué d'une taille élégante, d'un port noble, d'une voix tonnante , est tout entier au soin d'enfler ou de dégrader insensiblement son organe , il met tout l'effet en piano et en forte qui naissent tout-à-coup, soit de sa lassitude, soit de son caprice ; ne lui demandez point [161] d'analyser un rôle, une tirade, un Vers. Il a crié, il s'est radouci, il a crié encore, une inflexion plus calme a succédé. Depuis vingt ans, il ne fait pas autre chose, et la multitude applaudit.
Cet autre n'a point placé l'expression sur des ports de voix , mais dans l'attitude et le geste. Il est plus curieux de paroître bel acteur que grand acteur. Toutes ses poses rappellent le modèle. C'est un mannequin dramatique.
Eh sans doute , l'expression doit animer le langage et le geste , mais elle n'est pas concentrée dans l'un de ces signes exclusivement. La passion doit vous entraîner et vous gouverner, pour ainsi dire, à votre insçu. Tantôt elle brille dans vos veux et sur tous les traits de la physionomie ; tantôt elle la couvre d'un voile, elle précipite ou suspend vos pas égarés, donne à votre organe l'accent de la sensibilité profonde, etc. Ce n'est pas là un résultat de calcul, mais de sentiment.
Calculez au fond du cabinet, mais passionnez-vous sur la scène.
J'ai déjà entendu trente fois Dorval dans la même pièce ; trente fois il est entré de [168] même , il a rigoureusement parcouru le même espace ; ses pieds se sont alignés à la même position ; son bras élevé, à la même hauteur, s'est développé de même ; il a soupiré méthodiquement , son attitude est symétrisée ; avant de parler, il a regardé trois fois le public, s'est retourné d'un air tout particulier et a prononcé , sur un ton combiné, ce couplet que vous pourrez réciter avant lui, si vous l'avez entendu une fois, car il n'y changera pas une note.
Voilà où conduit le besoin de déclamer ; et pourquoi déclamer ? Je vous entends : je veux faire siffler ces serpens sur la tête d'Oreste. —Ah ! tu t'occupes dans tes convulsions de l'harmonie imitative — Je veux faire entendre le cri de l'essieu qui se rompt.
— Et cela aux oreilles d'un père auquel tu annonces le trépas, l'horrible, l'inj uste trépas de son fils immolé. Je veux.— Et moi je veux que vous soyez toujours dans les bornes de la nature ; que vous en consultiez l'expression: semblable à ce Pol us, qui déplorant le trépas d'Oreste , fit porter devant lui l'urne de son fils unique, que la mort venoit de frapper. Athènes fondit en larmes. Ah ! sans doute Polus ne s'occupoit point alors de [169] faire entendre un bel organe, de développer , un beau corps ; il ne cherchoit point une attitude étudiée : il étoit père , il pleurait.
Peut-être chez les anciens où la grandeur des théâtres obligeoit les acteurs à monter sur des cothurnes, à prendre des masques, étoit-il nécessaire de marquer une exagération qui disparoissoit par l'effet de la perspective ? peut être encore la distance commandant à la voix, de grands repos, fit-elle sentir le be ; soin des intervalles mesurées , et c'est ainsi que la poésie naquit ou se maintint sur la scène.
Il n'en est pas de même sur nos théâtres, qui ne sont, pour ainsi dire, que des salons assez vastes de société. L'acteur est près de nous ; l'œil le suit comme la pensée. L'illusion n'est point complète dès que l'art se montre. L'art se fait trop sentir, et dans votre langage affecté et dans vos gestes étudiés. Cette rime monotone qui vous fait sourire lorsque le peuple la mêle à ses propos, vous la retrouvez dans les discours des héros ou des rois. Le désespoir aligne ses fureurs et ne doit s'exprimer qu'en périodes harmonieuses....... Acteurs, si je vous suivois dans le commerce de la vie , je vous opposerois quelquefois à [17] vous-mêmes. Lorsqu'auprès d'un tapis vert, où vous avez tout perdu , vous vous livrez à , un véritable désespoir. Très-bien, dirais-je , retenez ce ton ; voilà, voilà, l'attitude d'un homme furieux ! Votre maîtresse ou votre ami vous abandonnent ; la calomnie vous poursuit : je vous surprends dans un morne abattement ; avouez-le , vous seriez bien ridicules alors si vous compassiez votre ton, votre geste , vos douleurs. Eh ! que faites-vous donc ?
[171]CHAPITRE LXXXV.
LE Drame.
‘Homo sum. Humani nil a me alienum puto. TÉRENCE.’
Troïs fois honneur au génie philosophique de Diderot, à l'originalité heureuse de Beaumarchais , dit à leurs côtés un patriarche du drame, dont le nom cimbrique est Recimer. Les personnages qu'il place sur la scène, ne sont ni des héros, ni des rois, ni des dieux ; ce sont des hommes.
Ils parlent comme on parle ; ils se meuvent, ils marchent comme on se meut, comme on marche.
Agamemnon immolera-t-il sa fille ? Clitemnestre égorgera-t-elle son mari ? Œdipe a-t-il tué son père ? Dépouillez ces actions du charme des beaux vers, le fond n"en demeure pas moins horrible. Les scènes vraiment attendrissantes , telles que les scènes qui développent le beau caractère [] d'Iphigénie ou d'Antigonne, n'appartiennent point spécialement à la tragédie ; elles y sont, - par les règles du théâtre , secondaires ; mais par les lois invincibles de la nature, les premières: ces crimes solemnels ne sont pas dans les mœurs ordinaires ; ils n'ont qu'un rapport éloigné avec tout ce qui nous affecte. Ma famille , celle de la société , dont je fais partie, m'intéresse bien autrement que la scélérate famille des Atrides. Je suis père , époux , citoyen, je suis homme. Montrez-moi des hommes, des citoyens, des époux , des fils, des pères. Soyez d'abord moraliste , vous serez ensuite poëte si vous pouvez.
Il n'est plus de Clitemnestre ; mais il est encore des épouses adultères. Il n'existe point d'Œdipe ; mais il existe des fils ingrats. Il n'est point d'Athalie ; mais il est des mères coupables, indifférentes. N'avons-nous pas vu la plus belle des femmes, Lescombat, faire assassiner son mari par son amant, l'entraîner à l'échafaud, y mourir avec lui ? N'avons-nous pas vu dans des temps horribles, des fils dénoncer leurs pères ? N'avons-nous pas vu des mères dénaturées méconnoître des enfans qui les honoroient ? et il suffit ici de nommer Madame de Tencin et d'Alembert ; Madame [173] de..... et Champfort. Quand vous aurez fait justice de ces fureurs inouies, de ces préjugés odieux , lorsque votre siècle , votre nation ne fourniront plus de grands sujets à votre pinceau , alors vous évoluerez les tableaux de l'histoire et de la fable.
— Arrêtez-vous cependant : n'allez pas, à l'exemple de je ne sais quel auteur italien moderne, montrer un tyran qui, sur la scène, crève les yeux à des esclaves, tandis que dans le fond du théâtre on attache des malheureux à des gibets ou sur des roues.
Ces représentations produisent un effet contraire à celui qu'elles se proposant d'obtenir. Elles effarouchent les esprits, et endurcissent les cœurs.
Dans les jeux du Cirque, où le sang humain couloit, les Romains retrouvoient une image de la guerre ; et cette institution, de leur déplorable politique, au lieu de les rendre plus courageux, finit par les métamorphoser en tigres féroces et lâches. Jamais ces spectacles ne furent plus multipliés que sous les empereurs. Jamais l'espèce humaine ne fut plus barbare et plus vile.
Qu'on interroge, avant de les conduire à la mort, les assassins qui, dans ces- derniers [17] temps, ont épouvanté la nature par de nouvelles cruautés, ils vous diront, sans doute, que la lecture des ouvrages , tels que Justine y Aline , etc. ; que les représentations de ces pièces, dont les héros sont des brigands , ont alimenté et exalté leurs principes d'immoralité. ( En vain vous placez la punition sur les pas du crime: le scélérat ne voit, ne calcule que la possibilité d'y échapper.) Ces exemples d'atrocités, ces images du crime effraient les gens vertueux , qu'il est inutile d'effrayer ; et si elles n'achèvent pas de corrompre le scélérat, elles déposent du moins, dans son imagination, des semences auxquelles le hasard, les circonstances peuvent faire porter des fruits de mort.
Alors, tel homme qui n'auroit. été que passionné , deviendra assassin. Egaré dans un bois avec une femme , s'il est sur de n'être point apperçu, il levera peut-être, sur le sein de l'infortunée, un poignard, parce qu'une pareille situation , présentée sur vos théâtres , aura ébranlé fortement son imagination.
On n'ose approfondir combien est fécond le principe de l'imitation, qui, directement [175] ou indirectement, détermine la plupart de os actions. L'art des anciens législateurs consistoit à conduire les hommes à la vertu, Jar l'exemple continuel des vertus.
Il vaut mieux donner au spectateur des leçons que des attaques de nerfs. Observez l'instinct moral du peuple. Si là moindre étincelle de vertu sort d'une situation et anime la scène, il applaudit.
Consultez, écoutez pour juges , pour oraclesLes hommes rassemblés : voyez à nos spectacles,Quand on peint quelque trait de candeur , de bonté,Tous les cœurs sont remplis d'une volupté pure,Et c'est là qu'on entend le cri de la nature.GRESSET.
Cette remarque est très-vraie. Je ne conçois que Colin-d'Harleville, qui par instinct, autant que par réflexion , en ait fait, son profit.
Je crois que le voisinage de la tragédie a gâté le drame. Cela est si vrai , qu'à sa naissance , il fut appelé tragédie bourgeoise, définition ridicule au fond et dans l'expression.
Le drame n'est point consacré exclusivement à faire couler les pleurs, ou à exciter le rire ; mais à présenter l'image naïve des [176] conditions et des événemens de la vie humaine. Il ne forme point un genre particulier : le drame est une imitation fidelle a la nature dirigée vers un but moral.
Quelques dramaturges ont ressemblé ces pieux et fervens missionnaires , que prêchoient une tête de mort à la main, et qui mettoient toute l'éloquence en silence ou en points d'exclamations. Dans ce genre on peut citer quelques mouvemens heureux comme ceux de Bridaine. Il en parut, dans le temps, une critique assez plaisante, intitulée Cassandre, ou les effets du vert-de gris.
Mais, si quelques auteurs ont prêté le flanc à la critique, le drame n'en demeure pas moins inattaquable, considéré sous le rapports scéniques, et moraux. Voltaire lui même a laissé un drame, intitulé : La Mort de Socrate. Ses comédies sont des drames mais de tous, le Père de Famille, par notre immortel Diderot , est et sera long-temps le premier.
CHAPITRE LXXXVI.
THALIE.
Que la nature donc soit votre étude unique,Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique.BOIL.
LE lendemain, ils se rendirent à Feydeau. Thalie paroît présider elle-même à ce théâtre, qui devroit porter son nom.
[178]Un jour , rassemblant ses sujetsA l'ombre des lauriers, dans un bois du Parnasse ;Je partage entre vous ma gloire et mes bienfaits,Dit-elle. Devienne aura l'un de mes traits.D.... prendra ma grimace ;A Mézerai je prêterai la grâce ;A Joli, ma finesse ; à Molé , l'abandon ;De ma légéreté, Fleuri, brillant modèle,Saura papillonner, se varier comme elle.Molière, ô Grandmesnil ! t'inspirera le ton.Michault a quelquefois celui de la nature.Baptiste, avec plus d'art, et plein de dignité,Superbe , étalera a son port, sa majesté.Tel aura mon sourire et telle ma figure.Mes divers attributs sont épars , entre vous :Seuls, Préville et Contat les réunissent tous.
IL semble que, dans ce madrigal, vous avez rassemblé des noms unis par le talent, mais divisés. — Par l'intérêt, par la jalousie, par les haines de métier et de révolution. Le public , étranger à ces querelles se plaît à partager, entre ces grands artistes , les palmes du théâtre. — Ces querelles ont eu lieu dans tous les siècles et dans tous les temps. Les, Romains dégénérés prenoient parti pour Pilade ou pour Bathille. La législation descendoit jusqu'à eux. Tantôt on leur faisoit l'honneur de les exiler, et tantôt le peuple entier les ramenoit en triomphe. Vous avez supposé que Thalie composoit des madrigaux : je. suppose, à mon tour, qu'elle dicte des loix. Vous aurez parlé en homme de goût ; je me contenté de parler en homme raisonnable.
PROJET DE LOI, ET CONSIDÉRANT.
CEJOURD'HUI, les chambres du Parnasse assemblées, Molière président, Momus secrétaire , Thalie faisant l'office de rapporteur, les chambres, considérant que la comédie a été instituée pour plaire et instruire ;
Considérant que la révolution a mis en mouvement une foule de ridicules et de caractères, extrêmement variés ;
[179]Considérant que l'art du théâtre doit, comme toutes les institutions, tendre à la perfection ;
Considérant que, sous le despotisme même, cet art dut une grande partie de ses ressorts et de ses succès, à une ombre de liberté ;
Considérant, enfin, que cet art est un pouvoir moral ; qu'il cache l'instruction sous les fleurs, et la sagesse sous le masque de la folie ; qu'il donne à la vertu les traits de la volupté, à la philosophie la ceinture des Grâces ; qu'il ne se propose point seulement d'imiter, mais de réformer, de diriger les mœurs, arrêtent ce qui suit :
[]CHAPITRE LXXXVII.
STATUTS DRAMATIQUES.
Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.
VOLT.
ARTICLE PREMIER.
Nous recommandons aux architectes , peintres, décorateurs, de rendre cette vérité sensible par les allégories dont ils embelliront les salles de spectacle.
Nous voulons, sur-tout, que ces allégories soient aimables et simples. En conséquence , nous proscrivons des susdites décorations : 1°. Les masques, qui rappellent des usages étrangers à nos mœurs ; qui , d'ailleurs , sur la scène des anciens, perdoient, par l'éloignement, une partie de leur hideuseté, et qui effraient les femmes et les en fans ; 2°. Les peintures lascives qui les corrompent ; 3°. Les ornemens bizarres qui annoncent une imagination capricieuse, plutôt qu'un goût pur et réglé, etc.
[]II.
PEUT-ÊTRE conviendroit-il d'assigner aux femmes une place distincte et séparée des hommes. Cette disposition avoit lieu chez les anciens. La décence publique et les mœurs y gagnoient. Il y auroit moins d'intrigues au fond des loges, et celle de la pièce seroit écoutée avec plus d'intérêt ; mais renvoyons l'exécution à l'An 2240.
III.
ACTEURS ET ACTRICES.
COMME il nous convient d'être indulgens ; sachant, d'ailleurs, que l'on peut très-bien représenter les vertus sans les posséder, dispensons, par les présentes, les acteurs et actrices d'une très-grande sévérité de mœurs intérieures et privées , pourvu qu'ils s'observent en public ; qu'ils n'affichent point leurs travers , et qu'ils laissent tomber, sur les vices de la profession, un voile de discrétion et de bienséance.
Et néanmoins , s'il se trouve , dans la troupe (on a vu se réaliser ces prodiges) , un homme qui ne soit pas intéressé, une [] femme qui ne soit pas galante , voulons qu'il leur soit érigé une statue et décerné une couronne.
IV.
ATTENDU que toute réforme ne peut s'obtenir que lentement et partiellement , nous tolérons les entrées aux foyers , petites loges) etc. Habilleurs , déshabilleuses, etc. continueront de s'y rendre comme par le passé, ne voulant pas faire de la maison de Thalie une maison de trapistes , et n'ayant aucun droit d'exiger de ses vestales plus de retenue que vous n'en demandez à vos femmes.
V.
Nous n'exigeons d'elles que le soin de s'observer sur la scène , de ne point adresser des œillades aux spectateurs, de ne point se retourner à tout moment du côté des coulisses, et de sacrifier à la vérité du costume l'envie de faire parade de la robe et des ornemens conquis sur tel adorateur , ce qui désespère encore plus les connoisseurs que les rivales.
VI.
ELLES doivent songer à ne faire briller que le personnage et non l'actrice.
[183]VII.
TELLE , dans le moment du plus complet abandon , dans la situation la plus déchirante, songe encore à développer un bras arrondi, ou une jolie main ; si elle doit se précipiter et tomber , elle se précipite et tombe....... comme sur un sopha. Renvoyons au boudoir.
VIII.
Celui-ci gesticulateur convulsif, parle des yeux , de la main , des jambes , de tout le corps. Cet autre se perd et roule dans une éternelle pirouette. L'un sera toujours enroué, l'autre grasseyera toujours. Chez cet autre, le geste précédera la parole ; il indique encore plus qu'il n'exprime. Il a tout calculé, et le nombre de ses pas , et les piano et les !’forte. les crescendo de chaque tirade. On leur pardonne en raison de leurs rares talens ; mais il est défendu au troupeau des imitateurs de copier ces défauts , qu'ils ne racheteroient point par les mêmes beautés.
IX.
ORDONNONS la création d'un jury dramatique.
[]CE jury prononcera sur les pièces soumises à l'administration.
XI.
IL sera composé d'administrateurs, d'hommes de lettres et d'artistes. D'administrateurs , pour l'intérêt de l'entreprise ; d'hommes de lettres , pour l'intérêt de l'art ; d'artistes, pour l'intérêt de l'exécution.
Trois intérêts plus difficiles à ménager que celui qui résulte de la règle des trois unités.
C'est la division de ces trois intérêts qui a porté le trouble et l'anarchie au sein des théâtres.
L'administrateur n'a vu dans tel drame qu'un objet de spéculation ; et considérant l'œuvre du génie comme une marchandise , il l'a pris comme un effet sur la place au cours de l'opinion, et non au prix de sa valeur intrinsèque.
Il en est résulté un renversement d'idées bien remarquable : les pièces devraient diriger l'opinion , mais alors l'opinion a dirigé les pièces de théâtre.
L'homme de lettres ne feroit peut-être [85] point assez de part à ces considérations du moment, qui sans précipiter la balance doivent cependant y entrer.
L'artiste ne juge que les détails d'exécution. L'architecte a-t-il jamais reçu l'ordre des ouvriers qu'il emploie ?
XII.
Ce jury sera renouvelé.
XIII.
NE pouvant et ne voulant à cet égard établir des règlemens de rigueur, nous et tous les gens de bien vouons au mépris public tout acteur ou actrice qui ayant plus de dix mille fr. de rentes osera se plaindre, sur-tout dans les circonstances actuelles, de la médiocrité de ses appointemens ; attendu qu'un législateur n'a que six mille fr., attendu que le premier géomètre de l'Europe , Lagrange , ne possède peut-être pas autant ; attendu que les membres de l'institut n'ont que mille cinq-cents fr., et que les trois quarts d'entre eux , qui ont Tendu de grands services aux lettres, aux arts, aux sciences, à l'humanité, ont une famille à soutenir ; tandis que plusieurs des grands [] hommes de théâtre n'ont que des vices a alimenter.
XIV.
Voulons que parmi lés drames anciens on s'attache à conserver les chef-d'œuvres de l'art, les pièces de caractères ; 10. parce que les caractères restent au fond les mêmes ; 20. parce qu'on ne sauroit trop rappeler les principes de l'art.
Mais nous pensons qu'il y a beaucoup à élaguer dans l'ancien répertoire, et ne consultons ici que les loix de la critique et du goût.
Nous rejetons tout ce qui offense la nature , soit par une sotte exagération, par un ton affecté, par des niaiseries outrées ; soit par un cinisme bas, par une grossièreté révoltante, par une fausse popularité. C'est entre ces deux extrêmes que se trouve la bonne comédie.
Deux hommes sont à la tête de ces systèmes qui ont dépravé l'art. Marivaux l'a égaré dans une délicatesse recherchée ; Dancourt l'a précipité dans un trivial dégoûtant. On ne vit plus que des scènes métaphysiques, ou des farces crapuleuses. Le dégoût [187] de ce dernier genre ramena à ce qu'on appeloit le bon ton. Mais, premièrement, les gens du bon ton, n'ayant que des manières et point de caractère, faisant consister leur principale étude à voiler leurs passions, ne présentèrent que des physionomies uniformes et sans traits. La comédie languit et l'intérêt, ne pouvant exister, ni dans le développement des caractères, ni dans le choc des passions, on la chercha dans le style. Au lieu de situations piquantes, on eut des dialogues bien écrits.
On s'est rattaché à ce dernier genre dans la révolution, et par esprit de contradiction , et par esprit de parti. On retrouvoit au théâtre des ordres, une noblesse, les titres , les dignités , le salon , les intrigues. Applaudir à des gens du bel air, c'était se montrer homme comme il faut.
Pour faire cesser ces abus, ordonnons, qu'à l'exemple de notre féal Molière, on ne mettra sur la scène que des marquis ridicules, et des prêtres hypocrites.
Et à l'égard des pièces charmantes de Marivaux, Boissy , Dorât, etc. etc..... ordonnons qu'il en sera joué trois au moins à-la-fois, et de suite : c'est le seul moyen [188] d'en bien faire sentir le vide et le néant.
XV.
Nous adoptons, avec reconnoissance, les pièces dites de circonstances ; mais nous mettons à cette adoption des conditions :
1°. Lesdites pièces ne seront pas dispensées de présenter au fond un intérêt au moins égal à celui qu'elles emprunteront des circonstances.
2°. Nous les astreignons pareillement aux règles fixées par le bon goût. Nous voulons que le poëme présente une action et des développemens, soit de caractère) soit de situation.
3°. A ce mérite , il faudra joindre celui du style. Ceux qui n'ont point ce talent, sont renvoyés au théâtre de la Pantomime, dite, je ne sais pourquoi, nationale.
[192]Que vous êtes heureux, Comiques de la France !Des faux dévots , jadis , la détestable engeance,Ne vous permettoit pas de tracer leurs portraits.Le Tartuffe, long-temps, fut en but à leurs traits,Et de monsieur Suard il falloit le paraphe,Pour risquer sur leurs mœurs le moindre paragraphe.[189]Les temps, mes chers amis, sont bien changés pour vous!Aristophane même en eût été jaloux.La révolution vous ouvre un champ immense,Où les fleurs et les fruits croissent en abondance.Et combien de sujets tendres, joyeux, moraux,S'offrent de toute part à vos légers pinceaux !Quelle riche moisson de travers, de sottises !Que de projets manqués , de folles entreprises !Et de vices nouveaux quel ridicule essaim !Des courtisans d'abord percez gaîment le sein ;Peignez-les au milieu des cabales, des brigues,Se traînant chez vos rois, d'intrigues en intrigues ,Et sans trop les grossir, mais sans y rien changer,Des abus d'autrefois montrez tout le danger.Exposez au mépris , sur-tout à la risée ,Des vieux prélats de cour la conduite rusée.Et ces jeunes abbés, ne croyant pas en Dieu,Qui puisoient leurs sermons dans Pétrone et Chaulieu.Des ministres , sur-tout, dévoilez les maximes,Et sondez de leur cœur, les ténébreux abîmes.C'est là que reposoient, avec impunité ,L'orgueil, l'intolérance et la duplicité.Du Cléon que peignit le comique de Grèce,Ils avoient l'impudence et la scélératesse.Aux ministres nouveaux rappelez les erreursDe ces ambitieux , dont les sombres fureursDu sang des citoyens ont inondé l'empireEt rendant fructueux les traits de la satire,Aux dépens du passé , corrigez le présent.C'est peu d'être solide, il faut être amusant.Gardez-vous, toutefois, d'injurier Socrate :ne vous en moquez point, fût-il aristocrate ;[190]Et réprimant l'essor de votre esprit railleurAinsi que la ver lu, respectez le malheur.......................................Vous avez révélé les scènes du boudoir ;Ne vous reste-t-il pas les caquets du parloir ?Au temps du bon Molière, il étoit des marquis,Dont les mœurs, les propos, les airs sembloient exquis,Et dont il rabaissa la brillante insolence.Vainement la raison vient d'éclairer la France :Il est, il est encore de ces fiers houbereaux,Dont la stupide morgue affecte vos pinceaux ;Tirant de leurs aïeux toute leur énergie ,Qui pensent qu'on n'est rien sans généalogie ,Et qu'il faut retrancher du nombre des humains,Tout mortel qui n'a point d'antiques parchemins.En vain des droits de l'homme un citoyen se pare;Tel gentillâtre encore hautement vous déclare ,Que la France est perdue et touche à son déclin ,Parce qu'on a détruit les bureaux de Chérin.Apprenez aux mortels qu'égaux par la naissance,Il seront tous pesés dans la même balance;Et de ces houbereaux , rétifs à la leçon ,Brisez légèrement l'orgueilleux écusson.......................................Quelqu'image , en un mot, que votre main retrace,Si vous voulez charmer l'Olympe et le Parnasse,Egayez la raison, sans offenser les mœurs.Ne faites point rougir les neuf pudiques sœurs.Et n'oubliez jamais que , pour plaire à Thalie,Il faut que la décence à la gaîté s'allie.De Crispin , direz-vous , dois-je faire un CatonCalquer sur Honesta la folâtre Marton,[]Et du froid la Chaussée, en robe doctorale,Longuement ressasser la dolente morale ?..................
CHAPITRE LXXXVIII.
L'OPÉRA-COMIQUE.
‘In tenui labor....... VIRG.’
QUELQUES jours après, on donna aux Italiens une pièce nouvelle. Les inséparables y coururent : ils causèrent, en attendant que la toile fût levée.
— Nous avons vu que, de la tragédie, étoit nè le drame, fils de famille qui donne des espérances. La comédie a produit les proverbes, ce sont les avortons du genre, et la farce, qui en est le déshonneur. L'opéra-comique est le bâtard de l'opéra. On y parle, au lieu de réciter ; on y fredonne, au lieu de chanter. Là, c'est l'aria ; ici, c'est l'ariette. — Il s'est fait une révolution dans ces derniers temps. Le système de l'égalité a paru s'emparer des théâtres. On a donné de petites pièces au grand théâtre de l'Opéra, et de grandes pièces sur les petits théâtres de [193] de l'opéra-comique. Mais, qu'en est-il résulté ? L'opéra-tragique n'a pas su être comique , et l'opéra-comique n'a pas su être tragique. — Prenez garde. Vous n'appelez pas ces théâtres de leur véritable nom. L'un se nomme le Théâtre Lyrique, et l'autre le Théâtre des Arts. — Passons, monsieur ; les noms ne font rien à l'affaire. Il faut l'avouer, les acteurs du Théâtre Lyrique , puisque vous le voulez, ont bien mérité du public. Cette salle, autrefois gothique, ridicule, obscure et sourde , est un boudoir frais , sonore, magique et brillant. Ils ont eu le bon esprit d'appeler, pour les décorations des pièces, nos plus corrects dessinateurs, Percier, Thibault, Fontaine ; et ces dessinateurs ont eu, à leur tour, le bon esprit de présenter, avec vérité et précision, la nature, le site, le style, les costumes, tels qu'ils existent. Rien n'est plus parfait, dans ce genre, que les décorations de Zulnare. Néanmoins, le rire me saisit, lorsqu'au dernier acte, je~ vois s'avancer ces chameaux à dos d'homme, et dont les jambes, en bas de soie, ne peuvent être dissimulées, quelqu'artifice qu'on apporte pour les cacher au spectateur. - Ne se lassera-t-on pas de [194] mettre des bêtes sur la scène ? Je puis applaudir un instant à la beauté des chevaux de Franconi ; mais ces froides images de carton ne sont bonnes que pour amuser les enfans. — Ah ! le public est souvent un grand enfant: il ne faut pas juger rigoureusement la plupart de ces pièces. — Le meilleur moyen d'obtenir de bonnes pièces, est de faire justice des mauvaises. — Le chant de cet acteur vous demande grâce pour les paroles. Quel délicieux gazouillement ! quel débit facile ! quelle pureté de sons et de méthode ! Le public inconstant commence à lui reprocher ce ramage, qu'il avoit long-temps provoqué par ses applaudissemens. Si ce genre, si ce luxe de broderies est déplacé dans une scène de sensibilité et d'expression, il convient à celle de la joie et de la gaieté, dont les éclats sont impétueux et désordonnés. J'ai remarqué que les musiciens, qui accréditoient les reproches faits à ce chanteur de prodiguer trop les agrémens , n'avoient eux-mêmes aucune légéreté dans la voix. Et je leur en demande pardon, je préférerai toujours les roulades brillantes du rossignol aux tristes roucoulemens de la tourterelle, et la vivacité, l'expression du [195] genre italien , à la froideur, à la monotonie du genre français.
Mais quel sujet a provoqué votre sourire en voyant paroître cette actrice charmante , instruite par la nature et dont chaque mouvement est une grâce ? — Une anecdote. — — J'aime les anecdotes. — Que je vous garantis ; mais que je ne dis qu'à l'oreille. Le croiriez vous ? Autrefois la religion était une comédie, aujourd'hui la comédie est une religion. Les pièces sont édifiantes, et les actrices sont dévotes. Dans les pièces on s'écrie à chaque instant : Il est un Dieu ! Il est une providence !. Bonté divine O.n gémit sur une croix brisée. Le temps approche ou l'on dira : O Sainte-Vierge ! Jésus ! O mon Sauveur ! L'opéra comique est un couvent.
Parmi ces actrices , l'une se jette tous les soirs aux pieds d'un prie-dieu ( ce que je vous dis est véritable ) et demande religieusement pardon au dieu des chrétiens, de son talent, de ses succès, de.......
Cette autre est sur la pente de la conversion. Délicieuse cathécumène , elle envoie ses filles aux genoux du saint homme. Or, savez-vous quelle a été la première opération [] du caffard ? Il a commencé par interdire à ses ouailles la route de la comédie, afin de les diriger plus sûrement dans celle du salut. Il veut aussi que leur mère se retire du théâtre ; il presse cette nouvelle Madeleine d'accomplir ce grand sacrifice. Pleurez Thalie ! pleurez Grâces ! pleurez Amours !
Ainsi l'on a vu les vertueuses vestales et les demi-dieux de l'Opéra, se marier devant Je curé de St.-Eustache. De prêtre à comédien il n'y a que la main.
[197]CHAPITRE LXXXIX.
LE VAUDEVILE.
Agréable indiscret qui, conduit par le chant,Vole de bouche en bouche et s'accroît en marchant.BOILEAU.
N'ENTREREZ-VOUS pas au Vaudeville ? Sans doute. L'influence de la révolution a été « sensible sur ce théâtre aimable. Les auteurs des Actes des Apôtres essayèrent en vain de lui inoculer leurs principes: son berceau fut entouré d'orages. On avoit calculé avec profondeur l'influence de la chanson sur l'esprit français. Les directeurs ont senti qu'il ne convenoit ni à leur intérêt , ni à leur gloire, d'être les échos d'un parti d'opposition, de changer la retraite des Jeux et des Ris, eu arène de discussions politiques , de satires et de personnalités.
Ils ont renfermé la critique dans les bornes du goût et de la décence. L'atticisme a dominé dans leurs compositions , et leur Thalie, foulant aux pieds le masque des furies et [198] le poignard, de la satire qu'on avoit osé lui présenter , s'est embellie des traits de la Gaieté et de la ceinture des Grâces.— Sous une monarchie, le vaudeville fut appelé l'esprit français, lorsqu'il n'y avoit pas d'esprit public , lorsque le gouvernement détournoit des idées poétiques, par les inepties privilégiées, et ri voit nos fers au son des couplets, lorsque notre malheureuse patrie étoit couverte de bastilles et de théâtres, prisons de la pensée.
Le goût accueilloit quelques-unes de ces productions ; mais la morale murmuroit ; mais la calomnie, mais l'envie, le vaudeville en main , poursuivit les chef-d'œuvres, et empoisonna les jours de Racine ; mais ce fut par des vaudevilles qu'on voulut faire rétrograder l'esprit humain , vengé , agrandi par Voltaire. Apprendrez-vous sans indignation que l'on osa traduire au tribunal d'Arlequin , la Henriade , Œdipe , Mahomet ; Brutus. On voulut étouffer la voix de la raisonnons le bruit des grelots de la folie : rameur-propre, d'ailleurs, de la médiocrité y trouvoit si bien son compte : l'on est tellement embarrassé , accablé de sa petitesse auprès d'un grand homme que ne pouvant s'élever jusqu'à lui, [] on cherche à le ravaler jusqu'à soi. On tâcha de couvrir sa perversité d'un masque moins hideux : c'est alors que la malignité fit naître le vaudeville, et les vices du cœur trouvèrent à se cacher sous les traits de l'esprit.
Sous la république, le vaudeville a mérité ses succès. Il s'est proposé un but moral , il a présenté un intérêt piquant et soutenu. Le bon esprit a succédé au bel esprit sans l'exclure.
A l'intention morale on a su jdindre la situation dramatique.
C'est une idée extrêmement ingénieuse que celle de mettre sur la scène les grands hommes du dernier siècle : Collé , Panard , Piron , Favart, Lesage, Dufresny ; le genre du portrait convenoit au vaudeville.
Nous pouvons assurer que ces portraits présentent une grande vérité , une touche spirituelle , un faire facile, et que les auteurs excellent, et dans les portraits à la mode , et dans l'art de draper.
Il est des théâtres pour les yeux et les oreilles, il en est d'autres pour le cœur. Le Vaudeville est le théâtre de l'esprit.
[200]CHAPITRE XC.
LES TRETEAUX.
Humano capiti cervicem pictor equinam Jungere si velit, et varias inducere plumas Undique collatis membris, ut turpiter atrum Desinat in piscem mulier formosa superne Spectatum admissi risum teneatis...... HOR.
VENEZ gémir sur la dégradation profonde des mœurs et du bon goût.
Il y a peut-être entre ces deux objets plus de liaison qu'on ne pense. Et ils entrèrent chez....
L'entreprise des treteaux sera toujours une excellente spéculation , tant que les riches seront sots, et tant que le peuple sera grossier.
Reste à savoir jusqu'à quel point il importe au gouvernement que cela soit ainsi.
La monarchie encourage ce trafic de la corruption c'est là où l'on achève de crever les yeux à ses esclaves ; c'est là que [201] l'on convertit l'abrutissement en plaisir ; c'est l'étable de Circé ; mais Circé cesse d'être là une enchanteresse.
On remarqua , dans le temps, que l'ambassadeur anglais honora, comme on dit , ce spectacle de sa présence. Je le crois. Il devoit être moins embarrassé à la représentation de Madame Angot qu'à celle de Brutus.
S'il est vrai, comme l'a observé Rousseau, qu'un spectacle soit un impôt déguisé, qui pèse sur les différentes classes , en raison inverse des fortunes, quel impôt que celui que le pauvre va payer pour acquérir des vices !
Une odeur empestée , exhalée par les lampes, et des groupes suans et entassés , semblent vous avertir de fuir ces lieux.
On s'est élevé avec éloquence contre ces entrepôts d'immoralité, contre ces pièces ( et ce reproche convient à presque tontes) , où l'on ne voit que des fils débauchés, des valets fripons, des mères et des filles galantes , des vieillards ridicules ; pièces dont les héros mériteroient d'être attachés au pilori, pièce où. l'intrigue roule presque toujours sur une escroquerie., Tandis que [202] l'exemple est sur la scène, on pratique la leçon à vos côtés. Souvent vous sortez du a spectacle les poches aussi vides que la tête.
Le style est là une fidelle expression des mœurs. Des quolibets sales, des calembourgs janotiques , un dialogue de halles , et de mauvais lieux.
Et cela est si ’dégoûtant, qu'il feroit horreur au peuple même, si on n'employoit pas , pour l'attirer , d'autres ressorts. On excite sa curiosité par des jeux de funambules , dont le moindre inconvénient est de tuer l'acteur et quelques spectateurs.
La pièce commence par des grimaces, et finit par des convulsions.
Les convulsions formoient la plus grande partie de l'intérêt du drame, long-temps relégué sur ces théâtres.
Tout s'use. On s'ennuya des convulsions : ce système de terreur passa. On mit sur la scène des effets de lanterne magique. Au lieu d'auteurs, on employa des mécaniciens.
La lanterne magique n'attiroit plus : on se donna au diable. On évoqua le génie de la phantasmagorie.
C'est lui qui règne aujourd'hui sur la scène. On ne l'éclaire plus que par des coups de [203] tonnerre ou un incendie. Les décorations sont des tombeaux, des cavernes , des antres infernaux. Les acteurs sont des spectres, des fantômes, des revenans, des loups-garoux.
On y voit les diables, non de Milton, mais On y voit des hiènes, des lions , des tigres.
Les acteurs qui jouent les bêtes ont bien l'esprit de leur rôle.
Ces bonnes gens, reprit le bachelier, ne se doutent pas qu'ils s'associent, sans le savoir , aux opérations ténébreuses d'une secte redoutable, qui se propose de ramener, par le prestige des opérations mystérieuses, : les esprits foibles , et c'est le plus grand nombre, sous le joug de la plus stupide superstition. Que , si l'on doutoit de ce projet , j'ouvrirois devant vous les loges maçonniques des jésuites, répandus en Allemagne. Vous verriez que les réceptions diffèrent très-peu des représentations de la foire ; et si vous suiviez les filons de ces mines profondes, ils vous conduiroient jusqu'aux pieds des trônes , sur qui l'autel s'appuyait autrefois, sous lesquels il se cache aujourd'hui.
[204]Les romans, les représentations phantasmagoriques, je ne parle pas ici de celles qui se proposent d'en montrer le charlatanisme dangereux, ont jeté et nourri des semence de superstition, que cultive le-parti très formidable de l'ignorance , qui calcule et qui réduit en principes politiques le dogme royal et sacerdotal de l'abrutissement du peuple.
Je me rappelle que l'on proposa, quelques années avant la révolution, cette question philosophique : Convient-il que le peuple soit éclairé ? question qui ne pouvoit en être une, que pour des esclaves qui dissertent en présence de leurs maîtres. Or n'osa point traiter ce beau sujet, ou du moins l'envisager sous son véritable point de vue : c'est qu'il se liait à la constitution politique. - En effet, un peuple éclairé est un peuple vertueux ; car, lumières, raison et vérités, sont synonymes. Mais voyez quelle est l'espèce de gouvernement auquel il convient que le peuple soit vertueux ? — Celui de la république, assurément. Le philosophe a suivi avec intérêt la représentation de Charles IX, de Fénélon, etc.... sur ces théâtres qui, de populaciers qu'ils étoient, sont devenus populaires, [] qui, à côté des foyers de la licence, et de la dissolution, ont placé une école de morale et de liberté.
Honneur à leur dévouement, encouragement à leur zèle !
Deux obstacles se sont opposés à la diffusion de la morale et du goût, par la voie de l'instruction dramatique: Sans parler du vide absolu de pièces nationales et dignes de ce nom, du moins par le style, je dois observer que la situation locale des théâtres, placés au centre de Paris et de l'opulence, que le prix des places et leur distribution peut-être, ne permettent pas aux classes ouvrières de les fréquenter.
Cependant, de toutes les inégalités , la plus facile et la plus importante à effacer, est l'inégalité des moyens d'instruction.
On a proposé de réduire les théâtres, et moi, je propose de les multiplier, en les obligeant à jouer les chef-d'œuvres anciens, et les pièces approuvées par un jury dramatique, composé de la manière que j'ai précédemment indiquée. Les chef-d'œuvres de Racine, de Molière, de Corneille, de Voltaire, etc. fixeraient la langue et le goût. Oh ! que n'est-il arrivé ce temps où les [206] vendeuses d'herbes et de poissons pourront reprendre et corriger nos modernes théophrastes !
Les nouvelles pièces, assujéties aux du bon goût , auroient sur les anciennes, l'avantage d'un but philosophique ; elles nourriroient l'élévation du caractère national elles inspireroient le respect des loix, l'amour de la vertu et de l'humanité.
Si le théâtre demeure abandonné à sa corruption, il faut en restreindre la sphère, et borner le nombre des spectacles.
Si vous régénérez le théâtre ; s'il devient l'école du goût et des mœurs, il faut multiplier ces écoles et ces chaires d'instruction d'autant plus énergique , qu'elle s'adresse aux sens autant qu'à l'esprit et au cœur, et qu'elle présente les préceptes en action.
[]CHAPITRE XCI.
LES RÉPUTATIONS ; LES CARICATURES.
‘Les peintres parlent avec le pinceau. ANNIB. CARRACHE. ’
LE diable boiteux resta quelque temps sans revoir le bachelier: il l'acosta devant la boutique d'un marchand d'estampes. Le bachelier regardoit des caricatures : c'est une langue grossière le plus souvent, mais qui n'en devient que plus énergique.
La révolution commença par les caricatures. L'orgueil et l'ineptie de la cour ; l'ignorance ministérielle ; la stupidité bourgeoise ; l'insolence de la noblesse ; le pédantisme de la robe ; l'abrutissement du cultivateur ; l'hypocrisie du clergé ; la sottise en simarre, en pourpre, en bure, en robe , en froc, en pourpoint, fournirent des élémens nombreux et des tableaux piquons.
- Les caricatures indiquent l'esprit du siècle et de la nation. J'ai parcouru celles du temps de la Ligue et de la fronde : nul génie. [] L'idée en est aussi pauvre que le dessin. Elles roulent presque toutes sur des jeux de mots. Ceux de Pasquin et de Marphorio sont plus piquans.
Un lourd vernis d'érudition, une teinte superstitieuse , annoncent la physionomie du siècle et la tournure des esprits.
Les caricatures anglaises, à l'exception des compositions d'Hogarth , sont des bambochades crapuleuses. Je vois dans ces caricatures l'absence des arts, le besoin de distraction honteuse , l'habitude des tavernes , et la hideuseté des mœurs nationales. Les vices des Anglais sont grossiers ? ceux des Français sont polis.
Les autres peuples n'ont pas assez de liberté pour avoir des caricatures. Ce genre de composition pronostique un mouvement dans les esprits et bientôt dans l'état. M'expliquerai-je entièrement ? Pérorer sur la place publique ou exposer une caricature me paroît une même chose. Encore y a-t-il un avantage du côté de la caricature. Son effet est à la fois prolongé et multiplié. Il frappe, et dans plusieurs endroits et plus long-temps.
Les caricatures que le crayon français et les circonstances ont fait éclore portent bien [209] l'empreinte du caractère national ; la touche est spirituelle et forte. C'est une saillie heureuse et presque toujours un trait aussi vrai que court.
Dans ces derniers temps on a donné ce nom à des imitations élégantes, à des tableaux fidèles de nos travers : non , je n'assignerai point le titre de caricatures aux charmantes productions de Vernet. Il a guetté le ridicule au passage , et l'a pris sur le fait.
Que de grâces, et quelle précision de trait ! Hélas ! Vernet est peintre d'histoire , et il s'occupe d'une espèce de miniature !
Je me suis rappelé alors ce passage de Rousseau : « La dissolution des mœurs , suite nécessaire du luxe , entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par hasard entre les hommes extraordinaires par leur talent , il s'en trouve quelqu'un qui ait de la fermeté dans rame, et qui refuse de se prêter au génie de son siècle, et de s'avilir par des productions puériles, malheur à lui ! il mourra dans l'indigence et dans l'oubli. Que n'est-ce ici un pronostic que je rapporte. O C... P... le moment est venu où ce pinceau , destiné à orner la majesté de nos temples, par des images sublimes et saintes, tombera de vos [] mains ou sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d'un vis-à-vis. Et toi , rival des Praxitèles et des Phidias, toi dont les anciens auraient employé le ciseau à faire des dieux capables d'excuser à nos jeux leur idolâtrie inimitable, P... ta main se résoudra à ravaler le ventre d'un magot, ou il faudra qu'elle demeure oisive. »
Ce genre a sa poëtique : il doit être assujetti aux règles de la décence et du goût. Quelquefois, il faut l'avouer, il s'en est affranchi par une heureuse licence , par un caprice ingénieux : il est dans les arts ce que la satire est dans les lettres. Il faut proscrire la caricature lorsqu'elle offense à la fois le goût et les lois, lorsqu'elle devient l'arme de la vengeance ou de l'odieuse personnalité, lorsqu'elle prend le masque des furies, lorsqu'elle offre l'insulte à la place de l'instruction ; le cinisme à la place du plaisir ; le délire à la place de la raison.
Prenez , pour éclairer les hommes , la lanterne de Diogène ; j'applaudis à votre philosophie ; mais si vous armez vos mains du flambeau d'Erostrate, je l'éteins aussitôt, en détestant vos fureurs.
[04]CHAPITRE XCII.
LES GRANDS HOMMES.
Ce monde-ci n'est qu'une œuvre comique,Où chacun fait des rôles différens,Là, sur la scène , en habit dramatique,Brillent prélats, ministres, conquérans.Pour nous , vil peuple, assis au dernier rang,Troupe futile et des grands rebutée,Par nous d'en bas la pièce est écoutée:Mais nous payons , utiles spectateurs,Et quand la farce est mal représentée,Pour notre argent, nous sifflons îles acteurs.J.-B. ROUSSEAU.
A CÔTÉ des caricatures , étaient suspendus et étalés les portraits de quelques grands hommes.
On l'a dit : Dans les salons, tel passe pour un aigle au bout de la table, que l'on traite d'oison à l'autre extrémité. On siffle dans une coterie ce qu'on applaudit dans l'autre : on brise le lendemain la statue érigée la veille. Ces remarques peuvent [212] s'appliquer à ce qui se passe dans la grande société. — Je propose la représentation d'une nouvelle espèce d'ombres chinoises. Le terrain seroit un sable mouvant, semblable à celui dont il est parlé dans la dive Pucelle.
Dans leur chemin, la main de la natureTend sous leurs pieds un tapis de verdure ;Velours uni, semblable au pré fameux,Où s'exerçoit la rapide Atalante :Sur le duvet de cette herbe naissante,Chaque héros couroit aventureux.Courant ainsi, l'on pérore , on raisonne;En raisonnant, on ne vit plus personne.Chacun fondoit doucement, doucement,Homme et cheval sous le terrain mouvant.D'abord les pieds, puis le corps , puis la tête;Tout disparut : ainsi qu'à cette fête ,Qu'en un palais d'un auteur cardinal,Trois fois au moins par semaine, on apprête,A l'Opéra, souvent joué si mal ,Plus d'un héros à nos regards s'échappe,
Sur les bords de cette espèce de chapechute, je ferois voltiger et disparoître tout-à-coup quelques réputations de l'ancien régime , voire même du nouveau. Calonne, sémillant, léger jusques dans sa politique , [213] coiffé de pamphlets , s'évaporeroit comme une fusée volante. Necker , bien lourd , tomberoit de tout son poids sur de gros volumes intitulés : Comptes rendus ; Administration des Finances ; de l'Influence des Opinions religieuses ; Mémoire au Roi ; Mémoire aux Notables ; Mémoire à l'Assemblée ; Mémoire à la France' ; Mémoires sur la Révolution. D'Espréménil, plus malheureux, passeroit comme une ombre ; Linguet le suivroit ; Bergasse se noieroit dans un baquet magnétique ; Cagliostro se perdroit dans la Vapeur.
La Fayette s'éclipseroit ; Dumouriez se précipiterait ; Pichegru seroit déporté.
La vieille divinité de Mirabeau s'écrouleroit ; Marat tomberoit sur Mirabeau, Pétion sur Marat, Danton sur Pétion, Robespierre sur Danton, Carnot sur Robespierre.....
Cette pièce épisodique seroit accompagnée d'emblèmes analogues aux caractères des personnages. Ici, la nullité et ses hochets ; là , l'ambition et ses machines ; d'un côté, le ridicule et ses prétentions ; de l'autre y l'atrocité et ses échafauds sauglans.......
Alors la gloire, ou plutôt le génie de la [] France, dissipant ces ombres et tenant dans ses mains les portraits de quelques magistrats sans reproche , et d'un guerrier , que ses exploits et ses vertus nous rendent cher, montreroit, dans un lointain lumineux , le temple de l'Immortalité, avec cette devise : dL ceux qui ont défendu la République sans intérêt sans vues personnelles, par un pur dévouement à la cause sacrée de l'humanité.
[04]CHAPITRE XCIII.
LES PRÊTEURS SUR GAGES, OU LA LIVRE POUR SOU.
‘Auri sacra fames ! VIRG. ’
LE bachelier lut au détour d'une rue: Maison de prêt sur nantissement. Le diable boiteux le poussa dans l'intérieur. Ils regardent ;ils écoutent. Oui monsieur, voilà mes derniers draps Ils sont fins du moins ; et cette boîte étoit celle de feu mon mari. Ah ! il faut que ma détresse soit bien grande. — Je n'ai pas le temps de faire la conversation , ma bonne. — Oui, certes il faut que ma détresse soit bien grande pour les mettre en gages. — Combien demandez-vous là-dessus ? — Combien cela vous paroît-il valoir ? — Je vous fais la question, et c'est moi qui veux savoir combien vous demandez.— Mais, monsieur, je suis bien malheureuse (et elle pleure). —Que ces gens-là sont ennuyeux: on ne peut savoir ni ce qu'ils disent, ni ce qu'ils veulent. Rendez le paquet à madame. [216] Appelez une autre ! — Non , attendez. La boîte a coûté six louis. — Bah ! c'est une anticaille.-—,Ah monsieur et les draps -en valent deux. Donnez-moi vingt-quatre francs. — Allons , voilà douze francs , souscrivez-en quinze , et si dans un mois vous ne les rapportez pas , les effets seront vendus. Jasmin, mon chocolat. — Monsieur, il-est servi dans le petit salon. - Plusieurs voix: expédiez-moi monsieur. L'une , mes enfans n'ont pas de pain ; l'autre, mon père attend un bouillon ; celle-ci, c'est pour un malheureux ; cette autre , ah ! le besoin le plus affreux.... - Quand j'aurai déjeûné ; et l'homme de fer descend lentement, déjeûne négligemment, s'étend nonchalamment sur un sopha , et-ne remonte qu'au bout de deux heures......
Ce n'est qu'un commis ; mais s'il continue, s'il atteint encore deux ou trois degrés d'insensibilité , il sera bientôt digne d'être le chef de cette maison.
Abominable industrie ! Il y a concurrence. Vous trouverez dans chaque quartier, des maisons de prêt sur nantissement La police les surveille quelquefois : ces maisons sont le dépôt des objets volés. — Spéculation déshonorantes et lucratives ! c'est donc là qu'on [217] a calculé les bénéfices à faire sur la misère , les produits du besoin , et qu'avec l'horrible joie des démons, on s'empare du dernier lambeau que laisse tomber l'indigence.
Les fortunes bâties sur ces affreux moyens, rappellent le jardin anglais que Delaunay avait fait construire sur les cachots de la Bastille. Les fleurs qu'il y cueilloit avoient pour ainsi dire, leurs racines au sein de ces lieux de désolation, et humectées des pleurs des malheureux, ne s'épanouissaient que sur des tombeaux.
[218]CHAPITRE XCIV.
LE THÉ.
Ils sont si sots, si dangereux, si vains !Ce tourbillon, qu'on appelle le monde,Est si frivole, en tant d'erreurs abonde,Qu'il n'est permis d'en aimer le fracasQu'à l'étourdi qui ne le connoît pas.VOLT.
QUITTONS ces lieux: j'apperçois sur la ligne de ces cheminées une rotonde de glaces transparentes , qui couronne une terrasse illuminée avec goût. — Au sein même de l'hiver, des fleurs, que la chaleur des poêles a fait éclore , y répandent leurs parfums. On y lâche des oiseaux : leur gazouillement , un lilas qui sort du milieu de la table, et qui balance sur le front des convives ses grappes voluptueuses et odorantes , tout , et nous sommes au mois de janvier, rappelle l'image du printemps. Remarquez que ces objets agissent moins par leur délicieuse impression que par leur rareté, sur cette foule de riches [219] qui, a force d'accumuler les sensations, finissent par n'en éprouver aucune. Ils sont dans le cas de ces tristes libertins qui au centre d'un groupe de femmes sentent redoubler leur impuissance.— Vous ferai-je part de ma simplicité. Je préfère les petits soupers auxquels j'assistai dans ma jeunesse , à vos thés mélancoliques. — Il est plus facile de singer un anglais lourd, qu'un français léger. — On n'étoit. point un grand homme ; mais on étoit aimable. Au fond, même vide, même absence de caractère et de pensée , mais en général on y retrouvoit de l'atticisme, de l'urbanité. Le goût, l'esprit, la grâce, une certaine fleur de politesse, une élégance exquise de manières, une délicatesse recherchée, l'art de plaire , l'art de vivre , y composoient une foule de jouissances fines et fugitives , dont le charme indicible échappe à celui qui veut les décrire, comme le parfum s'évapore sous la main qui cherche à le fixer. Les mœurs n'étoient point meilleures, mais les manières valoient mieux.
Les esprits ont-ils gagné en profondeur ? Je ne sais ; mais ils ont perdu en superficie. On a bien toute la corruption que donnent les richesses ; mais on n'a plus cette facilité de ton , cette aménité de caractère, cette [] attention des bienséances ( la bienséance est ) la sensitive) , cet oubli de soi-même , enfin , ces égards pour les autres, qui caractérisent ; l'individu bien élevé , et qui obtenoient , pour l'homme opulent ou supérieur , l'indulgence qu'en bonne morale il est obligé de solliciter.
Dans tous les arts, et sur-tout dans celui de vivre, c'est d'une foule de riens inappréciables, et de minuties importantes, que résulte la perfection des jouissances.
Je vous proteste qu'il y a tel homme , pour lequel sa manière de cracher ou de tousser m'a donné une violente antipathie. Que dirai-je de celui qui n'écoute point lorsque vous lui parlez ; qui adresse la parole à un autre, ou vous interrompt pour conter une histoire qu'il interrompt encore ; qui lit d'un sot rire ; qui, devant des femmes ou de jeunes demoiselles, mêlera, à une conversation intéressante , un jurement grossier, une expression cinique ; qui, tout-à-coup, quittera le cercle pour se jeter, ou plutôt pour se rouler sur un sopha , dont il écrase pesamment tous les carreaux, et sur lequel il s'endort et ronfle en votre présence. Celui-ci ne sait ni entrer, ni sortir, [22] ni marcher, ni s'asseoir, ni regarder : chacun de ses gestes est une gaucherie, chacune de ses paroles est une sottise. Cependant" il bourdonne , il importune, il domine, il écrase. C'est un parvenu.
Du moins, sous l'ancien régime, on siffloit le maltôtier et les Turcarets ; le mépris balayoit cette écume, cette ordure brillante. Aujourd'hui, les Turcarets sont les hommes les plus importans de la société.
Il vous donneront un excellent dîner ; mais ils ne sauront pas le servir.
Les femmes!..... Les femmes sont hommes, „ et de voix, et de geste, et de ton, et de manières. Elles dissertent, vous provoquent, montent à cheval, s'enivrent, s'abandonnent.
Une femme n'est plus qu'un instrument de jouissances, qui s'achète comme autre chose ; que dis-je ! moins qu'autre chose. Demandez-le à Dorimond : ses chevaux coûtent plus cher que ses maîtresses.
Et vous êtes républicains !.... Et le berceau de votre constitution s'élève du milieu de ces élémens impurs , de ces mœurs qui caractérisoient la plus vile monarchie.
Français ! la gloire vous a rendus la première des Dations. Que n'êtes-vous la première [22] des nations par les mœurs ! — Vous ne voyez qu'un coin du tableau. En disant ces mots, le diable boiteux conduisit le bachelier vers des chaumières, vers des maisons simples. Il vit que la médiocrité étoit la mère des vertus. Il vit des mœurs douces ; et simples, polies sans affectation et sans ; recherche , faciles sans négligence ; des hommes remplissant tous les devoirs de citoyen ; des femmes s'honorant de ceux d'épouses et de mères. Des larmes coulèrent des yeux du bachelier. Ah ! dit-il, Paris ressemble encore à la statue d'or et de fange que Babouc présenta à l'ange Ithuriel.
[223]CHAPITRE XCV.
L'APOLOGUE OU LE SONGE.
Omnia quœ sensu volvuntur vota diurno Pectore sopito reddit amica quies. CLAUD.
LE lendemain, dès que le bachelier revit le diable boiteux , — La conversation d'hier, lui dit-il, avoit laissé de fortes impressions au fond de mon esprit. A peine le sommeil eut fermé mes yeux , qu'un songe vint occuper toutes mes facultés. Je vis un palais magnifique ; l'or, le jaspe, le porphyre: — Ah ! grâce de la description, ou je fuis. — L'or, le jaspe, le porphyre brilloient en colonnes , en sphinx ; — Encore, — son front superbe se perdoit dans la nue ; —Et ses fondemens......... — étoient de verre. Il s'écroule avec un fracas, avec une détonnation épouvantable. Tel...... — Tel l'Etna, le Vésuve...... — Plus que tout cela: je crus assister au jugement dernier et [224] voir se réaliser la description de Mathieu, lorsqu'il dit: Les cieux seront roulés comme un livre ; les astres tomberont du ciel en terre ; la mer élèvera ses flots, ils se déborderont et les hommes sécheront dans la frayeur. Au milieu des foudres , des éclairs, je vis un autre palais d'une architecture plus savante et plus simple, sortir de terre. Mais les travailleurs reprirent trois fois les fondemens à chaux, sable et ciment. Pendant ce temps, je me promenois du côté de la basse-cour. O prodige ! Une nuée noire vint à crever, mais ses flancs enchantés versoient l'or, les pierreries à flots, en torrens. Une foule de canards de Barbarie, d'oies grasses, d'outardes, de, pintades, d'oisons et de poules-d'eau , étendirent leurs ailes en glapissant : leurs ailes se dorèrent ; une neige diamantée les baignoit, les argentoit de ses riches flocons. Ils ressembloient alors à des paons ou aux plus brillans oiseaux d'Inde. Ils se pavanèrent, se mirèrent dans leur plumage et firent la roue en se rengorgeant. Tout-à-coup, le vent s'éleva, il tomba une forte ondée , mêlée de grosse grêle. Ce beau vernis disparut en un clin-d'œil, je revis les canards et les oisons , qui l'aile endommagée, qui [] traînant la patte, et qui à moitié déplumés. Les architectes et les manœuvres qui travailloient à ériger le nouveau palais, se levèrent. L'heure du dîné avoit sonné et le besoin se faisait sentir : on tordit le col à quelques oisons et on fit rôtir quelques canards.— Vos descriptions sont nobles. Que de folies ! — Que de raisons !
[]CHAPITRE XCVI.
LES MODES.
.................. Peu de plis, mais faciles.Qu'on distingue le nu sous ces formes dociles ;Que de ces pans légers l'adresse du ciseauFasse des vêtemens , et non pas un fardeau;Et qu'à l'œil enchanté leur souplesse éléganteSoit la flamme qui vole ou l'onde qui serpente.LEMIERRE.
QUELLE est donc votre extase, dit Asmodée au bachelier, qui se promenoit à Bagatelle ?
— J'ai vu , j'ai vu enfin se réaliser les rêves de mon imagination voluptueuse. J'évoquois les fantômes charmans que dessinèrent la plume des poëtes et le pinceau des peintres. Tantôt , sur l'aile ardente des songes, je m'élevois jusqu'à l'Olympe : là, d'un œil en flamme et d'une pense. caressante , je suivois les pas d'Hébé ; je m'enivrois dans sa coupe. Je tombois aux genoux de Vénus ; j'adorois les Grâces ; j'admirois Junon ; j'effeuillois les roses de Flore. Un voile transparent [227] comme le cristal, erroit, sans les cacher, sur ces formes ravissantes. Tous les genres de beautés étoient divisés et comme épars entre ces immortelles. Ici, des épaules accomplies ; là , un col semblable au lys : ici, le corsage de Diane ; là, le pied de Vénus ; là, un sein arrondi par les Amours ; ici, les contours les plus doux. L'œil du désir, la bouche de la volupté, l'éclat, la fraîcheur, la fermeté, le velouté, l'élégance des formes attiroient et partagoient l'hommage.
Tantôt , ressuscitant les prestiges de la poëtique magie, je m'égarois dans le palais d'Alcine ; je contemplois ses charmes enchanteurs , comme les vers de l'Arioste : je sui vois le Tasse ; il m'ouvroit les déserts d'Armide et la forêt enchantée : les nymphes et les fées me berçoient.
J'animois, par le même enchantement, les enivrantes créations de l'Albane et du Corrège.
— Ces tableaux sont par-tout exposés à vos regards. Rien ne ressemble mieux à la forêt enchantée , que les bosquets de Tivoli.
Nos couturières sont des peintres, et nos coiffeurs sont des artistes.
[]Nos mères de famille ont adopté le costume des danseuses d'Herculanum, et nos jeunes filles ont revêtu celui des Phryné et des Laïs. Dans un accès de libertinage, je puis trouver cela délicieux ; mais raisonnons. Plusieurs considérations doivent influer sur le costume, chose plus importante qu'on ne pense. L'une est tirée de la constitution politique et des mœurs ; l'autre des principes d'hygienne ou de santé ; celle-ci du climat ; celle-là des intérêts du commerce national et des manufactures ; la dernière, du pittoresque et de l'élégance : mais, je place cette considération à son rang, et je la subordonne aux autres. L'esprit des loix somptuaires, par exemple, comme l'a dit Montesquieu , est celui d'économie et de frugalité, qui est, à son tour, celui -des républiques.
On peut, dans les circonstances actuelles, faire un gros livre avec cette phrase de Montesquieu.
Par exemple , dans une monarchie, qui ne subsiste que par les rangs intermédiaires, par l'isolement et la division des membres du corps politique, le luxe, qui annonce la richesse, laquelle est le partage d'un petit [229] nombre de privilégiés, doit être encouragé, commandé, en quelque sorte , et d'étiquette. Dans une république , au contraire , plus on penche vers la démocratie, et plus les costumes seront simples. Ils rapprocheront et confondront à l'œil toutes les conditions. Si on tend à l'aristocratie, les nuances se feront sentir ; et si une certaine égalité , ou du moins une certaine incertitude ou oscillation dans les fortunes, ne permet pas de se faire remarquer par la richesse des ajustemens , on se fera remarquer par leur forme.
Je m'arrête, et je passe aux considérations que présente l'intérêt du commerce. Je pense très-fermement que ce seroit une très-innocente tyrannie , celle qui prescriroit aux citoyens de porter, non telle couleur, mais bien tels draps, telles étoffes , manufacturés en France, ce qu'il seroit très-difficile d'obtenir indirectement , en faisant peser des impôts très-lourds sur les étoffes dont on voudroit éloigner ou anéantir le débit. Et en cela, nous ferions montre d'esprit public. Je ne sache pas que les Grecs, après la défaite des Perses, portassent le costume persan.
[230]Le climat a une influence marquée. On doit se vêtir différemment sous des zones glaciales, sous des zones brûlantes, sous des zones tempérées. Voilà pourquoi, sous le ciel inconstant de la Grèce, les femmes mêmes portoient un manteau dont elles s'enveloppoient dans les changemens de temps ou de saison.
Alors la nudité de telle ou telle partie ne présentoit aucune idée d'indécence ; les anciens plaçoient l'indécence dans l'attitude , dans le geste, dans la marche, dans le langage. Une loi défendoit aux femmes de paroître en public d'une manière qui ne fut pas conforme à l'exacte bienséance. Mais le législateur n'avoit pas entendu par-là, les obliger à voiler ou le sein ou les bras.
Cependant, il faut expliquer comment ce qui, chez les Grecs, ne parut point choquer les mœurs , les offense parmi nous.
Le désordre est dans ce contraste subit, dans ce passage violent d'une manière d'être à une autre manière d'être. Si nos yeux avoient été accoutumés, dès l'enfance, à cette vue, elle ne produiroit aucun effet. La séduction n'est point là, elle est au fond du cœur. Écoutons Rousseau:
[]« Pense-t on qu'au fond, l'adroite parure « de nos femmes ait moins son danger qu'une il nudité absolue, dont l'habitude tourneroit « bientôt les premiers effets en indifférence » et peut-être en dégoût ? Ne sait-on pas que les statues et les tableaux n'offensent les yeux que quand un mélange de vêtemens rend les nudités obscènes ? Le pouvoir immédiat des sens est foible et borné ; c'est par l'entremise de l'imagination qu'ils il font leurs plus grands ravages ; c'est elle qui prend soin d'irriter les désirs, en prêtant à leurs objets encore plus d'attraits que ne leur en donna la nature ; c'est elle qui découvre à l'œil, avec scandale, il ce qu'il ne voit pas seulement comme nu, mais comme devant être habillé. Il n'y a point de vêtement si modeste, au travers duquel un regard enflammé par l'imagination n'aille porter les désirs. Une jeune chinoise, avançant un bout de pied couvert et chaussé, fera plus de ravage à Pékin , que n'eût fait la plus belle fille du il monde , dansant toute nue au bas du 55 Taygête « .
[23]Enfin l'hygienne, ou les principes de conserver la santé , me paroissent devoir entrer dans la balance des profonds calculs du costume.
Papillons voluptueux , ah ! ne fût-ce que pour mieux la perdre , connoissez le prix de la santé , et pour en jouir, sachez la ménager. Ces bras ronds ou décharnés , de pourpre ou de lys ; ces épaules inégales ou parfaites ; cette gorge, trésor ou épouventail des amours, il faut les montrer, dites - vous ; il le faut en dépit du moraliste qui les lorgne: c'est la mode : ce mot, ce talisman magique , c'est la mode, répond à tout. Et vous-même, sublime critique, n'avez-vous pas courbé votre tête superbe sous le ciseau de la mode ? N'emprisonnez-vous pas vos jambes dans des bottes collantes et pointues ; votre col, dans dix mouchoirs ; votre poitrine dans trois gilets , et si je tremble de froid, n'étouffez-vous [233] pas de chaud ? Ne répondrez-vous pas à votre tour : c'est la mode. La mode tient de la nature du vent, et vous et moi, monsieur, nous tenons de celle des girouettes, en qualité de français et d'habitant d'un climat inégal et inconstant : le vent souffle, il faut tourner. Hélas , madame , quand le sens commun sera-t-il une mode ? Mais com posons: Adorateur de la beauté et des arts j'idolâtre votre costume, il est charmant : ajoutez à votre parure ce que j'ôterai de la mienne , et nous voilà parfaits. Je supprime ma double cravatte, toutes mes cravattes, si vous daignez en faire un mouchoir de poche ; le sacrifice de deux gilets pourra-t-il obtenir de. vous l'agrément d'une chemise aussi transparente qu'il vous plaira. Votre coiffure me plaît et je garderai la mienne, parce qu'elle fut celle des Grecs et des Romains qui se connurent en élégance , parce que c'est celle de la nature , parce qu'elle convient aux artistes. Les formes de votre ajustement laissent briller les vôtres : à merveille. Si avec et costume vous pouvez conserver de la simplicité, de la modestie et de la pudeur vous serez ravissanté. [234] Je ne vous demande plus, madame, que de porter un manteau pour vous garantir de la fraîcheur et des rhumatismes. J'ose vous supplier de vous parer par préférence des [235] productions de l'industrie nationale, attendu que votre mari ou vos amans gagneront à cela même plus d'argent ; je ne vous parle pas du civisme qui vous embelliroit à mes [236] regards. Aspasie , Corinne, Sapho, Hypparchia , Telesilla, ces grecques charmantes dont vous vous ferez conter les aventures, ne rougirent point de s'appeler et d'être citoyennes.
[]CHAPITRE XCVII.
LES FÊTES, LES RENTIERS.
LA BOURSE DE FAMILLE.
‘Je ne suis jamais plus convaincu qu'il existe en moi une ame, que quand je me trouve ail milieu des accidens funestes. STERNE. ’
OPPOSEZ à ces extravagances publiques les malheurs particuliers : faites contraster avec le tableau des futilités de nos fêtes et des modes, celui de la désolation profonde où se trouve plongée la nombreuse famille des rentiers et de tant de malheureux, vous prononcerez alors ce beau vers de Sémiramis : Ici l'on nous admire, ailleurs nous gémissons.
- Une image forte m'a frappé en promenant mes rêveries au milieu de ces groupes insensibles et folâtres auxquels le plaisir semble attacher ses livrées et ses ailes, au milieu de ces êtres qui n'ont que des sens et n'ont point d'ame ; qui ne sont ni peuple, ni citoyens , ni hommes ; qui se placent au-dessous même de l'égoïste , de l'animal avide [238] et sensuel, au-dessous du rien. Espèce d'éphémère social qui brille un instant, bourdonne et retombe. J'ai cru voir pâlir la clarté des illuminations ; ces flambeaux. de l'amour et du plaisir ne versoient qu'une lueur sinistre, blafarde, ensanglantée ; des gémissemens sourds , importuns, prolongés, sortoient du sein de la terre, du creux des arbres, et se prolongeoient en échos lamentables ; des ombres sembloient errer, plonger dans l'espace et se rejoindre à de sombres nuages qu'un vent impétueux balançait sur toutes les têtes. Il se fit un vaste silence : Un spectre perça la terre. Hideux comme le génie des vengeances , il tenoit dans sa main un miroir immense où il forçoit chacun de se a regarder. Alors la plupart de ces êtres charmans paroissoient affreux ; la plupart de ces parures délicieuses paroissoient dégoûtantes. presque toutes étoient formées de lambeaux sales et déchirés : sur l'un on lisoit : prix de la prostitution ; sur un autre : prix de l'agiotage; sur celui-ci : dépouille de vingt familles ; sur celui-là : récompense de la corruption...... de la trahison..... du vol..... de tous les vices..... de tous les crimes. Ils continuoient de danser, et ce tableau [239] étoit aussi déchirant que le mouve: ment du. ballet, dessiné sur le même air , qui : exprime l'affreux désespoir d'Alceste. Ils continuoient à s'enivrer , et je remarquai que le spectre leur donnoit à boire les pleurs des ; malheureux qui, pâles, nus , échevelés, regardoient et pleuroient. Le spectre sourioit d'un sourire atroce.
Quelques-uns , en petit nombre, échappoient au véridique miroir : une bannière ! flottait au centre de ce dernier groupe. Sur : la bannière on distinguoit l'inscription suivante : Peuple de singes et de fous.
Mais pourquoi avoir recours à la fiction. La réalité, l'affreuse réalité n'est-elle pas sous vos yeux. Cet homme qui mendie à la porte du cloître de.... a été millionnaire !... ce millionnaire a été.... lecteur, écrivez le mot.
Ah ! loin de nous , loin de nous la pensée de vouloir par ces désolantes peintures nourrir les haines , exaspérer les cœurs déjà trop aigris , et révolter contre l'ordre de choses établi, dans lequel au contraire il faut s'asseoir et se reposer. Insidieux ennemis , vils dénonciateurs, ne prenez pas le change sur ces vœux ardens d'un ami de la philosophie [34] et des hommes. Ah! quels que soient à l'égard des rentiers, par exemple , les torts du gouvernement , qui avec plus d'économie et par des moyens que les circonstances n'ont pas laissé en sa puissance, auroit pu se rattacher cette classe qui auroit été son plus ferme défenseur, puisqu'elle auroit tout tenu de lui , ce n'est pas en exagérant ses torts, que l'on fermera des plaies sur lesquelles il faut verser l'huile, et non pas du poison.
Je me propose, au contraire , de persuader aux hommes, et vous applaudirez à l'intention de ce projet, si vous en blâmez l'exécution ; je voudrois persuader aux hommes, que quelle que soit la forme de gouvernement sous laquelle ils vivent (j'assigne dans d'autres ouvrages, la forme de gouvernement la plus favorable au développement de la perfectibilité humaine) , ils doivent non-seulement ne pas se faire le mal qu'ils ne voudroient pas éprouver, principe trop méconnu, quoique trivial à force d'être vrai,*^ mais encore se faire le plus de bien possible, parce que dans cette mise générale, chacun serait sûr dé recueillir, parce que, vu l'inconstance des choses humaines, vu les événemens qui découlent et de la foiblesse de [241] notre constitution et de nos moyens, et de la force des choses et des volontés suprêmes de la fatalité, et du hasard qui règne en despote sur nos destinées ; je ne parle pas du plaisir, de la volupté de l'aine attachée à ces ineffables jouissances ; je ne parle que de ton intérêt, homme vil : il importe pour toi-même, encore plus que pour les autres, que tu sois bienfaisant et sensible, j'allois dire, juste .
Il est une institution touchante que j'aurois dû appeler l'institution du malheur, si elle n'étoit pas une loi naturelle et morale.
Pourquoi tous les membres d'une famille ne seroient-ils pas solidaires, pour soulager leurs vieux parens, ou le malheur, lorsqu'il seroit bien évidemment prouvé que les membres qu'il frapperoit ne l'auraient point mérité ? Et ne voyez-vous pas que dans cette solidarité, il y auroit autant de chances [24] pour vous que contre vous. Qui peut connoître ce que le destin lui réserve ? qui peut savoir... Ah ! croyez-moi, croyez ces vers du poëte :
....... Sois bon , sois généreux !Le bonheur appartient à l'homme vertueux.Insecte fugitif, c'est en vain que tes ailesDardent d'un or changeant les vives étincelles.Ne t'enorgueillis pas de cet éclat trompeur !Tout change , tout s'écroule ; on reste avec son cœur.Le seul bien qu'on a fait entoure notre asyle :Il réjouit la tombe , embellie et tranquille !Homme, sois bienfaisant, c'est la seule grandeur.Aime-toi dans autrui ! Cet Irus est ton frère:Par pitié sur toi-même, assiste sa misère ;Va du bonheur d'un autre obtenir ton bonheur.
Solidarité des familles ; solidarité des amis ; combien cette institution, qui ne peut être que volontaire, épargneroit de maux à la triste [243] humanité. Foibles mortels ! serrez-vous , appuyez-vous les uns sur les autres dans le malheur. Que ne puis-je former , de tous les cœurs, une chaîne contre laquelle il viendroit se briser !
Projet sublime, mais impraticable, direz-vous. Je vous entends, vils égoïstes ; vous, qui ne comptez vos plaisirs que par les peines d'autrui ; vous, qui fuyez à l'aspect du malheureux, parce que ce spectacle offense, non pas votre sensibilité, mais vos yeux. Vis seul, insensé, pour mourir seul, sans être plaint ni regretté ; bois au bord de la coupe de l'illusion le bonheur , au fond est l'amertume et le poison que te broie la fatalité: sois heureux de ces jouissances, qui ne sont pas dans toi, qu'un souffle pourroit [244] te ravir ; foule aux pieds les jouissances de l'esprit et de Paule qui, seules, sont en toi ; vas, je te laisse à tes plaisirs , s'il en est que l'ennui, l'ennui vengeur ne vienne pas corrompre. Je m'adresse à vous, cœurs purs, s'il en est encore ; à vous, dont l'ame n'a point encore bu les préjugés et les passions factices, introduites par la société ; à vous , heureux enfans de la nature , bon jeune homme, femme sensible, consolez mes regards et ma pensée fatigués de tant d'inepties barbares ou ridicules. Pour vous, le breuvage le plus délicieux , les mets les plus exquis seroient insipides, si votre aïeul, cette source respectable de vos jours, si votre mère qui alaita votre enfance, si l'ami de votre cœur languissoient dans les privations. Honnête Euphémon, je ne t'ai point rencontré dans cette brillante cohue , tu n'as partagé aucune de ces éclatantes folies , aucun de ces délires monstrueux ; le travail et l'économie t'ont donné la richesse, les mêmes principes l'ont conservée, tu l'ennoblis par l'usage, et tu la rends respectable par ton caractère. Tu n'as point frustré tes légitimes créanciers ; ta délicatesse a prié pour elle la part des sacrifices ; on t'a béni. [245] Ce n'étoit qu'un acte d'équité et non de bienfaisance ; tu l'as fait moins par respect pour le malheur , que par respect pour ta propre vertu ; tu rends à tes pères les soins qu'ils eurent de ta jeunesse ; le vieux domestique qui t'a servi, te sert encore à table. Ton instituteur occupe chez toi, la place d'honneur ; tu lui dois la vie de l'ame ; tu es agriculteur : c'est aux champs que l'amant de la nature doit vivre ; là, tu jouis d'elle, de toi, du bonheur de ta famille. Tes revenus sont consacrés à améliorer, à embellir le coin de terre que tu possèdes, à tenter les expériences utiles, à fournir aux autres , à ceux qui t'approchent, des moyens de travail et d'industrie.
L'humanité, voilà ta religion ; tu respectes les lois , elles te protègent. Tu gémis sur les passions des hommes ; toutes tes passions sont généreuses. Les partis te respectent : tu es du parti de la vérité.
Chacun de tes discours est une lumière ; chacune de tes actions est une vertu.
Je t'ai vu : la joie se réfléchissoit sur tous les traits de ta physionomie expansive ; mais c'était le bonheur que tu donnois qui faisoit ta joie.
[]Je t'ai vu : je t'ai admiré comme on admire un arbre chargé de fleurs et de fruits, que l'on est étonné de trouver dans un désert.
(Ici le manuscrit manque : il ne nous apprend pas comment le Diable boiteux et le Bachelier se séparèrent et ce qu'ils devinrent. On a présumé que le Bachelier étoit devenu officier municipal dans la petite commune de. et un mauvais plaisant ajoute que le Diable je logea dans la bourse des rentiers.
Nous promettons la suite y s'il en sort. ) ( Note de l'Editeur
Appendix A
( Cadmus, tragéd. act. 3, scène prem. Œuvres de Quinaut. )
C'est mourir que de vivre et de ne.boire pas.
( Fêtes de Bacchus, 6e entrée. Ibid. )
La neige et les glaçons Nous donnent de mortels frissons.
( Isis, tragéd. act. 4, M. prem. Ibid.) Ou le poëme entier de Panurge.
Ou ce vers d'Œdipe.
Il n'est pas de pays au monde.
Ou les vers du Curé : Au diable la calotte ; Je suis sans culotte., moi. ( bis. )
( Fête de la Raison. )
Ou les vers de Denys le tyran.
Je vous demande excuse , etc. etc.
Le goût hésite et n'ose prononcer.Ami de la Concorde et de TUaion.
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L'Ami de l'Ordre..
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La Balance, ou le Journaliste Impartial.
Le Cercle , ou Journal des Arts çt des Plaisirs.
Le Consolateur.
Le Courrier de la Libraire.
Les Douze mois de l'École ’anti-.
La Feuille ÉcoPolllique.
Le Glaneur Français.
Le Gardien de l'Histoire.
La Glace.
La Librairie.
Le Lynx Français.
Le Monde.
Le Mot à.l'Oreille, ou le Don Quichotte des Danu Le Narrateur.
Le Parisien , Journal de Commerce.
Le Père Duchesne.
Le Père de Famille.
Le Philantrope , ou l'Ami des Habitans du monc Le Persévérant.
Le Républicain.
La Vigilante , ou Feuille Politique.
Magazin Encyclopédique.
Magazin du Bibliophile.
Manuel Adjudiciaire et Commercial.
Mercure Universel.
Me rcure de France.
Mercure Français.
Messager du Matin.
Messager des Dames.
Messager Boiteux.
Messager du Soir, ou Gazette Générale de l'Europe
Messager du Soir.
Messager des Relations extérieures.
Mofiiteur Universel.
Narrateur Impartial.
Narrateur Un iversel.
Nouvelles du Jour.
Nouvelles de Paris.
Nouvelliste.
Nouvelliste Littéraire.
Nouvelliste Politique.
Observateur , ou Ami de la Paix.
Observateur Politique et Commercial.
.:JS Observateur Politique Littéraire.
Pacificateur.
Petites Affiches.
Petite Poste du Soir.
Postillon de Calais.
Point du Jour.
Poste du Jour.
Publiciste.
Publicateur Universel, ou Correspondant Francais.
Rapporteur, ou l'Organe des Loix.
Rapporteur Républicain.
Recueil Périodique de la Société de Médecioe de -ans.
Recueil de Jurisprudence.
Recueil Littéraire, ou Journal des Muses.
Réconciliateur.
Rédacteur.
Régénérateur.
Républicain Français.
Révélateur.
Rêveur.
Sage Observateur.
Sentinelle.
Spectateur Littéraire et Politique.
Spectateur Républicain.
Surveillant.
Tableau Politique, Littéraire et Moral.
Tableau de l'Europe.
- Tableau Politique , Littéraire et Commercial.
Tableau des Biens à vendre ; Journal des Domaine Nationaux et d'Annonces particulière*.
Tablettes Républicaines.
Tablettes Historiques.
Tachygraphe.
Tribun du Peuple.
Vieuy Tribun.
N. B. Nous Ie compterons pas les morts. Cette liste étoit bien plus considérable avant et après le .S fructidor. ( Note du Docteur. )
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- 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project
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- TextGrid Repository (2024). Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. Le Nouveau Diable boiteux. Tableau philosophique et moral de Paris. Mémoires mis en lumière et enrichis de notes par le docteur Dicaculus, de Louvain.... Le Nouveau Diable boiteux. Tableau philosophique et moral de Paris. Mémoires mis en lumière et enrichis de notes par le docteur Dicaculus, de Louvain.... Collection of Eighteenth-Century French Novels 1751-1800. 'Mining and Modeling Text' (Mimotext) Project. https://hdl.handle.net/21.11113/0000-0013-BB8E-9